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Date : 20231214


Dossier : T-2592-22

Référence : 2023 CF 1689

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2023

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

MOHSINE EL HARIM

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. El Harim, le demandeur, est titulaire d’un baccalauréat en architecture. Il a travaillé comme architecte en qualité d’employé jusqu’en 2017, date à laquelle il a commencé à œuvrer à son propre compte. En 2019, M. El Harim offrait des services d’architecture pour lesquels il a initialement déclaré des revenus bruts de travailleur autonome de 4 850 $ (revenus nets de travailleur autonome : 4 242 $). Le 6 janvier 2021, M. El Harim a produit une déclaration amendée de revenus pour l’année 2019 (la déclaration T1 2019) dans laquelle il a indiqué avoir gagné des revenus bruts de travailleur autonome de 6 350 $ (revenus nets de travailleur autonome : 5 590 $). M. El Harim a aussi déclaré un montant de 150 $ de revenus bruts de travailleur autonome dans sa déclaration de revenus pour l’année 2020. Il a expliqué que la somme de 6 500 $ (6 350 $ + 150 $) se rapportait à trois projets pour lesquels il avait rendu des services d’architecte en 2019 et début 2020. Cependant, après l’émergence de la pandémie de COVID-19, M. El Harim n’était plus en mesure de démarcher des clients ou de solliciter de nouveaux mandats professionnels.

[2] M. El Harim a alors demandé les prestations suivantes :

  • -La Prestation canadienne d’urgence (PCU) pour sept (7) périodes de quatre (4) semaines (15 mars 2020 au 26 septembre 2020);

  • -La Prestation canadienne de la relance économique (PCRE) pour vingt-sept (27) périodes de deux (2) semaines (27 septembre 2020 au 9 octobre 2021); et

  • -La Prestation canadienne pour les travailleurs en cas de confinement (PCTCC) pour les périodes 1, 9-13, et 15, soit un total de sept (7) périodes (entre le 24 octobre 2021 et le 5 février 2022).

[3] La PCU, la PCRE et la PCTCC font partie de l’arsenal de mesures introduites par le gouvernement fédéral à compter de 2020 pour pallier aux répercussions économiques causées par la pandémie de COVID-19. Il s’agissait de paiements monétaires ciblés visant à fournir un soutien financier aux travailleurs et travailleuses ayant subi une perte de revenus en raison de la pandémie et qui ne pouvaient bénéficier de la protection offerte par le régime usuel d’assurance-emploi. L’Agence du revenu du Canada (l’ARC) est l’office fédéral responsable de l’administration de la PCU, la PCRE et la PCTCC.

[4] Comme c’est le cas pour la plupart des demandes de prestations liées à la COVID-19, l’ARC a versé à M. El Harim les prestations demandées sur la foi de ses demandes, à l’exception des périodes 13 et 15 de la PCTCC. Toutefois, le 24 août 2022, l’ARC a entrepris une première vérification de l’admissibilité de M. El Harim à ces prestations. Le 8 septembre 2022, l’ARC a rendu trois décisions de premier examen concluant que M. El Harim était inadmissible à la PCU, à la PCRE ou à la PCTCC parce qu’il ne satisfaisait pas au critère d’admissibilité exigeant d’avoir gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de travail indépendant au cours des périodes pertinentes.

[5] Le 4 octobre 2022, M. El Harim a demandé un deuxième examen de ses dossiers. Il a remis à l’ARC les documents suivants :

  • (a)une copie de son diplôme en architecture;

  • (b)les plans et les dessins décrivant ses trois projets d’architecture en 2019/début 2020;

  • (c)deux reçus signés par M. El Harim, dans lesquels il certifie avoir reçu les sommes de 1 750 $ (le 7 novembre 2019) et 1 750 $ (le 13 décembre 2019) correspondant aux services de design architectural fournis pour un de ses projets;

  • (d)des extraits de sa boîte courriel Outlook décrivant des conversations entre M. El Harim et un client et le paiement par le client de 150 $ en février 2020;

  • (e)une lettre signée par un autre client pour confirmer le paiement à M. El Harim de la somme de 1 500 $ à titre d’honoraires pour ses services d’architecte;

  • (f)une copie de ses relevés bancaires montrant un virement Interac de 1 750 $ reçu le 13 décembre 2019, et un virement Interac de 150 $ reçu le 10 février 2020.

[6] Le deuxième examen des demandes de prestations de M. El Harim a été confié à un second agent de validation de l’ARC (l’Agent). Dans le cadre de son examen, l’Agent a enregistré ses notes dans les systèmes de l’ARC et préparé un rapport de deuxième examen pour les trois prestations demandées.

