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Date : 20230119


Dossier : T-190-20

Référence : 2023 CF 94

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2023

En présence de la juge adjointe Mireille Tabib

ENTRE :

LE COMMISSAIRE À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA

demandeur

et

FACEBOOK, INC.

défenderesse

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

I. APERÇU

[1] Dans la présente requête, la défenderesse, Facebook Inc., cherche à faire radier des portions du dossier de demande déposé par le demandeur, le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada (le CPVP). Les documents en question consistent en des parties de la transcription de la nouvelle comparution d’Allison Hendrix en contre-interrogatoire, de documents désignés comme pièce à cette occasion, ainsi que de passages de la transcription et de documents figurant dans le dossier du CPVP.

[2] À l’audience, Facebook a présenté une requête orale en modification de son avis de requête afin de radier un document supplémentaire désigné en tant que pièce lors du contre‑interrogatoire. J’ai pris cette requête en délibéré afin de l’examiner dans le cadre de la demande sur le fond.

[3] Le CPVP présente sa propre requête visant à signifier et à déposer un mémoire des faits et du droit d’une longueur maximale de 55 pages.

[4] Pour les motifs qui suivent, les requêtes de Facebook sont accueillies et la requête du CPVP est rejetée.

II. LA REQUÊTE EN RADIATION

A. Le droit applicable aux requêtes en radiation

[5] Les parties s’entendent, de façon générale, sur les principes juridiques applicables aux requêtes préliminaires en radiation dans le contexte de demandes, mais pas sur la manière dont ces principes s’appliquent en l’espèce.

[6] La majorité de la jurisprudence citée par les parties porte sur des requêtes interlocutoires en radiation d’affidavits déposés par une partie de plein droit conformément aux articles 306 ou 307 des Règles des Cours fédérales [les Règles] : Hassouna c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2016 CF 1189; Canadian Tire Corp. c PS Partsource Inc., 2001 CAF 8 au para 18; Avon Products c Moroccanoil Israel Ltd, 2013 CF 1137; Canada (Bureau de régie interne) c Canada (Procureur général), 2017 CAF 43; Gravel c Telus Communications Inc., 2011 CAF 14; Lukács c Canada (Office des transports), 2019 CF 1256.

[7] Ces affaires établissent le principe selon lequel les requêtes interlocutoires en radiation devraient uniquement être entendues dans des cas exceptionnels où l’irrégularité est manifeste et où le fait de laisser au juge du fond le soin de trancher l’affaire causerait un préjudice à une partie ou nuirait au bon déroulement de l’instance. Les motifs qui sous-tendent ce principe ont été énoncés de façon succincte dans la décision Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Najafi, 2019 CF 98 :

De façon générale, les contrôles judiciaires ne devraient pas être ponctués par des questions interlocutoires. Comme l’a affirmé la Cour d’appel dans David Bull Laboratories c Pharmacia Inc, [1995] 1 CF 588 : « Les objections visant l’avis introductif d’instance peuvent ainsi être tranchées rapidement dans le contexte de l’examen du bien-fondé de la demande » (p. 598). C’est certainement le cas d’un affidavit et d’un mémoire figurant déjà au dossier, sans qu’une objection n’ait été consignée. La règle veut que les disjonctions ne soient pas encouragées. La Cour doit « statue[r] à bref délai et selon une procédure sommaire » sur les demandes de contrôle judiciaire (paragraphe 18.4(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7). Le pouvoir discrétionnaire ne doit être exercé pour trancher des questions interlocutoires que si cela est clairement justifié (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22). Comme l’a déclaré la Cour de manière plutôt colorée dans Association des universités et collèges du Canada : « Il est rare que notre Cour déroule le tapis rouge à l’intention de ceux qui tentent d’obtenir pareille décision interlocutoire » (paragraphe 11). Nous pouvons présumer que l’exercice du pouvoir discrétionnaire est clairement justifié si la décision à prendre concernant une requête interlocutoire est claire ou évidente.

[8] La nature des questions soulevées dans la présente requête est exceptionnelle. La requête vise essentiellement à trancher les objections formulées dans le cadre de la nouvelle comparution en contre-interrogatoire. Bon nombre des objections portent également sur la question de savoir si les questions soulevées relèvent bien de la portée de l’ordonnance interlocutoire par laquelle la nouvelle comparution a été autorisée. De plus, la résolution d’autres objections nécessite un examen rétrospectif de l’historique procédural de l’instance ainsi que des jugements rendus dans d’autres requêtes interlocutoires. À cet égard, les deux parties ont cité de longs extraits des motifs des ordonnances, des transcriptions et des dossiers de requête tirés de requêtes antérieures. Ainsi, la présente affaire est semblable à l’affaire Eli Lilly Canada Inc. c Apotex Inc., 2006 CF 953, en ce sens que la minutie nécessaire pour établir si une question précise est « acceptable » à la lumière d’une ordonnance autorisant la nouvelle comparution « serait une distraction inutile, fastidieuse et intempestive dans l’appréciation du bien‑fondé de la demande » (Eli Lilly, aux para 2 et 14).

[9] Finalement, contrairement à la majorité des requêtes interlocutoires en radiation d’éléments de preuve, la présente requête a été déposée au moment où le mémoire des faits et du droit du CPVP avait déjà été communiqué à la Cour. Ainsi, la Cour est en mesure de déterminer facilement la raison pour laquelle le CPVP a l’intention de recourir à certains éléments de preuve contestés, puisqu’il n’y a plus de conjecture qui l’empêche de statuer rapidement sur l’admissibilité dans la majorité des cas.

[10] Par conséquent, je suis convaincue que le juge responsable de la gestion de l’instance est aussi bien placé que le juge de l’audience pour rendre les décisions requises. De plus, comme nous le verrons plus loin, le caractère inadmissible de la preuve contestée est manifeste. La présente affaire est exceptionnelle au point où il est justifié de rendre jugement au stade interlocutoire.

