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Date : 20231024


Dossier : IMM-7522-22

Référence : 2023 CF 1408

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ESHAGH GHALIBAF

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION ET
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est un citoyen de l’Iran âgé de 36 ans. En décembre 2018, il a été invité à présenter une demande d’admission au Canada en tant que résident permanent dans le cadre du Programme des travailleurs qualifiés (fédéral) au moyen du système Entrée express (le demandeur est ingénieur civil). Il a rempli sa demande en février 2019. La demande n’a toujours pas été traitée après plus de quatre ans et demi. Le demandeur a été informé que le temps d’attente était attribuable à la nécessité de procéder à un contrôle de sécurité.

[2] En septembre 2022, le demandeur a présenté une demande d’ordonnance de mandamus afin d’obliger le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à rendre une décision relative à sa demande de résidence permanente. Par excès de prudence, le demandeur a aussi désigné le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile comme défendeur, étant donné que les organismes qui relèvent de ce ministre sont responsables des contrôles de sécurité.

[3] Les défendeurs s’opposent à la demande au motif que le délai d’attente avant qu’une décision soit rendue s’explique raisonnablement par la nécessité d’effectuer un contrôle de sécurité et que la prépondérance des inconvénients ne joue pas en faveur du demandeur.

[4] Pour les motifs qui suivent, je suis convaincu que la demande devrait être accueillie.

[5] Le critère relatif à la délivrance d’une ordonnance de mandamus est bien établi. Dans l’arrêt Apotex c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742 (CA) (conf par [1994] 3 RCS 1100) [Apotex], la Cour d’appel fédérale a énoncé les huit conditions préalables qui doivent être remplies pour qu’un demandeur obtienne une ordonnance de mandamus. En résumé, ces conditions sont les suivantes : 1) il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public; 2) l’obligation doit exister envers le requérant; 3) il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation; 4) lorsque l’obligation devant faire l’objet d’une exécution forcée est discrétionnaire, des principes supplémentaires s’appliquent; 5) le requérant n’a aucun autre recours; 6) l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique; 7) rien n’empêche, en vertu de l’équité, d’obtenir le redressement demandé; 8) compte tenu de la prépondérance des inconvénients, une ordonnance de mandamus devrait être rendue. Voir également Lukács c Canada (Office des transports), 2016 CAF 202 au para 29.

[6] Comme il est mentionné ci-dessus, seules les troisième et huitième conditions énoncées dans l’arrêt Apotex sont en cause dans la présente affaire.

[7] Selon la troisième condition, la question est celle de savoir si le demandeur bénéficie d’un droit clair d’obliger le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration à rendre une décision concernant sa demande de résidence permanente. De façon générale, ce droit entre en jeu seulement si la partie qui sollicite une ordonnance de mandamus a satisfait à toutes les conditions pour qu’une décision soit rendue, si elle a demandé qu’une décision soit rendue et si le tribunal a expressément refusé de rendre une décision ou a trop tardé à le faire (Apotex, à la p 767). Dans la présente affaire, la seule question qu’il reste à trancher est celle de savoir si le ministre doit rendre une décision.

[8] Dans la décision Conille c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 CF 33, qui portait sur une décision qui tardait à être rendue relativement à une demande de citoyenneté, la juge Tremblay-Lamer a conclu que trois conditions devaient être remplies pour qu’un délai soit jugé déraisonnable : 1) le délai en question a été plus long que ce que la nature du processus exige de façon prima facie; 2) le demandeur et son conseiller juridique ne sont pas responsables du délai; 3) l’autorité responsable du délai ne l’a pas justifié de façon satisfaisante.

