Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231117


Dossier : IMM-8870-22

Référence : 2023 CF 1525

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

HUI DENG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Hui Deng, une citoyenne de la Jamaïque, est arrivée au Canada en 2007. Elle fait la navette entre le Canada et la Jamaïque depuis ce temps. Son époux vit en Jamaïque, et ils ont trois filles qui sont toutes nées au Canada et qui sont des citoyennes canadiennes. Leur premier enfant, que j’appellerai « V », est née en 2017, et ils ont des filles jumelles (« F » et « L »), nées en 2019. Les jumelles sont nées prématurément et ont passé plusieurs semaines aux soins intensifs. L’une d’elles (L) a constamment besoin de soins médicaux.

[2] La demanderesse a présenté, à partir du Canada, une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La demande a été rejetée, et la demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

[3] La question déterminante en l’espèce consiste à savoir si l’analyse des facteurs concernant l’intérêt supérieur de l’enfant menée par l’agent était déraisonnable. Cette question est examinée selon le cadre établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, et récemment confirmé dans l’arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21.

[4] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse comprenait des lettres de son médecin indiquant que la demanderesse avait connu des complications lors de sa seconde grossesse et que les jumelles étaient nées à 30 semaines et 6 jours. Le médecin déclare que les jumelles étaient toutes deux des bébés prématurés [traduction] « qui [posaient] beaucoup de défis en matière de soins et de développement. [L], en particulier, présentait des problèmes d’alimentation, une prise de poids insuffisante et une aversion orale entraînant un retard de croissance. Sa prise en charge est un défi permanent. » Une autre lettre du médecin indique que L a des problèmes médicaux continus depuis sa naissance, [notamment] un poids insuffisant, une faible prise de poids et une constipation chronique. Le bébé a été admis à l’hôpital en février 2020 pour être nourri par sonde et a continué à avoir besoin d’un [traduction] « suivi pédiatrique ».

[5] Dans ses observations sur les considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a déclaré que les jumelles [traduction] « [avaient] eu de longues complications de santé, qui se poursuivent encore aujourd’hui », et qu’elles [traduction] « [avaient] été admises à l’hôpital à plusieurs reprises, et [recevaient] les soins continus de professionnels de la santé [...] ». Il est également mentionné dans les observations que L [traduction] « bénéficiait des soins et du suivi d’un spécialiste jusqu’en septembre 2021, et qu’elle est maintenant suivie de près par un médecin de famille. Il est impératif pour [sa] santé et son développement futur qu’elle continue à recevoir les soins médicaux dont elle a besoin au Canada. »

[6] En ce qui concerne l’état de santé des jumelles, l’agent indique ce qui suit dans sa décision :

[traduction]

Bien que j’admette que les jeunes enfants puissent avoir des problèmes de santé, je note que rien n’indique que les enfants reçoivent actuellement un traitement continu ou qu’elles doivent rester au Canada pour suivre un traitement. Je compatis à la situation, mais l’information dont je dispose n’indique pas qu’elles ne seraient pas en mesure de recevoir des soins médicaux en Jamaïque ni que les soins seraient extrêmement inadéquats. Compte tenu de l’ensemble des renseignements dont je dispose, je conclus que les éléments de preuve ne suffisent pas pour démontrer que le système de soins de santé en Jamaïque nuirait (sic) directement aux enfants ou à leur famille. Bien que j’accepte le fait que les soins de santé offerts en Jamaïque ne sont pas aussi adéquats que ceux offerts au Canada, je ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir que les enfants se verraient refuser l’accès à un tel traitement ou ne pourraient pas recevoir d’aide si elles en avaient besoin.

[7] La demanderesse soutient que la principale question en l’espèce concerne l’analyse menée par l’agent au sujet de l’intérêt supérieur de l’enfant. En particulier, la demanderesse affirme que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve d’ordre médical selon lesquels L a des besoins médicaux constants, et cite l’énoncé figurant dans la décision selon lequel [traduction] « rien n’indique que les enfants reçoivent actuellement un traitement continu ». La demanderesse prétend que cet énoncé va à l’encontre de la seule preuve au dossier, à savoir que les jumelles, en particulier L, ont des besoins médicaux constants.

[8] Tout en reconnaissant que la preuve concernant les soins et traitements médicaux continus de L est plutôt mince, la demanderesse soutient que l’agent devait s’attaquer à la preuve concernant les besoins médicaux continus des jumelles, y compris les déclarations du médecin, complétées par la déclaration personnelle de la demanderesse et ses observations sur les considérations d’ordre humanitaire. Ces éléments de preuve ont plutôt été écartés. De l’avis de la demanderesse, il aurait pu être raisonnable de conclure que la preuve concernant les soins médicaux continus était insuffisante. Cependant, ce n’est pas ce que l’agent a dit, et la conclusion effectivement tirée dans la décision ne tient pas compte de la seule preuve au dossier. La demanderesse soutient que cela est contraire à la jurisprudence établie, citant la décision Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au para 17.

[9] Le défendeur affirme que le contrôle judiciaire selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov n’est pas censé être « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov, au para 102), et qu’une cour de révision doit examiner la décision dans son ensemble.

