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Date : 20231123


Dossier : IMM-10271-22

Référence : 2023 CF 1552

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 novembre 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE:

NASIM KAJBAF ET

ALI BAVARSADIAN ET

SAM BAVARSADIENNE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Nasim Kajbaf a présenté une demande de permis d’études parce qu’elle voulait faire une maîtrise en urbanisme à l’Université Dalhousie. Elle travaille actuellement comme urbaniste et architecte en Iran, où elle a obtenu sa maîtrise en architecture en 2018. Un agent des visas a rejeté la demande de permis d’études de Mme Kajbaf, s’interrogeant sur le fait qu’elle avait besoin d’une maîtrise en planification et notant que son mari, Ali Bavarsadian, et leur fils avaient l’intention de l’accompagner. L’agent des visas a également rejeté la demande de permis de travail de M. Bavarsadian et la demande de visa de visiteur pour leur fils en raison du rejet de la demande de permis d’études de Mme Kajbaf. La famille sollicite maintenant le contrôle judiciaire des décisions par lesquelles l’agent a rejeté ces demandes.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les décisions par lesquelles les demandes ont été rejetées doivent être annulées puisque les motifs invoqués par l’agent des visas pour rejeter les demandes ne sont ni justifiés, ni transparents, ni intelligibles, surtout en ce qui concerne le programme d’études proposé par Mme Kajbaf.

[3] La demande de permis d’études de Mme Kajbaf comprenait un plan d’études. Elle y a décrit son cheminement scolaire et professionnel, notamment l’obtention d’un baccalauréat en architecture en 2008, plusieurs années de travail comme architecte pour la société d’experts‑conseils en ingénierie qui l’emploie toujours et, ultimement, l’obtention d’une maîtrise en architecture en 2018 après avoir suivi des études à temps partiel et avoir donné des cours de niveau universitaire en urbanisme et en design. Elle a décrit comment son intérêt pour l’urbanisme s’était développé au cours de son programme de maîtrise, ce qui l’a amenée à occuper actuellement les fonctions d’urbaniste adjointe et d’architecte.

[4] Dans son plan d’études, Mme Kajbaf a également expliqué pourquoi elle souhaitait obtenir une maîtrise en urbanisme, notant le manque d’urbanistes professionnels en Iran, son intérêt à devenir une professionnelle dans le domaine et ses connaissances lacunaires dans ce domaine. Elle a envisagé de faire sa maîtrise en urbanisme en Iran, mais elle s’est rendu compte que les programmes qui y étaient offerts comportaient certaines failles, ce qui l’a poussée à présenter une demande à l’Université Dalhousie. L’employeur de Mme Kajbaf a écrit une lettre dans laquelle il a indiqué que cette dernière allait faire sa maîtrise en urbanisme pour pouvoir devenir une urbaniste professionnelle. Il a également exprimé sa gratitude envers la demanderesse pour cette décision.

[5] Les motifs invoqués par l’agent des visas pour rejeter la demande de Mme Kajbaf sont énoncés dans une lettre de refus datée du 12 août 2022, accompagnée de notes tirées du Système mondial de gestion des cas [le SMGC] et datées du même jour. La lettre de refus énonce brièvement la conclusion de l’agent selon laquelle il n’était pas convaincu que Mme Kajbaf quitterait le Canada à la fin de son séjour en raison de deux facteurs : i) elle n’avait pas de lien familial important à l’extérieur du Canada; ii) le but de sa visite n’était pas compatible avec un séjour temporaire compte tenu des détails fournis dans sa demande. Comme c’est habituellement le cas, les notes du SMGC fournissent ensuite plus de détails. Les voici :

[traduction]

J’ai examiné la demande. J’ai tenu compte des facteurs suivants dans ma décision. La DP est une ressortissante iranienne de 39 ans. En ce qui concerne le but de la visite, la DP présente une demande d’admission à un programme de maîtrise en urbanisme à l’Université Dalhousie. J’ai examiné le plan d’études. La demanderesse n’a pas soulevé de raisons impérieuses pour me convaincre que ce programme d’études serait avantageux. La DP a indiqué qu’elle avait déjà une maîtrise en architecture. Elle travaille actuellement comme urbaniste adjointe et architecte. Rien dans les études ou les emplois antérieurs de la DP n’indique que le programme envisagé constitue une progression nécessaire dans son cheminement scolaire ou professionnel. En ce qui concerne l’offre d’emploi de la DP, la lettre d’emploi mentionne seulement une promotion après l’obtention du diplôme, mais l’employeur n’a pas expliqué pourquoi un diplôme international était requis, et il n’y a aucune mention des compétences nécessaires pour occuper le nouveau poste. Je ne suis pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de son séjour à titre de résidente temporaire. Je note qu’elle sera accompagnée de son conjoint et de leur enfant à charge. Comme il est prévu que la famille immédiate de la DP l’accompagne au Canada, les liens avec son pays d’origine seront affaiblis puisque la motivation de la demanderesse à retourner dans son pays d’origine diminuera en raison de la présence de sa famille immédiate au Canada. Après avoir apprécié les facteurs en l’espèce, je ne suis pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. Pour les motifs qui précèdent, je rejette la présente demande.

