Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 20231030

Dossier : 23-T-87

Référence : 2023 CF 1439

Montréal (Québec), le 30 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MORGAN LAURENT

requérant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, M. Morgan Laurent, a déposé une requête par écrit en vertu de la Règle 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [Règles], en vue d’obtenir une ordonnance de la Cour accordant une prorogation du délai prévu à l’article 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F‑7 [Loi] pour loger une demande de contrôle judiciaire eu égard à des mesures de recouvrement entreprises par l’Agence du revenu du Canada [ARC] à son endroit.

[2] Le défendeur, le Procureur général du Canada [PGC], s’oppose à la demande de M. Laurent.

[3] Pour les motifs qui suivent, et après avoir considéré le dossier de requête de M. Laurent et le dossier de réponse du PGC, la requête de M. Laurent sera rejetée.

II. Contexte

[4] M. Laurent, un contremaître de la construction, souhaite déposer une demande de contrôle judiciaire pour contester des mesures de recouvrement entreprises par l’ARC pour des dettes fiscales.

[5] L’ARC réclame une somme de plus 48 000 $ [Somme réclamée] à M. Laurent pour les années d’imposition 2013, 2014 et 2015. La Somme réclamée se rapporte à des retenues à la source qui auraient été prélevées sur les salaires versés à M. Laurent par ses employeurs pour les années visées, mais qui n’ont pas été remises à l’ARC. L’ARC a entrepris des mesures de recouvrement à l’endroit de M. Laurent pour tenter de percevoir la Somme réclamée, mais M. Laurent dit ne pas être responsable des retenues à la source prélevées et non remises par ses employeurs.

[6] M. Laurent soumet que l’ARC ne peut se retourner vers un employé pour recouvrir les retenues à la source que ses employeurs n’auraient pas versées à l’ARC.

[7] Le PGC répond pour sa part que M. Laurent n’a jamais établi la véracité des retenues à la source qu’il allègue. Selon le PGC, M. Laurent n’a jamais pu répondre aux nombreuses demandes formulées par l’ARC et démontrer que les retenues à la source apparaissant sur les feuillets T4 qu’il a produits ont bel et bien été effectuées. Les feuillets T4 de M. Laurent n’ont donc pas été acceptés par l’ARC comme reflétant la réalité.

[8] Selon le PGC, les avis de cotisations de l’ARC sont maintenant présumés valides, les mesures de recouvrement entreprises par l’ARC sont bien fondées, et le recours en contrôle judiciaire de M. Laurent n’est pas le bon véhicule pour faire annuler ces mesures de recouvrement. De plus, le PGC fait valoir que le recours de M. Laurent est voué à l’échec en l’absence d’un commencement de preuve pour démontrer l’existence même des retenues à la source.

[9] Il ne fait aucun doute que M. Laurent n’a pas logé en temps opportun sa demande en contrôle judiciaire eu égard aux mesures de recouvrement entreprises par l’ARC. Le point de départ du délai pour introduire une telle demande est de 30 jours à compter de la première communication de la décision de l’ARC de recouvrir les sommes qu’elle considère exigibles. Or, M. Laurent indique que l’ARC a entrepris une première mesure de recouvrement le 21 août 2018. Depuis, le 13 août 2022, l’ARC a émis un avis de recouvrement à l’égard de M. Laurent et, le 15 mars 2023, elle a rejeté une demande d’allègement faite par M. Laurent.

[10] Reste donc à déterminer si, dans les circonstances, il y a lieu d’accorder la prorogation de délai demandée par M. Laurent.

III. Analyse

[11] Pour avoir gain de cause, M. Laurent doit satisfaire aux quatre critères bien établis par la Cour d’appel fédérale pour accorder une prorogation de délai (Thompson c Canada (Procureur général), 2018 CAF 212 [Thompson] au para 5; Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204 [Larkman] au para 61; Canada (Procureur général) c Hennelly, 244 NR 399, 1999 CanLII 8190 (CAF) [Hennelly] au para 3).

[12] Ces quatre facteurs sont les suivants : (i) M. Laurent a-t-il eu une intention constante de poursuivre sa demande de contrôle judiciaire; (ii) y a-t-il un bien‑fondé éventuel à sa demande; (iii) le PGC ou l’ARC subissent-ils un préjudice en raison du délai; et (iv) existe-t-il une explication raisonnable justifiant le délai? Il incombe à M. Laurent de prouver chacun de ces éléments (Virdi c Canada (Ministre du Revenu national), 2006 CAF 38 au para 2). Toutefois, les critères ne sont pas conjonctifs : une requête en prorogation de délai peut être accordée même si tous les critères ne sont pas remplis (Larkman au para 62).

