Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231130


Dossier : T-1686-21

Référence : 2023 CF 1605

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 30 novembre 2023

En présence de madame la juge Turley

ENTRE :

CHRISTOPHER JOHNSON

demandeur

et

ASSOCIATION CANADIENNE DE TENNIS, MILOS RAONIC, GENIE BOUCHARD, DENIS SHAPOVALOV et FÉLIX AUGER‑ALIASSIME

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Dans une décision du 26 octobre 2023, la juge adjointe Coughlan a rejeté la requête présentée par le demandeur en vertu de l’alinéa 97b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant au représentant de l’Association canadienne de tennis [Tennis Canada], le président Michael Downey, ainsi qu’à Félix Auger‑Aliassime [les deux défendeurs] de répondre aux questions découlant des réponses qu’ils avaient données à l’interrogatoire préalable. Le demandeur, qui n’est pas représenté par un avocat, porte cette décision en appel au titre de l’article 51 des Règles.

[2] La requête en appel du demandeur est sans fondement. Ce dernier s’en tient à affirmer que la juge adjointe a fait preuve de partialité, sans démontrer qu’elle a commis une erreur dans la décision faisant l’objet de l’appel. Pour les motifs qui suivent, la requête du demandeur sera rejetée et ce dernier devra verser sans délai aux deux défendeurs des dépens totalisant 4 000 $.

II. Contexte

[3] Dans l’action principale, le demandeur, qui est photographe et journaliste, allègue que les défendeurs ont violé ses droits d’auteur sur ses photos.

[4] La juge adjointe Coughlan est responsable de la gestion de l’instance depuis le 30 mai 2022. Comme l’a fait remarquer le juge Régimbald, en date du 5 avril 2023, il y avait eu plus de dix (10) ordonnances, douze (12) directives et de nombreuses conférences de gestion de l’instance : Johnson c Association canadienne de tennis, 2023 CF 483 au para 3 [Johnson 2023]. Depuis que le juge Régimbald a rendu sa décision, trois (3) ordonnances, six (6) directives et une (1) conférence de gestion de l’instance se sont ajoutées. De plus, c’est la troisième fois en l’espèce que le demandeur interjette appel d’une ordonnance de la juge adjointe Coughlan.

A. Interrogatoire écrit

[5] Le demandeur a choisi de procéder à l’interrogatoire préalable des deux défendeurs par écrit. Les deux défendeurs ont présenté une requête en vue de faire radier ou reformuler bon nombre des questions du demandeur.

[6] Dans ses ordonnances du 25 août 2022, la juge adjointe Coughlan a radié un grand nombre des questions énoncées par le demandeur et a donné aux deux défendeurs trente (30) jours pour répondre aux questions restantes. Les deux défendeurs ont répondu par écrit le 23 septembre 2022. Le demandeur n’a pas interjeté appel des ordonnances du 25 août 2022.

[7] Par voie de requête, le demandeur a demandé l’autorisation de procéder à l’interrogatoire oral des deux défendeurs. La juge adjointe Coughlan a rejeté la requête. Le demandeur a porté l’ordonnance de la juge adjointe en appel. Dans sa décision rejetant l’appel du demandeur, le juge Régimbald a fait remarquer que, si le demandeur avait des questions pertinentes découlant des réponses données par les deux défendeurs à l’interrogatoire écrit, il devait présenter une requête sur le fondement de l’alinéa 97b) des Règles en vue d’obtenir une ordonnance obligeant les défendeurs « à répondre à des questions auxquelles ils se sont indûment opposés et à répondre à toute question pertinente découlant de leurs réponses » : Johnson 2023, au para 35.

B. Requête du demandeur fondée sur l’alinéa 97b) des Règles

[8] La juge adjointe Coughlan a autorisé le demandeur à présenter une requête en vue d’obtenir une ordonnance enjoignant aux deux défendeurs de répondre aux questions découlant des réponses qu’ils avaient données à l’interrogatoire préalable. Elle a expressément enjoint au demandeur de préciser les questions pour lesquelles des réponses supplémentaires étaient sollicitées, ainsi que le fondement de la réparation : ordonnance du 28 juin 2023, au para 2. De plus, la juge adjointe a mis le demandeur en garde au sujet de la portée des questions de suivi, plus précisément du fait qu’il [traduction] « n’avait pas l’autorisation de procéder à un nouvel interrogatoire complet ». Le demandeur a également été averti que, si sa requête était [traduction] « abusive et ne respectait pas les avertissements donnés, elle serait rejetée et il serait condamné à verser des dépens importants » : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 15.

