Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231218

Dossier : IMM-7280-22

Référence : 2023 CF 1717

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 18 décembre 2023

En présence de l'honorable juge Pentney

ENTRE :

MARLOU FERRERA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Marlou Ferrera, est une citoyenne des Philippines. Elle est d'abord entrée au Canada en 2017 munie d'un permis de travail obtenu en vertu du programme des travailleurs étrangers temporaires (PTÉT) en tant qu'aide familiale résidante pour une famille avec deux enfants.

[2] La demanderesse a elle‑même deux enfants qui vivent aux Philippines avec sa sœur. Pendant que la demanderesse travaillait comme aide familiale résidante, elle envoyait des fonds à sa sœur pour l'aider à prendre soin de ses enfants et pour soutenir la petite entreprise de sa sœur.

[3] Le permis de travail de la demanderesse est venu à échéance le 31 janvier 2019. Avant l'expiration de son permis de travail, la demanderesse avait demandé une prorogation et avait donc un « statut conservé » jusqu'au refus de la prorogation le 9 mars 2019. Depuis ce temps, la demanderesse est sans statut au Canada.

[4] Depuis la perte de statut du 9 mars 2019, les événements suivants se sont produits :

  1. En mai 2019, la demanderesse a déposé une demande de résidence permanente (RP) en vertu du programme « voie d'accès provisoire pour les aides familiaux » (VAPAF) et a demandé un permis de travail ouvert;

  2. Le 20 janvier 2020, la RP en vertu du programme VAPAF de la demanderesse a été refusée (les résultats d'examen démontraient que la demanderesse n'avait pas le niveau de compétence linguistique requis);

  3. Le 21 janvier 2020, la demande de permis de travail ouvert de la demanderesse a été refusée;

  4. Le 22 janvier 2020, la demanderesse a consulté un avocat (deux jours après le refus de RP);

  5. Le 4 février 2020, la demanderesse a retenu les services d'un avocat (15 jours après le refus de RP);

  6. Le 29 mars 2021, la demanderesse a demandé un permis de séjour temporaire (PST) et un permis de travail (environ 14 mois après le refus de RP).

[5] La demanderesse affirme qu'elle a demandé un PST pour une période de deux ans afin d'avoir le temps nécessaire pour régulariser son statut et refaire une demande de résidence permanente au Canada au titre du programme pilote des gardiens d'enfants en milieu familial.

[6] Les demandes de PST et de permis de travail de la demanderesse ont été refusées le 22 juillet 2022. C'est ce refus qui fait l'objet du présent contrôle judiciaire.

[7] Dans sa décision, l'agent a évalué les risques d'octroyer un PST, notamment ce que l'agent décrit comme étant un mépris et une violation du droit canadien de l'immigration par la demanderesse, par rapport aux raisons de cette dernière pour demander un PST, y compris le fait qu'elle doit subvenir aux besoins de personnes à sa charge aux Philippines et les liens qu'elle a développés en habitant au Canada. Finalement, l'agent n'était pas convaincu qu'il y avait des raisons atténuantes qui l'emportaient sur deux ans de non‑respect du droit de l'immigration.

[8] La seule question en litige dans le présent contrôle judiciaire est de savoir si la décision concernant le PST et le permis de travail est raisonnable.

[9] Selon l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653, et comme l'a récemment confirmé l'arrêt Mason c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (au par. 85). L'exercice du pouvoir public d'un décideur administratif doit être « justifié, intelligible et transparent » (Vavilov, au par. 95).

[10] Une décision n'a pas besoin d'être parfaite. Il incombe à la demanderesse de démontrer que l'erreur dans la décision est « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au par. 100). On doit examiner la décision selon le contexte et l'historique de l'instance, notamment la preuve et les observations dont disposait le décideur (Vavilov, au par. 94). Cependant, « à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas [les] conclusions de fait [du décideur] » (Vavilov, au par. 125).

[11] La demanderesse affirme que la décision est déraisonnable pour deux raisons.

[12] Premièrement, la demanderesse soutient que l'agent a fondamentalement mal interprété la preuve au sujet de la suite des événements. L'agent a conclu que la demanderesse avait fait la preuve d'un [TRADUCTION] « mépris total » du droit canadien de l'immigration avant de retenir les services d'un avocat en février 2022 et de prendre les mesures nécessaires pour régulariser son statut. Cependant, la preuve démontre que la demanderesse a retenu les services d'un avocat en février 2020, un mois seulement après que sa demande de RP eut été refusée. L'agent a aussi commis une erreur lorsqu'il a affirmé que les demandes de RP et de permis de travail ont été refusées respectivement les 20 et 21 janvier 2021. Ces demandes ont en fait été refusées en 2020.

[13] La demanderesse soutient que les erreurs de l'agent ont compromis son évaluation du [TRADUCTION] « risque » posé à la société canadienne parce que la chronologie juste n'appuie pas la conclusion que la demanderesse a démontré un [TRADUCTION] « mépris total » du droit de l'immigration. Au contraire, la chronologie démontre les efforts continus de la demanderesse pour régulariser son statut. L'agent serait peut‑être parvenu à une conclusion différente s'il n'avait pas fait d'erreurs quant à la chronologie des événements.

[14] Deuxièmement, la demanderesse affirme que l'agent a omis de prendre en considération sa situation réelle ou celle de ses enfants. L'agent n'a pas considéré ou même évalué l'importance des fonds envoyés par la demanderesse comme source de revenu stable pour ses enfants et pour l'entreprise de sa sœur. L'agent n'a pas non plus pris en considération que la demanderesse est la seule personne à pourvoir aux besoins de ses enfants, puisqu'ils ont tous été abandonnés par son ex‑mari violent. La demanderesse affirme aussi que l'agent n'a pas mentionné qu'elle entretient d'importants liens avec la famille qui l'a engagée au Canada. Cette décision ne démontre pas « l'attention » requise aux principaux facteurs de sa demande : Thind c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2022 CF 1644, au par. 32.

