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Date : 20231109


Dossier : T-758-23

Référence : 2023 CF 1481

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Montréal (Québec), le 9 novembre 2023

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

S. ROBERT CHAD

demandeur

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le 13 avril 2023, le demandeur, M. S. Robert Chad, a déposé un avis de demande relatif au recours collectif envisagé en vue d’obtenir une ordonnance de mandamus contre l’Agence du revenu du Canada [l’ARC]. Le 21 juin 2023, le demandeur a proposé un second avis de demande relatif au recours collectif envisagé [l’avis]. Le défendeur, le ministre du Revenu national [le ministre], sollicite une ordonnance radiant entièrement l’avis du demandeur, sans autorisation de le modifier.

[2] Pour les motifs exposés ci-après, la requête en radiation du ministre est accueillie.

[3] En somme, je suis convaincue que la demande de contrôle judiciaire du demandeur [la demande] est manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie, car : 1) le demandeur sollicite une réparation sous la forme d’un mandamus que la Cour ne peut accorder, puisque le ministre n’a aucune obligation légale d’agir à caractère public, à savoir de procéder à l’examen des documents en sa possession (seul ou avec l’aide de tiers), de déterminer et de confirmer si ces documents sont protégés par un privilège, ou encore de produire ces documents; 2) il existe d’autres recours appropriés et efficaces devant la Cour canadienne de l’impôt et dans la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985, c A-1; 3) l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 écarte la compétence de la Cour fédérale et interdit à la Cour d’intervenir dans les questions susceptibles d’appel devant un autre tribunal, en l’espèce la Cour canadienne de l’impôt; 4) l’avis ne satisfait pas aux exigences énoncées à l’article 301 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Je rejette également la demande d’autorisation de modification illimitée du demandeur.

II. L’avis de demande modifié relatif au recours collectif envisagé

[4] Dans son avis, daté du 21 juin 2023, le demandeur indique qu’il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire du défaut de l’ARC de s’acquitter de ses obligations légales en ce qui a trait à certains documents possiblement protégés par le secret professionnel de l’avocat à l’endroit des personnes suivantes (collectivement, le groupe) :

  • a)de S. Robert Chad (le demandeur);

  • b)de toutes les personnes qui ont déjà été des clients des cabinets suivants :

1) Tom Olson, Bruce Lemons, OL Private Counsel LLC et/ou Olson Lemons LLP;

2) Timothy Hodgins, John Hodgins et/ou HFX Markets Ltd.

[5] Le demandeur demande donc un bref de mandamus en vue d’enjoindre à l’ARC de remplir ce qui, selon le demandeur, sont ses obligations légales positives :

  • 1)de procéder à l’examen des documents et de déterminer ceux qui contiennent des communications ou des renvois, directs ou indirects, à des communications avec un avocat ou avec un mandataire, un employé ou un associé d’un avocat au sujet du demandeur et du groupe;

  • 2)d’aviser le demandeur et le groupe de l’existence de tels documents et de leur fournir ces documents de sorte qu’ils puissent invoquer un privilège relativement à ces documents devant un tribunal compétent;

  • 3)de s’abstenir d’utiliser ou d’examiner les documents, de quelque façon que ce soit, jusqu’à ce qu’un tribunal compétent ait déterminé si un privilège peut être invoqué.

