Date : 20240122
Dossier : IMM-7128-22
Référence : 2024 CF 104
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 22 janvier 2024
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
|
Tekle Kefle GHIRME
|
demandeur
|
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, Tekle Kefle Ghirme, est un citoyen de l’Érythrée. Il a été recruté de force dans l’armée érythréenne, où il a travaillé de 2002 à 2013, année au cours de laquelle il a été emprisonné, pour une période de deux ans, après s’être opposé à une politique du faire feu pour tuer appliquée lors de patrouilles frontalières. Le demandeur a fui l’Érythrée en 2015, alors qu’il recevait des soins à l’hôpital pour des blessures qu’il avait subies en prison. Il fait une demande de protection au Canada au motif qu’il craint d’être persécuté par l’État érythréen.
[2] La Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR] a conclu que le demandeur était exclu de la protection conférée aux réfugiés par application de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], qui intègre par renvoi l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés (au sens attribué à ce terme à l’article 2 de la LIPR). Plus précisément, la SPR a conclu qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le demandeur s’est rendu complice de crimes contre l’humanité et qu’il y a volontairement contribué de manière significative et consciente. Voir les dispositions applicables à l’annexe A, notamment la définition de « crime contre l’humanité »
au paragraphe 4(3) de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24.
[3] La Section d’appel des réfugiés [SAR] de la CISR a rejeté l’appel du demandeur [la décision], car elle a confirmé la décision d’interdiction de territoire rendue par la SPR aux termes de l’article 98 de la LIPR et de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés. Le demandeur demande l’annulation de la décision.
[4] Indéniablement, la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable et, en outre, il n’existe pas de circonstances en l’espèce qui, selon moi, écartent la présomption d’application de cette norme : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 17, 25.
[5] Une décision peut être déraisonnable, à savoir, manquer de justification, d’intelligibilité et de transparence, si le décideur se méprend sur la preuve qui lui a été soumise. Il incombe à la partie qui conteste la décision de démontrer que la décision en cause est déraisonnable : Vavilov, précité aux para 99-100, 125-126.
[6] La question plus particulière soulevée par le demandeur, reformulée dans le contexte de la norme de contrôle et du rôle de la cour de révision, est celle de savoir si la SAR a conclu raisonnablement que le demandeur s’était rendu complice des actes de l’armée érythréenne, en ce sens qu’il a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes contre l’humanité commis par l’armée.
[7] Je conclus que le demandeur s’est acquitté de son fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable du fait qu’elle manque d’intelligibilité.
II. Principes de droit applicables
[8] Pour dissuader les décideurs de conclure à la complicité ou à la culpabilité par association, la Cour suprême a établi une notion de complicité axée sur la contribution dans la perpétration de crimes internationaux : Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 [Ezokola] au para 9.
[9] Fondamentalement, l’exclusion de la protection conférée aux réfugiés en application de l’alinéa Fa) de l’article premier de la Convention sur les réfugiés n’est justifiée que s’il existe des « raisons sérieuses de penser »
qu’un demandeur a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel de l’organisation contestée : Ezokola, précité au para 8.
[10] La norme de preuve qui vaut pour établir s’il existe des « raisons sérieuses de penser »
est moins stricte que celle de la prépondérance des probabilités, mais il doit y avoir plus qu’un soupçon : Ezokola, précité aux para 101-102. L’appartenance passive à une organisation contestée ou la simple association à celle-ci ne suffit pas pour atteindre le niveau de la complicité. Il doit en fait exister un lien entre l’individu et le dessein criminel du groupe : Ezokola, précité aux para 8, 68, 77.
[11] La Cour suprême a énuméré des considérations non exhaustives pour « baliser »
l’analyse de la contribution d’un demandeur (Ezokola, précité, au para 91) :
a)la taille et la nature de l’organisation;
b)la section de l’organisation à laquelle le demandeur était le plus directement associé;
c)les fonctions et les activités du demandeur au sein de l’organisation;
d)le poste et le grade du demandeur au sein de l’organisation;
e)la durée de l’appartenance du demandeur à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel);
f)le mode de recrutement du demandeur et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.
III. Analyse
[12] En bref, j’estime que la SAR a conclu de façon déraisonnable que le demandeur a été complice des actes commis par l’armée érythréenne.
[13] Le demandeur admet que sa contribution a pu être consciente à un moment donné, mais il prétend que la SAR s’en est tenue de manière déraisonnable au caractère volontaire du critère et a omis de traiter la question de savoir si les trois éléments étaient présents, c’est-à-dire si la contribution était volontaire, significative et consciente.
[14] Le défendeur soutient que la SAR a en fait examiné les trois éléments, notamment la « contribution significative »
, et qu’il lui suffisait de conclure que le comportement du demandeur était plus qu’infinitésimalement significatif, au regard du paragraphe 57 de l’arrêt Ezokola, qui renvoie à l’arrêt Le Procureur c Callixte Mbarushimana, ICC-01/04-01/10-514, arrêt relatif à l’appel interjeté par le Procureur contre la Décision relative à la confirmation des charges, 30 mai 2012 (ICC, Chambre d’appel) au para 277. Je ne suis toutefois pas convaincue que la SAR ait ainsi énoncé le critère.