[15] Le défendeur affirme que l'agent a mené une analyse complète de la demande et que les incongruités dans la chronologie ne sont que des erreurs d'écritures. Ces méprises n'étaient pas au cœur de l'analyse de l'agent. L'agent a tenu compte du fait que la demanderesse avait été sans statut pendant deux ans, peu importe si elle avait retenu ou non les services d'un avocat. L'agent a aussi considéré le soutien financier de la demanderesse à sa famille aux Philippines et ses relations et ses liens au Canada. L'agent avait le droit de conclure que les éléments de preuve présentés n'étaient pas suffisamment convaincants ou exceptionnels pour octroyer un PST.

[16] Je conclus que la décision est déraisonnable. La question déterminante est l'erreur de l'agent relativement à la chronologie. Je suis en désaccord avec la description du défendeur qui présente l'erreur comme étant une simple erreur d'écritures.

[17] En évaluant la demande de PST de la demanderesse, qui cherche à obtenir le privilège de demeurer au Canada pour une période limitée, l'agent devait décider si les raisons fournies par la demanderesse pour demeurer au Canada étaient suffisamment convaincantes pour l'emporter sur les risques que sa présence au Canada pourrait poser : voir, par exemple, Williams c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 8.

[18] En l'espèce, la décision de l'agent est fondée sur une interprétation complètement erronée des éléments de preuve relativement au risque. L'agent a rejeté l'affirmation de la demanderesse selon laquelle elle ne posait aucun risque à la société canadienne et n'avait pas démontré de non‑respect de la loi. L'agent a déclaré que les actes de la demanderesse témoignaient du contraire. L'agent a examiné les circonstances de l'expiration du statut temporaire de la demanderesse au Canada et ses efforts pour régulariser son statut, et je constate que cette section contient des erreurs relativement aux dates de refus de sa RP et de sa demande de permis de travail ouvert. L'agent a alors déclaré que [TRADUCTION] « [la demanderesse] a continué de faire preuve d'un mépris total du droit canadien de l'immigration pour une année de plus avant de retenir les services de son avocat actuel en février 2022 ».

[19] Le défendeur affirme que ce n'est qu'une erreur d'écritures. Je suis en désaccord. L'agent fait erreur sur les dates : la demanderesse a consulté un avocat deux jours seulement après le refus de sa demande au titre du programme VAPAF et de permis de travail ouvert en vertu de ce programme, et elle a par la suite pris une série de mesures pour régulariser son statut au Canada et pour être admissible à la résidence permanente en vertu de programmes gouvernementaux. L'erreur de l'agent relativement à la chronologie des événements semble être le fondement de son affirmation selon laquelle la demanderesse avait fait preuve d'un [TRADUCTION] « mépris total » du droit canadien de l'immigration. Cette conclusion est contraire à la preuve et est injustement défavorable envers elle. Tout au plus, la demanderesse était sans statut et elle prenait des mesures actives pour corriger sa situation.

[20] Il est impossible d'établir comment cette erreur a influencé le reste de l'analyse de l'agent relativement aux circonstances impérieuses présentées par la demanderesse. On peut mieux comprendre ce point par l'utilisation d'une situation hypothétique. Il ne fait aucun doute qu'une personne qui a fait preuve d'un mépris total du droit canadien de l'immigration, par exemple en désobéissant à une convocation à se présenter pour son renvoi et en se cachant pendant plusieurs années, aurait besoin de démontrer des raisons particulièrement convaincantes pour obtenir un PST. Si cela est vrai, l'inverse doit également être vrai : un individu qui était techniquement sans statut, mais qui cherchait activement à corriger sa situation, ne devrait pas être soumis aux mêmes normes onéreuses qu'un particulier délinquant.

[21] Lorsqu'on applique ce raisonnement aux faits présentés dans le présent contrôle judiciaire, la description défavorable du comportement de la demanderesse par l'agent jette un doute sur le reste de son analyse. Les motifs ne permettent pas de savoir si les erreurs de l'agent relativement à la première partie de l'exercice ont nui à son analyse de la seconde.

[22] Compte tenu de la nature de l'erreur et de son effet préjudiciable possible sur le reste de l'analyse de l'agent, je suis convaincu que l'erreur est suffisamment sérieuse pour déclarer cette décision déraisonnable. Cette erreur satisfait aux critères établis au paragraphe 100 de l'arrêt Vavilov, parce qu'elle « est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette [décision] déraisonnable ». La décision de l'agent ne tient pas compte du contexte factuel de la demande et ne peut donc pas être maintenue.

[23] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l'agent est par les présentes annulée et la demande est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.

[24] Il n'y a pas de question de portée générale à certifier.


 

JUGEMENT dans le dossier IMM-7280-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Le refus de la demande de permis de séjour temporaire par l'agent le 22 juillet 2022 est par les présentes annulé.

  3. Le refus de la demande de permis de séjour temporaire par l'agent le 22 juillet 2022 est par les présentes annulé.

  4. Il n'y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-7280-22

INTITULÉ :

MARLOU FERRERA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :

toronto (ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 22 novembRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 18 DÉcembRE 2023

COMPARUTIONS :

Rachel Gador

POUR LA DEMANDERESSE

Narin Sadieq

POUR le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Desloges Law Group Professional Corporation

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.