[6] Dans l’énoncé des motifs de sa demande, le demandeur fait valoir : que les membres du groupe et lui-même ont déjà été des clients de Tom Olson et Bruce Lemons, des avocats exerçant notamment sous les noms OL Private Counsel LLC ou Olson Lemons LLP; que les membres du groupe et lui-même ont reçu des avis juridiques et d’autres communications connexes du cabinet au fil des ans (para 4-5); que les avis sont protégés par le secret professionnel de l’avocat; que le ministre a reçu des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat pendant la vérification par des tiers (para 7); que le ministre ne l’a pas avisé qu’il avait reçu ces documents pendant la vérification par des tiers (para 7); qu’il a interjeté appel d’une cotisation devant la Cour canadienne de l’impôt (para 9) et qu’il a appris que l’ARC avait certains documents en sa possession (para 9-10); qu’il a des motifs raisonnables de croire que l’ARC a en sa possession d’autres documents protégés par le secret professionnel de l’avocat (para 11) et que le ministre n’a fait aucun effort pour le contacter à ce sujet (para 12); qu’il a demandé que l’ARC remplisse ses obligations légales dans une lettre datée du 1er novembre 2022; qu’à ce jour, l’ARC n’a pas répondu.

[7] Dans son avis, le demandeur invoque aussi les motifs suivants : 1) les mesures prises par l’ARC manquent de justification, de transparence et d’intelligibilité, minant ainsi la confiance du public dans notre système de justice; 2) selon la décision Canada (Revenu national) c Thornton, 2012 CF 1313 [Thornton], lorsqu’un organisme gouvernemental se trouve en possession de documents qui semblent, à première vue, être protégés par un privilège, l’organisme a une obligation positive : a) de faire tous les efforts possibles pour contacter le détenteur du privilège; b) de lui donner la possibilité d’invoquer son privilège; 3) de se conformer aux articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

[8] Le demandeur inclut également une section sur le recours collectif envisagé dans son avis, dans laquelle il énonce les conditions figurant à l’article 334.16 des Règles.

[9] Finalement, toujours dans son avis, le demandeur indique que sa demande sera appuyée par son affidavit ainsi que par tout autre document que l’avocat peut proposer et que la Cour peut autoriser.

III. Le critère applicable à une requête en radiation d’une demande

[10] Les parties conviennent que le critère applicable est celui énoncé dans l’arrêt Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250 [JP Morgan]. Par conséquent, « [l]a Cour n’accepte de radier un avis de demande de contrôle judiciaire que s’il est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli »: David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 at page 600 (C.A.). Elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : Rahman c. Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7; Donaldson c. Western Grain Storage By-Products, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c. Carey Canada Inc., 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 959 » (JP Morgan, au para 47). Voir aussi : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c Pharmacia Inc., [1995] 1 CF 588, à la p 600; Soprema Inc. c Canada (Procureur général), 2021 CF 732 au para 26; Soprema Inc. c Canada (Procureur général), 2022 CAF 103 au para 10; Kenney c Canada (Procureur général), 2016 CF 367 au para 19.

[11] La question de savoir si une demande a une possibilité d’être accueillie sera évaluée en fonction des faits matériels allégués dans l’avis de demande, selon le principe que les faits allégués sont vrais (R c Imperial Tobacco, 2011 CSC 42 aux para 21-23 [Imperial Tobacco]; Operation Dismantle c La Reine, 1985 CanLII 74 (CSC), [1985] 1 RCS 441 aux para 3, 7, 8 [Operation Dismantle]).

[12] Dans l’arrêt JP Morgan, la Cour d’appel fédérale mentionne que, selon la jurisprudence en droit administratif de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel fédérale, l’un ou l’autre des trois éléments suivants constitue un vice fondamental et manifeste qui appelle la radiation d’un avis de demande :

  • 1)l’avis de demande ne révèle aucune action recevable en droit administratif qui peut être introduite devant la Cour fédérale;

  • 2)l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales ou quelque autre principe juridique interdit à la Cour fédérale de se prononcer sur le recours en droit administratif;

  • 3)la Cour fédérale ne peut accorder la mesure demandée (JP Morgan, au para 66).

[13] Comme le mentionne la Cour d’appel fédérale, « [l]’une ou l’autre de ces objections appelle la radiation de cet avis » (JP Morgan, au para 106).

