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Date : 20231114


Dossier : IMM-1438-22

Référence : 2023 CF 1504

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

ALI NAVILA RIVERO MARIN

JORGE ALBERTO RIVERO MARIN

JOSE DAIMO CARMONA CAMANO

REGINA SOFIA CARMONA RIVERO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS


I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 3 février 2022 (la décision) par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté un appel interjeté par les demandeurs de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de rejeter leur demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Selon la SAR, la SPR a conclu à juste titre que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, et qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (la PRI) viable ailleurs au Mexique.

II. Exposé des faits

[2] Les demandeurs sont membres d’une même famille et citoyens du Mexique. Ils affirment être exposés à un risque de préjudice de la part d’un certain cartel et de la police locale qui leur ont extorqué de l’argent. Ils se sont enfuis ailleurs pour une courte période avant de venir au Canada et présenter une demande d’asile. La SPR a rejeté leur demande d’asile et a conclu qu’ils disposaient d’une PRI viable. Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision devant la SAR. En 2022, la SAR a rejeté leur appel et a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI viable.

III. Questions en litige

[3] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

  • 1.La norme de contrôle.

  • 2.La SAR a commis une erreur de fait en concluant que les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer l’identité des agents de persécution.

  • 3.La SAR a commis une erreur de droit en concluant qu’une PRI existait malgré les nombreux agents de persécution, notamment la police.

  • 4.L’analyse de la PRI par la SAR était fondamentalement viciée et incorrecte, et ne tenait pas compte d’éléments de preuve importants, y compris les éléments de preuve contenus dans le cartable national de documentation (le CND), ce qui rend la décision déraisonnable.

[4] En tout respect, la question est de savoir si la décision est raisonnable.

[5] La SAR a jugé que la SPR a eu raison de conclure que les demandeurs disposaient d’une PRI viable. La SPR les a avisés qu’une PRI était proposée. Nul ne conteste que la SAR et la SPR ont appliqué le bon critère à deux volets relatif à la PRI :

[8] La Cour fédérale a expliqué les principes généraux relatifs à la PRI et a précisé que, pour établir s’il existe une PRI viable, la Section d’appel des réfugiés (SAR) doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, de ce qui suit :

a. le demandeur d’asile ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ni à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») à l’endroit proposé comme PRI;

b. en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge.

[9] Les deux « volets » du critère mentionnés ci-dessus doivent être remplis pour qu’il puisse être conclu qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable. Le seuil du second volet du critère relatif à la PRI est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité du demandeur d’asile tentant de s’installer temporairement en lieu sûr. Lorsque l’existence d’une PRI est soulevée, il incombe au demandeur d’asile de démontrer que la PRI n’est pas viable.

[6] En ce qui a trait au premier volet du critère, la SAR a conclu que les allégations des demandeurs n’établissaient pas l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention comme l’exige l’article 96 de la LIPR. Je souligne que la SPR et la SAR ne se sont pas concentrées sur l’article 96.

[7] Quant à l’article 97, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils seraient exposés soit au risque d’être soumis à la torture, soit à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à l’endroit proposé comme PRI.

[8] La SAR a revu la conclusion de la SPR selon laquelle plusieurs personnes ainsi qu’un policier local avaient extorqué de l’argent aux demandeurs, suscitant la crainte. Plus particulièrement, la SPR n’était pas convaincue que les extorqueurs étaient membres d’un cartel en particulier ou de tout autre cartel comme l’affirmaient les demandeurs, ou que ces personnes avaient les moyens ou la motivation pour retrouver les demandeurs à l’endroit proposé comme PRI. Après son examen indépendant, la SAR est arrivée à la même conclusion.

[9] Selon les demandeurs, la SPR a commis une erreur parce qu’ils n’étaient pas tenus d’identifier l’agent du préjudice, parce qu’elle a fait abstraction des éléments de preuve sur les conditions dans le pays selon lesquels l’extorsion est un problème répandu et parce qu’elle n’a pas présenté d’éléments de preuve objectifs corroborant le fait que l’endroit proposé comme PRI était sûr. La SAR a rejeté les trois observations.

