Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231201


Dossier : IMM-1801-23

Référence : 2023 CF 1617

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario) le 1er décembre 2023

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

VIEN HONG NGUYEN

PHI HUNG NGUYEN

NGOC HONG ANH NGUYEN

HOANG TRUNG ANH NGUYEN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [LC 2001, c 27] d’une décision [la décision] rendue le 15 décembre 2022 par un agent d’immigration [l’agent] qui a rejeté la demande de permis de travail de Vien Hong Nguyen [la DP], ainsi que les demandes de visa des membres de sa famille [les demandeurs].

[2] L’agent a rejeté la demande de la DP parce qu’il n’a pas été convaincu que le salaire avancé par la DP, ainsi que ses biens et sa situation financière, était suffisant pour subvenir à ses besoins et à ceux des membres de la famille qui l’accompagnaient pendant son séjour au Canada.

[3] Il est indiqué, au para 99 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], qu’une décision raisonnable est une décision qui présente les caractéristiques que sont la justification, la transparence et l’intelligibilité, et qui est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques qui s’appliquent.

[4] Après examen du dossier soumis à la Cour, notamment les observations que les parties ont présentées par écrit et de vive voix, ainsi que du droit applicable, il paraît que les demandeurs se sont acquittés de leur fardeau et ont démontré que la décision de l’agent était déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I. Faits

[5] La DP est une cheffe cuisinière vietnamienne de 42 ans qui a présenté une demande de permis de travail en octobre 2020 afin de travailler comme cuisinière dans un restaurant à Fort McMurray. Elle a demandé à être accompagnée de son mari et de leurs deux enfants. Son mari a présenté une demande de permis de travail ouvert et les deux enfants ont présenté une demande de permis d’études.

[6] L’emploi à Fort McMurray était rémunéré à 17,50 dollars l’heure et le restaurant a accepté de prendre en charge les frais de transport aller-retour de la DP. Le 26 avril 2022, le restaurant a obtenu une étude d’impact sur le marché du travail [EIMT] positive.

[7] Selon son curriculum vitae, la DP travaillait comme sous-cheffe cuisinière et cheffe cuisinière depuis 2010 à la [traduction] « cantine de l’hôpital ophtalmologique ». Son salaire actuel au Vietnam est d’environ 400 dollars canadiens par mois.

[8] Le 15 décembre 2022, les demandes de permis de la DP et de sa famille ont été rejetées. Le contenu de la lettre de rejet de la demande de la DP est le suivant :

[traduction]

Je ne suis pas convaincu que vous quitterez le Canada à la fin de votre séjour comme l’exige l’alinéa 200(1)b) du RIPR (https://laws.justice.gc.ca/fra/reglements/DORS-2002-227/section-200.html). Je rejette votre demande parce que vous n’avez pas établi que vous quitterez le Canada, en me fondant sur les facteurs suivants :

La rémunération (sous forme d’argent ou autrement) indiquée dans votre offre d’emploi ainsi que vos biens et votre situation financière sont insuffisants pour vous permettre d’atteindre le but déclaré de votre voyage (et celui des membres de votre famille qui vous accompagnent, le cas échéant).

Le but de votre visite au Canada ne correspond pas à un séjour temporaire compte tenu des renseignements que vous avez fournis dans votre demande.

[9] Les remarques consignées par l’agent dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC] fournissent une description plus détaillée des motifs du rejet de la demande de permis de travail de la DP. L’agent a écrit ceci :

[traduction]

[...] La DP a fourni une lettre rédigée par elle-même indiquant qu’elle travaille dans une cantine depuis 2010 et qu’elle touche une rémunération de 7 millions par mois (environ 403 dollars canadiens par mois). La preuve de fonds et de situation financière dans le pays de résidence est insuffisante. Je fais également remarquer que le timbre correspondant à l’emploi à la cantine ne porte pas le code fiscal habituel. Aucune preuve solide d’emploi n’a été fournie. La rémunération (sous forme d’argent ou autrement) indiquée dans l’offre d’emploi de la demanderesse, ainsi que ses actifs et sa situation financière, est insuffisante pour permettre à la demanderesse et aux membres de sa famille qui l’accompagnent d’atteindre l’objectif déclaré du séjour.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[10] Dans la présente affaire, les questions en litige sont les suivantes :

  1. Y a-t-il eu violation de l’équité procédurale?

  2. La décision de l’agent est-elle déraisonnable?

[11] Quant aux questions d’équité procédurale, la cour de révision doit être convaincue de l’équité de la procédure au regard des circonstances (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 215 au para 6; Do c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 927 au para 4; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée]). Dans Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée, la Cour d’appel fédérale a indiqué que l’exercice consistant à « caser la question de l’équité procédurale dans une analyse relative à la norme de contrôle applicable » est non rentable (para 55). La Cour doit plutôt se demander si la partie a eu le droit d’être entendue et la possibilité de connaître les arguments avancés contre elle, et si « l’équité procédurale n’est pas sacrifiée sur l’autel de la déférence » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée au para 56).