[9] Le dossier de requête du demandeur comptait 187 pages, dont environ 64 pages de questions. Il a proposé environ 140 questions de suivi pour le président de Tennis Canada, Michael Downey, et environ 124 questions de suivi pour le défendeur Félix Auger‑Aliassime.

[10] La juge adjointe Coughlan a rejeté la réponse de 76 pages du demandeur aux observations des deux défendeurs au motif qu’elle avait été déposée après le délai prescrit et n’était pas appropriée : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 18.

[11] En fin de compte, après avoir examiné les questions proposées et les observations des parties, la juge adjointe a rejeté la requête du demandeur au motif qu’il s’agissait essentiellement d’une contestation indirecte inadmissible des ordonnances qui avaient été précédemment rendues et qui n’avaient pas été portées en appel :

[traduction]
[25] Bien que cet exercice se soit avéré chronophage et laborieux, j’ai examiné attentivement les questions proposées par le demandeur. Il ne fait aucun doute que, au moyen de sa requête, le demandeur cherche simplement à redoubler d’efforts pour mener une deuxième série d’interrogatoires préalables des défendeurs. Ce faisant, il fait fi des ordonnances et directives de notre Cour. Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis convaincue que la présente requête ne constitue guère plus qu’une contestation indirecte inadmissible des ordonnances qui ont été précédemment rendues et qui n’ont pas été portées en appel.

[12] La juge adjointe Coughlan a conclu que bon nombre des questions étaient essentiellement les mêmes que celles qu’elle avait radiées dans ses ordonnances du 25 août 2022 (que le demandeur n’a pas portées en appel) ou une nouvelle version de ces questions : ordonnance du 26 octobre 2023, aux para 26‑29.

[13] Qui plus est, la juge adjointe a rejeté la requête du demandeur pour les motifs supplémentaires suivants :

  • i)Malgré l’avertissement de la Cour au sujet de la portée de l’interrogatoire préalable, le demandeur continue de poser des questions fondées sur ses allégations de faux témoignage ou de témoignage contradictoire : ordonnance du 26 octobre 2023, aux para 30‑32, 36.

  • ii)Conformément à l’alinéa 97b) des Règles, le demandeur doit se limiter à poser des questions qui découlent d’une réponse. Cette disposition ne l’autorise pas à procéder à un nouvel interrogatoire préalable. La portée des questions de suivi que le demandeur a proposées excède largement la portée des questions qu’il avait initialement posées : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 33.

  • iii)Bon nombre des questions proposées ne sont pas pertinentes, demandent une conclusion juridique ou sont abusives : ordonnance du 26 octobre 2023, aux para 34‑35.

[14] Dans ses motifs, la juge adjointe Coughlan a renvoyé à plusieurs questions proposées par le demandeur, pour illustrer à quel point elles étaient semblables aux questions radiées, étaient non pertinentes, abusives ou inappropriées et allaient généralement bien au‑delà de la portée de l’alinéa 97b) : ordonnance du 26 octobre 2023, aux para 26‑28, 31‑32, 34‑35.

[15] La juge adjointe a conclu qu’il était justifié d’adjuger, au titre de l’article 400 des Règles, des dépens de 2 000 $, payables sans délai et quelle que soit l’issue de la cause, et ce, pour plusieurs motifs. Plus important encore, elle a précisé qu’il s’agissait de la troisième requête du demandeur concernant la tenue d’autres interrogatoires préalables. Bien qu’il ait été averti qu’une requête abusive pourrait entraîner des dépens importants, le demandeur a proposé des questions de suivi dans un document de 64 pages, lesquelles étaient pour la plupart non pertinentes ou abusives, ou constituaient une nouvelle version des questions précédemment radiées : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 38.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[16] Le demandeur conteste, pour deux motifs, la décision par laquelle la juge adjointe a rejeté sa requête. Premièrement, il allègue que la juge adjointe Coughlan [traduction] « a fait preuve de partialité ». Deuxièmement, il affirme qu’elle « a mal interprété plusieurs faits importants, les a rejetés ou en a fait abstraction » : avis de requête du 4 novembre 2023, au para 4.

