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Date : 20231106


Dossier : IMM-7480-22

Référence : 2023 CF 1478

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2023

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

SOTONYE PEARL YOUNG ARNEY

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Sotonye Pearl Young Arney, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente présentée depuis le Canada. L’agent n’était pas convaincu que des motifs d’ordre humanitaire justifiaient l’octroi, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’une dispense de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’extérieur du Canada.

[2] Mme Arney est une citoyenne nigériane qui est venue au Canada en 2012 pour étudier. Elle a été obligée d’abandonner ses études lorsque l’entreprise de son père a connu des difficultés financières et que ce dernier ne pouvait plus lui fournir un soutien financier. Le permis d’études de Mme Arney a expiré en mars 2015. En septembre 2021, elle a présenté une demande pour considérations d’ordre humanitaire fondée sur son établissement au Canada et les difficultés économiques auxquelles elle serait exposée au Nigéria.

[3] Mme Arney soutient qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que sa situation ne justifiait pas une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Premièrement, l’agent a appliqué des normes déraisonnables et s’est fondé sur le fait que Mme Arney n’avait pas de statut et qu’elle travaillait sans autorisation pour miner tout poids favorable qui aurait pu être accordé à son établissement et à ses liens au Canada. Deuxièmement, au lieu d’évaluer les véritables difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée si elle retournait au Nigéria et mettait un terme à son établissement d’une décennie au Canada, l’agent a axé son analyse sur les facteurs qui pourraient atténuer les difficultés et a retenu contre elle la résilience et la persévérance dont elle a dû faire preuve pour subvenir à ses propres besoins au Canada.

[4] Le défendeur soutient que l’agent a examiné les éléments de preuve, soupesé les facteurs d’ordre humanitaire et conclu de manière raisonnable que les considérations d’ordre humanitaire ne justifiaient pas l’octroi d’une dispense dans le cas de Mme Arney. Le défendeur soutient que les arguments de Mme Arney n’établissent pas l’existence d’une erreur susceptible de contrôle et qu’elle demande plutôt à la Cour de tirer des conclusions différentes à partir des éléments de preuve qu’elle a présentés pour en arriver à une décision différente de celle de l’agent.

[5] Pour les motifs qui suivent, je juge que Mme Arney n’a pas établi que la décision de l’agent de refuser de lui octroyer une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire était déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[6] La seule question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision de l’agent est déraisonnable au regard des prétendues erreurs qu’il aurait commises en évaluant si la situation de Mme Arney justifiait une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[7] Les parties conviennent que la décision de l’agent de refuser l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]; voir également Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] aux para 42-45. Le contrôle effectué selon la norme de la décision raisonnable est un type de contrôle qui est fondé sur la déférence, mais qui est rigoureux : Vavilov, aux para 12, 13, 75 et 85. La cour de révision ne se demande pas quelle décision elle aurait rendue, ne tente pas de prendre en compte l’éventail des conclusions possibles, ne se livre pas à une analyse de novo et ne cherche pas à déterminer la solution correcte au problème : Vavilov, au para 83. La cour de révision doit plutôt s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision, se demander si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur celle-ci : Vavilov, aux para 15, 83 et 99. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’établir que les lacunes sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100.

A. Établissement

[8] Comme il est mentionné plus haut, Mme Arney soutient que l’agent a agi de manière déraisonnable en faisant abstraction de son degré d’établissement et en accordant du poids exclusivement à son absence de statut au Canada et à son emploi non autorisé. Une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire devient sans objet si l’on peut en disposer en se fondant sur les lois et règlements habituels : Aboubacar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 714 [Aboubacar] au para 20. Étant donné que l’objectif d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est d’offrir un recours aux personnes qui ne se sont pas conformées au régime d’immigration canadien, la nature de la non-conformité ainsi que sa pertinence et son poids doivent être évalués par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire : Mateos de la Luz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 599 [Mateos] au para 28.

[9] Mme Arney soutient qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de s’attendre à obtenir des éléments de preuve favorables démontrant qu’elle était restée au Canada en raison de circonstances indépendantes de sa volonté. Le défaut de quitter le Canada, même s’il s’agit d’un facteur à prendre en considération, ne peut être déterminant : Jaramillo Zaragoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 879 [Jaramillo Zaragoza] aux para 36-38.

