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Date : 20231106


Dossier : T‑121‑22

Référence : 2023 CF 1471

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE:

SAFE FOOD MATTERS INC. et

PREVENT CANCER NOW

demanderesses

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

défendeurs

et

JUSTICE FOR MIGRANT WORKERS et

CROPLIFE CANADA

intervenantes

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La présente affaire concerne deux demandes de contrôle judiciaire portant sur deux décisions de l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire [l’ARLA] que le ministre de la Santé [le ministre] a adoptées. La première demande a trait à une décision datée du 13 mai 2021 [la première décision] [contrôle judiciaire demandé dans le dossier T‑956‑21]. La seconde décision est datée du 21 décembre 2021 [la seconde décision] [contrôle judiciaire demandé dans le dossier T‑121‑22]. Les deux décisions ont révoqué l’homologation d’un produit antiparasitaire appelé « chlorpyrifos ». Cependant, et dans le but d’épuiser les stocks, les deux décisions ont autorisé la poursuite de l’utilisation des produits contenant du chlorpyrifos pendant une période d’abandon graduel.

[2] Une révocation suivie d’une utilisation pendant une période d’abandon graduel est un processus expressément autorisé par l’alinéa 21(5)a) de la Loi sur les produits antiparasitaires, LC 2002, c 28 [la Loi].

[3] La date de dernière utilisation autorisée du chlorpyrifos est le 10 décembre 2023 selon cette période d’abandon graduel.

[4] Les deux instances ont été réunies en une seule, sous la forme du présent intitulé de cause, par le juge adjoint Horne, qui s’est chargé de gérer les questions en litige jusqu’à leur audition, et la Cour lui est reconnaissante du travail qu’il a accompli à cet égard.

[5] L’audition a duré trois jours à Toronto et a porté sur un dossier contenant 17 volumes de preuve et de jurisprudence. Le mémoire des demanderesses était littéralement plein à craquer de très nombreux renvois au volumineux dossier, dont des centaines de renvois (172 dans leur mémoire). En fait, elles avaient dans le dossier tant de renvois et de citations qu’elles ont manqué de place pour l’ordonnance qu’elles sollicitaient : elles ont renvoyé la Cour à leur dossier.

[6] Pour l’essentiel, les demanderesses contestent l’approche suivie par le décideur spécialisé (l’ARLA) à l’égard de l’interprétation de sa loi constitutive et de l’application de celle‑ci au dossier, ou elles invitent la Cour à passer en revue et à soupeser de nouveau les informations scientifiques et les autres données que l’ARLA a prises en considération, ou les deux.

[7] Les demanderesses font face à des défis à cet égard, des défis qui, à mon avis, se sont révélés insurmontables.

[8] Premièrement, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, les décideurs spécialisés tels que l’ARLA ont droit à la déférence quant à la manière dont ils interprètent et appliquent leur loi constitutive. Nombreux sont les arrêts de la Cour suprême du Canada qui fixent les règles de droit à cet égard.

[9] Deuxièmement, et ceci étant dit avec égards, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il n’incombe généralement pas aux tribunaux de soupeser et d’évaluer de nouveau la preuve. Notre tâche n’est pas de décider si des décisions administratives sont « bonnes ou mauvaises », encore qu’il s’agisse là d’une idée fausse répandue. Au stade du contrôle judiciaire, la Cour fédérale est plutôt tenue de décider si la décision qui a été rendue est raisonnable. Un grand nombre des erreurs qu’ont fait valoir les demanderesses concernent des questions de fait qui n’ont censément pas été prises en considération : je n’y ai trouvé aucun fondement. La perfection n’est pas la norme qui s’applique aux motifs administratifs, lesquels doivent être examinés de manière holistique et en fonction de leur contexte. Le fait de n’avoir pas examiné la totalité des éléments de preuve et des autres questions en litige que contient un dossier de 15 volumes n’est pas une erreur susceptible de contrôle.