[17] La décision rendue à l’égard d’une requête fondée sur l’alinéa 97b) est discrétionnaire : Canada (Procureur général) c Fink, 2017 CAF 87 au para 7. L’ordonnance discrétionnaire d’un juge adjoint est assujettie à la norme de contrôle applicable en appel énoncée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, aux paragraphes 27-28, 65-66, 79, et dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Iris Technologies Inc, 2021 CAF 244, au paragraphe 33 [Iris]. Par conséquent, les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et déterminante, alors que les questions de droit seront assujetties à la norme de la décision correcte : Iris, au para 33.

[18] En l’espèce, le demandeur allègue que la juge adjointe a mal interprété les faits avant de rejeter sa requête. Par conséquent, il lui incombe de démontrer l’existence d’une erreur manifeste et déterminante dans l’ordonnance de la juge adjointe : Johnson c Association canadienne de tennis, 2022 CF 776 au para 23 [Johnson 2022]. Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale, pour ce faire, le demandeur doit satisfaire à un critère élevé – il ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout – il doit faire tomber l’arbre tout entier : Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 au para 61; Canada c South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165 au para 46.

[19] De plus, notre Cour a souligné à maintes reprises qu’il faut faire preuve de déférence envers les juges responsables de la gestion de l’instance, surtout en ce qui concerne les questions qui dépendent des faits : Tétreault c Boisbriand (Ville), 2023 CF 168 au para 25 [Tétreault]; Hughes c Canada (Commission des droits de la personne), 2020 CF 986 au para 67; Première Nation des Da’naxda’xw c Peters, 2020 CF 208 aux para 23, 39; Bard Peripheral Vascular, Inc c WL Gore & Associates, Inc, 2015 CF 1176 au para 42 [Bard].

[20] Les deux défendeurs soulèvent une question préliminaire, à savoir l’admissibilité du nouvel affidavit du demandeur. Ils affirment que l’affidavit ne devrait pas être admis dans le cadre de l’appel, car il ne satisfait pas au critère d’admissibilité des nouveaux éléments de preuve.

IV. Analyse

A. L’affidavit du demandeur est inadmissible

[21] En règle générale, l’appel d’une ordonnance d’un juge adjoint doit être tranché sur le fondement des éléments dont ce dernier disposait : Johnson 2022, au para 31; Canjura c Canada (Procureur général), 2021 CF 1022 au para 12 [Canjura]; Onischuk c Canada (Agence du revenu), 2021 CF 486 au para 9 [Onischuk]. Ce n’est qu’à titre exceptionnel que de nouveaux éléments de preuve peuvent être admissibles, soit dans les cas suivants : i) ils n’auraient pas pu être disponibles auparavant; ii) ils serviront les intérêts de la justice; iii) ils aideront la Cour; iv) ils ne porteront pas sérieusement préjudice à la partie adverse : Canjura, au para 12.

[22] En l’espèce, aucune circonstance exceptionnelle ne permet au demandeur de présenter de nouveaux éléments de preuve. L’affidavit du demandeur vise simplement à ressasser l’historique de la présente instance, et ce dernier répète en grande partie ce qu’il a déjà dit dans l’affidavit et les observations écrites à l’appui de sa requête fondée sur l’alinéa 97b) des Règles. De plus, l’affidavit qu’il a déposé en l’espèce est majoritairement argumentatif et n’énonce pas les faits pertinents, comme l’exige le paragraphe 81(1) des Règles : Atidigah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 221 au para 5; Premières Nations de Rainy River c Bombay, 2022 CF 1434 aux para 36, 54; Abi-Mansour c Canada (Procureur général), 2015 CF 882 aux para 30-31.