[10] Selon le défendeur, il y a en l’espèce une position claire tout au long de la décision selon laquelle l’agent a conclu que la preuve de la demanderesse sur certains points était insuffisante. En ce qui concerne l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, le défendeur fait état de conclusions qui vont exactement dans ce sens. L’agent mentionne que les enfants connaîtraient une période d’adaptation si elles déménageaient en Jamaïque, et estime que la demanderesse [traduction] « n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve selon lesquels elles seraient incapables de s’adapter ou de s’intégrer, leur intérêt supérieur ne serait pas servi ou elles seraient privées de leurs droits fondamentaux en Jamaïque ». De même, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve selon lesquels [traduction] « le système de soins de santé de la Jamaïque nuirait (sic) directement aux enfants ou à leur famille ».

[11] Pour conclure l’analyse du critère de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a accepté que ce critère avait [traduction] « un certain poids », mais a poursuivi ainsi : [traduction] « dans l’ensemble, je ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve selon lesquels l’intérêt supérieur des enfants serait compromis à un point tel qu’il justifie la prise de mesures [pour des considérations d’ordre humanitaire] [...] ».

[12] Le défendeur fait valoir que la formulation d’une seule phrase de la décision de l’agent ne devrait pas suffire à rendre la décision déraisonnable. L’agent a résumé la preuve concernant les difficultés auxquelles s’est heurtée la demanderesse pendant sa grossesse et les problèmes médicaux qu’ont connus les jumelles – en particulier L – après leur naissance. Selon le défendeur, cela démontre que l’agent était au courant de la preuve et était « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, comme l’exige la jurisprudence. Le défendeur affirme que la conclusion de l’agent selon laquelle il était dans l’intérêt supérieur des enfants d’être avec leur mère et de retourner en Jamaïque pour être réunies avec leur père est raisonnable et est fondée sur la preuve au dossier.

[13] Je conclus que l’analyse de l’agent est raisonnable à de nombreux égards. Je suis cependant convaincu que le fait de ne pas avoir abordé un élément clé de l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant est suffisamment grave pour rendre l’ensemble de la décision déraisonnable. Selon l’arrêt Vavilov (au paragraphe 100), il incombe à la demanderesse de convaincre la cour de révision que « la lacune ou la déficience [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable ». À mon avis, le fait que l’agent n’a pas mentionné les éléments de preuve à propos des soins médicaux continus que L avait reçus ou qu’il n’a pas abordé les déclarations du médecin selon lesquelles elle avait besoin de [traduction] « soins constants » atteint ce seuil. Trois raisons m’amènent à tirer cette conclusion.

[14] D’abord, l’intérêt supérieur de l’enfant est un facteur prééminent dont l’agent devait tenir compte dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire qu’il devait mener. La principale observation de la demanderesse en l’espèce, c’est que ses filles jumelles, en particulier L, avaient des problèmes de santé depuis leur naissance, qu’elles avaient été hospitalisées pour être soignées, que L avait récemment été suivie par un spécialiste et qu’elle était maintenant suivie par son médecin de famille. Les éléments de preuve au dossier sont plutôt rares et, sur ce point, je suis d’accord avec le défendeur. Cependant, il y avait des éléments de preuve selon lesquels L avait des besoins médicaux complexes qui nécessitaient des soins constants. L’affirmation de l’agent selon laquelle [traduction] « rien n’indique que les enfants reçoivent actuellement un traitement continu » va tout simplement à l’encontre du dossier. Elle ne démontre pas non plus que l’agent était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants lorsqu’il a examiné le dossier (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 38).

[15] Ensuite, il n’est pas possible de savoir comment cette conclusion sur le traitement continu a influé sur l’analyse globale menée par l’agent au sujet de l’intérêt supérieur des enfants. Par exemple, si l’agent n’a pas compris que L avait besoin de soins médicaux constants, l’analyse peut avoir été fondée sur l’idée qu’elle avait déjà eu des problèmes médicaux, mais que ceux‑ci avaient été résolus et qu’il n’était pas certain qu’un traitement soit nécessaire dans l’avenir. Ce point de départ peut très bien avoir influé sur l’analyse menée par l’agent au sujet de la preuve sur la situation des soins de santé en Jamaïque. Il n’est tout simplement pas possible d’isoler ce seul énoncé du reste de l’analyse.

[16] Enfin, comme l’a reconnu la demanderesse, le facteur de l’intérêt supérieur de l’enfant est la considération primordiale en l’espèce. Cet élément était au cœur de la demande d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse. L’état de santé actuel et permanent de L est important pour ce facteur. Le fait que l’agent ne s’est pas attaqué à la preuve – soit parce qu’il la jugeait insuffisante, soit parce qu’il a fait part de ses doutes à la demanderesse et lui a donné la possibilité de fournir d’autres éléments de preuve – était déraisonnable. Dans les circonstances particulières de l’espèce, et selon les faits précis qui ont été présentés à l’agent, je suis convaincu que la conclusion déraisonnable de l’agent concernant les soins médicaux constants dont L a besoin est suffisamment grave et déterminante pour rendre l’ensemble de la décision déraisonnable.

[17] Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les autres arguments invoqués par la demanderesse. Je voudrais simplement mentionner que je ne suis pas convaincu que l’analyse de l’agent concernant le facteur de l’établissement soit erronée. J’ajouterais également que je rejette l’observation de la demanderesse selon laquelle il s’agit d’une affaire où des « raisons spéciales » justifiant une adjudication des dépens ont été démontrées : voir la décision Balepo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1104.

[18] Pour les motifs exposés ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’il procède à un nouvel examen.

[19] Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8870-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8870-22

INTITULÉ :

HUI DENG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 NOVEMBRE 2023

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE PENTNEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Matthew Jeffery

POUR LA DEMANDERESSE

HUI DENG

Jake Boughs

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

HUI DENG

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.