B. L’historique des procédures

[11] La présente demande a été introduite par le CPVP en vertu de l’alinéa 15a) de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, LC 2000, ch 5 (la LPRPDE), après qu’il eut enquêté concernant une plainte contre Facebook. Cette plainte portait sur des reportages médiatiques selon lesquels Cambridge Analytica, une société d’experts-conseils, a eu accès aux renseignements personnels de certains utilisateurs de Facebook sans leur consentement par l’intermédiaire d’une application tierce appelée « This is Your Digital Life ». Dans la demande, le CPVP sollicite un jugement déclaratoire selon lequel Facebook a enfreint des dispositions de la LPRPDE ainsi que des mesures correctives visant à garantir que l’entreprise s’y conforme à l’avenir.

[12] L’unique preuve à l’appui de la demande du CPVP est le volumineux affidavit de Michael Maguire. Cet affidavit présente les détails de l’enquête du CPVP ainsi que des observations de Facebook, et introduit les rapports et procédures d’autres autorités de protection des données concernant le scandale Cambridge Analytica. Après que la requête de Facebook visant à faire radier des parties de l’affidavit de M. Maguire eut été accueillie en partie, la Cour a donné au CPVP l’occasion de déposer une preuve supplémentaire avant que Facebook ne dépose sa propre preuve en réponse. Le CPVP s’est abstenu de le faire et Facebook a signifié sa preuve, qui est uniquement constituée de l’affidavit d’Allison Hendrix, sa directrice des politiques publiques.

[13] Mme Hendrix a été contre‑interrogée au sujet de son affidavit en février 2022. Durant ce contre‑interrogatoire, le CPVP a tenté d’interroger Mme Hendrix au sujet de six documents qui n’étaient pas compris dans son affidavit ni celui de M. Maguire. Cinq de ces documents (les documents Six4Three) ont été produits par Facebook dans le cadre d’un litige l’opposant au concepteur d’applications Six4Three LLC en Californie. Il s’agit de messages qui auraient été échangés entre des dirigeants de Facebook, d’une note de service interne non datée ni signée, et de ce qui semble être une formule type d’entente non signée. Un tribunal californien a rendu une ordonnance de confidentialité à l’égard de ces documents, mais ceux-ci ont été communiqués aux médias en contravention de cette ordonnance. Ils ont fini par devenir facilement accessibles au public sur Internet, notamment par l’intermédiaire d’un site Web gouvernemental au Royaume-Uni. Le sixième document est un rapport daté de 2021 provenant d’un évaluateur tiers indépendant nommé par la Commission fédérale du commerce des États-Unis dans le cadre d’une procédure réglementaire entreprise par la Commission contre Facebook (le rapport de l’évaluateur).

[14] Facebook s’est opposée à toutes les questions relatives aux documents Six4Three en faisant essentiellement valoir que ceux-ci ont été divulgués en contravention d’une ordonnance judiciaire. L’entreprise s’est aussi opposée à l’ensemble des questions relatives au rapport de l’évaluateur au motif que Mme Hendrix ne l’avait jamais vu auparavant.

[15] En mai 2022, le CPVP a déposé une requête sollicitant l’autorisation de déposer l’affidavit d’un de ses représentants afin d’introduire en preuve les documents Six4Three ainsi que le rapport de l’évaluateur en vertu de l’article 312 des Règles. Dans cette requête, le CPVP sollicitait, à titre subsidiaire, une ordonnance enjoignant Facebook à répondre à toutes les questions qu’elle avait esquivées durant le contre-interrogatoire de Mme Hendrix dans le cas où la Cour refusait de lui accorder l’autorisation de déposer cet affidavit.

[16] Dans mon ordonnance du 1er juin 2022, j’ai rejeté la requête du CPVP en vue de déposer les documents Six4Three et le rapport de l’évaluateur à titre de nouvelle preuve à l’appui de la demande. Non seulement j’ai conclu que le CPVP avait accès aux documents avant le dépôt de la preuve par Facebook, mais également qu’autoriser leur introduction par l’intermédiaire d’un représentant du CPVP porterait atteinte à Facebook. À l’époque, il était évident que l’objection de Facebook quant à l’admissibilité des documents Six4Three allait au-delà du fait qu’ils avaient fait l’objet d’une fuite illégale. Facebook a aussi fait valoir qu’ils étaient fondés sur des ouï-dire et n’avaient pas été authentifiés de façon adéquate. J’ai conclu que le fait d’introduire les documents en preuve au moyen d’un affidavit indépendant exempterait dans les faits le CPVP d’avoir à répondre aux enjeux d’admissibilité soulevés de front par Facebook durant le contre-interrogatoire et laisserait au juge de première instance la tâche de rendre une décision définitive sur la question de l’admissibilité. En outre, Facebook ne serait pas en mesure d’émettre des commentaires au sujet des documents par l’intermédiaire du témoignage de Mme Hendrix (en supposant, bien sûr, qu’elle ait une connaissance suffisante des documents Six4Three pour les authentifier et formuler des commentaires à leur sujet). J’ai donc conclu que l’approche proposée par le CPVP porterait atteinte à Facebook.

[17] En ce qui concerne le rapport de l’évaluateur, au sujet duquel Facebook a aussi soulevé une objection au motif qu’il était fondé sur des ouï-dire et constituait un avis d’expert inadmissible, j’ai conclu, pour sensiblement les mêmes motifs, qu’autoriser son dépôt par l’intermédiaire de l’affidavit d’un représentant du CPVP porterait atteinte à Facebook.

[18] Après avoir rejeté la principale réparation sollicitée par le CPVP dans sa requête, j’ai entendu les objections soulevées durant le contre-interrogatoire. Les jugements rendus à cet égard sont compris dans deux ordonnances : l’ordonnance du 13 juin 2022 et l’ordonnance du 25 juillet 2022. J’ai rejeté l’objection générale de Facebook fondée sur le fait que les documents Six4Three avaient fait l’objet d’une fuite illégale en contravention d’une ordonnance de confidentialité aux États-Unis. En ce qui concerne les questions relatives aux documents Six4Three, j’ai conclu, dans l’ordonnance du 13 juin 2022, que Mme Hendrix n’était pas tenue de solliciter des renseignements auprès d’autres personnes chez Facebook afin de répondre à des questions dont elle n’a pas personnellement connaissance. J’ai aussi conclu que [traduction] « demander à Mme Hendrix d’expliquer des déclarations faites par une autre personne, d’en parler ou de formuler des commentaires à ce sujet pourrait s’avérer inapproprié. Toutefois, il est justifié de se demander si elle a eu vent de telles déclarations ou de chercher à établir sa connaissance quant à l’existence ou l’authenticité de documents rédigés par d’autres personnes ». En ce qui concerne le rapport de l’évaluateur, la transcription montrait clairement que, même si Mme Hendrix avait vraisemblablement participé directement aux travaux ayant débouché sur son rapport écrit, elle n’a jamais vu ou lu le rapport en tant que tel. Par conséquent, il n’était pas approprié de lui poser des questions relatives au contenu du rapport. Toutefois, j’ai conclu que les questions visant à établir la mesure dans laquelle Mme Hendrix était personnellement au courant des travaux de l’évaluateur étaient adéquates et qu’elle aurait dû y répondre.

