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Date : 20231114


Dossier : IMM-8335-22

Référence : 2023 CF 1506

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2023

En présence de madame la juge St‑Louis

ENTRE :

Fatih OZDEMIR

Fatih EMRE OZDEMIR

Zeyned Nur OZDEMIR

Pakize PECHLIYE OZDEMIR

Beyza NUR OZDEMIR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 9 août 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel qu’ils ont interjeté de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] datée du 10 mars 2022. La SAR a jugé que la SPR était fondée à conclure que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de conclure 1) que les poursuites visant le demandeur principal au Brésil n’avaient pas de lien avec un motif prévu dans la Convention; 2) que le traitement du demandeur principal au Brésil n’équivaudrait pas à de la persécution ou à un traitement ou une peine cruel et inusité et 3) que la protection de l’État offerte au Brésil était adéquate.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. En résumé, les demandeurs n’ont pas démontré que la décision était déraisonnable. Je suis convaincue que celle-ci appartient aux issues possibles acceptables dans les circonstances.

II. Aperçu

[4] Les demandeurs forment une famille composée des parents et de trois enfants mineurs, qui ont tous la double citoyenneté de la Türkiye et du Brésil. M. Ozdemir, le demandeur principal, est né en Türkiye, tandis que Mme Ozdemir et les enfants sont nés au Brésil. Les demandeurs ont demandé l’asile au Canada, car ils craignent d’être persécutés en Türkiye et au Brésil parce qu’ils sont ouvertement membres du mouvement Hizmet. Plus précisément, au Brésil, les demandeurs craignent d’être extradés vers la Türkiye par les autorités brésiliennes à la demande des autorités turques pour répondre à des accusations criminelles en raison de leur appartenance au mouvement Hizmet, ou d’être la cible d’un enlèvement orchestré par la Türkiye.

[5] La SPR a jugé qu’il était généralement admis que la Türkiye soumet à la persécution politique les partisans du Hizmet et que les actes de la Türkiye sont visés par la Convention. La SPR a conclu que les questions déterminantes avaient trait au risque futur, à la protection de l’État et au lien (distinction entre persécution et poursuite), dans un contexte où le Brésil est le pays de référence.

[6] En bref, la SPR a essentiellement tiré les conclusions suivantes : 1) aucune allégation touchant personnellement les demandeurs n’a été formulée à l’appui de leur crainte d’être enlevés au Brésil et aucune preuve n’établit que la Türkiye a déjà pris des mesures illégales de cet ordre au Brésil; 2) les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention en ce qui a trait à leurs craintes au Brésil, car les actes qu’ils redoutent n’équivalent pas à des actes de persécution pour les motifs qui suivent : a) Mme Ozdemir et les enfants sont à l’abri de procédures d’extradition en vertu de la loi du Brésil sur les migrations, puisqu’ils sont nés au Brésil; b) le risque que le demandeur principal fasse l’objet de procédures d’extradition n’équivaut pas à de la persécution suivant les principes établis dans l’arrêt Zolfagharkhani c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), [1993] 3 CF 540 [Zolfagharkhani], car la Convention ne soustrait pas un demandeur aux lois d’application générale qui sont rédigées et appliquées de façon neutre conformément aux droits fondamentaux de la personne; 3) les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption de protection de l’État et 4) les demandeurs seraient exposés à certains risques s’ils retournaient au Brésil (pour des motifs religieux), mais ces risques n’équivaudraient pas à de la persécution.

[7] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR à la SAR et ont soutenu que la SAR 1) avait commis une erreur dans son évaluation du risque d’extradition et du risque d’enlèvement extrajudiciaire auxquels les demandeurs seraient exposés au Brésil; 2) avait commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État, car elle avait mal compris le critère à appliquer et 3) n’avait pas bien interprété la distinction entre la poursuite et la persécution et avait jugé à tort que les demandeurs n’avaient pas établi de lien avec l’article 96 de la LIPR.

[8] Pour ce qui est de la crainte de persécution en Türkiye, la SAR a fait remarquer qu’il y avait une vaste preuve documentaire à l’appui de la conclusion selon laquelle les demandeurs seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution du fait de leur appartenance au mouvement Hizmet ou Gülen s’ils retournaient en Türkiye et ne pourraient se prévaloir d’aucune protection de l’État dans ce pays. Il ne s’agit donc pas d’une question à trancher dans l’affaire en l’espèce.