[7] Le 10 novembre 2022, l’ARC a refusé les demandes de prestations de M. El Harim (les Décisions) au motif qu’il n’avait pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, 2020, 2021 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande, et aux motifs que :

  1. Dans le cas de la PCU, il n’avait pas cessé de travailler ou ses heures de travail n’avaient pas été réduites en raison de la COVID-19.

  2. Dans le cas de la PCRE : (1) il ne travaillait pas pour des raisons autres que la COVID-19; et (2) il n’avait pas eu une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID-19.

  3. Dans le cas de la PCTCC : (1) il ne travaillait pas pour des raisons qui n’étaient pas considérées comme raisonnables ou en lien avec un confinement dû à la COVID-19; (2) la région dans laquelle il vivait, travaillait ou fournissait un service n’était pas désignée comme une région confinée en lien avec la COVID-19; et (3) il n’avait pas eu une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour les raisons liées à la COVID-19.

[8] M. El Harim sollicite maintenant le contrôle judiciaire des Décisions. Il soutient que l’Agent n’aurait pas respecté ses obligations d’équité procédurale en refusant ses demandes de prestations pour des motifs qui ne lui avaient pas été mentionnés auparavant. M. El Harim conteste aussi le caractère raisonnable des Décisions. Il prétend que l’Agent (1) aurait dérogé aux lignes directrices de l’ARC qui énumèrent les documents acceptables pour démontrer les revenus de travailleur indépendant, et (2) aurait mal interprété la preuve et certains des critères d’admissibilité aux prestations. Selon M. El Harim, les Décisions n’expliquent aucunement pourquoi les preuves déposées à l’appui de sa demande de deuxième examen sont insuffisantes.

[9] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. El Harim sera accueillie. Après avoir examiné la preuve au dossier, le droit applicable, et les motifs de l’Agent, je suis d’avis que les Décisions sont déraisonnables. Toutefois, M. El Harim ne m’a pas convaincue que l’Agent a agi de façon inéquitable dans les circonstances de ce dossier ou qu’il n’a pas respecté les règles d’équité procédurale.

I. Manquement à l’équité procédurale

[10] M. El Harim soutient que l’Agent n’a pas respecté les principes d’équité procédurale en refusant ses demandes de prestations pour des motifs qui ne figuraient pas dans les décisions du 8 septembre 2022 au premier palier du processus de révision de l’ARC. Il précise que, lors de sa première demande de révision, l’ARC a déterminé qu’il ne satisfait pas au premier critère d’admissibilité des trois prestations puisqu’il n’aurait pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail autonome au cours des périodes pertinentes. Toutefois, l’Agent a ajouté dans les Décisions contestées des motifs de refus supplémentaires, à savoir : qu’il n’avait pas travaillé pour des raisons autres que la COVID‑19 et n’avait pas eu une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID‑19.

[11] Les questions d’équité procédurale ne requièrent pas l’application des normes de contrôle judiciaire usuelles (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 33–56 (CCP)). Il appartient plutôt à la cour de révision de se demander, « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi » (CCP au para 54). La question d’équité procédurale en l’espèce est celle de savoir si, en soi, l’ajout de motifs de refus supplémentaires rend le processus de l’Agent injuste ou inéquitable.

[12] Un contribuable doit satisfaire à tous les critères d’admissibilité à la PCU, la PCRE et la PCTCC, et l’Agent avait la responsabilité de considérer l’ensemble des critères (Lussier c Canada (Procureur général), 2022 CF 935 au para 24). M. El Harim ne conteste pas ce fait. De surcroît, il reconnaît que l’Agent retient dans les Décisions le motif d’inadmissibilité initial selon lequel il n’a pas satisfait au critère du revenu minimum de 5 000 $ provenant d’un emploi ou d’un travail indépendant. M. El Harim prétend néanmoins qu’en ajoutant des motifs à l’appui de ses Décisions négatives, l’Agent a enfreint les règles d’équité procédurale et l’a empêché de présenter une défense pleine et entière (CPP au para 56; Fortier c Canada (Procureur général), 2022 CF 374 aux para 14-16 (Fortier)).

[13] Je ne souscris pas à l’argument de M. El Harim dans les circonstances particulières de ce dossier. L’ajout des motifs de refus par l’Agent ne rend pas nécessairement le processus inéquitable.