[Non souligné dans l’original.]

[6] Il faut faire preuve de retenue à l’égard des décisions des agents des visas, et la Cour ne modifiera une telle décision que si elle est déraisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17, 23‑25; Zeinali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1539 au para 3. Une décision sera considérée comme raisonnable si elle est transparente, intelligible et justifiée, c’est‑à‑dire si elle est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle : Vavilov, aux para 15, 85, 99‑100.

[7] Dans l’affaire Nesarzadeh, le juge Pentney a récemment examiné les divers principes énoncés dans les nombreuses décisions de la Cour concernant le contrôle judiciaire des décisions relatives aux permis d’études : Nesarzadeh c Canada (Citoyenneté and Immigration), 2023 CF 568 aux para 5‑9. J’adopte sa formulation claire de ces principes, que je reproduis ici sans renvoi à la jurisprudence et à la législation sous‑jacentes :

[traduction]

  • Une décision raisonnable doit expliquer l’issue eu égard au droit et aux faits principaux […].

L’arrêt Vavilov vise à renforcer une « culture de la justification » exigeant que le décideur fournisse une explication logique à l’issue et qu’il tienne compte des observations des parties, mais il exige également que le contexte dans lequel la décision a été rendue soit pris en compte.

  • Les agents des visas doivent traiter un déluge de demandes, et il n’est pas nécessaire que leurs motifs soient longs ou détaillés. Cependant, leurs motifs doivent énoncer les principaux éléments de leur analyse et tenir compte de l’essentiel des observations du demandeur d’asile sur les points les plus pertinents.

  • Il incombe au demandeur de convaincre l’agent qu’il satisfait aux exigences de la loi qui s’applique à l’examen des demandes de visa d’études, notamment qu’il partira à la fin de son séjour autorisé […].

  • Les agents des visas doivent tenir compte des facteurs « d’incitation » et « d’attraction » qui pourraient amener un demandeur à dépasser la durée de son visa et à rester au Canada, ou qui l’encourageraient à retourner dans son pays d’origine […].

[8] J’ai appliqué ces principes et j’en suis venu à la conclusion que la décision de l’agent des visas de rejeter la demande de permis d’études de Mme Kajbaf ne possède pas les caractéristiques propres à une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité.

[9] Il ressort clairement de la lettre de refus et des notes du SMGC que l’agent des visas a fondé sa décision sur deux facteurs : son examen du plan d’études de Mme Kajbaf et le fait qu’elle serait accompagnée au Canada par M. Bavarsadian et leur fils. Pour ce qui est de la première question, l’agent des visas a affirmé que Mme Kajbaf n’avait pas démontré qu’il existait des [traduction] « raisons impérieuses » pour lesquelles les études qu’elle propose seraient avantageuses et qu’elle n’a pas montré que le programme envisagé constituait une [traduction] « progression nécessaire » dans son cheminement scolaire ou professionnel. En ce qui concerne la dernière question, l’agent des visas a estimé que les liens de Mme Kajbaf avec l’Iran et sa motivation à y retourner diminueront en raison de la présence de sa famille immédiate au Canada.

[10] Après avoir examiné la décision de l’agent à la lumière du dossier dont il disposait, et en particulier du plan d’études présenté par Mme Kajbaf, je suis incapable de comprendre les raisons pour lesquelles l’agent des visas a conclu que le programme d’études qu’elle envisageait de suivre laissait supposer qu’elle ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour. Le plan d’études de Mme Kajbaf énonce un certain nombre de raisons pour lesquelles elle considère que le programme d’études qu’elle envisage de suivre serait [traduction] « avantageux », tant en ce qui concerne ses intérêts personnels pour l’urbanisme que son avancement en tant qu’urbaniste professionnelle, un métier qui, selon elle, était en forte demande en Iran et continuerait de l’être. Bien que l’agent des visas ait affirmé que ces raisons n’étaient pas [traduction] « impérieuses », il n’a pas examiné les explications données par Mme Kajbaf concernant les avantages du programme et n’y a pas répondu. En d’autres termes, même si le plan d’études de Mme Kajbaf semble avoir été pris en compte, les motifs de l’agent des visas ne tiennent pas compte de son contenu : Shahrezaei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 499 au para 17; voir aussi Fallahi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 506 aux para 16‑17.