[19] L’ordonnance du 25 juillet 2022 énonçait également ce qui suit :

[traduction]

Mme Hendrix doit se présenter en vue d’un contre-interrogatoire supplémentaire d’une durée maximale de deux heures, à une date fixée par les parties, afin de répondre aux questions visées au paragraphe no 1 ainsi qu’aux questions auxquelles elle a convenu de répondre (questions no 15‑20, 30‑35, 37, 39, 44 et 47‑50 ayant fait l’objet d’un refus, et question no 19 prise en délibéré), y compris les questions complémentaires découlant de ses réponses à ces questions.

[20] Dans le cadre de cette nouvelle comparution, Facebook s’est opposée à de nombreuses questions au motif qu’elles débordaient du cadre de la nouvelle comparution autorisée. Comme le prévoit l’article 95 des Règles, les objections de Facebook ont été inscrites au dossier et Mme Hendrix a été autorisée à répondre aux questions ayant fait l’objet des objections, c’est-à-dire que le bien-fondé des questions doit être établi avant que la réponse puisse être utilisée à l’instruction. Facebook a aussi formulé des objections lorsque le CPVP a cherché à désigner comme pièces des documents n’ayant pas été dûment relevés ou authentifiés par Mme Hendrix.

[21] Le CPVP a ensuite présenté sa proposition de mémoire des faits et du droit, dans lequel il confirme son intention de recourir aux portions contestées de la transcription et des pièces ainsi que de se fonder sur celles-ci. Le mémoire des faits et du droit n’a pas encore été formellement déposé dans l’attente qu’une décision soit rendue dans la présente requête et de la requête par laquelle le CPVP sollicite l’autorisation de dépasser la limite de 30 pages imposées à l’article 70 des Règles.

C. Les objections

[22] Les objections se déclinent en deux grandes catégories : les objections relatives aux questions qui débordent du cadre de la nouvelle comparution autorisée et les objections à l’égard de documents n’ayant pas été dûment authentifiés. Certains documents sont contestés sur le fondement des deux types d’objections.

1) La portée véritable de la nouvelle comparution.

[23] Le CPVP admet volontiers que la portée véritable de la nouvelle comparution est régie par les modalités de l’ordonnance du 25 juillet 2022. En effet, une partie qui dépose une requête en vue de trancher des objections, même si elle a gain de cause, n’a pas automatiquement le droit de faire comparaître un témoin à nouveau afin qu’il réponde aux questions jugées pertinentes. La Cour a le pouvoir discrétionnaire d’ordonner que les réponses soient transmises par écrit ou oralement au moyen d’une nouvelle comparution. En l’espèce, l’ordonnance prévoit que Mme Hendrix devait comparaître à nouveau afin de répondre aux questions précises que la Cour avait jugées pertinentes ainsi qu’à celles auxquelles elle avait consenti à répondre, [traduction] « y compris les questions complémentaires découlant bel et bien de ses réponses à ces questions ». Le CPVP soutient que les questions complémentaires pertinentes comprennent des questions relatives à la crédibilité de Mme Hendrix en ce qui concerne les réponses données aux questions auxquelles elle avait refusé de répondre, mais aussi à l’ensemble des questions en général.

[24] Cette vision assez large de la portée de l’ordonnance pourrait expliquer la manière inhabituelle avec laquelle les avocats du CPVP ont choisi de procéder en vue de la nouvelle comparution. Le CPVP n’a pas commencé par poser les questions auxquelles M. Hendrix a refusé de répondre, suivant leur formulation initiale exacte ou modifiée à la lumière des circonstances ou des modalités exigées par l’ordonnance, pour ensuite poser des questions complémentaires découlant de ses réponses réelles. Les avocats du CPVP ont plutôt commencé par poser une série de questions entièrement différentes, notamment en vue de clarifier un engagement donné précédemment, des questions concernant les dépositions antérieures de Mme Hendrix à l’occasion de deux litiges aux États-Unis et sa préparation en vue de ces dépositions, des documents déposés par Facebook auprès de la Securities and Exchange Commission des États-Unis, ainsi que des questions au sujet des paragraphes de l’affidavit qu’elle avait souscrit dans le cadre de la présente demande, mais qui n’avaient pas donné lieu à des objections lors de son contre-interrogatoire précédent. C’est seulement après avoir posé ces questions, qui ont fait l’objet de réponses sous réserve de l’objection, que les avocats du CPVP se sont tournés vers les questions directement liées aux documents Six4Three. Plus tard, au moment d’interroger Mme Hendrix au sujet de sa participation aux travaux de l’évaluateur, le CPVP lui a posé une série de questions à savoir pourquoi elle n’avait jamais sollicité ou obtenu une copie du rapport de l’évaluateur. Comme je l’ai déjà mentionné, il avait déjà été établi, dans le cadre du contre-interrogatoire initial, que Mme Hendrix n’avait jamais vu le rapport de l’évaluateur.