[13] Cela dit, le pouvoir d’octroyer une prorogation de délai demeure discrétionnaire et les quatre critères établis par la jurisprudence, s’ils en encadrent l’exercice, n’ont par ailleurs pas pour effet de restreindre cette discrétion. En fin de compte, la considération primordiale dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour est « l’intérêt de la justice » (Larkman aux para 62, 85). La Cour doit donc examiner chacun des critères avec souplesse pour veiller à ce que justice soit rendue et décider s’il serait dans l’intérêt de la justice d’accorder la prorogation du délai (Thompson au para 6; Larkman au para 62; MacDonald c Canada (Procureur général), 2017 CF 2 au para 11).

[14] Ayant considéré les représentations écrites des parties, je ne suis pas convaincu qu’il s’agit d’une situation où je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire en faveur de M. Laurent et où il serait dans l’intérêt de la justice d’octroyer une prorogation du délai, car la preuve est tout à fait insuffisante pour satisfaire au moins trois des facteurs qui régissent l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire. Plus particulièrement, la preuve ne permet pas d’établir une intention constante de contester les mesures de recouvrement de l’ARC par le biais d’une demande de contrôle judiciaire, un fondement à la demande de contrôle judiciaire que veut intenter M. Laurent, ou encore une explication raisonnable pour justifier le long retard dans la présentation de sa demande.

A. Intention constante de poursuivre la demande

[15] Une prorogation de délai exige que M. Laurent démontre une intention constante de poursuivre sa demande de contrôle judiciaire pendant toute la période écoulée depuis le délai prescrit de 30 jours. Certes, M. Laurent a fait de nombreuses tentatives pour faire annuler les montants qu’il estime que l’ARC lui réclame à tort. Mais il n’y a aucune preuve quant à l’intention de M. Laurent de se prévaloir d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre des mesures de recouvrement prises par l’ARC.

[16] Je partage l’avis du PGC à l’effet que l’intention constante de M. Laurent d’obtenir l’annulation de la Somme réclamée par des moyens autres que le contrôle judiciaire ne peut, en toute logique, prouver l’intention constante de déposer la demande de contrôle judiciaire à l’intérieur du délai de 30 jours.

B. Fondement de la demande

[17] M. Laurent maintient aussi que sa demande de contrôle judiciaire a un fondement juridique, à savoir l’annulation de la Somme réclamée, puisqu’il est de jurisprudence établie qu’un employé ne peut être tenu responsable des retenues à la source perçues et non remises par son employeur.

[18] Je ne partage pas cet avis. Je conclus plutôt que M. Laurent n’a pas présenté de motifs ou d’arguments convaincants démontrant la probabilité de succès de sa demande de contrôle judiciaire.

[19] Comme le souligne le PGC, il faut évaluer la position de M. Laurent sur le fondement de sa demande de contrôle judiciaire à la lumière du contexte particulier du présent dossier, de la présomption de validité des avis de cotisations émis par l’ARC (Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, ch 1 (5e supp), paragraphe 152(8)), de l’absence de preuve sur l’existence même des retenues à la source en litige, et de la compétence exclusive conférée à la Cour canadienne de l’impôt en matière de contestation de cotisations (Kerry (Canada) Inc c Canada (Procureur général), 2019 CF 377 au para 33).

[20] Il ressort du dossier que M. Laurent n’a jamais fait la preuve que ses employeurs avaient bel et bien effectué des déductions à la source sur son salaire. La production de T4 ne suffit pas à démontrer, selon la balance des probabilités, que des déductions à la source ont bel et bien eu lieu (Beaudry c Canada (Procureur général), 2013 CF 547 au para 24). Les avis de cotisations de 2013, 2014 et 2015 émis par l’ARC ont suivi l’impossibilité pour M. Laurent de démontrer que des déductions à la source avaient eu lieu sur ses chèques de paie. L’ARC a par la suite rejeté toutes les oppositions et demandes d’allégement faites par M. Laurent à l’égard de ces cotisations.

[21] Puisque M. Laurent n’a pas pu démontrer l’inexactitude des avis de cotisations, les mesures de recouvrement entreprises par l’ARC sont bien fondées vu qu’elles découlent de cotisations valides ancrées sur l’absence de déductions à la source.

[22] Je suis d’accord avec le PGC que le recours que souhaiterait entreprendre M. Laurent dans sa demande de contrôle judiciaire ne viserait pas vraiment les mesures de recouvrement de l’ARC mais reviendrait indirectement à remettre en question l’exactitude des cotisations émises par l’ARC, une question sur laquelle la Cour canadienne de l’impôt a compétence exclusive. Au surplus, il s’agit ici d’une question de recouvrement pour laquelle M. Laurent n’a offert aucune preuve factuelle sur l’existence des retenues à la source.

