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Date : 20231122


Dossier : IMM-10697-22

Référence : 2023 CF 1549

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 22 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

CARLOS FRANCISCO AHUMADA SANCHEZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 4 octobre 2022, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a maintenu la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui avait conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la décision].

[2] Comme je l’explique plus en détail ci-dessous, la demande en l’espèce sera rejetée parce que les arguments du demandeur n’ébranlent pas le caractère raisonnable de la décision.

II. Contexte

[3] Le demandeur, citoyen du Mexique, affirme craindre des représailles de la part du cartel de Los Zetas, lequel l’aurait menacé afin d’obtenir des informations sur un rival, le cartel de Jalisco Nouvelle Génération [le CJNG].

[4] Le demandeur exerçait la profession d’avocat spécialisé en droit commercial au Mexique. En janvier 2018, il a commencé à partager son bureau avec un avocat criminaliste, appelé « R » dans la décision. Le demandeur prétend que les clients de R sont des membres du CJNG, et qu’il avait ainsi commencé à recevoir des menaces en avril 2018 de la part de membres de Los Zetas qui cherchaient à obtenir des informations sur le CJNG. Il affirme qu’en mars 2019, un individu lui avait mis une arme à feu sur la tête parce qu’il ne leur avait pas donné l’information voulue.

[5] À la suite de cet incident, le demandeur a téléphoné à un ami, appelé « E » dans la décision, qui est venu le chercher et qui l’a ensuite hébergé pendant quelques jours. Peu de temps après, E et le demandeur sont venus ensemble au Canada. Le demandeur est arrivé au pays en avril 2019 et, selon lui, il aurait alors continué de recevoir des messages textes de menaces. Une fois son permis de visiteur expiré, il a présenté une demande d’asile en février 2021.

[6] La SPR a examiné la demande d’asile du demandeur, puis l’a rejetée en raison d’un manque de crédibilité, après avoir conclu qu’il n’avait pas prouvé ses allégations de manière crédible dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA]. Le demandeur a interjeté appel auprès de la SAR, qui a rejeté l’appel dans la décision visée par le présent contrôle judiciaire.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] Tout comme devant la SPR, la question déterminante en cause devant la SAR était celle de la crédibilité. La SAR a relevé que la SPR avait cerné les problèmes ci-après dans le témoignage du demandeur :

  1. le demandeur n’a pas identifié l’agent du préjudice dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA;

  2. le demandeur a témoigné avoir reçu des messages textes de menaces en avril 2018, mais il a soutenu, dans l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA, avoir reçu des appels téléphoniques de menaces en avril 2018;

  3. le demandeur a omis de mentionner, dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, que les efforts déployés pour l’empêcher d’accéder à son bureau s’étaient accrus en novembre 2018;

  4. le demandeur a omis de mentionner, dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, qu’en novembre 2018, R avait commencé à travailler pour un client occupant un rang plus élevé dans le CJNG, et qu’à son avis, c’était la raison pour laquelle les efforts pour l’empêcher d’accéder à son bureau s’étaient intensifiés au cours de cette période;

  5. le demandeur a d’abord témoigné que l’un des deux membres de cartel haut placés qui étaient venus à son bureau était un patron de Los Zetas, mais il a ensuite déclaré que cet individu était un patron du CJNG.

[8] La SAR a pris en considération l’explication du demandeur selon laquelle ses omissions seraient attribuables à de mauvais conseils de la part de son ancien conseil, qui aurait été incompétent. La SPR avait rejeté cette explication, compte tenu du fait que le demandeur n’avait pris aucune mesure pour corriger son formulaire FDA lorsqu’il avait retenu les services de son nouveau conseil. Et ce, malgré son aveu selon lequel il comprenait les instructions du formulaire FDA, et le fait qu’elles ne concordaient pas avec les conseils de son ancien conseil ni avec sa compréhension personnelle de la façon dont les poursuites judiciaires sont intentées au Mexique.

[9] La SAR a conclu que la SPR avait eu raison de rejeter l’explication du demandeur au sujet des omissions et de conclure que cette explication était déraisonnable, compte tenu de la scolarité du demandeur et de sa formation d’avocat au Mexique. La SAR a souligné que le demandeur n’était pas assujetti à une norme différente ou plus élevée parce qu’il était avocat, mais qu’il était bien placé pour comprendre l’importance d’un témoignage véridique.

[10] La SAR a également rejeté l’argument du demandeur selon lequel les détails qu’il avait omis étaient mineurs et l’inclusion tardive de ces détails relevait d’une simple amplification ou d’un simple ajout de précisions. Elle a conclu que l’identité de l’agent du préjudice ainsi que la nature et la fréquence des menaces reçues constituaient des détails importants, et que leur omission par le demandeur n’était pas raisonnablement justifiée par le fait qu’il s’était fondé sur les conseils de son ancien conseil. D’autant plus que le demandeur était un avocat de formation et qu’il avait eu l’occasion de corriger ses omissions lorsqu’il avait retenu les services d’un nouveau conseil, ou encore, lorsqu’il lui avait été demandé, au début de l’audience de la SPR, si le contenu de son formulaire FDA était complet et véridique.