IV. La position des parties

[14] Le ministre soutient que la demande du demandeur est manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie (JP Morgan, aux para 47-48) pour les motifs suivants :

  • 1)le demandeur sollicite une réparation que la Cour ne peut accorder. Pour obtenir un mandamus, le ministre doit avoir une obligation légale d’agir à caractère public envers le demandeur. Or, le ministre n’est soumis à aucune obligation légale à caractère public de procéder à l’examen des documents en sa possession (lui-même ou avec l’aide de tiers), de confirmer si ces documents sont protégés par un privilège ou de produire ces documents. Le ministre explique que l’ordonnance sollicitée par le demandeur est vague et imprécise et que le ministre n’est assujetti à aucune obligation légale d’agir claire, ni aux termes de la loi ni aux termes de la common law (Apotex Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742, à la p 766 (CAF), conf [1994] 3 RCS 1100 [Apotex]; Canada (Procureur général) c Arsenault, 2009 CAF 300 au para 32 [Arsenault CAF]; Willms c Canada (Procureur général), 2022 CF 543 aux para 15-20 [Willms]);

  • 2)la Cour fédérale n’est pas autorisée à traiter la demande, car il existe d’autres recours appropriés et efficaces devant la Cour canadienne de l’impôt et sous le régime de la Loi sur l’accès à l’information (JP Morgan, au para 82; Ghazi c Canada (Revenu national), 2019 CF 860 aux para 29-30 [Ghazi]). De plus, l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales interdit à notre Cour d’entendre la demande puisque le demandeur sollicite une réparation à l’égard d’un manquement à l’équité procédurale que le ministre aurait commis lors de l’établissement des cotisations et de la preuve sur laquelle reposent ces cotisations. Une demande de contrôle judiciaire qui ne constitue pas une contestation accessoire de l’exactitude d’une cotisation, mais qui vise néanmoins les décisions ou les mesures prises par le ministre à l’égard d’une cotisation ne peut être entendue si un appel devant la Cour canadienne de l’impôt constitue un recours approprié et efficace pour régler la plainte du demandeur;

  • 3)l’avis ne satisfait pas aux exigences énoncées à l’alinéa 301e) des Règles. Dans sa forme actuelle, l’avis de demande modifié renferme principalement des allégations et des conclusions non étayées et conjecturales qui n’appuient pas la réparation demandée et qui ne peuvent pas être démontrées, et il n’énonce pas les faits pertinents et nécessaires; essentiellement, l’avis équivaut à une pêche à l’aveuglette.

[15] Le ministre demande des dépens sous la forme d’un montant forfaitaire de 5 000,00 $, une somme qui correspond au plus haut niveau de la colonne III du tarif.

[16] Le demandeur répond que le ministre ne s’est pas acquitté du lourd fardeau de démontrer un vice fondamental et manifeste dans sa demande et que la requête en radiation du ministre n’a aucune possibilité d’être accueillie pour les motifs suivants :

  • 1)la réparation demandée – un bref de mandamus enjoignant au ministre de remplir une obligation légale à caractère public, – fait bel et bien partie des recours dont la Cour dispose lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire. Dans la décision Thornton, au paragraphe 24, notre Cour a déclaré ce qui suit, en se fondant sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada Lavallee, Rackel & Heintz c Canada (Procureur général), 2002 CSC 61 au para 49 [Lavallee] :

« Lorsqu’une autorité chargée d’une enquête se trouve en possession ou est autrement informée de l’existence d’un document ou d’autres renseignements susceptibles d’être protégés par le PCCA, elle doit faire tous les efforts possibles pour contacter le détenteur du privilège, et lui donner la possibilité raisonnable de (i) déterminer si le privilège doit être invoqué, (ii) de l’invoquer si tel est son choix, et (iii) de faire trancher la question judiciairement, si la revendication du privilège est contestée. »