[25] Facebook s’est vigoureusement opposée à l’approche du CPVP en faisant valoir que les questions ne découlaient pas des réponses de Mme Hendrix aux questions auxquelles elle avait initialement refusé de répondre, et qu’elles ne pouvaient pas en découler, notamment parce que la majorité d’entre elles lui ont été posées avant qu’on lui ait même soumis l’une de ces questions initiales. Le CPVP soutient qu’il n’était pas tenu de poser les questions complémentaires en respectant une chronologie précise. Il ajoute que, de toute manière, il était tout à fait approprié de poser des questions afin d’établir le fondement de la connaissance avant d’interroger directement le témoin quant à sa connaissance véritable, et qu’il était tout aussi pertinent de poser des questions visant à sonder sa crédibilité [traduction] « relativement aux questions auxquelles cette personne devait répondre lors de l’interrogatoire complémentaire ». Le CPVP fait valoir que la procédure préconisée par Facebook marquerait le triomphe de la forme sur le fond et limiterait indûment les capacités des avocats dans leur recherche de la vérité.

[26] L’approche adoptée par le CPVP est erronée et, si elle était approuvée, elle détournerait l’objet et l’intention manifestes de l’ordonnance relative à la nouvelle comparution dans la présente affaire.

[27] À la date où la requête en vue de trancher les objections a été présentée, le CPVP avait terminé son contre-interrogatoire de Mme Hendrix. Il ne s’agissait pas d’une affaire où une partie, se retrouvant dans une impasse au moment de mener un interrogatoire efficace, ajourne l’interrogatoire pour demander des directives ou des jugements, comme le prévoit le paragraphe 96(2) des Règles. À moins qu’elle ne soit confrontée à une attitude obstructive justifiant que l’interrogatoire soit ajourné afin de solliciter des directives, la partie interrogatrice doit terminer son interrogatoire avant de demander un jugement relatif aux objections. Même lorsqu’elle fait face à des objections, la partie qui procède à l’interrogatoire doit verser au dossier toutes les questions dont on peut raisonnablement prévoir qu’elles sont pertinentes et opportunes. Ces questions comprennent les questions élémentaires, les questions que l’on souhaiterait poser advenant que le fondement soit établi, ainsi que les questions complémentaires pertinentes aux réponses raisonnablement prévisibles. Ce mécanisme permet à la Cour de résoudre l’ensemble des questions découlant de l’interrogatoire lorsqu’il s’agit de trancher les requêtes liées aux objections. De plus, cela fait en sorte que les interrogatoires peuvent être terminés par écrit après que les objections ont été tranchées sans qu’il soit nécessaire de tenir une nouvelle comparution. Les nouvelles comparutions sont réservées aux cas où l’on s’attend à ce que des réponses complexes ou nuancées soient présentées ou à ce que de nouveaux renseignements, impossibles à anticiper et au sujet desquels des questions complémentaires seraient pertinentes, soient fournis.

[28] En l’espèce, face aux objections de Facebook concernant les documents Six4Three et le rapport de l’évaluateur, le CPVP a entrepris de verser au dossier toutes les questions qu’il avait l’intention de poser. Le CPVP semblait bien conscient que Mme Hendrix n’était pas l’auteure des documents Six4Three et qu’elle pourrait ne pas être en mesure de les authentifier. En effet, les avocats du CPVP ont jugé nécessaire de demander expressément à Mme Hendrix de se renseigner auprès des auteurs et destinataires des documents afin de déterminer si ces derniers étaient authentiques. À l’époque, il était également loisible au CPVP de poser et de verser au dossier les questions qu’il souhaitait présenter à Mme Hendrix afin de savoir si elle avait pris connaissance des documents Six4Three au moment de préparer sa déposition dans le cadre d’autres litiges aux États-Unis. Lorsque Mme Hendrix a affirmé, dans le cadre de son contre-interrogatoire initial, qu’elle n’avait pas vu le rapport de l’évaluateur, le CPVP a eu l’occasion de lui demander pourquoi elle n’avait pas jugé utile d’en obtenir une copie et de l’examiner en vue de son témoignage. Finalement, le CPVP aurait pu demander à Mme Hendrix d’apporter les documents déposés publiquement auprès de la SEC par Facebook lors du contre-interrogatoire initial, de sorte qu’elle puisse être interrogée à ce sujet.

[29] Le CPVP a choisi de ne pas le faire. Le fait que la Cour a par la suite conclu que Mme Hendrix n’était pas tenue de solliciter des renseignements auprès d’autres personnes chez Facebook afin de répondre aux questions du CPVP, et que celui-ci ne pouvait pas introduire les documents contestés au moyen de son propre affidavit, ne donne pas au CPVP le droit à une seconde chance. Or, il semble que celui-ci a tenté d’utiliser la nouvelle comparution autorisée à cette fin.

[30] Les questions visant à introduire le sujet des dépôts auprès de la SEC n’ont aucun rapport apparent avec les questions refusées précédemment. Les autres questions contestées sont clairement conçues pour étayer l’argumentaire du CPVP concernant l’authentification de documents dont Mme Hendrix ne se souvenait pas ou n’avait pas connaissance. Certaines questions sont manifestement liées aux documents Six4Three et au rapport de l’évaluateur. Toutefois, elles ne découlent clairement pas des réponses données par Mme Hendrix lorsqu’elle a répondu aux questions précises au sujet desquelles une nouvelle comparution a été autorisée. En effet, au cours de l’audience, le CPVP n’a pas réellement tenté d’établir comment l’on pourrait dire d’une question en particulier qu’elle constitue un complément pertinent aux réponses qu’il a éventuellement obtenues aux questions initiales.

[31] Le CPVP a tenté d’étayer sa preuve en faisant référence à la jurisprudence selon laquelle les questions liées à la crédibilité et à la fiabilité de la preuve du déposant sont autorisées en contre-interrogatoire, ainsi qu’à un jugement que j’ai rendu dans la requête relative aux refus, selon lequel la crédibilité constituait un [traduction] « motif suffisant » pour poser certaines des questions contestées. La question de savoir si les questions relatives à la crédibilité d’un témoin sont généralement autorisées en contre-interrogatoire n’est pas en cause en l’espèce. Il s’agit plutôt de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, ces questions découlaient bien des réponses données par les témoins aux questions ayant été rejetées à l’origine. Dans la négative, elles débordent du cadre de la nouvelle comparution telle qu’elle a été autorisée.