[10] Ce qui constitue une décision raisonnable selon un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable est une question que la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel fédérale ont examinée de très près. Une décision raisonnable est celle qui répond aux critères de justification, de transparence et d’intelligibilité que ces cours d’appel ont établis. Et, pour les besoins du présent jugement, ces deux cours donnent généralement pour directive à notre Cour de ne pas soupeser et évaluer de nouveau la preuve et de s’en remettre à la manière dont le décideur spécialisé interprète sa loi constitutive (la Loi) et l’applique au dossier qui lui est soumis.

[11] À ce sujet, l’ARLA est un décideur spécialisé lorsqu’il agit en lien avec, d’une part, sa décision de révoquer toutes les utilisations du chlorpyrifos (un fait qui a été généralement admis et n’a pas été l’objet de la présente instance) et, d’autre part, sa conclusion concernant la période d’abandon graduel (l’objet de la présente affaire).

[12] Il convient de signaler que c’est le ministre ou son délégué qui ont rendu les deux décisions, mais qu’ils l’ont fait sur l’avis et à la recommandation de l’ARLA. C’est la raison pour laquelle, dans les présents motifs, les mots ministre, ARLA, Santé Canada et défendeur sont employés de manière interchangeable.

II. Le contexte

[13] Depuis les 25 dernières années ou presque, Santé Canada procède à l’abandon graduel des produits antiparasitaires qui contiennent du chlorpyrifos. Ce processus se déroule aussi ailleurs, aux quatre coins du globe.

[14] En 2000, Santé Canada a frappé d’interdiction la quasi‑totalité des utilisations résidentielles de produits contenant du chlorpyrifos, a restreint un certain nombre d’utilisations agricoles et a exigé un nouvel étiquetage de sécurité.

[15] En 2003, d’autres utilisations agricoles du chlorpyrifos ont été soumises à de plus amples restrictions.

[16] En 2007, Santé Canada a mis en œuvre un certain nombre d’autres mesures d’atténuation en lien avec des utilisations à la fois agricoles et forestières en vue de répondre à des préoccupations de nature environnementale et professionnelle.

[17] Aux fins du présent contexte, je souscris à la description qu’a faite le défendeur des diverses évaluations du chlorpyrifos auxquelles l’ARLA a procédé à partir de 2000 :

[traduction]

  • a)À la suite d’un examen réalisé en 2000, l’ARLA a ordonné l’abandon graduel de la quasi‑totalité des utilisations commerciales et résidentielles de produits contenant du chlorpyrifos sur le plan commercial et résidentiel;

  • b)L’examen de 2000 n’a pas été axé sur les utilisations agricoles, mais l’ARLA a mis fin à l’utilisation du produit sur les tomates, a baissé les limites maximales de résidus pour les pommes et les raisins importés (au Canada, le chlorpyrifos n’est pas homologué pour utilisation sur ces produits) et a ajouté une exigence en matière d’étiquetage pour tenir compte de la sécurité des travailleurs agricoles;

  • c)En 2003, l’ARLA a procédé à un examen des utilisations agricoles du chlorpyrifos. L’ARLA n’a pas trouvé de risques inacceptables pour la santé humaine, mais elle a proposé des mesures supplémentaires pour tenir compte de la sécurité des travailleurs et de l’environnement, dont une réduction des utilisations sur les cultures et du nombre d’applications par saison, et elle a élargi les zones tampons.

  • d)En 2007, l’ARLA a mis en œuvre diverses mesures d’atténuation à la suite de consultations menées sur le projet de décision de 2003. Elle a procédé à la cessation, la réduction ou la modification de plusieurs utilisations en vue de tenir compte de préoccupations environnementales et professionnelles;

  • e)En 2019, l’ARLA a publié une mise à jour des évaluations de risque (et des mesures d’atténuation connexes mises en œuvre) qu’elle avait effectuées en 2003 et en 2007, en mettant l’accent sur les risques environnementaux. Elle a rendu une décision définitive en 2020. De ce fait, […] de nombreuses utilisations restantes du chlorpyrifos ont été révoquées, car l’ARLA n’était pas convaincue que les risques pour l’environnement étaient acceptables.

[18] En vertu de la décision datée du 21 décembre 2021, Santé Canada a interdit, à compter de cette date, la totalité des activités canadiennes de fabrication et d’importation du chlorpyrifos.