Le demandeur soutient que l’obligation légale d’agir à caractère public est inhérente à la protection juridique conférée par le secret professionnel de l’avocat – un principe de justice fondamentale ayant atteint un statut quasi constitutionnel. Il ajoute que l’obligation est, en réalité, une limite fixée par la common law à l’exercice du pouvoir délégué et qu’elle s’applique à tous les organismes chargés d’enquête, y compris l’ARC. Le demandeur mentionne également que si, dans l’exercice de ses pouvoirs de vérification au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu, l’ARC se trouve en possession de documents susceptibles d’être protégés par un privilège ou est autrement informée de l’existence d’un document ou d’autres renseignements susceptibles d’être protégés par le secret professionnel de l’avocat, elle a une obligation positive de : a) faire tous les efforts possibles pour contacter le détenteur du privilège; b) donner au détenteur du privilège la possibilité de l’invoquer;

  • 2)ni l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales ni aucun autre principe juridique n’interdit à notre Cour d’entendre la présente demande, car il n’existe aucun autre recours approprié et efficace ailleurs :

  1. aucune réparation appropriée et efficace ne peut être accordée par la Cour canadienne de l’impôt. La demande ne constitue pas une contestation accessoire d’un avis de cotisation;

  2. aucune réparation appropriée et efficace ne peut être accordée aux termes de la Loi sur l’accès à l’information;

  • 3)l’avis respecte les conditions préalables prévues à l’article 301 des Règles puisqu’il décrit avec suffisamment de précision les faits essentiels requis pour étayer la demande de mandamus.

[17] Le demandeur sollicite des dépens sur la base avocat-client.

V. Analyse

A. La demande vise à obtenir une réparation que la Cour ne peut accorder

[18] Le demandeur sollicite une ordonnance de mandamus. Un bref de mandamus est une mesure de réparation discrétionnaire extraordinaire. Les conditions fondamentales qui doivent être respectées pour qu’un bref de mandamus puisse être délivré sont énoncées dans la décision Apotex, au para 55. Elles sont cumulatives et doivent toutes être remplies avant que la Cour puisse envisager d’accorder un bref de mandamus (Rocky Mountain Ecosystem Coalition c Canada (Office national de l’énergie), 1999 CanLII 8615 (CF), [1999] ACF no 1223 au para 16). Ces conditions comprennent les suivantes : 1) il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public; 2) l’obligation doit exister envers le demandeur; 3) il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation; 4) il n’existe aucun autre recours.

[19] En l’espèce, au moins deux conditions ne sont pas respectées, car il n’existe aucune obligation légale d’agir à caractère public et il existe d’autres recours. J’aborderai le deuxième point dans la prochaine section.

[20] Comme le juge Gascon l’explique dans la décision Ghaddar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 946 [Ghaddar] [traduction] : « Une ordonnance de mandamus est une mesure de réparation extraordinaire par lequel la Cour « peut obliger une autorité publique […] à s’acquitter d’une obligation légale affirmative claire » (Première Nation de Ahousaht c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2019 CF 1116 au para 73 [Ahousaht]). Une ordonnance de mandamus constitue « la réponse de la Cour à l’omission, par un décideur, d’exécuter une obligation, et ce, par suite de la demande fructueuse d’un demandeur qui bénéficie de cette obligation et qui est en droit, au moment où il saisit la Cour, d’en réclamer l’exécution » (Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 au para 76 [Wasylynuk]). Comme le résume le juge Little dans la décision Wasylynuk, le critère applicable au mandamus « exige donc un examen rigoureux de l’obligation publique de nature légale, réglementaire ou autre qui est en jeu, ce qui permet au tribunal de déterminer si le décideur est contraint d’agir d’une façon particulière proposée par un demandeur, et si les circonstances ont rendu nécessaire l’exécution de cette obligation en faveur du demandeur » (Wasylynuk, au para 76) ». (Ghaddar, au para 18).