[14] Dans l’affaire Fortier, l’ARC a conclu que le demandeur était inadmissible à la PCU puisqu’il n’avait pas cessé de travailler, ou que ses heures de travail n’avaient pas été réduites, en raison de la COVID-19. En examinant les documents soumis par le demandeur lors du deuxième examen, l’agent de l’ARC avait constaté que l’employeur du demandeur avait consigné, sur son relevé d’emploi, le code « AOO » dans la case intitulée « Raison du récent relevé d’emploi ». L’agent avait alors contacté l’ancien employeur, qui avait indiqué que l’emploi du demandeur avait pris fin parce que son contrat avait pris fin. Cependant, bien qu’il ait conclu que le demandeur n’avait pas cessé son emploi pour un motif lié à la COVID-19, l’agent n’a pas donné l’occasion au demandeur de présenter ses observations quant aux raisons pour la fin de son emploi. Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de l’ARC et le Procureur général a convenu que l’ARC avait violé le droit du demandeur d’être entendu et d’avoir la possibilité de connaître la preuve à réfuter. La Cour a souscrit à la position des parties.

[15] En revanche, M. El Harim ne soulève aucune question de ce type. Les faits et les questions sous-jacentes à sa demande de contrôle judiciaire se distinguent de ceux du dossier Fortier; la décision récente dans l’affaire Baron c Canada (Procureur général), 2023 CF 1177 (Baron), est plus pertinente. Dans les circonstances particulières de cette affaire, le juge Gascon a conclu à un manquement à l’équité procédurale parce que l’ARC avait refusé les demandes de prestations du demandeur au deuxième palier « pour un tout autre motif ». Autrement dit, l’ARC avait écarté le critère d’admissibilité sur lequel elle s’était appuyée au moment de ses premières décisions, soit le critère du revenu minimum de 5 000 $, et s’était fondée sur d’autres motifs dans les décisions contestées, « soit de ne pas avoir cessé de travailler pour un motif relié à la COVID‑19 et de ne pas avoir subi une baisse d’au moins 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente » (Baron au para 3).

[16] Je souligne que, dans le cas de M. El Harim, il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle les premières décisions de l’ARC n’étaient fondées que sur un seul critère tandis que les Décisions sont fondées sur un ou plusieurs critères entièrement différents. L’Agent a maintenu la raison initiale fournie à M. El Harim pour refuser ses demandes de prestations et y a ajouté d’autres raisons justifiant ce refus.

[17] Je ne suis pas convaincue par l’argument de M. El Harim selon lequel l’ajout de motifs par l’Agent sans préavis constitue en soi une violation de son droit d’être entendu qui doit mener à accueillir sa demande de contrôle judiciaire. Dans le cadre de cette demande, la question de l’équité procédurale et celle du caractère raisonnable des Décisions s’entremêlent. La question de savoir si l’Agent aurait dû informer M. El Harim du fait qu’il considérerait d’autres critères au-delà de celui exigeant un revenu minimal dépend du caractère raisonnable de la conclusion de l’Agent s’agissant de cette exigence. Si l’Agent a conclu de façon transparente et justifiée que M. El Harim n’avait pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus nets de travail indépendant dans les périodes pertinentes, la présente demande de contrôle judiciaire sera inévitablement rejetée. Comme je l’indique ci-dessus, les critères d’admissibilité à la PCU, la PCRE et la PCTCC sont cumulatifs. Si les conclusions de l’Agent sur le revenu minimal sont raisonnables, tout défaut de l’Agent de donner l’occasion à M. El Harim de présenter sa position à l’égard des motifs additionnels ne changerait pas l’issue ultime de cette demande.

II. Caractère raisonnable des Décisions

[18] La question déterminante dans le présent dossier est celle de savoir si la conclusion de l’Agent selon laquelle M. El Harim est inadmissible aux prestations demandées parce qu’il ne répond pas à l’exigence d’avoir gagné au moins 5 000 $ de revenus nets de travail indépendant est raisonnable. Cette conclusion est manifestement la conclusion clé de l’Agent, et les arguments des parties au sujet du caractère raisonnable des Décisions se concentrent sur la suffisance de la preuve de M. El Harim à l’appui de ses revenus de travail indépendant pour 2019.

[19] Comme l’ont fait valoir les parties, la norme de contrôle applicable au mérite des Décisions de l’Agent est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 23-25 (Vavilov); Sid Seghir c Canada (Procureur général), 2022 CF 466 au para 6; Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 aux para 15-16 (Aryan)). Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs du décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99).

[20] M. El Harim soutient que les Décisions sont déraisonnables parce que l’Agent a conclu que les preuves au dossier n’étaient pas suffisantes pour établir le montant réel de ses revenus, mais n’a pas expliqué pourquoi ces preuves sont insuffisantes. À son avis, l’Agent a erré en basant son analyse sur la faiblesse de la preuve relative au dépôt des honoraires en argent comptant sur son compte bancaire. En outre, M. El Harim prétend que ni la modification de sa déclaration T1 2019, ni l’absence d’un historique en tant que travailleur autonome ne minent sa crédibilité ou son admissibilité aux prestations demandées.