[19] Également en vertu de la seconde décision, l’homologation de la totalité des produits contenant du chlorpyrifos a été révoquée, il a été ordonné de procéder à l’abandon graduel de la totalité des stocks de ces produits et la dernière date d’utilisation autorisée de ces produits au Canada a été fixée au 10 décembre 2023.

[20] Un aspect central de la seconde décision – sur lequel portent principalement les présents motifs – sont les conclusions suivantes que l’ARLA a tirées au sujet des risques possibles au cours de la période d’abandon graduel de deux ans :

[traduction]

  • a)Les données de surveillance alimentaire du Canada et des États‑Unis font état d’une très faible fréquence de détection du chlorpyrifos, et jamais au‑delà de la limite maximale de résidus;

  • b)L’exposition alimentaire est censée s’atténuer vu la diminution des ventes de produits contenant du chlorpyrifos au Canada et la diminution de son utilisation à l’échelon international;

  • c)L’évaluation récente qu’a menée l’Environmental Protection Agency des États‑Unis [l’EPA des États‑Unis] est arrivée à la même conclusion que l’évaluation des risques alimentaires de 2000 de l’ARLA, et ce, en prenant pour base des informations sanitaires plus récentes et des méthodes d’utilisation de plus grande envergure aux États‑Unis;

  • d)Les valeurs de référence relatives à la santé humaine pour les sous‑populations sensibles dont Santé Canada s’est servie en 2000 sont soit conformes à celles utilisées dans les évaluations les plus récentes de l’Australian Pesticide and Veterinary Medicine Authority [l’APVMA] et de l’EPA des États‑Unis, soit plus protectrices que ces évaluations, et les valeurs établies par ces deux sources sont fondées sur des informations sanitaires et des documents scientifiques publiés plus récents;

  • e)Aucun décès ou aucune lésion grave n’ont été signalés au Canada en lien avec le chlorpyrifos.

[21] À mon humble avis, la seconde décision est raisonnable en ce sens qu’elle est justifiée, transparente et intelligible, ainsi que l’exige la jurisprudence de la Cour suprême du Canada et de la Cour d’appel fédérale. Notre Cour s’en remet respectueusement à l’ARLA pour ce qui est de la manière dont elle interprète sa loi constitutive, c’est‑à‑dire la Loi, et dont elle l’applique au dossier.

[22] La première décision ne sera pas examinée en raison de son caractère théorique : il s’agit d’une affaire de nature administrative qui a été délibérément annulée et remplacée par la seconde décision et, compte tenu des principes du caractère théorique et de l’économie des ressources judiciaires, il n’est pas justifié de l’examiner plus avant.

[23] En conséquence, comme il est indiqué dans le présent jugement, les demandes de contrôle judiciaire concernant les première et seconde décisions seront rejetées.

III. Quelques faits supplémentaires

A. Le chlorpyrifos

[24] Le chlorpyrifos est un pesticide organophosphoré utile, mais toxique, qui a été initialement homologué en vue d’une utilisation agricole au Canada en 1969. Ce produit a été utilisé avec succès pour lutter contre les insectes dans divers milieux et il est actuellement appliqué à un large éventail de cultures, dont le colza, le lin, la lentille, le maïs, la fraise, le céleri, le concombre, le poivron vert et d’autres. Son application peut mener à une exposition humaine au chlorpyrifos dans les aliments et dans l’eau potable, ainsi qu’à un contact cutané chez les travailleurs agricoles (migrants et canadiens), notamment ceux qui le manipulent et l’appliquent.

[25] Les pesticides organophosphorés ont tout d’abord été mis au point en tant qu’agents neurotoxiques au cours de la Seconde Guerre mondiale. Comme il a déjà été mentionné, le chlorpyrifos est un produit toxique; notamment, il est susceptible d’inhiber l’acétylcholinestérase, une enzyme nécessaire au bon fonctionnement du système nerveux. Il peut aussi affecter le développement du cerveau en modifiant plusieurs processus cellulaires. Dans les milieux de travail, il peut survenir une exposition au chlorpyrifos lors de sa manipulation avant, pendant et après son application. L’exposition survient par voie orale, par inhalation ou par contact cutané.