[10] En ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient établi ni l’identité des agents du préjudice ni le fait que ces derniers avaient les moyens ou la motivation pour les retrouver à l’endroit proposé comme PRI. On peut lire aux paragraphes 18 et 19 de la décision :

[18] L’appelante principale a déclaré dans son témoignage que les auteurs du crime étaient le [passage omis] par l’intermédiaire de policiers. Elle a dit qu’elle savait que c’était le [passage omis] parce que ses membres sont partout. Lorsque la commissaire de la SPR lui a demandé s’il s’agissait d’un autre cartel ou d’autres criminels agissant de concert avec la police, l’appelante principale a répondu que le [passage omis] est le cartel principal dans [passage omis] et qu’il travaille en collaboration avec les policiers.

[19] Le fait que l’appelante principale croie que les agents du préjudice sont le [passage omis] n’est pas un élément de preuve suffisant pour établir que les agents du préjudice sont bel et bien le [passage omis]. Le juge Brown de la Cour fédérale a déclaré ceci : « Le défendeur fait valoir, et je suis d’accord, que la croyance du demandeur, aussi sincère soit‑elle, n’est pas un substitut à la nécessité de produire un nombre suffisant d’éléments de preuve fiables relatifs à l’identité des agents de persécution. »

[11] La SAR a jugé que les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir l’identité alléguée des agents du préjudice. Ayant pris en compte la preuve relative aux conditions qui règnent dans le pays, la SAR a conclu que cette preuve ne suffisait pas pour établir l’identité alléguée des agents du préjudice. On peut lire au paragraphe 23 de la décision :

[23] Je juge que les documents sur les conditions dans le pays n’appuient pas la conclusion selon laquelle les agents du préjudice sont le [passage omis]. Le fait que de l’argent a été extorqué aux appelants à [passage omis] n’établit pas que les agents du préjudice sont membres du [passage omis]. Les éléments de preuve contenus dans le cartable national de documentation (CND) indiquent qu’une multitude de groupes, allant des criminels opportunistes aux organisations criminelles transnationales en passant par les organisations de trafic de stupéfiants, sont impliqués dans des activités d’extorsion. De petits gangs commettent couramment de l’extorsion pour générer des revenus et [traduction] « l’extorsion devient généralisée parce que même les groupes criminels plus petits et les individus peuvent se faire passer pour un grand groupe criminel et paraître crédibles lorsqu’ils profèrent des menaces ».

[12] En ce qui concerne les moyens et la motivation qu’auraient vraisemblablement les agents du préjudice pour retrouver les demandeurs à l’endroit proposé comme PRI, la SAR a jugé que l’ampleur de l’extorsion n’appuyait pas une telle conclusion. Rien ne permettait de conclure que les agents du préjudice poursuivaient les demandeurs depuis qu’ils avaient quitté le Mexique environ deux ans auparavant.

[13] Ensuite, la SAR a conclu que le fait que les demandeurs étaient victimes d’extorsion ne l’emportait pas sur la viabilité de l’endroit qui leur a été proposé comme PRI, même si l’extorsion est un problème répandu au Mexique. Évoquant les éléments de preuve contenus dans le CND, la SAR a déclaré ce qui suit :

[32] Selon le CND, [traduction] « [l]’extorsion est endémique au Mexique : les incidents signalés dominent par rapport aux incidents d’enlèvement dans la dernière décennie » et [traduction] « [l]’extorsion est répandue dans tout le pays; cependant, un certain nombre d’États sont touchés de manière disproportionnée ». Le CND explique que, en 2016, les taux d’incidence étaient élevés dans plusieurs États, dont celui de [passage omis], où les appelants vivaient au moment de la tentative d’extorsion. L’article ne mentionne pas que [passage omis], où se situe [passage omis], l’endroit proposé comme PRI, compte parmi les États ayant les taux d’incidence les plus élevés.

[14] Finalement, la SAR a déclaré que le fardeau d’établir la sûreté de l’endroit proposé comme PRI ne reposait pas sur la SPR. Lorsqu’une PRI est proposée, il incombe aux demandeurs d’établir que la réinstallation n’est pas viable. Je tiens à souligner que cela est bien établi, et j’en conviens : Elusme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 225 (Elusme) (selon le juge LeBlanc, alors juge à la Cour fédérale); Jean Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106 (Jean Baptiste) (selon la juge en chef adjointe Gagné); Pineda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1446 (Pineda) (selon la juge Roussel, alors juge à la Cour fédérale).