[9] En ce qui a trait à la demande d’asile des demandeurs fondée sur la crainte de persécution au Brésil, la SAR a tiré les conclusions suivantes : 1) la SPR était fondée à conclure que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution au Brésil; 2) les demandeurs peuvent se prévaloir d’une protection adéquate de l’État; 3) la jurisprudence sur les partisans du Hizmet au Brésil n’est pas contraignante, déterminante ni convaincante et 4) aucun manquement à l’équité procédurale n’a été établi. Compte tenu des arguments soulevés, les deux premières questions examinées par la SAR font l’objet du présent contrôle judiciaire.

[10] Quant à la première question, soit la conclusion selon laquelle la SPR était fondée à conclure que les appelants ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution ni à un risque de préjudice au Brésil au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR, la SAR a examiné les allégations des demandeurs au sujet de l’extradition et de l’enlèvement extrajudiciaire. Sur la question de l’extradition, la SAR a d’abord jugé que Mme Ozdemir et les trois demandeurs mineurs étaient à l’abri des procédures d’extradition, puisqu’ils étaient citoyens brésiliens de naissance. La SAR a aussi conclu que, si le demandeur principal était visé par des procédures d’extradition, il ne serait pas soumis à la persécution, mais bien à une loi d’application générale rédigée et appliquée de façon neutre par les tribunaux du Brésil conformément aux droits fondamentaux de la personne. Sur la question de l’enlèvement extrajudiciaire, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils étaient exposés à une possibilité sérieuse de faire l’objet d’un enlèvement extrajudiciaire au Brésil. La SAR a constaté qu’il est établi dans la preuve documentaire sur la Türkiye que celle‑ci se livre à des enlèvements territoriaux parrainés par l’État, mais elle a jugé qu’il n’y avait aucune preuve a) de collaboration de la part du Brésil; b) permettant d’établir un lien entre les sérieux risques d’enlèvement au Brésil et la volonté de la Türkiye de commettre des enlèvements extrajudiciaires de partisans du Hizmet; c) attestant que la Türkiye avait tenté de procéder à des enlèvements extrajudiciaires de partisans du Hizmet au Brésil; et d) attestant qu’une personne ou un groupe paramilitaire ou criminel au Brésil a été impliqué dans des disparitions forcées visant l’enlèvement extrajudiciaire de partisans du Hizmet ou d’autres personnes recherchées pour extradition.

[11] En ce qui concerne la deuxième question, la SAR a conclu que la SPR avait eu raison de juger que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption selon laquelle le Brésil était en mesure d’offrir une protection. La SAR a rejeté l’argument des demandeurs selon lequel le fait que le Brésil ait déjà lancé des procédures d’extradition contre des membres du Hizmet prouve que le pays est en soi un agent de persécution et elle n’a pas souscrit aux observations des demandeurs lorsqu’ils ont affirmé que la Cour suprême du Brésil fournit une protection contre l’extradition (puisque c’est exactement ce que la Cour a fait) et que les tentatives du président Bolsonaro d’affaiblir la Cour ont compromis l’indépendance de la Cour. La SAR a constaté que le Brésil est aux prises avec de graves problèmes d’impunité et de corruption au sein de la police et du gouvernement et que le gouvernement Bolsonaro a tenu des propos contre les droits de la personne. La SAR a toutefois conclu que le Brésil n’était pas dans un état d’effondrement complet, mais qu’il s’agissait plutôt d’un État où le fonctionnement de la démocratie n’est pas remis en question et qui dispose d’un « système multipartite sans entrave caractérisé par une concurrence vigoureuse entre les partis rivaux ».

[12] Devant la Cour, les demandeurs font valoir que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable et qu’elle devrait être annulée et renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision. Ils ajoutent qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de conclure 1) que les poursuites visant le demandeur principal au Brésil n’avaient pas de lien avec un motif prévu dans la Convention; 2) que le traitement du demandeur principal au Brésil n’équivaudrait pas à de la persécution ou à un traitement ou à une peine cruel et inusité; et 3) que la protection de l’État offerte au Brésil est adéquate.

III. Analyse

A. Norme de contrôle

[13] Il est bien établi qu’il existe une présomption voulant que les cours de révision doivent appliquer la norme de la décision raisonnable lorsqu’elles procèdent au contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 17). Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle de la cour de révision consiste à examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et à juger si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit donc se demander si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov, au para 99). Elle doit prendre en compte tant le résultat de la décision que le raisonnement suivi lorsqu’elle évalue si la décision possède ces caractéristiques (Vavilov, aux para 15, 95, 136).

Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable. Pour que la cour de révision puisse infirmer une décision administrative, les lacunes ne doivent pas être simplement superficielles. La cour de révision doit être convaincue que la décision « souffre de lacunes graves » (Vavilov, au para 100).

B. Lien avec la Convention : distinction entre poursuite et persécution

[14] Les demandeurs affirment que la SAR a examiné à juste titre si la loi elle‑même était discriminatoire, mais qu’elle n’a pas tenu compte des raisons pour lesquelles le demandeur principal faisait l’objet de poursuites sous le régime de la loi du point de vue de ses prétendus agents de persécution, et ils estiment qu’il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle. Les demandeurs ajoutent que les poursuites dont le demandeur principal fait l’objet au Brésil ne peuvent être considérées que comme une extension des poursuites engagées contre lui en Türkiye, poursuites dont la SAR a convenu qu’elles équivalaient à de la persécution, et que cela aurait donc dû suffire à établir le lien requis avec un motif prévu dans la Convention. Les demandeurs ajoutent que les autorités brésiliennes jouent un grand rôle dans le processus d’extradition.

[15] Les demandeurs font valoir que, selon les critères établis dans le Guide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et dans l’arrêt Zolfagharkhani, le risque de poursuite auquel le demandeur est exposé découle de ses opinions politiques, et non d’actes politiques contrevenant à une loi d’application générale. Ils font valoir qu’il existe une relation suffisante entre les opinions politiques du demandeur et le risque qu’il soit extradé pour que soit établi le lien requis au titre de l’article 96, et ils insistent sur le fait que la conclusion de la SAR à l’effet contraire est déraisonnable et devrait être annulée.

[16] Le ministre répond que, selon la preuve, il était raisonnable de la part de la SAR de juger que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’une possibilité sérieuse de persécution, d’un risque d’extradition du Brésil vers la Türkiye ou d’un risque d’enlèvement extrajudiciaire par les forces de sécurité turques ou par des agents agissant pour le compte de la Türkiye.

[17] La conclusion de la SAR selon laquelle Mme Ozdemir et les enfants sont à l’abri de toute procédure d’extradition n’est pas contestée. Les demandeurs ne contestent que la conclusion visant le demandeur principal. En ce qui concerne ce dernier, je juge que la SAR a examiné à juste titre la législation s’appliquant aux cas d’extradition au Brésil, soit la loi du Brésil sur les migrations, puisque le risque en question portait sur l’extradition. La SAR a affirmé qu’elle avait tenu compte des principes énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Zolfagharkhani eu égard aux lois d’application générale, qui sont présumées valides et neutres. La SAR a déclaré qu’il incombait aux demandeurs de démontrer que la loi sur les migrations revêtait, ou bien en soi ou bien pour une autre raison, un caractère de persécution.

[18] Je ne relève aucune erreur dans les affirmations de la SAR. Dans l’arrêt Zolfagharkhani, la Cour d’appel fédérale a énoncé des principes généraux relatifs au statut d’une loi ordinaire d’application générale lorsqu’il s’agit de trancher la question de la persécution :

1) La définition légale de réfugié au sens de la Convention rend l’objet (ou tout effet principal) d’une loi ordinaire d’application générale, plutôt que la motivation du demandeur, applicable à l’existence d’une persécution.

2) Mais la neutralité d’une loi ordinaire d’application générale, à l’égard des cinq motifs d’obtention du statut de réfugié, doit être jugée objectivement par les cours et les tribunaux canadiens lorsque cela est nécessaire.

3) Dans cet examen, une loi ordinaire d’application générale, même dans des sociétés non démocratiques, devrait, je crois, être présumée valide et neutre, et le demandeur devrait être tenu, comme c’est généralement le cas dans les affaires concernant des réfugiés, de montrer que les lois revêtent, ou bien en soi ou pour une autre raison, un caractère de persécution.

4) Il ne suffira pas au demandeur de montrer qu’un régime donné est généralement tyrannique. Il devra plutôt prouver que la loi en question a un caractère de persécution par rapport à un motif énoncé dans la Convention.

[19] En l’espèce, les poursuites intentées au Brésil sont liées au risque d’extradition, comme il a été soutenu, et la SAR en a bel et bien tenu compte, contrairement à ce qu’affirment les demandeurs.