[11] La SAR n’a pas examiné les arguments du demandeur quant au nom du cartel auquel le patron qui avait visité son bureau appartenait, parce que le demandeur n’avait pas eu l’occasion d’expliquer devant la SPR les incohérences dans son témoignage à ce sujet. Cependant, la SAR était convaincue que la présomption de véracité avait été réfutée, compte tenu des omissions précédemment mentionnées.

[12] Ayant conclu que le demandeur manquait de crédibilité, la SAR a ensuite examiné les éléments de preuve documentaire déposés par le demandeur à l’appui de sa demande d’asile et a conclu qu’ils n’établissaient pas le bien-fondé des allégations de ce dernier.

[13] Premièrement, la SAR a examiné une lettre écrite par E, mais elle a conclu qu’elle ne confirmait pas qu’il était de notoriété publique, dans le milieu juridique mexicain, que R représentait des cartels. La SAR a plutôt conclu que la lettre ne permettait pas de déterminer si E avait acquis ses connaissances au sujet de la clientèle de R de manière indépendante, ou si ses connaissances étaient fondées sur ce que le demandeur lui avait dit. En fin de compte, la SAR a estimé que la lettre avait simplement permis d’établir qu’E et le demandeur étaient venus au Canada ensemble et que le demandeur avait dit à E qu’il recevait des menaces de la part de clients de R.

[14] Compte tenu des préoccupations soulevées quant à la crédibilité du demandeur, la SAR a également conclu, en examinant la lettre, que la SPR avait eu raison de rejeter le témoignage du demandeur selon lequel il était bien connu, dans le milieu juridique mexicain, que R représentait des membres du CJNG. Le demandeur a indiqué qu’il n’y avait pas de preuve objective pour corroborer le type de clientèle que R représente parce qu’obtenir cette information lui aurait fait du mal sur le plan émotionnel. La SAR a rejeté l’explication du demandeur, car elle contredisait son propre témoignage selon lequel il aurait bel et bien tenté d’obtenir des éléments de preuve corroborant le type de clientèle de R, ce qui démontre qu’il savait qu’une preuve d’efforts déployés à cet effet, même si ceux-ci étaient infructueux, pourrait être utile pour sa demande d’asile.

[15] La SAR a examiné les messages textes de menaces que le demandeur a déposés en preuve. Lors de son analyse des deux premiers messages, la SAR a estimé qu’ils ne démontraient pas que le demandeur était menacé par Los Zetas, parce qu’ils ne reliaient pas les menaces reçues à la relation qu’entretenait le demandeur avec R ou avec le cartel. Le troisième message établissait effectivement un lien entre les menaces et la relation du demandeur avec R, mais la SAR a conclu que cet élément de preuve ne suffisait pas à lui seul à établir le bien-fondé des allégations du demandeur.

[16] Finalement, la SAR a pris en considération les articles de presse fournis par le demandeur. Elle a cependant estimé qu’en l’absence d’autres éléments de preuve crédibles, ils ne suffisaient pas à établir les faits nécessaires pour accueillir la demande d’asile.

[17] La SAR a statué que la SPR avait eu raison de conclure que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

IV. Questions en litige

[18] En l’espèce, la Cour doit trancher les questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité du demandeur?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a apprécié les éléments de preuve documentaire présentés à l’appui par le demandeur?

[19] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable (et je suis d’accord) (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65).

V. Analyse

A. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité du demandeur?

[20] À l’appui de sa position selon laquelle la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a évalué sa crédibilité, le demandeur reprend ici en grande partie les arguments qu’il avait avancés devant la SAR dans le cadre de l’appel formé contre la décision de la SPR. Il soutient que les incohérences entre son formulaire FDA et son témoignage, telles que relevées par la SAR, font partie de ces différences microscopiques dont la Cour a déjà statué qu’elles ne devraient pas servir de fondement à une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité (voir, p. ex. Feradov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 101). Cependant, d’après le raisonnement de la SAR, l’identité de l’auteur du préjudice ainsi que la nature, l’intensité ou la fréquence des menaces n’étaient pas des éléments mineurs. Il s’agissait au contraire de détails importants des allégations du demandeur. L’analyse de la SAR est intelligible et rationnelle, et je n’y vois rien de déraisonnable.

[21] En outre, le demandeur soutient que la SAR l’a assujetti à une norme déraisonnable lorsqu’elle a évoqué le fait qu’il est avocat, étant donné qu’il n’a pas de formation en droit canadien, surtout dans le contexte d’une instance relative à l’immigration et au statut de réfugié. Toutefois, comme le souligne le défendeur, la SAR peut prendre en considération le niveau de scolarité et de sophistication du demandeur dans l’analyse de sa crédibilité (voir Suleman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 654 aux para 4 et 25).