[32] Le CPVP rappelle également les observations qu’il a présentées à l’audience portant sur la requête relative aux refus, par lesquelles il sollicitait expressément l’assurance qu’il pourrait, au moyen de ses questions complémentaires, contester la crédibilité du témoin et lui demander pourquoi cette personne n’avait pas lu le rapport de l’évaluateur. Les avocats ont peut-être demandé cette assurance, mais j’ai clairement refusé de la leur accorder. La transcription de l’audience montre aussi que j’ai prévenu les avocats à au moins deux reprises qu’une nouvelle comparution ne constitue pas une seconde chance, que j’ai refusé de rendre une décision anticipée à savoir quelles questions seraient autorisées, et que l’unique mesure relative aux questions autorisées lors d’une nouvelle comparution consiste à savoir si une question donnée apporte un complément pertinent compte tenu des réponses aux questions précises que j’ai tranchées.

[33] Les modalités de l’ordonnance relative à la nouvelle comparution ne sont pas vagues ni sujettes à interprétation. Même si l’ordonnance ne dicte pas l’ordre dans lequel les questions doivent être posées, elle prévoit explicitement que toute question supplémentaire doit être une question complémentaire [traduction] « découlant bel et bien de ses réponses à ces questions ». Cette condition requiert, de façon implicite, que le témoin soit appelé pour répondre aux questions initiales avant d’être appelé pour répondre à une question complémentaire. Permettre à la partie qui procède à l’interrogatoire de se concentrer sur de soi-disant questions « complémentaires » afin de conserver un élément de surprise dans sa recherche de la vérité pour ensuite tenter, rétroactivement, de justifier les questions en faisant des liens avec les réponses fournies par la suite est une invitation à commettre des abus. Par conséquent, la partie interrogée est incapable de formuler des objections véritables et des débats alambiqués sont tenus devant la Cour. Je réitère le fait que, à la date où l’ordonnance relative à la nouvelle comparution a été rendue, le contre-interrogatoire du CPVP relatif à l’affidavit était censé être terminé. Dans les circonstances, une nouvelle comparution est naturellement une mesure exceptionnelle, et une telle autorisation devrait être interprétée de façon restrictive. Le fait d’outrepasser le cadre de la nouvelle comparution autorisée constitue un abus de procédure. Les questions et réponses obtenues par suite d’une conduite abusive ne sauraient être maintenues, peu importe leur pertinence ou utilité.

[34] Il est évident que les questions no 13 à 107 et 230 à 259 ne découlent pas des réponses de Mme Hendrix aux questions rejetées précédemment. Ces questions sont inopportunes puisqu’elles n’ont pas été autorisées aux termes de l’ordonnance relative à la nouvelle comparution. Le CPVP n’avait pas le droit de poser ces questions, et les questions et réponses données sous réserve de l’objection doivent être radiées.

2) Les documents désignés comme pièces

[35] Les documents auxquels ces objections se rapportent sont les suivants :

- La pièce no 7 est un document produit en réponse à un engagement antérieur

- Les pièces no 8 et 9 seraient des documents déposés par Facebook auprès de la SEC

- La pièce no 10 serait une publication de Mark Zuckerberg sur Facebook datée du 5 décembre 2018

- Les pièces no 11, 12, 14 et 15 sont quatre des cinq documents Six4Three

- La pièce no 17 est un extrait de la transcription de la déposition de Mme Hendrix dans le cadre du litige mettant en cause Six4Three.

- La pièce no 18 est le rapport de l’évaluateur

[36] Les pièces no 7 à 9 ont été introduites dans le contexte de questions que j’ai jugées non pertinentes. Elles sont donc effectivement radiées par suite de cette conclusion. Si les questions s’étaient avérées pertinentes, je n’aurais pas radié la pièce no 7 puisque Mme Hendrix a reconnu qu’il s’agissait d’un document qu’elle avait obtenu auprès de Facebook en guise de réponse précise à un engagement qu’elle avait accepté de prendre. Comme le document est dûment authentifié, toute question relative à sa pertinence ou à son admissibilité en vue d’établir la véracité de son contenu aurait été renvoyée au juge du fond.

[37] Toutefois, je n’aurais aucune hésitation à radier les pièces no 8 et 9. Les avocats du CPVP affirment simplement que les documents sont de véritables copies de la déclaration annuelle de Facebook auprès de la SEC pour l’exercice qui s’est terminé le 31 décembre 2021, et de sa déclaration trimestrielle pour le trimestre ayant pris fin le 31 mars 2022. Toutefois, les avis et assurances d’un avocat ne constituent pas des éléments de preuve admissibles et ne peuvent servir à authentifier les documents. Lorsqu’on lui a montré les documents, Mme Hendrix a affirmé sans équivoque qu’elle ne les avait jamais vus, qu’elle n’était pas familière avec le processus relatif au dépôt de ces rapports et qu’elle ne savait pas qui les avait préparés. Bien qu’elle ait affirmé, dans son témoignage, qu’elle n’avait aucune raison de croire que les rapports déposés par Facebook pourraient s’avérer inexacts, elle n’était pas en mesure de confirmer avec certitude que les documents étaient des rapports déposés par Facebook.

[38] Le CPVP a néanmoins insisté pour que les documents soient désignés comme pièces no 8 et 9 [traduction] « à des fins d’identification ». Le fait de désigner un document « à des fins d’identification » n’a pas pour effet de l’introduire comme preuve. Avant qu’un document puisse être admis en preuve à quelque fin que ce soit, le témoin doit être en mesure d’attester qu’il s’agit du bon document, de l’original d’un document ou d’une copie véritable d’un document original. Les seules exceptions à cette règle sont les documents dont la Cour peut prendre connaissance d’office, ceux pouvant être introduits au moyen de dispositions législatives précises ou ceux dont les parties s’entendent pour dire qu’ils peuvent être admis sans authentification (J. Sopinka, S.N. Lederman et A.W. Bryant, The Law of Evidence in Canada, 5e éd. (Toronto : LexisNexis Canada, 2018), §18.6; Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c Alberta, 2015 CAF 268 au para 20). Le fait de désigner un document « à des fins d’identification » constitue une méthode pratique pour désigner un document utilisé au moment d’interroger un témoin dans le cas où ce document n’a pas encore été dûment introduit en preuve. Cette stratégie permet à une partie de mettre à l’épreuve la connaissance du témoin relative à ce document ou à son contenu même si le témoin est incapable d’authentifier le document par lui-même. Les déclarations éventuelles du témoin quant à sa connaissance du document ou de son contenu feront partie de la preuve dans le cadre de l’instance, mais le document lui-même ne saurait en faire partie tant qu’il n’aura pas été formellement authentifié par un témoin qualifié (Law of Evidence in Canada, précité, §2.121). Un document n’ayant pas été authentifié par un témoin compétent n’a pas été introduit en preuve et ne peut pas demeurer au dossier.