[15] Quant au deuxième volet du critère, la SAR a conclu que la réinstallation à l’endroit proposé comme PRI n’était pas déraisonnable, eu égard aux circonstances, et que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait de démontrer que la réinstallation n’était pas viable. Plus précisément, la SAR souligne que le seuil élevé correspondant à une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril leur vie et leur sécurité n’a pas été atteint. La SAR explique sa conclusion ainsi :

[36] L’appelante principale a déclaré dans son témoignage que le coût de la nourriture et le coût de la vie sont élevés à [passage omis] et que les noms de famille et les accents des appelants sont différents. Les circonstances ne sont pas de celles qui atteignent le seuil élevé qui démontre que la vie et la sécurité des appelants sont mises en péril.

[37] L’appelante principale a déclaré dans son témoignage qu’elle, [passage omis], et l’appelant associé no 1, [passage omis], pourraient trouver des emplois. Elle a affirmé que l’appelant associé no 2 est [passage omis] lui aussi, mais qu’il n’a qu’une scolarité de niveau primaire. L’appelante principale a dit que le problème que pose le fait de trouver un emploi est que, comme les appelants sont [passage omis] et [passage omis], leurs renseignements figureraient dans une base de données et que les appelants pourraient alors être trouvés au moyen de celle-ci.

[38] Je juge que les circonstances mentionnées ci-dessus n’atteignent pas le seuil élevé qui démontre que l’installation à [passage omis] mettrait la vie et la sécurité des appelants en péril. Premièrement, comme je l’ai dit précédemment, les demandeurs d’asile ne peuvent pas se contenter de prétendre, sans preuve à l’appui, qu’ils pourraient être retrouvés n’importe où au Mexique à partir des banques de données en raison de la corruption dans ce pays et de la criminalité de leurs agents de persécution. Deuxièmement, bien qu’il puisse être difficile de trouver un nouvel emploi, la Cour fédérale a récemment statué que « [l]e droit est clair : devoir repartir à neuf et avoir de la difficulté à se trouver un emploi ne sont pas des obstacles importants qui rendent une PRI déraisonnable ». Elle a aussi déclaré ceci : « J’ajoute que des motifs d’ordre humanitaire, tels que la perte d’un emploi, la diminution de la qualité de vie ou le renoncement à des aspirations ne suffisent pas pour conclure à l’inexistence d’une PRI. » L’asile au Canada ne peut être accordé à une personne simplement parce que celle-ci y serait plus à l’aise du point de vue matériel, économique et affectif que dans un endroit sûr dans son propre pays.

[16] La SAR a confirmé que, même si le fait de devoir repartir à neuf et d’avoir de la difficulté à se trouver un emploi constitue un obstacle, celui-ci n’était pas assez important pour rendre la PRI déraisonnable.

IV. Norme de contrôle

[17] La norme de contrôle applicable en matière de PRI est celle de la décision raisonnable. À ce propos, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 (Société canadienne des postes), le juge Rowe, qui s’exprimait au nom de la majorité, a expliqué les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences que doit respecter la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable. Le juge Rowe conclut au paragraphe 32 que la cour de révision « doit se demander “si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ciˮ ».

[18] En outre, la Cour suprême a tiré la conclusion suivante dans l’arrêt Société canadienne des postes :

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, para 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, para 100).

[19] De plus, l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov 2019 CSC 65 indique clairement que le rôle de notre Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, à moins de « circonstances exceptionnelles ». La Cour suprême du Canada précise ce qui suit :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41-42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15-18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original]

[20] La Cour d’appel fédérale a récemment réitéré, dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237, que le rôle de la Cour n’est généralement pas d’apprécier à nouveau la preuve :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

[21] Notre Cour a conclu qu’un examen de la conclusion de la SAR quant à l’existence d’une PRI commande la déférence et qu’une lourde charge s’impose pour en démontrer le caractère déraisonnable : Pidhorna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1 au para 39, selon la juge Kane : « En matière de possibilité de refuge intérieur, le critère est bien établi. Le demandeur a la lourde charge de démontrer que la PRI qu’on lui propose est déraisonnable (Ranganathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2001] 2 CF 164, [2000] ACF no 2118 (CAF) [Ranganathan]). »