[21] Les parties conviennent que l’obligation légale à caractère public peut découler soit d’une disposition législative, comme dans l’arrêt Iris Technologies Inc. c Canada (Revenu national, 2020 CAF 117, ou de la common law (Arsenault c Canada (Procureur général), 2008 CF 492 au para 27, infirmée pour d’autres motifs dans l’arrêt Arsenault CAF).

[22] Le demandeur a reconnu qu’il n’existait aucune disposition législative ou réglementaire imposant au ministre une obligation légale d’agir de la façon dont il a proposé. Cependant, il soutient que les tribunaux ont créé une obligation en common law qui oblige le ministre à agir, au moyen de : 1) ce qu’il reconnaît être une observation incidente, au paragraphe 24 de la décision de la Cour fédérale Thornton, qui renvoie au paragraphe 49 de l’arrêt Lavallee de la Cour suprême du Canada; 2) l’arrêt de la Cour suprême du Canada Canada (Procureur général) c Chambre des notaires du Québec, 2016 CSC 20 [Chambre des notaires].

[23] Je ne suis pas d’accord. Au contraire, je conclus que les tribunaux n’ont pas créé une obligation légale d’agir à caractère public de la manière proposée par le demandeur. Premièrement, les circonstances particulières des décisions citées par le demandeur étaient très différentes des circonstances de l’espèce : dans l’arrêt Lavallee, la Cour suprême du Canada a statué sur l’inconstitutionnalité d’une disposition du Code criminel relative à l’exécution de mandats de perquisition dans les cabinets d’avocats; dans la décision Thornton, la Cour fédérale a déterminé si les documents conservés étaient protégés par le secret professionnel de l’avocat; l’arrêt Chambre des notaires portait sur les exigences applicables aux notaires et aux avocats en cas de demande ou de vérification de l’ARC. Aucune de ces décisions ne portait sur l’obligation du ministre, notamment, de procéder à l’examen de ses dossiers et de vérifier si les documents qu’il reçoit seraient susceptibles d’être protégés par un privilège, comme le propose le demandeur, ni ne créait une telle obligation. En l’espèce, il faut mentionner que les documents ne sont pas identifiés, que l’ARC les aurait reçus de tiers qui ne sont pas décrits comme étant des avocats ou des notaires, et qu’il n’a jamais été allégué que l’ARC avait saisi ou exigé ces documents ni que quiconque s’était opposé lorsque les documents avaient été envoyés à l’ARC ou reçus par celle-ci. Deuxièmement, rien n’indique que l’observation incidente figurant au paragraphe 24 de la décision Thornton fasse autorité, et elle n’est certainement pas assez claire pour imposer au ministre une obligation légale d’agir à caractère public ou pour créer un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation. Troisièmement, en aucun cas, l’une ou l’autre de ces affaires ne portait sur l’obligation du ministre de chercher dans ses dossiers et de trouver les documents protégés par un privilège, comme le réclame le demandeur, ni ne créait une telle obligation.

[24] Au contraire, comme le souligne le ministre, notre Cour a déjà établi que l’ARC n’avait aucune obligation légale à caractère public, impérative ou discrétionnaire, de procéder à un examen des documents en sa possession par un tiers à la demande d’un contribuable (Willms, aux para 15-20). C’est pourquoi la Cour a ensuite conclu que la réparation demandée par le contribuable, soit un bref de mandamus enjoignant à l’ARC de se soumettre à un tel examen, ne pouvait être accordée. Pour la même raison, l’ARC n’a aucune obligation légale à caractère public de procéder à l’examen de certains documents à la demande d’un contribuable pour lui indiquer les documents qui, selon elle, pourraient être protégés par un privilège.

[25] La réparation sous forme de mandamus demandée par le demandeur ne peut clairement pas être accordée, car le ministre n’est soumis à aucune obligation légale d’agir à caractère public. L’absence de cette obligation constitue un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base la capacité de la Cour à entendre la demande, un argument massue. Comme la Cour d’appel fédérale l’a conclu dans l’arrêt JP Morgan, « [s]i l’avis de demande ne sollicite que des mesures qui ne peuvent être accordées, il doit être radié » (JP Morgan, au para 92).