[20] La SAR a jugé qu’il n’y avait rien dans le texte de la loi sur les migrations qui revêtait un caractère de persécution et, à l’instar de la SPR, elle n’a décelé aucune intention illégitime. La SAR a déclaré que la preuve montre que la Cour suprême du Brésil applique la loi sur les migrations de manière neutre, puisqu’elle a rejeté la demande d’extradition visant deux autres personnes. Finalement, la SAR a conclu que, même si les autorités turques cherchaient toujours à faire extrader M. Ozdemir, il s’agit d’un risque de poursuite, et non de persécution, principalement parce qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que la Cour suprême du Brésil a perdu son indépendance ou est influencée par le pouvoir exécutif. La SAR a jugé, à l’instar de la SPR, que la possibilité d’arrestation et la nécessité d’obtenir une mise en liberté sous caution si une demande d’extradition était présentée ne constituent pas en soi de la persécution. Comme l’a énoncé la Cour d’appel fédérale, c’est au demandeur d’asile qu’il incombe de montrer qu’une loi d’application générale revêt, en soi ou pour une autre raison, un caractère de persécution; à la lumière du dossier et des arguments présentés, il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que cette démonstration n’avait pas été faite quant à la loi sur les migrations du Brésil.

C. Traitement des demandeurs au Brésil : arrestation et détention

[21] Les demandeurs soutiennent que le défaut de la SAR de tenir compte de l’effet cumulatif du traitement auquel ils ont été soumis constitue en soi une erreur de droit susceptible de contrôle qui est suffisante pour justifier l’annulation de la décision. Les demandeurs affirment que les deux tribunaux administratifs ont conclu que le demandeur pouvait être arrêté et détenu par les autorités brésiliennes en collaboration avec les autorités turques, mais que les tribunaux judiciaires du Brésil examineraient la légalité de la détention de manière juste et conforme aux lois en vigueur au Brésil. Ils sont d’avis qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de juger que, comme l’arrestation et la détention découlant d’une loi d’application générale ne revêtent pas en soi un caractère de persécution, il n’y a pas de persécution dans l’affaire en l’espèce. Les demandeurs soutiennent en outre qu’il est évident que des poursuites peuvent mener à une décision favorable relative à une demande d’asile présentée au titre de l’article 97 si, en raison des poursuites, la personne est détenue dans des conditions qui constituent un traitement cruel, inhumain ou dégradant et qu’entrent en jeu les droits de la personne garantis par l’article 7 de la Charte.

[22] J’ai examiné attentivement le dossier d’appel et les observations que les demandeurs ont présentées à la SAR. Je n’ai rien trouvé qui indiquerait qu’ils ont contesté les conclusions figurant aux paragraphes 31 et 32 de la décision de la SPR concernant l’arrestation et la détention, ou qu’ils ont soulevé quelque problème que ce soit à cet égard. Je n’ai pas non plus relevé d’allégations des demandeurs concernant la crainte d’être arrêtés, détenus et maltraités pour ce motif au Brésil, ni concernant le fait que la possibilité d’arrestation et la nécessité d’obtenir une mise en liberté sous caution si une demande d’extradition était présentée équivalaient à des poursuites.

[23] Ces arguments sont donc soulevés pour la première fois devant la Cour, puisqu’ils n’ont pas été présentés à la SAR. Selon une jurisprudence établie de longue date, il n’est généralement pas possible, dans un contrôle judiciaire devant la Cour, de soulever des arguments qui n’ont pas été présentés au décideur administratif : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61; Klos v Canada (Attorney General), 2023 FCA 205; Law Society of Saskatchewan c Abrametz, 2022 CSC 29; Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1101 au para 27; Oluwo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 760 aux para 54, 59, 60; Saint Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 493 au para 39. Je n’examinerai donc pas ces arguments.

D. Protection de l’État au Brésil

[24] Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable de la part de la SAR de conclure qu’ils n’avaient pas renvoyé à un cas précis où le Brésil n’avait pas réussi à protéger des partisans du Hizmet contre un enlèvement par les autorités turques.

[25] Premièrement, les demandeurs soutiennent que cette conclusion manque de transparence. Ils affirment que la SAR a accepté la preuve indiquant que la police est corrompue et que les enlèvements demeurent problématiques à l’échelle du pays, et ils soutiennent qu’il s’agit là d’une preuve claire et convaincante de l’insuffisance de la protection de l’État au Brésil. Les demandeurs affirment que la SAR n’a renvoyé à aucun rapport indiquant le contraire ou présentant une évaluation favorable des forces de police ou des autres forces de sécurité au Brésil ainsi que de leur capacité à protéger les citoyens. Les demandeurs affirment donc que la conclusion de la SAR voulant que la protection de l’État soit adéquate ne repose pas sur un raisonnement cohérent découlant des constatations de fait et menant à la conclusion tirée. Il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle.