C. Justification raisonnable pour le délai

[23] Je passe au dernier critère établi par la jurisprudence, à savoir une explication raisonnable justifiant le délai. Sur cette question, je ne peux encore une fois que constater le silence de la preuve : je ne décèle aucune explication raisonnable pour justifier le long délai de M. Laurent dans le dépôt de sa demande de contrôle judiciaire, que ce soit dans ses soumissions ou dans son affidavit.

[24] M. Laurent se contente d’affirmer que les mesures de recouvrement de l’ARC remontent au 21 août 2018, et qu’il aurait reçu un mauvais conseil de la part d’une agente de l’ARC en 2019. M. Laurent prétend aussi que les nombreuses informations contradictoires fournies par divers agents de l’ARC dans son dossier et les diverses démarches qu’il a entreprises pour tenter de faire annuler les réclamations de l’ARC constituent une explication raisonnable pour justifier son retard.

[25] Ces arguments ne me convainquent pas et sont loin d’expliquer le très long délai écoulé depuis la date où la demande de contrôle judiciaire aurait dû être déposée.

D. Appréciation des facteurs et intérêt de la justice

[26] En soupesant chacun des facteurs énoncés dans Larkman et Hennelly, et en tenant compte des circonstances du présent dossier, j’accorde un poids déterminant à l’absence de justification pour le très long délai et l’absence de démonstration que la demande de M. Laurent soit méritoire. Suite à mon analyse, je ne peux donc identifier aucune raison qui pourrait me permettre de proroger le délai imparti pour le dépôt de la demande de contrôle judiciaire de M. Laurent.

[27] Il a été reconnu de façon répétée que le fait d’entreprendre un contrôle judiciaire des décisions des tribunaux administratifs à l’intérieur des délais relativement brefs prescrits par la Loi reflète l’intérêt public à l’égard du caractère définitif des décisions administratives (Canada c Berhad, 2005 CAF 267 [Berhad] au para 60, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 31166 (25 mai 2006); Canada (Ministre du Développement des Ressources Humaines) c Hogervorst, 2007 CAF 41 au para 24). Ce délai « n’est pas capricieux » et existe « dans l’intérêt public, afin que les décisions administratives acquièrent leur caractère définitif et puissent aussi être exécutées sans délai » (Berhad au para 60).

[28] Je reconnais que l’intérêt de la justice demeure la considération primordiale dans l’octroi d’une prorogation de délai. Mais l’intérêt de la justice n’existe pas dans un vacuum et n’absout pas un demandeur du devoir de satisfaire le fardeau de preuve qui est le sien. Ici, exercer mon pouvoir discrétionnaire en faveur de M. Laurent m’obligerait à ignorer les critères établis relativement à une prorogation de délai et à fermer les yeux sur l’absence d’éléments de preuve à l’appui des facteurs énoncés dans la jurisprudence pour considérer l’octroi d’une telle prorogation. La règle de la primauté du droit repose sur les principes fondamentaux de certitude et de prévisibilité. L’exercice d’un pouvoir discrétionnaire doit avoir son origine dans la loi. L’exercice d’un tel pouvoir ne saurait être adéquat ou judicieux, et s’inscrire dans l’intérêt de la justice, s’il fait fi des exigences minimales de la loi applicable.

IV. Conclusion

[29] Dans les circonstances, je conclus qu’il n’est donc pas dans l’intérêt de la justice d’accorder la prolongation de délai demandée.

[30] Par ailleurs, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu de déroger au principe général à l’effet que la partie qui succombe doive supporter les dépens. J’ajoute que, suivant la Règle 410, les dépens afférents à une requête en prorogation de délai sont habituellement à la charge du requérant. Dans l’exercice de ma discrétion, j’adjuge donc les dépens au défendeur et en fixe le montant à 500 $.


[31]  

ORDONNANCE au dossier 23-T-87

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête pour une prorogation de délai est rejetée.

  2. Des dépens de 500 $ sont accordés au défendeur.

 

« Denis Gascon »

 

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

23-T-87

INTITULÉ :

MORGAN LAURENT c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À MONTRÉAL (QUÉBEC), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

orDONNANCE ET MOTIFS :

GASCON J.

DATE DES MOTIFS

LE 30 octobre 2023

REPRÉSENTATIONS ÉCRITES PAR :

Me Marie Arcand

POUR LE DEMANDEUR

Me Guillaume Turcotte

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ravinsky Ryan Lemoine, s.e.n.c.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.