V. Analyse

[22] Les demandeurs font valoir que la SAR a commis une erreur en concluant que les allégations d’extorsion facilitée par la police étaient crédibles, mais en omettant d’évaluer la PRI dans l’optique de cette conclusion. Ils soutiennent que l’analyse effectuée par la SAR est déraisonnable, car celle-ci s’est fondée exclusivement sur le fait que des membres allégués du cartel ont extorqué de l’argent aux demandeurs, sans tenir compte de la police et de son rôle à titre d’agent de persécution.

[23] Les demandeurs font en outre valoir que la SAR a tiré une conclusion contradictoire selon laquelle ils n’ont pas établi l’identité des agents de persécution, tout en reconnaissant le rôle joué par la police dans l’extorsion. En tirant cette conclusion, l’analyse de la PRI est viciée, car les demandeurs affirment que la SAR a reconnu le rôle joué par la police comme agent de persécution, mais qu’elle a ensuite omis d’aborder l’État dans son analyse de la PRI. Les demandeurs invoquent le paragraphe 6 de la décision Maruthapillai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 761, dans lequel il a été conclu qu’il n’est pas logique de proposer une PRI lorsque l’État est reconnu comme un agent de persécution :

[6] La possibilité de refuge interne implique une protection étatique effective. Mais lorsque l’agent de persécution est l’État ou bien une agence de l’État tel que les forces armées, comment peut-on parler d’une protection étatique effective sur le territoire national lorsque l’État lui-même est complice à la persécution?

[24] Je ne suis pas convaincu qu’il y a une erreur susceptible de contrôle à cet égard. Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, la SAR a expressément examiné le rôle de la police dans la présente affaire et a conclu qu’en fait ce n’était qu’un policier local. Il s’agit d’une conclusion essentielle et, à mon avis, particulièrement déterminante que je ne suis pas disposé à écarter et que je ne suis pas en mesure de déclarer déraisonnable.

[25] Il convient également de souligner que la jurisprudence invoquée ici et ailleurs par les demandeurs vise des autorités qui ont des liens et une portée à l’échelle nationale, comme la police nationale. Or, ce n’est pas le cas dans la présente affaire.

[26] La SAR a en outre rejeté l’allégation selon laquelle l’extorsion a été commise par un cartel, ayant conclu que, même si les demandeurs ont déclaré que les agents du préjudice étaient membres d’un certain cartel, « les éléments de preuve ne démontrent pas que les agents du préjudice sont autre chose que les personnes impliquées dans l’extorsion ». Cette conclusion aussi est déterminante et raisonnable.

[27] Il est difficile pour les demandeurs de réfuter la conclusion de la SAR selon laquelle ils n’ont pas été ciblés par un cartel. Cela dit, la SAR est allée plus loin et a examiné la question de savoir si le cartel allégué était actif à l’endroit proposé comme PRI. À cet égard, les demandeurs n’étaient en mesure de fournir aucun élément de preuve relatif aux conditions dans le pays selon lequel le cartel allégué avait des liens avec l’endroit proposé comme PRI.

[28] Je ne doute pas de la sincérité du témoin quant à sa conviction selon laquelle l’extorsion impliquait un certain cartel à l’endroit où la famille vivait, mais ce témoignage limité et non étayé par les renseignements sur les conditions dans le pays a été soupesé. Dans leurs conclusions concordantes, la SPR et la SAR n’étaient pas du même avis que les demandeurs. Les deux tribunaux avaient le droit de conclure comme ils l’ont fait d’après le présent dossier, notamment la documentation sur les conditions dans le pays. Je tiens à ajouter qu’il convient de faire preuve d’une grande déférence à l’endroit de ces décideurs à cet égard. D’ailleurs, il ne faut pas confondre un témoignage avec le poids qui lui serait accordé. Il y a une nette distinction : Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 (selon le juge Pamel) aux para 21-35.