[23] En outre, je suis d’accord avec les deux défendeurs pour dire que le demandeur s’en tient à formuler des allégations non fondées contre la juge adjointe et l’avocat des défendeurs et qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de les admettre. Comme je le mentionne plus haut, la seule allégation de partialité qui a été soulevée à bon droit dans le présent appel est la question de savoir si la juge adjointe a fait preuve de partialité en rejetant la requête du demandeur fondée sur l’alinéa 97b) des Règles. Il ne s’agit pas en l’espèce d’un examen complet de la façon dont la juge adjointe s’est comportée jusqu’à maintenant dans le cadre de l’instance. Dans cette optique, l’affidavit du demandeur est en grande partie non pertinent.

[24] Pour ces motifs, je refuse d’admettre l’affidavit du demandeur, souscrit le 4 novembre 2023, comme preuve à l’appui du présent appel.

B. Les allégations de partialité ne sont pas fondées

(1) Le seuil pour réfuter la présomption d’intégrité et d’impartialité des juges est élevé

[25] Les allégations de partialité contre des membres de la magistrature sont très graves et ne doivent pas être formulées à la légère puisqu’elles touchent au fondement même de notre système judiciaire : Firsov c Canada (Procureur général), 2022 CAF 191 au para 57 [Firsov]; Njoroge c Gendarmerie royale du Canada, 2023 CF 1181 au para 15 [Njoroge]; Tétreault, au para 28; Ernst c Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2021 CF 16 au para 50 [Ernst].

[26] Comme l’a conclu la Cour suprême du Canada, la présomption d’intégrité et d’impartialité des juges est forte et n’est pas facilement réfutable : Cojocaru c British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30 au para 22.

[27] Le fardeau d’établir la partialité incombe à la personne qui l’allègue, et le seuil est élevé : Njoroge, au para 12; Tétreault, au para 33. Le demandeur doit démontrer qu’une « personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique », croirait « que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste » : Firsov, au para 56, citant Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25 aux para 20-21, 26.

[28] Par conséquent, il incombe au demandeur de présenter des éléments de preuve crédibles, convaincants et solides pour satisfaire au seuil élevé : Patel c Canada (Procureur général), 2023 CF 922 au para 83 [Patel]; Tétreault, au para 32. Comme l’a judicieusement dit le juge Brown, l’allégation de partialité « ne peut reposer sur de simples soupçons, des conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d’un demandeur » : Ernst, au para 50.

(2) Le demandeur n’a pas démontré la partialité

[29] En l’espèce, le demandeur allègue que la juge adjointe a fait preuve de partialité lorsqu’elle a rejeté sa requête, affirmant qu’une [traduction] « Cour impartiale aurait accueilli sa requête » : avis de requête, au para 3. Il convient de répéter que le présent appel n’est pas un examen intégral de la façon dont la juge adjointe a mené l’instance jusqu’à maintenant à titre de juge responsable de la gestion de l’instance.

[30] Toutefois, la majorité des arguments figurant dans les observations écrites du demandeur sous le titre [traduction] « Partialité et traitement inéquitable » porte sur la façon dont la juge adjointe a mené l’instance en général. Plus précisément, le demandeur renvoie à des ordonnances précédentes et à des conférences de gestion de l’instance et allègue que la juge adjointe n’était pas impartiale et qu’elle n’a pas traité les parties équitablement : observations écrites du demandeur, aux para 26-27(a)-(l), (n). Étant donné la portée restreinte de l’appel dont je suis saisie, je ne tiens pas compte des observations du demandeur concernant la partialité en général, mais seulement de celles qui portent sur la décision de la juge adjointe concernant la requête fondée sur l’alinéa 97b) des Règles.