[11] J’ai également des réserves à l’égard du fait que l’agent des visas ait mentionné que le programme ne constituait pas une [traduction] « progression nécessaire » du cheminement scolaire ou professionnel de Mme Kajbaf. Bon nombre de choix scolaires, qu’ils soient faits pour des raisons personnelles ou professionnelles, ne sont pas strictement nécessaires. Mme Kajbaf a expliqué pourquoi elle considérait que le perfectionnement scolaire et professionnel était souhaitable, et il était déraisonnable pour l’agent de conclure qu’elle ne quitterait pas le Canada parce que ce perfectionnement ne constituait pas une [traduction] « progression nécessaire ».

[12] Le ministre cherche à justifier la décision de l’agent des visas en notant que Mme Kajbaf avait déjà obtenu deux diplômes en architecture au cours desquels elle avait suivi des cours en urbanisme, que les motivations qu’elle avait données dans son plan d’études étaient vagues et qu’elle n’avait fourni aucun élément de preuve concernant les lacunes dans le système d’éducation de l’Iran. Cependant, ces observations ne visent pas seulement à expliquer les motifs de l’agent des visas, mais aussi à combler les motifs donnés par l’agent pour justifier son rejet de la demande : Vavilov, aux para 94‑96; Torkestani c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2022 CF 1469 aux para 18‑20. Le ministre soutient également que Mme Kajbaf [traduction] « semble déjà extrêmement bien qualifiée en tant qu’urbaniste professionnelle », un argument qui semble laisser entendre qu’il existe un niveau de qualification pour un urbaniste qui ne peut être amélioré par une formation continue. Cette affirmation n’est pas étayée par la preuve et elle va en réalité à l’encontre du plan d’études de Mme Kajbaf et de l’affirmation de son employeur selon laquelle elle obtiendrait une promotion et passerait de son poste actuel d’urbaniste adjointe à celui d’urbaniste professionnelle après l’obtention de son diplôme.

[13] Par souci d’exhaustivité, je note qu’après le rejet de sa demande, Mme Kajbaf a déposé d’autres observations, y compris une lettre révisée de son employeur dans laquelle il a fourni davantage de détails concernant le nouveau poste et a indiqué quel serait le nouveau salaire de la demanderesse, lequel allait tripler par rapport à son salaire précédent. Je conviens avec le ministre que, bien que cette lettre ait été versée au dossier certifié du tribunal envoyé par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, elle n’est pas admissible et ne peut être utilisée pour évaluer le caractère raisonnable de la décision de l’agent des visas puisqu’elle ne faisait pas partie du dossier dont ce dernier disposait au moment où il a rendu sa décision : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19.

[14] En ce qui concerne la question des liens familiaux, je conviens avec le ministre qu’il était loisible à l’agent des visas de tenir compte du fait que M. Bavarsadian et le fils du couple accompagneraient Mme Kajbaf au Canada : Moosavi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1037 au para 22. Cependant, le simple fait qu’un conjoint et un enfant accompagnent un demandeur ne peut à lui seul justifier le refus d’un permis d’études. Par conséquent, le caractère déraisonnable des motifs de l’agent des visas concernant la demande de permis d’études de Mme Kajbaf a une incidence sur le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble. De plus, je conviens avec Mme Kajbaf que l’analyse de l’agent des visas souffre des mêmes lacunes que celles décrites par la juge Strickland dans la décision Vahdati : « [M]ême s’il est raisonnable [de] conclure [du fait que la demanderesse sera accompagnée par son conjoint] que les liens familiaux qu’entretient la demanderesse en Iran seraient affaiblis, le problème en l’espèce est que l’agent des visas a terminé ainsi son analyse » : Vahdati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1083 au para 10. Comme dans l’affaire Vahdati, l’agent des visas en l’espèce n’a pas tenu compte des divers liens financiers et professionnels avec l’Iran énoncés dans la demande de Mme Kajbaf.

[15] Je conclus donc que la décision par laquelle l’agent des visas a rejeté la demande de permis d’études de la demanderesse était déraisonnable et qu’elle doit être annulée. Comme les parties en conviennent, l’agent des visas a rejeté les demandes de M. Bavarsadian et du fils du couple en se fondant entièrement sur le rejet de la demande de permis d’études de Mme Kajbaf. Ces décisions doivent donc également être annulées.

[16] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-10271-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les décisions du 12 août 2022 par lesquelles un agent des visas d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté a) la demande de permis d’études de Nasim Kajbaf, b) la demande de permis de travail d’Ali Bavarsadian et c) la demande de visa de résident temporaire de Sam Bavarsadian sont annulées et renvoyées à un autre agent pour nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10271-22

 

INTITULÉ :

NASIM KAJBAF ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 septembre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Samin Mortazavi

 

POUR LES DEMANDEURS

Devi Ramachandran

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pax Law Corporation

North Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le défendeur

 

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