[29] Les demandeurs font valoir que la SAR a commis une erreur dans son évaluation d’une PRI viable parce qu’elle a conclu que la police était un agent de persécution, mais n’a pas ensuite exposé les moyens ou la motivation dont dispose la police pour retrouver les demandeurs partout au Mexique. Ils soutiennent que la SAR a omis d’évaluer la preuve présentée qui démontre l’existence d’un risque de préjudice par la police, soit un risque distinct de celui posé par le cartel.

[30] Les demandeurs font valoir que la SAR a commis une erreur en rejetant, sans avoir tenu compte des éléments de preuve objectifs à ce sujet dans le CND, leur témoignage selon lequel ils ne peuvent vivre nulle part au Mexique en raison de la facilité avec laquelle ils pourraient être suivis à l’aide de la base de données nationale. À mon humble avis, cet argument a été raisonnablement réfuté au paragraphe 38 de la décision, dans lequel la SAR a tiré la conclusion suivante :

[38] […] Premièrement, comme je l’ai dit précédemment, les demandeurs d’asile ne peuvent pas se contenter de prétendre, sans preuve à l’appui, qu’ils pourraient être retrouvés n’importe où au Mexique à partir des banques de données en raison de la corruption dans ce pays et de la criminalité de leurs agents de persécution. […]

[31] En ce qui concerne le premier volet du critère juridique applicable à la PRI, bon nombre des observations faites par les demandeurs portent sur l’affirmation voulant que la SAR a commis une erreur en fondant son analyse sur l’hypothèse selon laquelle les agents de persécution n’auraient ni les moyens ni la motivation pour retrouver les demandeurs à l’endroit proposé comme PRI. À mon avis, la SAR a raisonnablement soupesé cette affirmation et l’a rejetée en tirant les conclusions suivantes : les éléments de preuve contenus dans le CND indiquent qu’une multitude de groupes, allant des criminels opportunistes aux organisations criminelles transnationales en passant par les organisations de trafic de stupéfiants, sont impliqués dans des activités d’extorsion; de petits gangs commettent couramment de l’extorsion pour générer des revenus et l’extorsion devient généralisée parce que même les groupes criminels plus petits et les individus peuvent se faire passer pour un grand groupe criminel et paraître crédibles lorsqu’ils profèrent des menaces; les extorqueurs prennent pour cibles un large éventail d’entreprises et d’institutions, y compris les entreprises familiales, les compagnies d’assurance, les banques et autres institutions financières, les sociétés minières, les magasins de détail, les stations-service, les services de transport, les fabricants, les hôtels et les ranchs.

[32] Ces renseignements tirés de la documentation sur les conditions dans le pays ont amené la SAR à conclure raisonnablement que, dans la présente affaire, selon les éléments de preuve dont elle disposait, l’ampleur de l’extorsion n’appuie pas la conclusion selon laquelle les auteurs du crime seraient motivés à pourchasser les demandeurs de leur lieu de résidence jusqu’à l’endroit proposé comme PRI. Comme je l’ai mentionné plus haut, la SAR était du même avis que la SPR et a conclu, comme elle avait le droit de le faire à mon avis au vu de la preuve au dossier, que « selon la prépondérance des probabilités, il est peu probable que les auteurs du crime, qui comprennent un policier de l’endroit, aient l’intérêt et la motivation, à l’avenir, de chercher dans tout le pays et consacrer du temps, des ressources et de l’énergie afin de pourchasser les demandeurs d’asile dans tout le Mexique parce que ceux-ci n’ont pas versé les sommes exigées, étant donné qu’ils peuvent pourchasser d’autres personnes et hommes d’affaires de l’endroit pour obtenir des fonds ».

[33] La SAR a conclu ce qui suit :

[27] Les éléments de preuve n’établissent pas que les agents du préjudice ont les moyens de trouver les appelants. Puisque l’identité des agents du préjudice n’est pas établie, il n’y a aucun élément de preuve sur les moyens financiers ou les liens dont ces agents disposent pour pourchasser les appelants. Bien que les appelants soutiennent que les agents du préjudice sont membres du [passage omis], les éléments de preuve ne démontrent pas que les agents du préjudice sont autre chose que les personnes impliquées dans l’extorsion.