[31] Dans ses observations écrites, le demandeur fait valoir deux principaux motifs à l’appui de ses allégations de partialité en l’espèce. Premièrement, il affirme que la juge adjointe a étudié et enseigné à la même faculté de droit que l’avocat des deux défendeurs : observations écrites du demandeur, au para 27. Deuxièmement, le demandeur affirme qu’il est [traduction] « inéquitable et injuste » que la juge adjointe n’ait pas accepté ses observations en réponse dans le cadre de sa requête : observations écrites du demandeur, au para 27(m). Le demandeur n’a pas satisfait au seuil élevé nécessaire pour réfuter la présomption d’intégrité et d’impartialité des juges pour l’un ou l’autre des motifs.

a) Le fait d’avoir fréquenté la même faculté de droit ne démontre pas qu’il y a partialité

[32] Le demandeur n’a présenté aucune preuve pour appuyer ses allégations de partialité fondées sur le fait que la juge adjointe a elle aussi étudié à la faculté de droit de l’Université de l’Alberta : observations écrites du demandeur, au para 39. À première vue, cette allégation est entièrement dénuée de fondement.

[33] Le fait qu’un juge ait fréquenté la même faculté de droit que l’avocat de l’une des parties ne permet pas de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que « le juge avait effectivement un parti pris ou qu’une personne sensée, raisonnable et bien renseignée conclurait que le juge n’a pas tranché l’affaire de façon impartiale » : Patel, au para 83. En effet, si fréquenter la même faculté de droit était suffisant pour justifier une conclusion de partialité, les juges seraient régulièrement considérés comme inhabiles à siéger.

[34] Je suis convaincue qu’une personne raisonnablement bien renseignée, qui étudierait la question de façon réaliste, ne conclurait pas que l’impartialité de la juge adjointe a été compromise par le fait qu’elle aurait fréquenté la même faculté de droit que l’avocat des deux défendeurs.

b) Les allégations de partialité fondées sur le fait que le demandeur rejette la décision de la juge adjointe

[35] La jurisprudence établit clairement que le fait qu’un juge rende une décision défavorable à une partie ne signifie pas, en soi, qu’il a fait preuve de partialité : Njoroge, au para 15; Tétreault, au para 34; Onischuk, au para 43. Les allégations du demandeur quant à la partialité dont la juge adjointe aurait fait preuve sont essentiellement fondées sur le fait qu’il n’accepte pas les conclusions de cette dernière.

[36] Par exemple, le demandeur affirme que la juge adjointe [traduction] « a fait preuve de partialité et d’hostilité envers [lui] en affirmant que la requête “ne constitue guère plus qu’une contestation indirecte inadmissible des ordonnances qui ont été précédemment rendues et qui n’ont pas été portées en appel” » : observations écrites du demandeur, à la p 40. Je ne suis pas de cet avis. Comme je l’explique plus loin, la décision de la juge adjointe de rejeter la requête du demandeur n’est entachée d’aucune erreur manifeste et déterminante.

[37] De même, le demandeur allègue que la juge adjointe a fait preuve de partialité parce qu’elle a rejeté ses observations en réponse : observations écrites du demandeur, au para 27(m). Toutefois, la juge adjointe a refusé à bon droit d’admettre la réponse de 76 pages déposée tardivement, dans laquelle le demandeur avait [traduction] « tenté de reformuler les questions exposées sur 64 pages dans le dossier de requête » : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 18. Qui plus est, comme la juge adjointe l’a indiqué dans sa directive du 17 août 2023, [traduction] « le demandeur, en déposant sa réponse, cherche de manière inadmissible à ajouter deux documents supplémentaires. Il semble que ces documents soient une tentative du demandeur pour réexposer ou plaider de nouveau sa requête fondée sur l’article 97 des Règles à laquelle les défendeurs ont déjà répondu. »

[38] Conformément au paragraphe 369(3) des Règles, le demandeur doit déposer toute observation écrite en réponse dans les quatre (4) jours après avoir reçu signification du dossier du défendeur. De plus, il n’est pas permis de présenter de nouveaux éléments de preuve et de nouveaux arguments en réponse. En fait, une réponse appropriée « se limite aux questions que la partie n’a pas eu la possibilité de discuter ou qui n’auraient raisonnablement pas pu être prévues » : Deegan c Canada (Procureur général), 2019 CF 960 au para 121.