B. Le processus de réévaluation : l’article 16 de la Loi

[26] Conformément à l’article 16 de la Loi, l’ARLA est tenue de réévaluer chaque produit antiparasitaire homologué 16 ans au plus tard après la plus récente décision importante sur son homologation. Ce processus réévalue les renseignements scientifiques disponibles et examine si le produit continue de présenter un risque acceptable.

[27] Après une réévaluation, l’ARLA doit confirmer l’homologation du produit si elle est d’avis que les risques pour la santé et l’environnement sont acceptables. Dans le cas contraire, elle est tenue de modifier l’homologation afin de ramener à un niveau de risque acceptable les utilisations permises du produit, ou de l’annuler.

[28] Si l’ARLA annule l’homologation d’un produit antiparasitaire (comme c’est le cas en l’espèce), l’alinéa 21(5)a) autorise expressément que se poursuivent la possession, la manipulation, le stockage, la distribution ou l’utilisation des stocks du produit pendant une période d’abandon graduel, sous réserve des conditions que l’ARLA estime nécessaires pour l’application de la Loi.

[29] C’est ce qui s’est passé en l’espèce. La réévaluation du chlorpyrifos a débuté quelque temps avant que les décisions soient rendues. En fait, dans une décision datée du 10 décembre 2020, l’ARLA a signalé que la réévaluation du chlorpyrifos au Canada était « en cours ». Il semble que les réévaluations du chlorpyrifos ont débuté au moins avant le mois de janvier 2016, ou aux environs de cette date, selon des notes de réunion : E.D. vol 13, DCT 400, p 121.

[30] Comme il est indiqué plus en détail ci‑après, en décembre 2020 l’ARLA a rendu une décision de réévaluation qui reposait sur une nouvelle évaluation scientifique des risques pour l’environnement. Cela a amené l’ARLA à révoquer l’homologation de quelques utilisations du chlorpyrifos. L’ARLA a également interdit la quasi‑totalité des utilisations agricoles en raison de risques préoccupants pour l’environnement.

[31] La poursuite du travail de réévaluation de l’ARLA a donné lieu aux première et seconde décisions : chacune découlait du défaut des titulaires de fournir les données demandées lors des réévaluations. La seconde décision a révoqué l’homologation de la totalité des utilisations de produits contenant du chlorpyrifos. De plus, et pour épuiser les stocks restants et atténuer le plus possible les risques potentiels associés à l’élimination en bloc des produits existants, l’ARLA a autorisé une période d’abandon graduel au cours de laquelle l’utilisation, la possession, la manipulation, le stockage et la distribution des produits contenant du chlorpyrifos pourraient se poursuivre jusqu’au 10 décembre 2023.

[32] La Politique sur la révocation de l’homologation et la modification de l’étiquette à la suite d’une réévaluation et d’un examen spécial [la Politique sur la révocation] de l’ARLA envisage un calendrier de trois ans pour l’abandon graduel des produits antiparasitaires.

IV. Les décisions faisant l’objet du présent contrôle

[33] Le 13 mai 2021, l’ARLA a rendu une décision intitulée « Mise à jour sur la réévaluation du chlorpyrifos » [la première décision]. Cette décision a révoqué l’homologation du reste des produits antiparasitaires contenant du chlorpyrifos et, en application de l’alinéa 21(5)a) de la Loi, a ordonné que la totalité des stocks existants de produits contenant du chlorpyrifos soit graduellement abandonnée en fonction du calendrier suivant :

  • Date limite de vente par le titulaire : 10 décembre 2021;

  • Date limite de vente par les détaillants : 10 décembre 2022;

  • Date limite d’utilisation pour tous les produits contenant du chlorpyrifos, y compris certaines utilisations : 10 décembre 2023.

[34] La première décision précisait que l’homologation était révoquée parce que les titulaires n’avaient pas respecté les exigences en matière de données que la Loi prévoyait. C’est‑à‑dire que l’ARLA avait demandé des données, mais que celles‑ci ne lui avaient pas été fournies, ce qui contrevenait à l’alinéa 19(1)a) de la Loi.