[39] En l’espèce, les deux parties ont déjà déposé tous les affidavits qu’elles ont le droit de déposer, et les contre‑interrogatoires sont terminés. Aucune preuve accessible ne permet d’authentifier ces documents et ceux-ci ne peuvent simplement pas être admis en preuve.

[40] La pièce no 10 a été présentée à Mme Hendrix comme étant [traduction] « ce qui semble être une publication de Mark Zuckerberg sur Facebook datée du 5 décembre 2018 ». Mme Hendrix a été interrogée à savoir si elle était [traduction] « amie sur Facebook » avec M. Zuckerberg, mais on ne lui a jamais demandé de désigner ou d’authentifier le document, et elle n’a pas non plus affirmé le reconnaître ou en avoir eu connaissance. Encore une fois, le document portait la mention [traduction] « à des fins d’identification », mais il n’a jamais été authentifié par un témoin compétent. Le document ne constitue pas une pièce appropriée dans la présente demande.

[41] Le CPVP a bien demandé à Mme Hendrix de désigner ou d’authentifier les pièces no 11, 12, 14 et 15, c’est-à-dire quatre des cinq documents Six4Three. Les trois premiers documents semblent être des chaînes de courriels échangés en 2012 entre diverses personnes. Mme Hendrix a admis que les noms de ces personnes correspondaient à ceux de membres de l’organisation Facebook. Le quatrième document, qui n’est pas daté ni signé, semble donner un aperçu de changements proposés à la plateforme Facebook. Il convient de souligner que le nom de Mme Hendrix est seulement cité en copie sur certains courriels, mais pas sur tous les courriels de la première chaîne (pièce no 11). Son nom n’apparaît dans aucun des courriels ou documents compris dans les pièces no 12, 15 et 15.

[42] Madame Hendrix n’était pas en mesure de confirmer que les documents reflétaient des courriels ayant réellement été envoyés et reçus par les destinataires et expéditeurs précisés aux environs de l’heure figurant sur ceux-ci. Elle s’est rappelé avoir vu les documents dans le contexte de litiges et s’être dit qu’elle avait peut-être répondu à des questions à ce sujet, mais elle a clairement affirmé qu’elle n’avait aucun souvenir ou connaissance personnels de ces documents.

[43] Les avocats du CPVP ont adopté une autre tactique afin d’établir qu’il s’agissait de véritables documents de Facebook. Ils ont fait référence à un affidavit de Mme Alice Yu, une assistante juridique de l’avocat externe de Facebook, lequel a été déposé par Facebook dans le contexte de la requête relative aux refus. Dans son affidavit, Mme Yu a désigné les pièces no 11, 12, 14 et 15 comme faisant partie des documents divulgués par Six4Three en contravention de l’ordonnance de confidentialité californienne, et qui ont été rendus public sur Internet. Mme Hendrix n’a pas reconnu l’affidavit de Mme Yu et a affirmé qu’elle ne connaissait pas cette personne. L’affidavit de Mme Yu a été désigné en tant que pièce no 13 sous réserve de l’objection de Facebook.

[44] On a aussi demandé à Mme Hendrix si les documents étaient les mêmes que ceux dont il était question dans la publication de M. Zuckerberg sur Facebook (pièce no 10, dont j’ai maintenant conclu qu’elle doit être radiée). Mme Hendrix n’a pas été en mesure de répondre. Lorsqu’elle a été interrogée à savoir si les pièces no 11, 12, 13 et 14 étaient susceptibles d’être les mêmes documents que ceux qu’elle avait vus et examinés dans le cadre d’autres litiges mettant en cause Facebook, Mme Hendrix a affirmé que cela était [traduction] « très probable », mais qu’elle « ne pouvait pas en être absolument certaine ».

[45] Mme Hendrix n’était pas un témoin approprié pour désigner et authentifier ces documents. Comme Facebook l’a fait remarquer, la question de l’authentification est particulièrement importante en présence de documents électroniques compte tenu des risques accrus de manipulation ou de corruption.

[46] Le CPVP soutient que les documents ont été dûment authentifiés en tant que véritables documents de Facebook dans l’affidavit de Mme Yu. Le CPVP perçoit aussi une confirmation de la nature des documents issus de la position de Facebook dans la requête relative aux refus, dans laquelle elle avait officiellement adopté la thèse selon laquelle ces documents étaient issus d’une fuite illégale chez Facebook.

[47] Le problème que pose l’argument du CPVP est qu’il s’appuie, aux fins de l’authentification, sur des éléments de preuve et des observations écrites déposés aux seules fins d’une requête interlocutoire. Le dossier de preuve qu’il convient d’utiliser sur le fond d’une demande est constitué des affidavits et documents échangés conformément aux articles 306 et 307 des Règles, des documents figurant dans le dossier certifié du tribunal, le cas échéant, ainsi que des éléments de preuve dûment introduits en contre-interrogatoire. Aucune autre preuve ne peut être déposée à moins qu’elle ne le soit aux termes d’une ordonnance rendue en vertu de l’article 312 des Règles. Les parties ne peuvent pas, sans autorisation, puiser dans le dossier de preuve constitué aux fins de requêtes interlocutoires pour étoffer ce dossier ou combler des lacunes dans la preuve. C’est exactement ce que le CPVP essaie de faire.

[48] Même s’il était possible de se fonder sur l’affidavit de Mme Yu pour « authentifier » les documents Six4Three, leur admissibilité serait toujours discutable. Une interprétation libérale de la preuve dont je suis saisie permet de déterminer que seules les pièces no 11, 12, 14 et 15 sont de véritables copies de documents communiqués par Facebook par suite de ses obligations en matière de divulgation documentaire dans le cadre d’un litige aux États-Unis. Ce n’est toutefois pas tout à fait la même chose que d’authentifier un document. Les documents divulgués dans le cadre du processus de communication des documents ne sont pas automatiquement admissibles en preuve en l’espèce ou dans toute autre instance. Il n’existe aucune règle selon laquelle une partie est réputée avoir reconnu l’authenticité des documents divulgués dans son affidavit de documents, et encore moins la véracité de leur contenu.