[39] Le juge Grammond a récemment affirmé que « [l]es juges chargés de la gestion de l’instance ne font pas preuve de partialité simplement parce qu’ils s’acquittent de leur tâche de gérer l’instance de manière équitable et efficiente ou qu’ils exigent le respect des Règles des Cours fédérales » : Onischuk, au para 44. C’est exactement ce qui s’est produit en l’espèce. La juge adjointe a refusé que la réponse soit acceptée pour dépôt, car celle‑ci ne constituait pas une réponse appropriée. De plus, elle a rejeté la requête du demandeur parce que les questions de suivi qu’il proposait étaient [traduction] « généralement non pertinentes, abusives ou inappropriées » et allaient « bien au‑delà de la portée de l’alinéa 97b) des Règles » : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 35.

C. La juge adjointe n’a commis aucune erreur manifeste et déterminante

[40] Pour les motifs qui suivent, j’estime que le demandeur n’a pas établi que la décision de la juge adjointe Coughlan de rejeter sa requête fondée sur l’alinéa 97b) des Règles était entachée d’une erreur manifeste et déterminante. Comme je le mentionne plus haut, il faut faire preuve d’une grande déférence envers les juges responsables de la gestion de l’instance qui statuent sur les requêtes interlocutoires, étant donné leur familiarité avec l’historique, les faits et la complexité de l’affaire. En particulier, ils sont les mieux placés « pour diriger et contrôler le processus de l’interrogatoire préalable » : Bard, au para 42.

[41] En l’espèce, la juge adjointe a conclu que les quelque 245 questions de suivi proposées étaient non pertinentes, abusives ou inappropriées dans le cadre d’un interrogatoire préalable. Étant donné le grand nombre de questions proposées, l’approche de la juge adjointe était entièrement raisonnable : Bard, au para 41. Après avoir examiné les questions, elle en a parlé de façon globale, mais a également donné des exemples concrets de questions qu’elle considérait comme inappropriées.

(1) Contestation indirecte inadmissible

[42] La juge adjointe a rejeté la requête du demandeur principalement parce que celle-ci [traduction] « ne constitu[ait] guère plus qu’une contestation indirecte inadmissible des ordonnances qui ont été précédemment rendues et qui n’ont pas été portées en appel » : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 25. Dans ses motifs, la juge adjointe Coughlan donne de nombreux exemples pour démontrer que les questions proposées sont essentiellement les mêmes que celles qu’elle avait radiées dans ses ordonnances du 25 août 2022 ou une nouvelle version de ces questions : ordonnance du 26 octobre 2023, aux para 26‑29.

[43] La contestation indirecte est « une tentative inadmissible d’annulation de la décision résultant d’une autre instance hors des voies de recours appropriées » : Mancuso c Canada (Santé Nationale et Bien-être Social), 2015 CAF 227 au para 39 [Mancuso]. Le demandeur n’a pas porté les ordonnances du 25 août 2022 en appel et ne peut maintenant chercher à poser les mêmes questions qui ont été précédemment radiées parce qu’elles n’étaient pas appropriées dans le cadre d’un interrogatoire préalable, ou à poser des questions similaires. Si tel était le cas, le demandeur se trouverait à contourner les ordonnances antérieures de la juge adjointe : Boily c Canada, 2019 CF 323 au para 45.

[44] Selon moi, la tentative du demandeur de poser des questions similaires ne constitue pas seulement une contestation indirecte inadmissible des ordonnances antérieures de la juge adjointe, mais également un abus de procédure en ce qu’elle équivaut à une tentative de débattre à nouveau de questions qui ont déjà été tranchées : Onischuk, au para 33. Les deux doctrines – la contestation indirecte et l’abus de procédure – sont connexes, mais distinctes : Mancuso, au para 39. En l’espèce, les deux doctrines s’appliquent dans la mesure où les questions de suivi proposées constituent simplement une nouvelle version de questions précédemment radiées par la Cour.

(2) Les questions de suivi vont au‑delà de la portée admissible

[45] En plus de la contestation indirecte, la juge adjointe a conclu que bon nombre des questions proposées allaient au‑delà de la portée admissible de l’interrogatoire préalable. Dans le cadre d’un appel précédent interjeté par le demandeur, le juge Régimbald a indiqué clairement que « le fait que M. Johnson croit que les défendeurs n’ont pas répondu de façon sincère et ont fourni des déclarations incohérentes n’est pas un motif justifiant la tenue d’un interrogatoire préalable oral » : Johnson 2023, au para 32.