[35] Les demanderesses ont exprimé leur désaccord avec la première décision, disant que celle‑ci était déraisonnable parce que les motifs étaient insuffisants. Elles ont présenté une demande de contrôle judiciaire datée du 14 juin 2021, dans le dossier T‑956‑21.

[36] En octobre 2021, le défendeur a proposé, par voie de requête à la Cour, d’annuler à la fois la mesure de révocation et la mesure d’abandon graduel qui étaient énoncées dans la première décision. Les demanderesses ont refusé d’y consentir.

[37] Le 21 décembre 2021, l’ARLA a rendu une nouvelle décision, intitulée « Révocation de l’homologation des produits antiparasitaires restants contenant du chlorpyrifos en vertu de l’alinéa 20(1)a) de la Loi sur les produits antiparasitaires » [la seconde décision].

[38] La seconde décision a été expressément conçue pour remplacer la première décision.

[39] La seconde décision a révoqué l’homologation de tous les produits antiparasitaires restants qui contenaient du chlorpyrifos à compter du 21 décembre 2021, et elle a établi une période d’abandon graduel mettant fin à toutes les utilisations du produit le 10 décembre 2023.

[40] La période d’abandon graduel permettait aux utilisateurs et aux titulaires d’épuiser les stocks existants de produits contenant du chlorpyrifos.

[41] Il a été reconnu dans la seconde décision que la première décision ne contenait pas de motifs concernant l’application de la période d’abandon graduel, c’est‑à‑dire que l’ARLA a essentiellement souscrit aux observations que les demanderesses avaient formulées dans leur première demande (T‑956‑21).

[42] La seconde décision a été fondée sur l’alinéa 21(5)a) de la Loi, qui permet à Santé Canada d’autoriser que se poursuivent l’utilisation de produits révoqués pendant une période d’abandon graduel. Cela voulait dire que la possession, la manipulation, le stockage et la distribution de ces produits pouvaient se poursuivre, sous réserve des conditions jugées nécessaires pour l’application de la Loi.

[43] Nul ne met en doute qu’un d’abandon graduel est ce qu’autorise l’alinéa 21(5)a) lorsqu’une homologation est révoquée, comme c’est le cas en l’espèce.

[44] Plus précisément, pour ce qui est de rendre une décision de révoquer une homologation, le législateur confère au ministre trois options : un abandon graduel en vertu de l’alinéa 21(5)a), un rappel en vertu de l’alinéa 21(5)b) ou une confiscation en vertu de l’alinéa 21(5)c). L’alinéa 21(5)a) de la Loi prévoit ce qui suit, compte tenu du contexte :

Produits existant à la date de révocation

Continued possession, etc., of existing stocks

21 (5) Lorsqu’il révoque l’homologation, en application du présent article ou de toute autre disposition de la présente loi, le ministre peut :

21(5) When cancelling the registration of a pest control product under this section or any other provision of this Act, the Minister may

a) soit, aux conditions qu’il estime nécessaires pour l’application de la présente loi — notamment quant à la façon d’éliminer le produit — autoriser que se poursuivent la possession, la manipulation, le stockage, la distribution ou l’utilisation des stocks du produit se trouvant au Canada à la date de la révocation;

(a) allow the continued possession, handling, storage, distribution and use of stocks of the product in Canada at the time of cancellation, subject to any conditions, including disposal procedures, that the Minister considers necessary for carrying out the purposes of this Act;

b) soit obliger le titulaire à faire le rappel du produit et à procéder à sa disposition de la manière qu’il précise;

(b) require the registrant to recall and dispose of the product in a manner specified by the Minister; or

c) soit confisquer le produit et procéder à sa disposition.

(c) seize and dispose of the product.

[45] La seconde décision est expressément fondée sur l’alinéa 21(5)a). Elle impose des conditions que le ministre estime nécessaires pour l’application de la Loi. Elle justifie comme suit cette période d’abandon graduel : il « sera ainsi possible d’épuiser les stocks existants de produits contenant du chlorpyrifos au Canada de manière ordonnée, de réduire au minimum les risques associés à l’élimination en bloc d’un produit existant et de réduire le risque de confusion chez les utilisateurs ».