[15] La SAR a plutôt conclu que la conduite du demandeur était « plus que de la culpabilité par association et plus que de l’acquiescement passif »
, étant donné que celui-ci a passé une longue période dans l’armée et y a exercé des fonctions (de détention de gens à la frontière qui tentaient de quitter le pays illégalement et d’envoi en prison) qui étaient directement liées aux atteintes aux droits de la personne (torture et mauvais traitements en prison), ce qui constitue donc une contribution significative. Ce raisonnement permet de dégager les considérations que sont le temps que le demandeur a passé au sein de l’armée et le lien entre ses fonctions et les atteintes aux droits de la personne. Cependant, de manière déraisonnable, il ne permet pas d’expliquer pourquoi, de l’avis du tribunal de la SAR, ces considérations étayent la conclusion de « contribution significative »
ou, comme le fait valoir le défendeur, représentent quelque chose de plus qu’une contribution infinitésimalement significative. J’ajoute qu’il n’est aucunement fait mention, dans la décision, du seuil minimal dégagé dans l’arrêt Ezokola au para 57.
[16] La décision de la SAR d’exclure le demandeur de la protection a été influencée par la politique du faire feu pour tuer de l’Érythrée, en dépit de la conclusion selon laquelle le demandeur n’a tiré sur personne malgré cette politique et du fait que l’application de cette dernière était devenue moins stricte après que les tâches du demandeur qui, pendant ses huit premières années dans l’armée, a occupé des emplois subalternes, ont par la suite consisté à mettre en détention des gens à la frontière. Je conclus plus particulièrement que les décisions qui suivent manquent de cohérence et donc d’intelligibilité.
[17] Tout d’abord, la SAR a reconnu que les huit premières années que le demandeur a passées dans l’armée n’étaient pas pertinentes, étant donné qu’il occupait des emplois subalternes, par exemple à titre de travailleur de la construction, et qu’il n’y avait aucun lien entre ces emplois et le dessein criminel que représente le recours à la torture et aux mauvais traitements. La SAR a toutefois inféré que le demandeur avait dû entendre parler de la politique du faire feu pour tuer, car il était dans l’armée en 2004, soit lorsque la politique a été adoptée, bien que la SAR ait conclu que cette période n’était pas pertinente compte tenu des emplois subalternes qu’occupait le demandeur à l’époque.
[18] En outre, en ce qui concerne la question de la contrainte dans le contexte du caractère volontaire, la SAR a conclu de façon illogique qu’il était probable que le demandeur languirait en prison s’il avait été surpris en train de tenter de quitter l’Érythrée, mais qu’en demeurant dans le pays, il aurait sans doute été soumis à la politique du faire feu pour tuer. La SAR avait néanmoins admis qu’il ne s’était pas plié à la politique lorsqu’il avait commencé à travailler à la frontière, soit à une époque où l’application de la politique s’assouplissait.
[19] De même, la SAR a conclu de façon inintelligible que la peine imposée au demandeur s’il refusait de se soumettre à la politique ne serait pas la même ou pire que la mort qu’il infligeait à des civils. Cette conclusion est contredite par la preuve indiquant que le demandeur détenait des gens à la frontière et qu’il les envoyait en prison, mais qu’il n’appliquait pas la politique du faire feu pour tuer, et par le fait que la SAR reconnaissait que le demandeur languirait probablement en prison s’il avait été surpris en train de tenter de quitter l’Érythrée. En d’autres termes, le demandeur subirait exactement le même sort que celui des gens qu’il détenait si, en tentant de s’échapper, il se faisait prendre.
[20] Enfin, j’estime que la SAR a également écarté de façon inintelligible la question de la contrainte, car elle s’est fondée sur le temps passé par le demandeur dans l’armée, mais a reconnu que ce dernier avait été recruté de force et a retenu la preuve documentaire qui étayait l’affirmation du demandeur selon laquelle s’il était pris en flagrant délit alors qu’il tentait de quitter l’armée, il risquerait la prison.
[21] Bien que la SAR ait reconnu qu’il fallait « plus que de la culpabilité par association »
, le raisonnement illogique et inintelligible de la SAR en l’espèce n’est pas sans rappeler la « complicité par association »
contre laquelle la Cour suprême du Canada met fermement en garde dans l’arrêt Ezokola, ce qui justifie l’intervention de la Cour.
IV. Conclusion
[22] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la SAR pour nouvel examen.
[23] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et je conclus qu’il n’y en a aucune en l’espèce.
JUGEMENT dans le dossier IMM-7128-22
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.
La décision du 30 juin 2022 de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la SAR pour nouvel examen.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Annexe « A » : Dispositions applicables
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.
Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24.
Crimes Against Humanity and War Crimes Act, SC 2000, c 24.
|
|
|
|
|
|
|
|
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-7128-22
|
INTITULÉ :
|
TEKLE KEFLE GHIRME c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 5 DÉCEMBRE 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE FUHRER
|
DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :
|
LE 22 JANVIER 2024
|
COMPARUTIONS :
Linda Kassim
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Gregory George
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Linda Kassim
Lewis & Associates
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|