[10] Selon Mme Arney, l’agent n’a pas soupesé de manière raisonnable les éléments de preuve ou n’a pas adéquatement tenu compte de tous les facteurs d’ordre humanitaire dans son cas. L’agent n’a pas adéquatement tenu compte du degré d’établissement que Mme Arney a atteint en étudiant et en nouant des liens importants dans sa collectivité, bien que cet établissement ait eu lieu au cours des quatre années qu’elle a passées au Canada alors qu’elle avait un statut valide : Augusto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 226 aux para 21-23 et 43. Mme Arney soutient que, au lieu de se demander si l’interruption de son établissement militait en faveur de l’octroi de la dispense, l’agent a adopté à tort une approche comparative visant à évaluer son établissement par rapport à celui de personnes se trouvant dans une situation semblable : Natesan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 540 aux para 57-58. Mme Arney soutient que l’agent a appliqué des seuils et des facteurs de comparaison arbitraires pour évaluer sa demande et, contrairement à ce qui avait été fait dans la décision Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 au paragraphe 21, il a utilisé le terme « exceptionnelle » en tant que seuil à atteindre; l’argument du défendeur selon laquelle l’agent a utilisé le terme « exceptionnelle » comme qualificatif ne peut être retenu puisqu’il n’est pas appuyé par un affidavit de l’agent.

[11] Mme Arney n’a pas établi que l’agent avait évalué de manière déraisonnable son degré d’établissement.

[12] L’agent n’a pas utilisé le terme « exceptionnelle » comme seuil plus élevé à atteindre. Le terme « exceptionnelle » figure une seule fois dans la décision, dans la phrase où il affirme que [traduction] « le recours au paragraphe 25(1) de la LIPR n’a pas pour but de compenser les différences de niveau de vie, mais plutôt de permettre une mesure exceptionnelle en réponse à un ensemble particulier de circonstances où des considérations d’ordre humanitaire justifient la prise de mesures. » Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada utilise le terme « exceptionnelle » de manière similaire pour décrire la nature de la dispense accordée pour des considérations d’ordre humanitaire : Kanthasamy, au para 63. L’agent n’a pas commis d’erreur en adoptant une approche comparative à l’égard de l’établissement. L’agent a examiné les éléments de preuve de Mme Arney concernant son établissement, a jugé que son degré d’établissement au Canada était celui auquel il serait normal de s’attendre de la part d’une personne se trouvant dans une situation similaire et a accordé un poids modéré à son degré d’établissement lorsqu’il a évalué si l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire était justifié. L’agent n’a pas imposé de seuil à atteindre ni fait abstraction du degré d’établissement de Mme Arney; il a plutôt accordé à ce facteur un poids qui équivalait au degré d’établissement que Mme Arney avait atteint.

[13] L’agent a également examiné l’infraction de Mme Arney aux lois canadiennes sur l’immigration dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire et, contrairement à ce qui a été fait dans la décision Mateos, n’a pas accordé d’importance indue aux antécédents défavorables de la demanderesse en matière d’immigration. La situation est également différente dans la décision Aboubacar. En plus d’avoir appliqué le mauvais critère, l’agent dont il est question dans la décision Aboubacar avait jugé que le manquement à la LIPR était déterminant quant à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, sans toutefois bien examiner la question de savoir s’il y avait lieu de lever tout ou partie des obligations imposées par la LIPR. En l’espèce, l’agent n’a pas traité le défaut de Mme Arney de se conformer aux lois canadiennes sur l’immigration comme un facteur déterminant quant à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[14] L’agent peut tenir compte des antécédents défavorables d’un demandeur en matière d’immigration lorsqu’il évalue des motifs d’ordre humanitaire : Mateos, au para 28; Jaramillo Zaragoza, au para 38. En l’espèce, l’agent n’a pas minimisé de façon déraisonnable le degré d’établissement de Mme Arney en raison de son absence de statut au Canada et il a adéquatement examiné les facteurs d’ordre humanitaire dans son cas.

[15] Je ne suis pas d’avis que l’agent a agi de manière déraisonnable en s’attendant à recevoir des éléments de preuve démontrant que Mme Arney était restée au Canada en raison de circonstances indépendantes de sa volonté. L’agent a fait remarquer que l’absence d’éléments de preuve indiquant que Mme Arney avait tenté de régulariser son statut ou qu’elle était restée au Canada pour des raisons indépendantes de sa volonté était un facteur à prendre en considération. Comme le fait remarquer le défendeur à juste titre, il était loisible à l’agent de se demander si les circonstances qui avaient mené Mme Arney à rester au Canada sans statut étaient indépendantes de sa volonté : Jaramillo Zaragoza, au para 38.

B. Difficultés

[16] Mme Arney soutient qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de retenir sa capacité d’adaptation et sa résilience contre elle et de conclure que l’expérience, l’éducation et les compétences qu’elle avait acquises l’aideraient à obtenir un emploi au Nigéria : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1142 au para 37; Vincent c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1022 au para 26. Elle soutient que l’évaluation de l’agent était fondée à tort sur la question de savoir s’il était impossible d’atténuer les difficultés, plutôt que sur les difficultés proprement dites.