[46] La seconde décision fournit ce que je considère comme des motifs détaillés et adéquats, au vu du dossier, quant à la raison pour laquelle le décideur spécialisé a décidé de conseiller au ministre les mesures à prendre. L’ARLA a jugé que les risques posés par l’utilisation continue du chlorpyrifos pendant la période d’annulation et d’abandon graduel n’étaient ni graves ni imminents – le critère que prévoit la Loi.

[47] Plus précisément, l’ARLA a jugé que les risques causés par une utilisation continue n’étaient ni graves ni imminents en tenant compte des neuf facteurs suivants, après avoir évalué la preuve qui lui avait été soumise :

  • depuis 2000, il n’y a aucune utilisation par des particuliers au Canada;

  • depuis 2007, des mesures d’atténuation ont été adoptées pour les travailleurs;

  • la détection de la substance dans les aliments est rare;

  • les risques pour la santé découlant de la consommation d’aliments sont peu préoccupants;

  • les risques pour la santé découlant de la consommation d’eau potable sont peu préoccupants;

  • l’évaluation de Santé Canada protège toujours la population canadienne;

  • il y a une baisse des ventes au Canada étant donné la révocation de l’homologation de tous les produits antiparasitaires;

  • il y a une baisse d’utilisation à l’échelle internationale;

  • entre 2007 et 2021, aucun incident grave n’a été déclaré au Canada.

[48] En ce qui concerne la durée de la période d’abandon graduel, la seconde décision a expliqué que le délai permettait « d’épuiser les stocks existants de produits contenant du chlorpyrifos au Canada de manière ordonnée, de réduire au minimum les risques associés à l’élimination en bloc d’un produit existant et de réduire le risque de confusion chez les utilisateurs ».

[49] Il convient de signaler également que la seconde décision a pris en considération la situation tant canadienne qu’internationale du chlorpyrifos, citant l’Union européenne, l’Australie et les États‑Unis, comparativement au Canada.

[50] Il faut également souligner que les valeurs de référence pour la santé humaine qu’utilise actuellement Santé Canada – aussi appelées « degré d’exposition acceptable » – concordaient avec celles de l’APVMA et de l’EPA des États‑Unis pour les sous‑populations sensibles, telles que les femmes en âge de procréer, les nourrissons et les enfants.

[51] La seconde décision réitère en conclusion que « l’homologation de tous les produits antiparasitaires restants contenant du chlorpyrifos est immédiatement révoquée en raison du non‑respect de l’exigence relative à la présentation des données obligatoires nécessaires à la mise à jour de l’évaluation des risques pour la santé humaine dans le cadre de la phase finale du processus de réévaluation ». Il y est conclu que les utilisations du chlorpyrifos lors de la période d’abandon graduel ne poseront pas de risques graves et imminents.

V. Les questions en litige

[52] Les demanderesses soumettent les questions suivantes :

  1. Quelle est la « décision » du ministre?

  2. Le ministre s’est‑il conformé aux obligations que lui impose la Loi?

  1. Le ministre a‑t‑il omis déraisonnablement de prendre en considération les critères énoncés au paragraphe 21(5)?

  2. Le ministre a‑t‑il interprété déraisonnablement le paragraphe 21(5) et la Politique en considérant que les deux limitaient son pouvoir discrétionnaire?

  3. La décision du ministre était‑elle déraisonnable à la lumière des contraintes énoncées aux articles 19 et 20 de la Loi?

  4. Le ministre a‑t‑il omis de consulter le public et de motiver sa décision au sens de l’article 28 de la Loi?

  1. Le ministre a‑t‑il mal compris la preuve qui lui a été soumise, à savoir que le chlorpyrifos était susceptible deprésenter des risques inacceptables pendant la période d’abandon graduel, ou en a‑t‑il fait abstraction?

[53] Le défendeur a soumis les questions suivantes :

  1. La contestation des demanderesses à l’égard de la mise à jour concernant la révocation revêt‑elle un caractère théorique?