[22] De plus, la SAR ne s’est pas seulement fondée sur le fait que le demandeur est un avocat de formation lorsqu’elle a rejeté ses explications selon lesquelles les omissions qu’il avait commises étaient attribuables aux conseils reçus de son ancien conseil. Elle a également tenu compte du témoignage du demandeur quant à sa compréhension personnelle, et du fait qu’il avait eu l’occasion de corriger ses omissions soit au moment où il avait retenu les services d’un nouveau conseil, soit lorsqu’on lui avait demandé, au début de l’audience devant la SPR, si le contenu du formulaire FDA était complet. Encore une fois, je ne relève rien de déraisonnable dans l’analyse de la SAR.

B. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation des éléments de preuve documentaire présentés?

[23] En ce qui concerne l’analyse faite par la SAR des éléments de preuve documentaire présentés, le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en n’accordant pas d’importance à la lettre écrite par E pour établir le fondement de sa demande d’asile. Il s’appuie à cet égard sur la décision Nagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 313 [Nagarasa], dans laquelle la Cour a statué que l’agent chargé de l’examen des risques avant renvoi était tenu d’expliquer le fondement de son appréciation défavorable de lettres corroborantes (au para 23). Néanmoins, en l’espèce, comme le fait observer le défendeur, la SAR a expliqué pourquoi la preuve était insuffisante. En effet, elle a déclaré qu’il était difficile de savoir si E avait eu une connaissance personnelle des faits énoncés dans sa lettre. Nous pouvons donc établir une distinction entre la présente analyse et celle suivie dans la décision Nagarasa, dans laquelle le demandeur avait avancé l’argument selon lequel les lettres qu’il avait déposées en preuve contenaient bel et bien des éléments dont les auteurs avaient une connaissance personnelle (au para 17).

[24] Le demandeur invoque également la décision Mahmud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8019, [1999] ACF no 729, afin d’illustrer le principe selon lequel un document qui corrobore certains aspects du récit d’un demandeur ne peut être écarté simplement parce ce qu’il n’en corrobore pas certains autres. Je ne vois aucune raison de conclure que la SAR s’est livrée à une analyse de ce genre. Comme je l’ai déjà expliqué, la SAR a accordé une valeur réduite à la lettre de E, puisqu’il était difficile de savoir si ce dernier avait une connaissance personnelle des faits pertinents.

[25] De surcroît, le demandeur soutient que la SAR a eu tort de s’attendre à ce qu’il présente des éléments de preuve objectifs afin de confirmer le type de clientèle que R représentait. Selon lui, il était déraisonnable de s’attendre à ce qu’il puisse accéder aux renseignements sur les clients d’un autre avocat, surtout si certains d’entre eux sont membres d’un cartel. Le demandeur se fonde à cet effet sur la décision Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452 [Ndjavera], dans laquelle la Cour a statué que la SAR avait commis une erreur lorsqu’elle avait tiré une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité qui soit fondée sur l’absence de preuves corroborantes (au para 6).

[26] En l’espèce, comme je l’ai exposé précédemment, la SAR a remis en question la crédibilité du demandeur pour des raisons indépendantes de l’absence de preuves corroborantes. L’analyse des éléments de preuve menée par la SAR démontre qu’elle s’est efforcée de déterminer si ceux-ci établissaient le bien-fondé des allégations du demandeur, et s’ils pouvaient par conséquent dissiper les préoccupations soulevées quant à sa crédibilité. Néanmoins, la SAR a estimé que la preuve documentaire ne suffisait pas à cette fin, et elle a fourni des motifs à l’appui de cette conclusion. Je ne vois aucune raison de conclure que l’analyse de la SAR est déraisonnable.

[27] Enfin, le demandeur cherche à contester l’analyse que la SAR a effectuée des articles de presse qu’il a soumis. Toutefois, l’argument qu’il invoque à cet égard semble être relié à son allégation selon laquelle la conclusion de la SAR en ce qui concerne sa crédibilité était déraisonnable. Or, comme je l’ai déjà expliqué, je n’ai trouvé aucune erreur dans l’analyse de la SAR relative à la crédibilité.

VI. Conclusion

[28] Après avoir examiné les arguments du demandeur et avoir conclu qu’ils n’ébranlent pas le caractère raisonnable de la décision, je dois rejeter la présente demande de contrôle judiciaire. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question n’est énoncée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-10697-22

LA COUR STATUE : la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée et aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-10697-22

INTITULÉ :

CARLOS FRANCISCO AHUMADA SANCHEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 NOVEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 22 NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Yelda Anwari

POUR LE DEMANDEUR

Andrea Mauti

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anwari Law

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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