[17] De plus, Mme Arney affirme que l’agent a tiré des conclusions non fondées et inintelligibles. L’agent a conclu que Mme Arney pourrait trouver un emploi au Nigéria, alors qu’elle en était partie depuis plus d’une décennie et que rien ne prouvait qu’elle avait déjà travaillé au Nigéria. L’agent a également conclu que Mme Arney pourrait compter sur le soutien de sa famille, alors que des éléments de preuve indiquaient qu’elle envoyait de petites sommes d’argent pour aider sa famille au Nigéria. Mme Arney soutient que l’analyse des difficultés économiques effectuée par l’agent était déraisonnable, étant donné qu’il devait évaluer les difficultés dans leur ensemble, tout en faisant preuve de sensibilité à l’égard de sa situation particulière, y compris les difficultés financières qui étaient survenues au Canada. Le fait que l’agent ait reconnu les difficultés vécues par la demanderesse au Canada et son désir d’y poursuivre ses études mais qu’il n’ait pas reconnu la difficulté à trouver un emploi au Nigéria témoignait d’un manque d’intelligibilité.

[18] Enfin, Mme Arney soutient que l’agent n’a pas effectué une évaluation globale et que sa décision témoigne d’une approche segmentée qui ne tenait pas compte de l’ensemble de sa situation.

[19] Mme Arney n’a pas établi que l’évaluation des difficultés par l’agent était déraisonnable.

[20] L’agent a reconnu les difficultés dont a fait état Mme Arney, c’est-à-dire qu’elle se retrouverait dans une situation précaire sur le plan de l’emploi qui l’exposerait à la pauvreté et à des difficultés économiques et que sa mère et son père dépendaient d’elle pour obtenir un soutien financier. Toutefois, l’agent a conclu qu’il y avait [traduction] « peu d’éléments de preuve dans les documents présentés à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire indiquant que la demanderesse ne pourrait pas trouver d’emploi au Nigéria ». Je ne suis pas d’accord avec Mme Arney pour dire que l’agent a retenu sa capacité d’adaptation et sa résilience contre elle ou qu’il s’est intéressé de manière déraisonnable à l’atténuation des difficultés plutôt qu’aux difficultés proprement dites auxquelles elle serait exposée si elle quittait le Canada, où elle était bien établie. Au contraire, l’agent s’est demandé si Mme Arney était susceptible d’être exposée aux difficultés dont elle avait fait état et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que ce serait le cas. L’agent a examiné les éléments de preuve et a démontré que son analyse était intrinsèquement cohérente et rationnelle.

[21] Je ne suis pas d’avis qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que Mme Arney pourrait compter sur le soutien financier de sa famille. Au contraire, l’agent a reconnu la situation de la famille et a conclu que l’expérience de travail et les compétences de Mme Arney l’aideraient à obtenir un emploi [traduction] « pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille ». Selon la conclusion contestée concernant le soutien familial, laquelle avait été tirée au regard de l’évaluation de la capacité de Mme Arney à réintégrer sa collectivité ou à s’y établir, les documents présentés à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire contenaient peu d’éléments de preuve indiquant que la mère, le père et la famille élargie de Mme Arney au Nigéria ne la soutiendraient pas et ne l’aideraient pas à s’établir dans la communauté.

[22] Mme Arney n’a pas établi que l’agent n’avait pas examiné sa situation dans son ensemble, dans le cadre d’une évaluation globale. Pour appuyer cette allégation, Mme Arney affirme que l’agent s’est fondé sur de nombreuses conclusions qui ne tenaient pas compte d’éléments de preuve importants au dossier et que l’agent n’a pas examiné les difficultés associées au fait d’être déracinée et de retourner dans son pays d’origine. J’ai examiné ces questions ci-dessus. Je ne relève aucune erreur dans les conclusions de fait tirées par l’agent. L’agent a tenu compte des facteurs soulevés par Mme Arney à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, y compris les difficultés associées au fait de quitter sa vie au Canada, ainsi que d’un autre facteur qu’elle n’avait pas soulevé, c’est-à-dire l’intérêt supérieur des deux enfants dont s’occupait Mme Arney. L’agent a conclu que l’octroi de la dispense prévue au paragraphe 25(1) n’était pas justifié compte tenu de la situation de Mme Arney, et celle-ci n’a pas établi que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’ensemble de sa situation pour en arriver à cette conclusion.

III. Conclusion

[23] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Mme Arney n’a pas établi l’existence d’une erreur susceptible de contrôle qui justifierait d’annuler la décision de l’agent. Mme Arney ne souscrit pas aux conclusions de l’agent et à son appréciation des facteurs d’ordre humanitaire; toutefois, il faut faire preuve de déférence à l’égard des agents en ce qui concerne leur appréciation des facteurs d’ordre humanitaire.

[24] Il n’y a aucune question à certifier dans la présente affaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7480-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Christine M. Pallotta »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7480-22

 

INTITULÉ :

SOTONYE PEARL YOUNG ARNEY c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 MAI 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 NOVEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Athena Portokalidis

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bellissimo Law Group PC

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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