[26] La requête en radiation pourrait être accueillie pour ce seul fondement. Toutefois, j’examinerai également les autres motifs soulevés par le ministre.

B. Il existe d’autres recours appropriés et efficaces

[27] L’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales écarte la compétence de la Cour fédérale et interdit à la Cour d’intervenir dans les questions susceptibles d’appel devant un autre tribunal, en l’espèce la Cour canadienne de l’impôt (JP Morgan). L’article 18.5 se lit ainsi :

Par dérogation aux articles 18 et 18.1, lorsqu’une loi fédérale prévoit expressément qu’il peut être interjeté appel, devant la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale, la Cour suprême du Canada, la Cour d’appel de la cour martiale, la Cour canadienne de l’impôt, le gouverneur en conseil ou le Conseil du Trésor, d’une décision ou d’une ordonnance d’un office fédéral, rendue à tout stade des procédures, cette décision ou cette ordonnance ne peut, dans la mesure où elle est susceptible d’un tel appel, faire l’objet de contrôle, de restriction, de prohibition, d’évocation, d’annulation ni d’aucune autre intervention, sauf en conformité avec cette loi.

[28] Je suis d’accord avec le ministre sur le fait que l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales interdit à notre Cour d’entendre la demande puisque le demandeur sollicite une réparation à l’égard d’un manquement à l’équité procédurale que le ministre aurait commis lors de l’établissement des cotisations et de la preuve sur laquelle reposent ces cotisations. De plus, l’avis renvoie vaguement à une vérification par des tiers et à une cotisation établissant l’impôt à payer par le demandeur; cependant, il ne fournit aucun fondement à l’appui de la simple affirmation que le ministre se trouve en possession de documents protégés par un privilège qu’il doit trouver et transmettre au demandeur. Un appel devant la Cour canadienne de l’impôt fait intervenir des droits procéduraux qui permettront de remédier à tout vice dans le processus suivi par le ministre (Ghazi, aux para 29-30). Par conséquent, si le demandeur croit que ses nouvelles cotisations d’impôt étaient fondées sur des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat, il peut soulever la question devant la Cour canadienne de l’impôt dans son appel et y obtenir une réparation. La Loi de l’impôt sur le revenu protège contre les abus de procédure en créant un droit d’opposition et un droit d’appel subséquent, ce qui procure l’une des meilleures protections procédurales prévues par la loi. Ainsi, il est moins nécessaire pour la Cour fédérale d’offrir de telles protections par voie de contrôle judiciaire (JP Morgan, au para 82).

[29] De plus, et même si la Cour détermine que l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales ne s’applique pas, l’existence d’un autre recours approprié peut être invoquée en tant que motif discrétionnaire pour refuser de procéder au contrôle judiciaire (JP Morgan, au para 84; Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61 aux para 30-31; Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 au para 40) et en tant que condition devant être respectée pour l’octroi d’un bref de mandamus (Apotex).

[30] En l’espèce, je suis convaincue que le demandeur dispose de deux recours : 1) la Loi sur l’accès à l’information, qui permet au demandeur de demander des documents pertinents à sa cotisation qui se trouvent en la possession de l’ARC; 2) l’appel devant la Cour canadienne de l’impôt.