[49] L’affaire aurait été différente si l’unique but du CPVP en cherchant à introduire ces documents avait été d’établir que Facebook s’était trouvée en leur possession. La question de l’admissibilité pourrait même s’avérer discutable aux fins d’établir que certains courriels ont été envoyés et reçus entre diverses personnes à une date donnée ou aux environs de cette date. Si cela avait été l’objectif du CPVP lorsqu’il a déposé les documents en preuve, j’aurais peut-être laissé au juge du fond le soin d’apprécier cette question.

[50] Toutefois, le mémoire des faits et du droit du CPVP montre clairement que l’objectif pour lequel il cherche à introduire les documents Six4Three est d’établir la preuve de leur contenu. En particulier, le CPVP souhaite s’appuyer sur le contenu de ces échanges pour faire valoir que les déclarations figurant dans les courriels et la note non signée reflètent fidèlement la vision et les intentions de leurs auteurs et, par extension, de Facebook. Pour cette raison, les documents contestés constituent manifestement des ouï-dire inadmissibles.

[51] Lorsqu’elle a été interrogée au sujet des chaînes de courriels en particulier, qui semblaient comprendre des discussions relatives au modèle d’affaire de la plateforme Facebook, Mme Hendrix a affirmé qu’elle ne croyait pas avoir pris part à ces discussions et qu’elle n’était pas la [traduction] « bonne personne » pour parler du modèle d’affaires de Facebook.

[52] Comme je l’ai déjà mentionné, le CPVP a tenté, dans le cadre de sa requête antérieure en vertu de l’article 312 des Règles, de déposer en preuve les documents Six4Three, dont l’authentification reposait uniquement sur le fait qu’ils ont été communiqués par Facebook dans un litige aux États-Unis. J’ai présenté les observations suivantes dans l’ordonnance du 1er juin 2022 par laquelle j’ai rejeté cette requête :

[traduction]

Il convient de noter que les objections de Facebook ne sont pas simplement fondées sur la communication illégale des documents Six4Three ou sur un manque de pertinence, mais aussi sur des ouï-dire et sur l’absence de fondement quant à leur authenticité. Il est clair que le CPVP souhaite que ces documents soient considérés comme d’authentiques documents de Facebook et que leur contenu soit jugé véridique : le CPVP soutient que les communications représentent la pensée de leurs auteurs présumés, que la « lettre, pièce D » montre que la plateforme 3.0 a été conçue en fonction de certains attributs, et que Facebook a eu recours à un contrat type comportant certaines conditions.

Dans les faits, introduire les documents en preuve au moyen d’un affidavit exempte le CPVP d’avoir à répondre aux questions relatives à l’admissibilité soulevées de front par Facebook durant le contre-interrogatoire, et laisserait au juge de première instance la tâche de rendre une décision définitive sur la question de l’admissibilité. À supposer que Mme Hendrix soit, comme le soutient le CPVP, suffisamment familière avec les documents Six4Three pour les authentifier et formuler des commentaires à leur égard, de sorte à écarter l’objection de Facebook quant à leur admissibilité, il est raisonnable de penser qu’elle serait également en mesure de présenter du contexte ou des renseignements supplémentaires à leur sujet. L’approche par laquelle le CPVP souhaite renoncer au contre-interrogatoire et déposer les documents directement exclurait cette possibilité. Dans ce cas, Facebook n’aurait pas l’occasion de formuler des commentaires au sujet des documents au moyen du témoignage de Mme Hendrix à moins que celle-ci ne présente sa propre requête en autorisation de déposer une preuve supplémentaire.

[Non souligné dans l’original.]

[53] Le CPVP ayant été autorisé à poursuivre son contre-interrogatoire de Mme Hendrix en ce qui concerne les documents Six4Three, il est devenu évident que celle-ci n’était pas suffisamment familière avec ces documents pour les authentifier, témoigner à leur sujet, les mettre en contexte ou présenter de l’information supplémentaire à cet égard. Il ne faut pas non plus perdre de vue le fait que les documents en cause ne constituent pas une documentation officielle de Facebook ni des déclarations publiques. Il semble s’agir de messages internes échangés entre des membres de l’organisation Facebook. La tentative du CPVP d’introduire les documents par l’intermédiaire du témoignage de Mme Hendrix n’est rien d’autre qu’une tentative de faire, indirectement, ce qu’on lui a interdit de faire directement au moyen de sa requête relative à l’article 312 : introduire en preuve des documents afin d’établir la véracité de leur contenu en se fondant uniquement sur la preuve selon laquelle ils avaient été communiqués par Facebook dans le cadre d’un autre litige. Cette stratégie va à l’encontre de la règle interdisant le ouï-dire, et ne saurait être validée par une autre exception fondée sur la nécessité, la fiabilité ou l’équité.

[54] Au cours de la nouvelle comparution en contre-interrogatoire, le CPVP a renvoyé Mme Hendrix à des portions de sa déposition aux États-Unis afin de lui rafraîchir la mémoire relativement à sa connaissance d’un des documents Six4Three. Mme Hendrix a reconnu le document, qui a été déposé à titre de pièce no 16 sans qu’une objection soit soulevée. Les avocats du CPVP ont ensuite entrepris d’inscrire comme pièce no 17 les quelques paragraphes qui avaient été lus à Mme Hendrix, mais aussi un extrait de 100 pages tiré de cette déposition précédente. On n’a pas demandé à Mme Hendrix de lire ou de reconnaître des passages de ce long extrait à l’exception des portions qui lui ont été lues et montrées à l’écran. La « pièce n17 » n’a pas été dûment authentifiée, et le fondement quant à sa pertinence et son bien-fondé dans le contexte d’une nouvelle comparution n’a pas été établi.