[46] Toutefois, comme l’a conclu la juge adjointe Coughlan, le demandeur cherche toujours à poser aux deux défendeurs [traduction] « une multitude de questions supplémentaires fondées sur son affirmation selon laquelle les réponses précédentes sont fausses ou contradictoires » : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 31. En effet, le demandeur reconnaît que c’est exactement ce qu’il fait : [traduction] « Je leur demande respectueusement de préciser leurs prétentions vagues ou contradictoires » : observations écrites du demandeur, au para 32(b). Toutefois, comme l’a expliqué le juge Régimbald, ce genre de question n’est pas approprié dans le cadre d’un interrogatoire préalable et constitue plutôt une preuve sur laquelle le demandeur peut se fonder pour miner la crédibilité des défendeurs au procès : Johnson 2023, au para 32.

[47] La juge adjointe a également conclu que, dans l’ensemble, les questions proposées par le demandeur allaient bien au‑delà de la portée admissible des questions de suivi et équivalaient à un [traduction] « nouvel interrogatoire complet » : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 33. En fait, la portée des questions de suivi proposées excède celle des questions initiales posées lors de l’interrogatoire préalable. Dans sa requête, le demandeur a proposé environ 140 questions de suivi pour le président de Tennis Canada, Michael Downey, et environ 124 questions de suivi pour le défendeur Félix Auger‑Aliassime.

[48] Enfin, la juge adjointe Coughlan a conclu que bon nombre des questions proposées [traduction] « ne sont pas pertinentes, demandent une conclusion juridique ou sont abusives ». Elle donne 15 exemples de questions de ce genre dans ses motifs : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 34. Pour décider du bien-fondé d’une question posée au cours de l’interrogatoire préalable, il « faut faire preuve de jugement en tenant compte du contexte ». Les mieux placés pour procéder à cet exercice sont les juges adjoints agissant en tant que responsables de la gestion de l’instance : Bard, au para 42.

[49] Je suis consciente du fait que le demandeur n’est pas représenté par un avocat et qu’il n’est pas formé en droit; cela dit, il a une mauvaise compréhension du processus d’interrogatoire préalable. Contrairement à ce qu’il affirme, le fait de commencer simplement une phrase par « êtes-vous d’accord » ou de poser une question qui nécessite de répondre par « oui » ou « non » n’établit pas que la question est pertinente ou appropriée : observations écrites du demandeur, aux para 6, 32(a), 42.

[50] Compte tenu de ce qui précède, je ne saurais conclure que la décision de la juge adjointe Coughlan de rejeter la requête que le demandeur a présentée en vue d’être autorisé à poser d’autres questions découlant des réponses données par les deux défendeurs lors de l’interrogatoire préalable est entachée d’une erreur manifeste et déterminante.

D. Les dépens sont justifiés

[51] J’exerce le pouvoir discrétionnaire que me confèrent les articles 400 et 401 des Règles d’adjuger des dépens contre le demandeur pour deux motifs principaux. Premièrement, et surtout, les dépens sont justifiés étant donné les allégations non fondées de partialité et de manquement formulées contre la juge adjointe Coughlan. Bien que je me garde de répéter ces allégations dans les présents motifs, le ton offensant et la nature irrespectueuse des observations du demandeur concernant la conduite de la juge adjointe à titre de juge responsable de la gestion de l’instance méritent une sanction par la Cour.

[52] La jurisprudence établit clairement que les allégations de partialité non justifiées ne seront pas tolérées. Les allégations de partialité remettent en question non seulement l’intégrité personnelle du juge, mais aussi l’intégrité de l’administration de la justice tout entière : Rodney Brass c Papequash, 2019 CAF 245 au para 17; Coombs c Canada (Procureur général), 2014 CAF 222 au para 14; Njoroge, au para 18; Tétreault, au para 28.