[12] La norme de contrôle applicable aux décisions relatives aux permis de travail est celle de la décision raisonnable (Vavilov au para 23; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1645 au para 13; Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1741 au para 15). La décision raisonnable est la décision qui est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit s’assurer que la décision est justifiable, intelligible et transparente (Vavilov au para 95). Les décisions justifiables et transparentes tiennent compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties (Vavilov au para 127).

[13] Pour qu’une décision soit infirmée, la cour de révision doit établir que la lacune ou la déficience constitue un élément central de la décision (Vavilov au para 100). Parmi les exemples de caractère déraisonnable, mentionnons le manque de logique interne du raisonnement et les décisions indéfendables à la lumière des contraintes factuelles et juridiques pertinentes (Vavilov au para 101).

III. Analyse

[14] Les demandeurs affirment que la décision est déraisonnable et inéquitable sur le plan de la procédure. Ils contestent principalement l’analyse de la preuve faite par l’agent et l’absence de possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent en ce qui a trait à la crédibilité.

A. La décision est inéquitable sur le plan de la procédure

[15] Pour ce qui est de la question de l’équité procédurale, les demandeurs soutiennent que l’agent avait des doutes quant à la crédibilité de l’emploi de la DP au Vietnam. Selon eux, ces préoccupations concernant la crédibilité ont fait naître l’obligation pour l’agent de donner à la DP l’occasion de répondre à ces préoccupations (les demandeurs invoquent Al Aridi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 381 au para 20, et Hassani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CF), 2006 CF 1283 au para 24 [Hassani]).

[16] Le défendeur soutient que la conclusion de l’agent ne porte pas sur la crédibilité, laquelle exigerait que l’agent offre la possibilité de répondre, mais qu’il s’agit plutôt de la question du caractère suffisant de la preuve. Dans de tels cas, l’équité procédurale ne dicte pas que l’agent accorde un droit de réponse ou qu’il étoffe une demande incomplète, car le demandeur est réputé connaître le contenu – et vraisemblablement les faiblesses – de sa demande (Roopchan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1342 au para 28; Hamza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 264; Kuhathasan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 457; Noulengbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1116 au para 10; Hakimi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 657).

[17] Dans Haghshenas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 464 au para 16 [Haghshenas], la Cour a indiqué que le degré d’équité procédurale à respecter dans les demandes de permis de travail est peu élevé (citant Sulce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1132 au para 10 [Sulce]). Les agents n’ont pas l’obligation de [traduction] « fournir une note courante, ni de donner un préavis que la décision sera négative » aux demandeurs (Haghshenas, au para 21). Toutefois, lorsqu’un agent a des réserves « sur la crédibilité, l’exactitude ou l’authenticité des renseignements fournis par le demandeur, la Cour a jugé que l’agent a l’obligation de demander des renseignements complémentaires » (Sulce au para 11, citant Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 115 au para 25; Hassani au para 24; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 691 aux para 9 à 12).

[18] Dans Ansari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 849, le juge Kane a confirmé que « lorsque des doutes portant sur la crédibilité sont soulevés, il pourrait y avoir – et il y a souvent – une obligation d’informer le demandeur de ces doutes de façon à ce que le demandeur soit en mesure de fournir une explication ou d’autres documents » (para 19). Dans le même ordre d’idées, dans Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 au para 10, le juge Diner a écrit ceci :

[10] Je conviens avec M. Patel que l’agent l’a privé de son droit à l’équité procédurale en ne menant pas d’entrevue et en ne lui donnant pas la possibilité de répondre aux préoccupations soulevées quant à l’authenticité de sa demande. Même si je reconnais que le degré d’équité procédurale auquel ont droit les demandeurs de visa et de permis d’études se situe à l’extrémité inférieure du spectre (voir, p. ex., Al Aridi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 381, au par 20 [Al Aridi]), j’estime que les préoccupations soulevées au sujet de la crédibilité doivent être communiquées au demandeur, à tout le moins par écrit. D’un point de vue pratique, cela signifie que les agents des visas ne sont pas tenus d’informer les demandeurs des réserves qu’ils ont quant au caractère suffisant de la preuve ou des documents à l’appui. Mais la situation est différente lorsque l’agent conteste l’authenticité des documents ou la crédibilité du demandeur (Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283, au par 24).