[21] En réponse, le défendeur prétend que les conclusions de l’Agent sont fondées sur une analyse cohérente et rationnelle compte tenu de la preuve au dossier et que l’Agent a évalué la totalité de la preuve. Selon le défendeur, l’impossibilité d’effectuer une vérification indépendante de tous les montants versés à M. El Harim pour ses services architecturaux, la modification de sa déclaration T1 2019, et l’absence d’antécédents de travail autonome compromettent sa crédibilité. Par conséquent, la demande de l’Agent pour des preuves additionnelles et sa conclusion que M. El Harim était inadmissible à la PCU, la PCRE et la PCTCC sont amplement justifiées.

[22] Dans son rapport de deuxième examen, qui fait partie des motifs des Décisions (Aryan au para 22), l’Agent rappelle les preuves soumises par M. El Harim : un document résumant les trois contrats de 2019 (honoraires totaux : 6 500 $), des plans et dessins; des reçus de réception de paiements en 2019 totalisant 3 500 $; un reçu de réception de paiement en 2022 pour 11 500 $; deux relevés bancaires montrant la réception d’un premier virement le 13 décembre 2019 pour 1 750 $ et d’un deuxième virement le 10 février 2020 pour 150 $; et une capture d’écran d’une conversation entre M. El Harim et un client.

[23] L’Agent note que M. El Harim ne garde pratiquement aucune preuve de ses revenus et que sa première déclaration de revenus en tant que travailleur autonome était en 2019. L’Agent conclut que les documents envoyés par M. El Harim ne suffisaient pas pour prouver ses revenus de 2019 et il continue :

Le contribuable a également fait une modification de T1 en janvier 2021 pour y ajouter des revenus « oublié » (SCI : 4850$ brut pour 4242$ net / PNCI : 6350$ brut pour 5590$ net). Le manque de documents et le fait que le contribuable n’a aucun antécédent font que les revenus déclarés ne sont pas acceptés, car les preuves sont insuffisantes pour confirmer que les revenus ont bien été gagné [sic].

[24] Les Décisions ne contiennent qu’une déclaration selon laquelle M. El Harim n’avait pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de travail indépendant au cours des périodes pertinentes.

[25] À la lecture de l’ensemble du rapport et les Décisions, je conclus que le raisonnement et les conclusions de l’Agent ne répondent pas aux exigences de justification et de transparence établies dans l’arrêt Vavilov. L’Agent n’explique pas pourquoi il a ignoré les plans et dessins des projets architecturaux de M. El Harim corroborant les autres éléments de preuve mentionnés, notamment la lettre d’un client confirmant les travaux entrepris par M. El Harim, les reçus contenant les numéros de téléphone de ses clients et une description des services rendus, les conversations entre M. El Harim et un deuxième client confirmant la fin des travaux et le dépôt final dans le compte bancaire de M. El Harim, et les extraits des relevés bancaires. Certes, M. El Harim n’a pas déposé de preuves de réception des fonds signées par ses clients, et ses extraits bancaires sont incomplets. Toutefois, l’Agent n’aborde pas les liens entre les divers éléments de preuve au dossier.

[26] Le défendeur soutient que l’Agent a rejeté les reçus fournis par M. El Harim parce qu’ils étaient signés par M. El Harim et non par ses clients. Le défendeur souligne qu’il s’agit de la raison pour laquelle l’Agent n’a accepté que la preuve du virement de 1 750 $. Cependant, cette explication est celle du défendeur. L’Agent n’explique pas pourquoi il considère que les reçus sont insuffisants. Dans son rapport, il note seulement qu’il n’y a « pas de dépôt » correspondant à chaque reçu.

[27] Le défendeur prétend également que l’absence de preuve complète et d’antécédents de travail indépendant ainsi que la modification de la déclaration T1 2019 soulèvent des questions de crédibilité, si bien que l’Agent a agi de façon raisonnable en requérant de la preuve additionnelle. Le défendeur déclare qu’il est raisonnable de conclure que M. El Harim a créé « un revenu d’entreprise fictif additionnel afin de rencontrer » les critères d’admissibilité aux prestations, mais une telle conclusion ne figure aucunement dans les Décisions. Bien que l’Agent fasse référence aux points identifiés par le défendeur, il n’exprime pas de préoccupations quant à la crédibilité de M. El Harim (Crook c Canada (Procureur général), 2022 CF 1670 au para 27 (Crook)). Je suis d’accord avec l’argument de M. El Harim selon lequel le défendeur tente d'entreprendre une analyse détaillée des pièces fournies par M. El Harim alors que cette analyse n’apparait ni dans les Décisions ni dans l’affidavit de l’Agent déposé par le défendeur.