[55] La pièce no 18 est le rapport de l’évaluateur dans son intégralité, que Mme Hendrix a affirmé n’avoir jamais vu ou lu auparavant. Il est très clair qu’elle n’est pas l’auteure de ce document. Il n’y a aucune preuve sur le fond de la demande à partir de laquelle le rapport peut être authentifié de façon indépendante ni aucun témoin en mesure d’établir la véracité de son contenu. Le document est manifestement inadmissible; il sera radié au même titre que toutes les références à son sujet figurant dans le mémoire des faits et du droit du CPVP.

D. La requête de Facebook en vue de modifier l’avis de requête

[56] Comme je l’ai déjà mentionné dans le contexte de la discussion entourant l’admissibilité des documents Six4Three, l’affidavit de Mme Yu, déposé auparavant aux fins de la requête relative aux refus, a été déposé sous la pièce no 13 du contre-interrogatoire de Mme Hendrix sous réserve d’une objection. Toutefois, dans son avis de requête, Facebook n’a pas demandé qu’il soit radié. Il s’agit d’une omission que j’ai prise en note et mentionnée à l’audience. Facebook a donc présenté une requête orale afin de modifier son avis de requête pour y ajouter cette mesure supplémentaire.

[57] Il n’est pas clair pourquoi Facebook n’a pas inclus les conclusions relatives à cet affidavit dans son avis de requête initial, mais le CPVP n’a présenté aucun motif selon lequel il subirait un préjudice s’il devait se prononcer quant à l’admissibilité de cet affidavit à l’audience. Je suis convaincue qu’il est dans l’intérêt de la justice que la requête soit accueillie. Bien qu’il n’y ait aucune raison de douter de l’authenticité de l’affidavit, Mme Hendrix n’avait pas de connaissance indépendante de celui-ci, lequel ne pouvait pas être dûment introduit dans le cadre de son témoignage. Comme je l’ai déjà mentionné, l’affidavit de Mme Yu ne fait pas partie du dossier de la demande sur le fond, donc le CPVP ne peut pas se fonder sur celui-ci dans le cadre de la demande sur le fond sans autorisation de la Cour. Compte tenu de mes conclusions quant à l’inadmissibilité des pièces no 11, 12, 14 et 15, le fait de conserver l’affidavit manifestement inadmissible de Mme Yu n’est d’aucune utilité et pourrait créer de la confusion. Il doit être radié.

III. La requête du CPVP en vue de déposer un mémoire des faits et du droit de plus de 30 pages

[58] L’article 70 des Règles prévoit qu’un mémoire des faits et du droit ne peut contenir plus de trente pages en l’absence d’autorisation préalable de la Cour. Comme Facebook l’a fait remarquer, c’est avec [traduction] « parcimonie » que la Cour accorde de telles exceptions. Le demandeur doit établir l’existence de « circonstances particulières » en présentant des « preuves précises [selon lesquelles] la dispense est nécessaire » (Canada c Capital Générale Électrique du Canada Inc., 2010 CAF 92 à l’alinéa 5a); Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Procureur général), 2014 CAF 182 au para 24).

[59] Je ne suis pas convaincue que le CPVP se soit acquitté de ce fardeau. Le dossier est certes volumineux, mais les faits essentiels qui sous-tendent le litige ne sont pas véritablement contestés. Après avoir examiné le mémoire proposé, je conclus que les faits qui sont nécessaires afin de situer le contexte auraient pu être résumés de façon beaucoup plus succincte. Le mémoire tel qu’il est proposé comprend aussi un volume considérable de commentaires rhétoriques, d’énoncés argumentatifs et de répétitions qui ne sont pas nécessaires pour trancher les questions ni particulièrement utiles. En outre, d’importants passages des observations sont consacrés à la présentation et à l’analyse d’éléments de preuve dont j’ai conclu depuis qu’ils doivent être radiés. Ces passages devront être retirés et reformulés.

[60] Même si les conclusions que la Cour est appelée à tirer dans la présente demande sont sans aucun doute nouvelles à plusieurs égards et présentent un intérêt important pour les parties et le public en général, ce facteur en lui-même ne justifie pas que l’on s’écarte des limites habituelles. J’admets que produire des observations plus rigoureuses pourrait nécessiter des efforts, mais je ne suis pas convaincue qu’il n’est pas raisonnablement possible pour le CPVP de remplir cet objectif. Je remarque également que l’audience sur le fond a été fixée sur une période de trois jours entiers, à savoir une audience exceptionnellement longue. Les parties auront aussi l’occasion de présenter l’ensemble de leur preuve, et le fait de devoir de présenter leurs arguments écrits avec davantage de concision et de précision n’engendrera aucun préjudice.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête orale de la défenderesse en vue de modifier son avis de requête pour y ajouter la pièce no 13 à titre de document à radier est accueillie.

  2. Les questions no 13 à 107 et 230 à 259 relatives à la nouvelle comparution d’Allison Hendrix en contre-interrogatoire, les réponses à ces questions ainsi que les documents désignés comme pièces no 7 à 15, 17 et 18 relativement à ce contre‑interrogatoire sont radiés.

  3. Ces questions, réponses, pièces, ainsi que toutes les références à leur sujet doivent être retirées du dossier du demandeur et de son mémoire des faits et du droit.

  4. La requête du demandeur en vue d’obtenir l’autorisation de déposer un mémoire des faits et du droit d’un maximum de 55 pages est rejetée.

  5. Les parties doivent, sans délai, se concerter et présenter à la Cour une proposition d’échéancier accéléré afin de signifier et déposer leur dossier de demande respectif.

  6. Des dépens sont adjugés à la défenderesse relativement à la requête en radiation et à la requête visant à déposer un mémoire des faits et du droit plus long.

« Mireille Tabib »

Juge adjointe


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-190-20

INTITULÉ :

LE COMMISSAIRE À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA c FACEBOOK INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 NOVEMBRE 2022

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA JUGE ADJOINTE Mireille Tabib

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JANVIER 2023

COMPARUTIONS :

van Niejenhuis, Brendan

Garib, Louisa

Gonsalves, Andrea

Safayeni, Justin

POUR LE DEMANDEUR

 

Feder, Michael

Kerr, Gillian

Bildfell, Connor

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stockwoods LLP.

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

McCarthy, Tétrault LLP.

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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