[19] En l’espèce, les remarques de l’agent révèlent qu’il avait des réserves concernant les antécédents professionnels de la DP : [traduction] « La DP a fourni une lettre rédigée par elle-même indiquant qu’elle travaille dans une cantine depuis 2010 et qu’elle touche une rémunération de 7 millions par mois (environ 403 dollars canadiens par mois). La preuve de fonds et de situation financière dans le pays de résidence est insuffisante. Je fais également remarquer que le timbre de la cantine ne porte pas le code fiscal habituel. Aucune preuve solide d’emploi n’a été fournie. »

[20] Selon moi, la décision de l’agent semble être fondée sur son analyse de la crédibilité des antécédents professionnels de la DP. L’agent remet donc en question l’intégrité des preuves, et pas seulement leur caractère suffisant. Ainsi, l’agent avait le devoir de donner à la DP la possibilité de répondre afin de le convaincre sur ce point, ou de demander des documents supplémentaires. Le droit de la DP à l’équité procédurale n’ayant pas été respecté, l’affaire doit être renvoyée à un nouvel agent en vue d’une nouvelle décision.

B. La décision est déraisonnable

[21] En ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision, les demandeurs soutiennent que l’EIMT positive et le salaire de 17,50 dollars de l’heure offert pour un emploi de cuisinière à Fort McMurray permettaient de répondre à l’exigence dominante et d’atteindre le salaire médian. Les demandeurs soutiennent qu’en ne tenant pas compte de l’EIMT et en concluant que le salaire de la DP ne serait pas suffisant pour lui permettre de se rendre au Canada et de subvenir aux besoins de sa famille, l’agent a rendu une décision déraisonnable. Les demandeurs soutiennent également que l’agent n’a pas tenu compte des autres preuves au dossier concernant les comptes bancaires et les biens immobiliers de la DP, en déterminant que la DP n’avait pas apporté [traduction] « la preuve [de] fonds et [d’une] situation financière suffisants et que ses actifs et sa situation financière ne sont pas suffisants pour atteindre l’objectif déclaré du séjour ».

[22] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas fourni de motifs cohérents concernant sa conviction que la DP et sa famille ne quitteraient pas le Canada à la fin de la période de deux ans prévue au permis de travail. Les demandeurs soutiennent que lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, il n’est pas possible de comprendre le raisonnement du décideur sur un point central, ce qui rend la décision déraisonnable (citant Vavilov au para 103). L’agent n’a pas tenu compte du dossier de preuve dont il disposait et n’a pas expliqué sa décision en fonction de cette preuve, ce qui démontre encore une fois que la décision était déraisonnable (citant Khir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 160 aux para 40, 49 [Khir]).

[23] Je partage l’avis des demandeurs.

[24] Quant à la question de l’emploi et du salaire horaire offert, une EIMT avait été approuvée et le salaire proposé avait déjà été analysé et jugé conforme au taux de salaire en vigueur pour la profession à Fort McMurray. L’agent pouvait certes ne pas être d’accord avec cette analyse ou estimer que ce salaire était néanmoins insuffisant pour permettre à la DP de subvenir aux besoins de sa famille, ou que la DP n’était pas qualifiée pour d’autres raisons, mais il devait expliquer pourquoi (voir par exemple Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 80 au para 16). En l’espèce, les motifs de l’agent ne contiennent aucune explication.

[25] En ce qui concerne les actifs financiers de la DP, celle-ci a inclus dans sa demande la preuve de l’existence de deux comptes bancaires attestant de ses actifs. Elle a également joint les titres de propriété des biens qu’elle possédait conjointement avec son mari. Le mari de la DP a également présenté une demande de permis de travail et aurait eu la possibilité de gagner un revenu à son arrivée au Canada. L’agent n’a pas tenu compte de ces facteurs dans ses motifs.

[26] L’agent n’a donc pas fourni de motifs relatifs aux actifs, aux comptes bancaires ou à la situation financière de la DP, ni aux répercussions de ses conclusions sur ces questions de preuve sur sa décision définitive. Le fait pour un agent de ne pas tenir compte de preuves contraires peut être un indicateur de décision déraisonnable, comme c’est le cas en l’espèce pour la situation financière de la DP (Khir au para 40, citant Vavilov au para 126; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 au para 15).

[27] Par conséquent, la décision « ne satisfait pas aux critères de justification, d’intelligibilité et de transparence dans la mesure nécessaire pour éviter l’intervention de la Cour » et est un « exemple de décision administrative où les motifs ne font pas état d’une analyse rationnelle permettant à la Cour de relier les points ou d’être convaincue que le raisonnement “se tient” » (Seyedsalehi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1250 aux para 6, 11; voir aussi Donnellan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 227 aux para 2, 3, 7, 8).

IV. Conclusion

[28] La décision de l’agent est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent en vue d’une nouvelle décision.

[29] Les parties ne soulèvent pas de question à certifier et je conviens qu’il n’y en a pas en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1801-23

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1801-23

INTITULÉ :

VIEN HONG NGUYEN, PHI HUNG NGUYEN, NGOC HONG ANH NGUYEN, HOANG TRUNG ANH NGUYEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 NOVEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER DÉCEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Robert Leong

POUR LES DEMANDEURS

Richard Li

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Patriam Immigration Law

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.