  2. Le ministre était‑il functus officio après la mise à jour concernant la révocation?

  3. La décision de révocation est‑elle raisonnable?

  4. Si la décision de révocation n’est pas raisonnable, quelle est la réparation appropriée?

[54] L’intervenante CropLife Canada a fait valoir ce qui suit :

[traduction]

  1. L’application, par l’ARLA, de la Politique sur la révocation à la révocation était légale et conforme à l’interprétation appropriée de la relation entre les paragraphes 20(1) et 21(5) de la Loi;

  2. Le paragraphe 21(5) confère au ministre le vaste pouvoir discrétionnaire de décider quelles conditions imposer à une révocation, ce qui est essentiel pour les titulaires et les utilisateurs, conforme à la Loi et à l’interprétation appropriée des paragraphes 20(1) et 21(5) de cette dernière, et conforme à la juste application du principe de prudence énoncé dans la Loi;

  3. L’interprétation que font les demanderesses de la Loi, qui restreint indûment le pouvoir discrétionnaire de l’ARLA, comporte des problèmes pratiques et des résultats illogiques importants.

[55] L’intervenante Justice for Migrant Workers a soumis les questions suivantes :

[TRADUCTION]

  1. L’ARLA a‑t‑elle rendu sa décision sans tenir compte des objets de la Loi ou des contraintes pertinentes énoncées dans cette dernière qui s’appliquent à la révocation d’une homologation?

  2. La décision de l’ARLA d’autoriser la vente et l’utilisation du chlorpyrifos pendant un délai de trois ans était‑elle déraisonnable?

[56] Ceci étant dit en toute déférence, la principale question litigieuse consiste à savoir si la seconde décision est raisonnable du point de vue des conclusions qui y sont tirées au regard du dossier ainsi que de l’interprétation et de l’application de la loi constitutive de l’ARLA, c’est‑à‑dire la Loi.

[57] Je tiens à ce stade‑ci à souligner la contribution des deux intervenantes, Justice for Migrant Workers et Crop Life Canada. Leurs avocats ont présenté les points de vue supplémentaires et utiles des travailleurs agricoles, non seulement étrangers, mais canadiens, ainsi que de l’industrie des produits antiparasitaire dans son ensemble.

VI. La norme de contrôle applicable

[58] La norme de contrôle qui s’applique à la seconde décision est la décision raisonnable. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu au même moment que l’arrêt Vavilov de la Cour suprême du Canada, le juge Rowe, s’exprimant au nom des juges majoritaires, explique ce qu’exige une décision raisonnable et ce à quoi l’on s’attend d’un tribunal qui procède à un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec ‘une attention respectueuse’, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « . . . ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[59] Tout récemment, dans l’arrêt Mason c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CSC 21 [Mason], sous la plume du juge Jamal, la Cour suprême du Canada a réitéré la « méthode qui s’intéresse avant tout aux motifs de la décision » à laquelle il convient de recourir dans le cas d’un contrôle judiciaire fondé sur la décision raisonnable :

[61] Selon la méthode qui « s’intéresse avant tout aux motifs de la décision » de l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit se rappeler que « les motifs écrits fournis par un organisme administratif ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection » et qu’il n’est pas nécessaire que les motifs citent « tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire » (par. 91). Le juge chargé du contrôle doit interpréter les motifs du décideur administratif « de façon globale et contextuelle » (par. 97), « en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ils ont été rendus », y compris « la preuve dont disposait le décideur, les observations des parties, les politiques ou lignes directrices accessibles au public dont a tenu compte le décideur et les décisions antérieures de l’organisme administratif en question » (par. 94). Les motifs doivent être interprétés « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés » (par. 103). La prise en compte de ces facteurs peut « expliquer un aspect du raisonnement du décideur qui ne ressort pas à l’évidence des motifs eux‑mêmes; [elle] peut aussi révéler que ce qui semble être une lacune des motifs ne constitue pas en définitive un manque de justification, d’intelligibilité ou de transparence » (par. 94).