[9] À l’appui de son affirmation selon laquelle le délai écoulé pour obtenir une décision relative à sa demande est plus long que ce que le processus exige de façon prima facie, le demandeur se fonde sur les éléments de preuve indiquant que, en septembre 2022 (lorsqu’il a entamé la présente demande d’ordonnance de mandamus), le délai de traitement annoncé par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour les demandes présentées par les travailleurs qualifiés au moyen du système Entrée express était de 26 mois. Bien que je ne reconnaisse pas nécessairement que tel aurait dû être le délai de référence de traitement de la demande, je ne comprends pas pourquoi l’avocate des défendeurs conteste sérieusement le fait que la première condition énoncée dans la décision Conille a été remplie, compte tenu de la grande différence entre le délai de traitement annoncé (en septembre 2022) et le temps écoulé depuis que le demandeur a présenté sa demande de résidence permanente. Il ne fait aucun doute non plus que la deuxième condition énoncée dans la décision Conille est remplie. Selon le dossier, le demandeur a toujours répondu rapidement lorsque de l’information supplémentaire lui était demandée. Le retard n’est aucunement attribuable au demandeur.

[10] La question déterminante est celle de savoir si les défendeurs ont justifié le délai de façon satisfaisante. Les défendeurs soutiennent que [traduction] « le délai de traitement n’a pas été plus long que ce que la nature du processus exige, compte tenu de toutes les circonstances et de la nature complexe de la demande, qui exige un contrôle de sécurité » (mémoire des défendeurs, para 11).

[11] Je ne peux souscrire à cette affirmation.

[12] Je soulignerais d’entrée de jeu que les défendeurs ont présenté leur mémoire le 5 octobre 2022. Par conséquent, le délai qu’ils cherchaient à justifier pour ce motif correspondait uniquement à la période écoulée jusqu’à ce moment-là. Les défendeurs n’ont pas présenté de mémoire supplémentaire après que l’autorisation a été accordée. Donc, à proprement parler, ils n’ont présenté aucun argument pour justifier le temps de traitement supplémentaire qui s’est ajouté au cours de la dernière année. Néanmoins, l’instruction de la demande s’est déroulée suivant la prémisse selon laquelle les défendeurs étaient d’avis que toute la période écoulée jusque-là s’expliquait par la nécessité d’effectuer un contrôle de sécurité.

[13] Il ne fait aucun doute que les vérifications des antécédents et les contrôles de sécurité sont d’importantes conditions énoncées dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Il est également clair que, selon les circonstances, la nécessité de prendre de telles mesures peut justifier même les longs délais de traitement (Jaber c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1185 au para 26; Carrero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 891 aux para 14‑15).

[14] Dans la présente affaire, toutefois, les défendeurs affirment simplement que la nécessité d’effectuer des vérifications des antécédents et de la sécurité avait compliqué le traitement de la demande, ce qui avait donc allongé le temps de traitement. La Cour a conclu à maintes reprises que des déclarations générales de la sorte ne suffisent pas pour justifier un délai : voir Abdolkhaleghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 729 au para 26; Kanthasamyiyar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1248 aux para 49‑50; Samideh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 854 aux para 36‑37; et Jahantigh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 1253 au para 19. Comme l’a affirmé le juge McHaffie dans la décision Jahantigh, « [p]our que la Cour puisse apprécier si la durée d’un examen de sécurité est raisonnable, elle doit avoir des renseignements sur l’examen et les raisons de sa durée » (au para 20). De même, la juge Tremblay‑Lamer a conclu dans la décision Abdolkhaleghi que ce qui constitue une explication valable dépend « de la complexité relative des considérations de sécurité dans chaque cas » (au para 23).

[15] Le dossier dont je dispose est très loin de fournir une justification quelconque pour le délai dans la présente affaire. Outre le fait qu’il y est indiqué qu’un contrôle de sécurité est nécessaire, le dossier n’apporte aucun éclaircissement que ce soit sur la nature de la vérification ou les raisons de sa durée. Les défendeurs n’ont déposé aucun affidavit à l’étape de l’autorisation. Le dossier certifié du tribunal (le DCT) a été produit le 11 janvier 2023. Ce document confirme que, en juillet 2019, un analyste a recommandé que la demande soit approuvée et que, en octobre 2019, il a été établi qu’une [traduction] « vérification globale » était requise. En mai 2021, les vérifications de sécurité n’avaient [traduction] « pas commencé ». En novembre 2021, puis en juillet 2022, des [traduction] « vérifications supplémentaires » étaient en cours. Le DCT ne révèle rien au sujet de la nature de ces vérifications ni de la raison pour laquelle elles ont pris autant de temps.