[53] De plus, la Cour avertit le demandeur que, s’il continue de formuler des allégations sans fondement, il pourrait s’exposer à de graves conséquences. Dans l’arrêt Abi-Mansour c Canada (Procureur général), 2014 CAF 272, la Cour d’appel fédérale a affirmé ce qui suit :

[15] À l’avenir, M. Abi‑Mansour devrait savoir que des allégations de partialité non fondées l’exposent au rejet de sa demande au motif qu’elles constituent un abus de procédure, soit à la demande de la partie adverse, soit du propre chef de la Cour. Il devrait agir en conséquence.

[54] De plus, le demandeur a formulé de graves allégations de mauvaise foi et de mauvaise conduite contre l’avocat des deux défendeurs en l’espèce. Il convient de souligner que la juge adjointe Coughlan a maintes fois prévenu le demandeur au sujet de ses allégations de mauvaise conduite et de manquement contre les parties, les avocats et la Cour : ordonnance du 11 janvier 2023, aux para 10‑11, 24; ordonnance du 8 novembre 2023, aux para 22‑23. Plus récemment, dans son ordonnance du 8 novembre 2023, la juge adjointe a fait remarquer que le [traduction] « comportement [du demandeur] demeurait inchangé » : ordonnance du 8 novembre 2023, au para 22.

[55] Deuxièmement, je conviens avec l’avocat des deux défendeurs qu’il est justifié d’adjuger des dépens élevés puisque l’appel est [traduction] « frivole, vexatoire et inutile » : observations écrites des défendeurs, au para 15(a). Qui plus est, comme l’a fait remarquer la juge adjointe dans les motifs de la décision faisant l’objet de l’appel, lorsqu’elle a accordé au demandeur l’autorisation de présenter une requête fondée sur l’alinéa 97b) des Règles, elle l’a prévenu au sujet de la portée admissible des questions de suivi ainsi que des dépens importants qui pourraient être adjugés si sa requête était jugée abusive : ordonnance du 26 octobre 2023, aux para 15, 38.

[56] Toutefois, le demandeur n’a pas tenu compte de l’avertissement de la juge adjointe. Il a cherché à poser environ 245 questions de suivi, dont bon nombre étaient une nouvelle version des questions précédemment radiées par la juge adjointe dans ses ordonnances du 25 août 2022, et des questions qui ne tenaient pas compte des ordonnances de la juge adjointe et des avertissements du juge Régimbald au sujet de l’objectif des questions posées lors de l’interrogatoire préalable : ordonnance du 26 octobre 2023, aux para 25‑33, 36. Je suis d’accord avec la juge adjointe Coughlan pour dire que la [traduction] « Cour ne peut tolérer pareille conduite » : ordonnance du 26 octobre 2023, au para 38.

[57] Compte tenu des circonstances de la présente affaire, j’estime qu’il est convenable et juste de condamner le demandeur à payer des dépens de 4 000 $ sans délai, conformément au paragraphe 401(2) des Règles.


ORDONNANCE dans le dossier T-1686-21

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. L’appel du demandeur visant l’ordonnance du 26 octobre 2023 rendue par la juge adjointe Coughlan est rejeté.

  2. Le demandeur doit verser sans délai à l’Association canadienne de tennis et à Félix Auger‑Aliassime des dépens totalisant 4 000 $.

« Anne M. Turley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh, jurilinguiste

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1686-21

 

INTITULÉ :

CHRISTOPHER JOHNSON c ASSOCIATION CANADIENNE DE TENNIS, MILOS RAONIC, GENIE BOUCHARD, DENIS SHAPOVALOV ET FÉLIX AUGER-ALIASSIME

 

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

ORDONNANCE ET MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LA JUGE TURLEY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 novembre 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Christopher Johnson

 

POUR LE DEMANDEUR

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Blake P. Hafso

 

POUR LES DÉFENDEURS

ASSOCIATION CANADIENNE DE TENNIS ET FÉLIX AUGER-ALIASSIME

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McLennan Ross LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DÉFENDEURS

ASSOCIATION CANADIENNE DE TENNIS ET FÉLIX AUGER-ALIASSIME

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.