[34] De plus, j’estime que la SAR a raisonnablement tenu compte des contacts subséquents avec les demandeurs, ayant pris note du témoignage selon lequel le dernier contact entre les demandeurs et les auteurs du crime avait eu lieu deux ans auparavant. La SAR a raisonnablement conclu ce qui suit :

[30] […] Lorsque la commissaire de la SPR a indiqué que c’était il y a deux ans et demandé pourquoi les auteurs du crime s’intéresseraient encore aux appelants, l’appelante principale a répondu que c’était parce qu’ils ont accès à tout et qu’ils peuvent les trouver parce que ce sont des policiers. Durant l’audience de la SPR, l’appelante principale a mentionné plusieurs fois que les renseignements relatifs aux appelants se trouvent dans des bases de données nationales. Cependant, la Cour fédérale a déclaré que les demandeurs d’asile ne peuvent pas se contenter de prétendre, sans preuve à l’appui, qu’ils pourraient être retrouvés n’importe où au Mexique à partir des banques de données en raison de la corruption dans ce pays et de la criminalité de leurs agents de persécution.

[Renvois omis.]

[35] Je ne suis pas disposé à modifier ces évaluations et conclusions parce qu’elles sont fondées sur l’appréciation de la preuve dans la présente affaire.

[36] Pour ce qui est du deuxième volet du critère relatif à la PRI, les demandeurs font valoir que la SAR ne disposait d’aucun élément de preuve selon lequel les agents de persécution n’étaient plus disposés à les poursuivre. Je suis d’accord pour dire qu’il n’y avait aucune preuve directe à cet égard dans la présente affaire. Je juge toutefois que cette observation mène sur une fausse piste. En tout respect, elle ne tient pas compte de la jurisprudence bien établie selon laquelle il incombait aux demandeurs de convaincre la SAR du caractère déraisonnable de la PRI, et non l’inverse. D’ailleurs, l’argument des demandeurs est contraire au droit régissant la PRI, à savoir qu’une fois que celle-ci est proposée, il incombe alors aux demandeurs de la réfuter : Elusme; Jean Baptiste; Pineda.

[37] La SAR n’était pas convaincue par les éléments dont elle disposait et a conclu que les demandeurs n’avaient pas satisfait au deuxième volet de son analyse de la PRI. Plus particulièrement, les agents de persécution étaient des individus locaux et un policier local, et non un cartel comme il a été allégué en vain. Comme les deux tribunaux d’instance inférieure, je ne suis également pas convaincu.

[38] Je tiens à noter que les demandeurs ont soulevé des préoccupations notamment au sujet du coût de la nourriture et de la vie à l’endroit proposé comme PRI, et selon lesquelles leurs noms de famille et leurs accents seraient différents de ceux des gens qui vivent à l’endroit proposé comme PRI. Même si ces circonstances sont nouvelles et difficiles, je reconnais qu’elles ne constituent pas une « preuve réelle et concrète » de l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs lors du trajet vers l’endroit proposé comme PRI ou au moment de s’y réinstaller : Ranganathan, au para 15.

[39] À cette étape de l’analyse en outre, la SAR a évalué l’incidence du témoignage des demandeurs et les éléments de preuve relatifs aux conditions dans le pays en ce qui a trait à la disponibilité de renseignements dans les bases de données nationales. Les demandeurs ont soulevé cette préoccupation dans leur témoignage, mais n’ont présenté à la SAR aucun élément de preuve à l’appui. Compte tenu de ce qui précède, la SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait de démontrer qu’il était déraisonnable pour eux de se réinstaller.

[40] Plus précisément, avec égards, je dois conclure que les demandeurs ne sont pas parvenus à atteindre le seuil élevé correspondant à une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril leur vie et leur sécurité au moment de se réinstaller à l’endroit proposé comme PRI.

VI. Conclusion

[41] La décision de la SAR est raisonnable, justifiée et intelligente. Par conséquent, la demande sera rejetée.

VII. Question à certifier

[42] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1438-22

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

IMM-1438-22

 

INTITULÉ :

ALI NAVILA RIVERO MARIN, JORGE ALBERTO RIVERO MARIN, JOSE DAIMO CARMONA CAMANO, REGINA SOFIA CARMONA RIVERO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ZOOM

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 NOVEMBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 14 NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Adela Crossley

POUR LES DEMANDEURS

Brad Gotkin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Crossley Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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