[28] Dans certaines circonstances, le refus de l’ARC d’accepter des preuves de revenus sans preuve de paiement et sans antécédents de revenus provenant d’un travail indépendant est justifié et raisonnable (Hayat c Canada (Procureur général), 2022 CF 131 au para 22). Le problème en l’espèce est que l’Agent ne motive pas sa décision de rejeter les preuves produites par M. El Harim. Il n’explique pas non plus sa conclusion au sujet de l’absence d’historique de travail indépendant (Crook aux para 22-26). L’Agent ne mentionne qu'un seul doute à l’égard des reçus fournis par M. El Harim lorsqu’il note dans la liste des reçus qu’il n’y avait « pas de dépôt ».

[29] M. El Harim soutient qu’il était en droit d’amender sa déclaration T1 2019 (Lavigne c Canada (Procureur général), 2023 CF 1182 au para 36). Le défendeur ne dispute pas ce point, mais souligne que si un contribuable peut modifier les revenus qu’il a déclarés, c’est pour des considérations fiscales et non reliées aux prestations (Lavigne au para 37). Je suis d’accord avec le défendeur mais, au risque de me répéter, l’Agent ne fait pas état de cette distinction.

[30] Je reconnais qu’une décision administrative ne doit pas être jugée au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91). Toutefois, « [l]orsque le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance, la décision ne satisfait pas, en règle générale, à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité » (Vavilov au para 98). C’est précisément le cas ici et je conclus que les Décisions ne reflètent pas les caractéristiques de décisions raisonnables. Je fonde cette conclusion principalement sur l’absence d’explication de la part de l’Agent justifiant pourquoi l’ensemble des preuves fournies par M. El Harim ne suffisaient pas, dans le contexte, pour prouver qu’il avait touché au moins 5 000 $ de revenus d’un travail à son compte au cours des périodes pertinentes. Bien que l’Agent ait noté que M. El Harim n’a pas déposé certaines sommes sur son compte bancaire, qu’il n’a pas d’antécédents de travail autonome, et qu’il a modifié sa déclaration T1 2019, l’Agent n’exprime aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité de M. El Harim. Par ailleurs, il n’explique pas sa conclusion que les preuves sont « insuffisantes ». Cette déficience importante mine considérablement la justification des Décisions et les rend déraisonnables.

[31] Il est possible qu’aux termes d’un troisième examen, l’ARC conclue tout de même que M. El Harim ne satisfait pas les critères obligatoires pour avoir droit aux prestations de PCU, PCRE et PCTCC. Mais les Décisions sous contrôle ne fournissent pas à M. El Harim une explication transparente et cohérente du rejet de ses demandes de prestations. Il a donc droit à un nouvel examen de son dossier par un agent indépendant et, par la suite, à des décisions motivées et raisonnables.

[32] Dans le dossier déposé au soutien de sa demande de contrôle judiciaire, M. El Harim tente de présenter à la Cour certains nouveaux documents liés à ses stratégies de développement de son activité d’architecte autonome. Vu ma conclusion que les Décisions ne sont pas raisonnables et que le dossier de M. El Harim doit être retourné à l’ARC pour un nouvel examen, je ne considère pas l’admissibilité de ces nouvelles preuves. M. El Harim aura l’occasion de déposer ses preuves supplémentaires abordant tous les critères d’admissibilité aux prestations en cause lors du processus de nouvel examen.

III. Conclusion

[33] Pour l’ensemble de ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de M. El Harim est accueillie.

[34] Compte tenu de l’ensemble des circonstances, M. El Harim a droit de recevoir des dépens comme partie gagnante, et la somme de 500 $ est raisonnable et justifiée.

 


JUGEMENT AU DOSSIER T-2592-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur, M. El Harim, est accueillie.

  2. Le dossier de M. El Harim relativement à ses demandes de PCU, de PCRE et de PCTCC est retourné à l’ARC pour qu’il soit considéré à nouveau par un nouvel agent.

  3. Les dépens, d’un montant total de 500 $, sont octroyés à M. El Harim.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2592-22

 

INTITULÉ :

MOHSINE EL HARIM c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 septembre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 DÉCEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Felix Desbiens Gravel

 

Pour M. El Harim

 

Me Christophe Tassé-Breault

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ravinsky Ryan Lemoine, s.e.n.c.r.l.

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

 

Pour M. El Harim

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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