[31] Le demandeur n’a avancé aucun argument convaincant qui démontre qu’une demande au titre de la Loi sur l’accès à l’information n’est pas un recours approprié pour obtenir les renseignements qu’il souhaite. En outre, pendant son appel devant la Cour canadienne de l’impôt, le demandeur pouvait s’appuyer, et s’est peut-être appuyé, sur les règles relatives à l’interrogatoire préalable afin d’obtenir tous les documents pertinents à l’appel qui se trouvaient en la possession de l’ARC et de vérifier si le ministre se trouvait en possession de documents protégés par un privilège le concernant pendant son appel. Le demandeur avait droit à la divulgation complète des documents examinés par le ministre dans le cadre de sa vérification (Banque HSBC Canada c La Reine, 2010 CCI 228 aux para 13-15). Il avait aussi le droit de contester l’admissibilité des documents sur lesquels la Couronne s’était fondée en invoquant un privilège, et il aurait pu contester les cotisations proprement dites au motif que des documents protégés par un privilège avaient servi à leur établissement (JP Morgan, au para 82, citant Redeemer Foundation c Canada (Revenu national), 2008 CSC 46 au para 28 et Canada c O’Neill Motors Ltd. (CA), 1998 CanLII 9070 (CAF), [1998] 4 CF 180).

[32] L’avis ne dit pas si le demandeur s’est prévalu des recours procéduraux devant la Cour canadienne de l’impôt ou s’il a présenté une demande au titre de la Loi sur l’accès à l’information. Le défaut d’engager les procédures disponibles ne rend pas le recours inadéquat (Graham c Canada, 2007 CF 210 au para 19, citant Lazar c Canada (Procureur général), 1999 CanLII 7969 (CF) au para 18 (conf 2001 CAF 124); Ritter c Canada (Revenu national), 2013 CF 411 aux para 23-25 (concernant l’omission, par un contribuable, de se prévaloir de ses droits d’opposition et d’appel au titre de la Loi de l’impôt sur le revenu)).

[33] Je suis convaincue qu’il existe d’autres recours appropriés et efficaces et que, par conséquent, le demandeur ne peut se prévaloir du contrôle judiciaire dans son ensemble ni du bref de mandamus en particulier. L’existence d’autres recours appropriés et efficaces constitue un argument massue et la requête en radiation peut être accordée pour ce motif.

C. La demande ne satisfait pas aux exigences énoncées à l’alinéa 301e) des Règles des Cours fédérales

[34] Dans l’arrêt JP Morgan, le juge Stratas nous rappelle que « [d]ans un avis de demande de contrôle judiciaire, le demandeur doit présenter un énoncé « précis » de la mesure demandée et un énoncé « complet et concis » des motifs qu’il entend invoquer : Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, alinéas 301d) et 301e) » (au para 38). Conformément aux directives de la Cour d’appel fédérale, le demandeur, dans son avis, devait présenter un énoncé précis de la mesure demandée ainsi qu’un énoncé complet et concis des motifs qu’il entendait invoquer. Un énoncé « complet » des motifs englobe tous les moyens de droit et les faits essentiels qui, s’ils sont exacts, appellent l’octroi de la mesure demandée; un énoncé « concis » des motifs doit comprendre les faits essentiels propres à démontrer à la Cour qu’elle peut et doit accorder la mesure demandée (JP Morgan, aux para 39-40). L’avis ne comprend pas les éléments de preuve au moyen desquels ces faits doivent être prouvés. Le demandeur doit adjoindre certains détails à ces faits et ne doit pas faire de simples affirmations. Une demande qui repose sur des allégations non fondées est vouée à l’échec.

[35] Les exigences prévues à l’article 301 des Règles ne sont pas simplement techniques; elles permettent entre autres de veiller à ce que les défendeurs soient bien informés de l’action intentée contre eux de sorte qu’ils puissent y répondre de façon pertinente. De plus, la jurisprudence confirme qu’un motif qui n’a pas été énoncé dans l’avis de demande ne peut être présenté dans le mémoire des faits et du droit de la partie : à titre d’exemple, voir la décision Tl’azt’en Nation c Sam, 2013 CF 226 aux para 6-7.

[36] Je suis d’accord avec le ministre sur le fait que l’avis comporte des vices fatals : [traduction] « Dans sa forme actuelle, l’avis de demande modifié renferme principalement des allégations et des conclusions non étayées et conjecturales qui n’appuient pas la réparation demandée et […]; essentiellement, l’avis équivaut à une pêche à l’aveuglette ».