[16] En résumé, selon l’information figurant dans le DCT, il semble que le traitement de la demande a très peu progressé depuis juillet 2019, et ce, malgré les nombreuses requêtes envoyées au sujet de l’affaire par le bureau du député Pierre Poilievre.

[17] La dernière entrée du Système mondial de gestion des cas figurant dans le DCT date du 1er décembre 2022. Cette entrée indique (de façon plutôt optimiste) que la date d’échéance a été repoussée de 30 jours parce que des vérifications étaient toujours en cours. Les défendeurs n’ont déposé aucun affidavit après que l’autorisation a été accordée (même s’ils avaient jusqu’au 24 août 2023 pour le faire). Par conséquent, ce qui a pu se produire depuis décembre dernier, si tant est que le dossier ait progressé, demeure un mystère total.

[18] Les défendeurs soutiennent que le traitement de la demande a également été retardé en raison de la pandémie de COVID-19. Selon les défendeurs, je devrais admettre d’office que la pandémie a nui aux délais de traitement des demandes de résidence permanente. Je ne doute pas qu’il s’agit d’un facteur que je peux admettre d’office. Ce que je ne peux admettre d’office, c’est l’incidence exacte qu’a eue la pandémie sur le traitement de la demande et la question de savoir si la pandémie (à elle seule ou combinée à d’autres facteurs) justifie le retard qui s’est accumulé dans la présente affaire. Cela doit être établi par les éléments de preuve, et il n’y en a aucun.

[19] Donc, il va sans dire que, en raison de l’absence totale d’éléments de preuve permettant d’expliquer le délai prolongé de traitement de la demande de résidence permanente du demandeur, l’avocate des défendeurs disposait de peu d’éléments pour faire valoir que le délai était raisonnable.

[20] Pour ce qui est de la prépondérance des inconvénients, le demandeur a fourni un affidavit expliquant que le retard de traitement de sa demande l’avait plongé dans l’incertitude et l’avait amené à retarder la prise de décisions importantes. Je comprends que le demandeur a été lésé en raison du long délai de traitement de sa demande de résidence permanente au Canada. Les défendeurs, quant à eux, n’ont fourni aucun élément de preuve indiquant qu’une ordonnance les obligeant à rendre enfin une décision leur causerait un préjudice. Par conséquent, je suis convaincu que la prépondérance des inconvénients joue en faveur du demandeur.

[21] Pour ces motifs, je suis convaincu que le demandeur satisfait à toutes les conditions préalables à la délivrance d’une ordonnance de mandamus.

[22] Le demandeur a demandé qu’il soit ordonné aux défendeurs de terminer le traitement de sa demande et de rendre une décision dans les soixante jours suivant le jugement de la Cour. L’avocate des défendeurs a confirmé n’avoir aucune instruction concernant cet aspect de la demande de redressement.

[23] En l’absence de tout élément de preuve ou de toute observation indiquant que le délai proposé par le demandeur est déraisonnable ou qu’il serait inéquitable envers les défendeurs, je suis convaincu qu’il est adéquat. Si des circonstances justifiant une prolongation du délai devaient survenir, les défendeurs seraient en droit de présenter une requête à cette fin. Si la prolongation n’est pas contestée, la demande peut être présentée de manière informelle. Autrement, un dossier de requête et des éléments de preuve à l’appui seront exigés.

[24] Enfin, les parties ont affirmé qu’il n’y avait aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7522-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Une décision devra être rendue à l’égard de la demande de résidence permanente du demandeur dans les soixante (60) jours suivant la date du présent jugement.

  3. La condition précédente ne porte pas atteinte au droit des défendeurs de demander une prolongation du délai prescrit en l’espèce.

  4. Je demeure saisi de la présente affaire.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7522-22

INTITULÉ :

ESHAGH GHALIBAF c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 17 octobre 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge NORRIS

DATE DES MOTIFS :

le 24 octobre 2023

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

POUR LE DEMANDEUR

Neeta Logsetty

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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