[26] Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que, à l’appui de sa conclusion, la SAR semble se fonder seulement sur la preuve indiquant qu’il n’y a pas eu « effondrement complet » des institutions démocratiques au Brésil et que la SAR a confondu l’évaluation de la vitalité des institutions démocratiques au Brésil avec l’évaluation appropriée de l’efficacité de la protection de l’État sur le terrain, ce qui constitue une erreur susceptible de contrôle.

[27] Troisièmement, les demandeurs affirment que la SAR a exigé qu’ils prouvent le bien-fondé de leurs demandes d’asile en fonction d’une norme de preuve plus élevée, car il est impossible pour eux de présenter la preuve à l’appui que la SAR leur demande (Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 au para 24).

[28] Enfin, les demandeurs font valoir que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve attestant que la protection de l’État au Brésil n’est pas efficace sur le terrain :

[traduction]
Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689 [Ward], la Cour suprême du Canada a confirmé que le droit international relatif aux réfugiés a été établi afin de suppléer à la protection qu’on s’attend à ce que l’État fournisse à ses ressortissants (Ward, à la p 709). De là provient la présomption selon laquelle l’État est capable de protéger ses citoyens, sauf pour les pays où il y a effondrement complet de l’appareil étatique (Ward, à la p 725). C’est le demandeur qui a le fardeau d’établir que son pays d’origine n’est pas en mesure de lui fournir une protection adéquate (Notar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1038 au para 26). Le demandeur doit donc présenter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État d’assurer sa protection, ce qui requiert généralement du demandeur qu’il montre « [qu’il a] demandé la protection de [son] État sans pouvoir l’obtenir ou, à titre subsidiaire, qu’on ne peut s’attendre objectivement à ce que [son] État [le] protège » (Glasgow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1229 au para 35, citant Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 au para 37). Le critère qu’il convient d’appliquer dans une analyse de la protection de l’État requiert une évaluation du caractère adéquat de cette protection sur le plan opérationnel, et non simplement des efforts déployés par l’État ou de ses intentions (Mata c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1007 aux para 13-14; Vidak c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 976 au para 8). La preuve doit être « pertinente, digne de foi et convaincante » et doit convaincre le décideur, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État est insuffisante (Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 30; Rstic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 249 au para 29).

[29] La SAR a affirmé à juste titre que c’était aux demandeurs qu’il incombait de réfuter la présomption selon laquelle l’État est en mesure de les protéger et de démontrer au moyen d’éléments de preuve clairs et convaincants que l’État n’est pas en mesure de fournir une protection adéquate. La SAR a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait. La SAR a affirmé que la preuve documentaire indiquait que la protection de l’État au Brésil n’était pas parfaite, mais non que celle‑ci n’était pas efficace sur le terrain.

[30] Je suis d’accord avec le ministre pour dire que, dans la présente affaire, la SAR a expliqué pourquoi elle estimait que les demandeurs n’avaient pas réussi à établir que leur crainte au Brésil reposait sur un fondement objectif. La SAR a expliqué pourquoi elle avait conclu que la preuve des demandeurs ne montrait pas qu’ils ne seraient pas en mesure d’obtenir la protection du Brésil. La SAR n’a pas écarté ni omis de prendre en considération la preuve, mais, après avoir soupesé tous les éléments de preuve versés au dossier, elle a conclu qu’il n’avait pas été prouvé que la protection de l’État était inadéquate. Je comprends que les demandeurs ne souscrivent pas aux conclusions de la SAR, mais ils demandent à la Cour d’apprécier à nouveau les éléments de preuve, ce qui ne constitue pas un motif de contrôle judiciaire.

IV. Conclusion

[31] Selon la norme de la décision raisonnable, la décision de la SAR doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et elle doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Compte tenu du dossier et de la preuve présentée à la SAR, j’estime que la décision contestée en l’espèce est raisonnable. La décision de la SAR possède les caractéristiques que sont la justification, la transparence et l’intelligibilité, conformément à l’arrêt Vavilov. La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-8335-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St-Louis »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8335-22

 

INTITULÉ :

FATIH OZDEMIR et al. c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 SEPTEMBRE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST‑LOUIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Charles STEVEN

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Rishma BHIMJI

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WALDMAN & ASSOCIATES

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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