[37] Les allégations du demandeur contenues dans l’avis (à savoir, par exemple, que certains documents sont [traduction] possiblement protégés par un privilège et que le demandeur a « des motifs raisonnables de croire que l’ARC se trouve en possession d’autres documents protégés par un privilège ») ne constituent pas des faits essentiels. Elles ne peuvent pas être considérées comme vraies parce qu’elles sont conjecturales et ne peuvent pas être démontrées, alors elles ne peuvent pas appuyer la réparation demandée (JP Morgan, aux para 42-45; Operation Dismantle, au para 27; Bigeagle c Canada, 2023 CAF 128 au para 39; Jensen c Samsung Electronics Co. Ltd., 2023 CAF 89 aux para 38, 52).

[38] De plus, comme je l’ai mentionné pendant l’audience, l’avis est nébuleux. Il n’explique pas au défendeur les faits essentiels, soit : qui sont les tiers; quelle est la nature de leur relation avec les cabinets d’avocats; quel service ils ont fourni au demandeur; comment ces tiers sont entrés en possession des documents du demandeur; quels sont ces documents; comment et dans quelles circonstances les documents ont été transmis à l’ARC ou reçus par l’ARC; quand et comment l’ARC a reçu les documents; si le détenteur du privilège y a renoncé ou non. En outre, l’avis n’indique pas au défendeur par qui, quand, où, comment et de quelle façon sa responsabilité a été engagée. De plus, l’avis ne mentionne pas le fondement juridique nécessaire et il n’énonce pas le critère applicable pour l’octroi d’un bref de mandamus ni les exigences cumulatives énoncées dans la décision Apotex pour l’octroi d’un mandamus et n’y répond pas.

[39] Le demandeur soutient que son avis est adéquat et conforme à l’article 301 et il demande subsidiairement à la Cour l’autorisation de le modifier si celle-ci devait en conclure autrement.

[40] Le demandeur a modifié son avis à deux reprises et n’a pas corrigé les vices. De plus, il n’a proposé à la Cour aucune modification qui pourrait corriger les vices soulevés. Dans l’éventualité où la Cour ne serait pas disposée à trancher en sa faveur, le demandeur lui demande de lui donner une autre chance, pour ainsi dire, jusqu’à ce qu’il présente un avis adéquat.

[41] Quoi qu’il en soit, je suis convaincue que les vices relevés dans l’avis ne peuvent pas être corrigés vu les circonstances. Il ne s’agit pas seulement de vices attribuables à la rédaction; je ne vois pas comment ils pourraient être modifiés de façon à satisfaire au critère juridique applicable. Par conséquent, je rejetterai la demande d’autorisation de modification illimitée du demandeur.

VI. Conclusion

[42] Finalement, comme je l’ai mentionné précédemment, la Cour d’appel fédérale note que les trois facteurs examinés constituent des vices fondamentaux et manifestes et que la présence de l’un ou l’autre de ces facteurs justifie la radiation de l’avis de demande (JP Morgan, aux para 66, 106).

[43] Je suis convaincue que la demande du demandeur est manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie. La requête du défendeur sera donc accueillie.


JUGEMENT dans le dossier T-758-23

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La requête en radiation de l’avis de demande modifié relatif au recours collectif envisagé modifié est accueillie, sans autorisation de le modifier.

  2. Des dépens sont adjugés au ministre du Revenu national sous la forme d’un montant forfaitaire de 5 000,00 $.

« Martine St-Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-758-23

 

INTITULÉ :

ROBERT CHAD c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 OCTOBRE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 NOVEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Dov Whitman

 

Pour le demandeur

 

Justine Malone/Jason Stober

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

KPMG cabinet juridique s.r.l./S.E.N.C.R.L.

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Ministère de la Justice du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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