[62] La cour de révision doit en outre éviter de procéder à un contrôle « déguisé selon la norme de la décision correcte » ou à un contrôle selon la norme de la décision correcte en prétextant vouloir appliquer la norme de la décision raisonnable (par. 294, les juges Abella et Karakatsanis souscrivant au résultat; voir aussi Wilson c. Énergie Atomique du Canada Ltée, 2016 CSC 29, [2016] 1 R.C.S. 770, par. 27, citant D. Mullan, « Unresolved Issues on Standard of Review in Canadian Judicial Review of Administrative Action — The Top Fifteen! » (2013), 42 Adv. Q. 1, p. 76‑81). Parce que « [l]e rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision », elles devraient en principe « s’abstenir de trancher elles‑mêmes la question en litige » (Vavilov, par. 83 (en italique dans l’original)). La cour de révision ne doit pas établir « son propre critère pour ensuite [s’en servir afin de] jauger ce qu’a fait l’administrateur » (par. 83, et Société canadienne des postes, par. 40, citant tous les deux Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, par. 28 (CanLII)). La cour de révision ne doit pas non plus se demander « quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif », « tente[r] [. . .] de prendre en compte l’“éventail” des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur », « se livre[r] [. . .] à une analyse de novo » ou « cherche[r] [. . .] à déterminer la solution ‘correcte’ au problème » (Vavilov, par. 83; voir aussi Société canadienne des postes, par. 40). « La cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu » (Vavilov, par. 83).

[60] L’arrêt Vavilov prescrit également aux cours de révision que les motifs ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection. Comme la Cour suprême du Canada l’indique au paragraphe 91 : « [l]e fait que les motifs de la décision ‘ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire’» ne constitue pas un fondement justifiant à lui seul d’infirmer la décision : Newfoundland et Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16 ».

[61] De plus, au paragraphe 97 de l’arrêt Vavilov :

[97] En effet, l’arrêt Newfoundland Nurses est loin d’établir que la de justification donnée par le décideur à l’appui de sa décision n’est pas pertinente. Cet arrêt nous enseigne plutôt qu’il faut accorder une attention particulière aux motifs écrits du décideur et les interpréter de façon globale et contextuelle. L’objectif est justement de comprendre le fondement sur lequel repose la décision. Nous souscrivons aux observations suivantes du juge Rennie dans l’affaire Komolafe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431, par. 11 (CanLII) :

L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la [cour] toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait [à la cour] ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de [révision] de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent peuvent être facilement discernées.

[62] L’arrêt Vavilov, au paragraphe 128, indique clairement que les décideurs administratifs ne sont pas tenus de répondre à tous les arguments ou modes possibles d’analyse même s’ils devraient s’attaquer de façon significative aux questions clés : le défaut de le faire permet de se demander si le décideur était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[63] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada prescrit que le rôle de notre Cour ne consiste pas à apprécier et à évaluer de nouveau la preuve, à moins de « circonstances exceptionnelles ». Il n’existe aucune circonstance de cette nature en l’espèce. La Cour suprême du Canada indique :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[64] Dans le même ordre d’idées, l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237 [Doyle] de la Cour d’appel fédérale enseigne que le rôle de notre Cour n’est pas de soupeser à nouveau les éléments de preuve ou de les remettre en question :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

[Non souligné dans l’original.]

VII. Les dispositions législatives applicables

[65] Le paragraphe 2(2) de la Loi décrit quels sont les risques sanitaires ou environnementaux acceptables :

Risques acceptables

Acceptable risks

(2) Pour l’application de la présente loi, les risques sanitaires ou environnementaux d’un produit antiparasitaire sont acceptables s’il existe une certitude raisonnable qu’aucun dommage à la santé humaine, aux générations futures ou à l’environnement ne résultera de l’exposition au produit ou de l’utilisation de celui‑ci, compte tenu des conditions d’homologation proposées ou fixées.

2(2) For the purposes of this Act, the health or environmental risks of a pest control product are acceptable if there is reasonable certainty that no harm to human health, future generations or the environment will result from exposure to or use of the product, taking into account its conditions or proposed conditions of registration.

[66] Le paragraphe 4(1) indique que l’objectif premier de la loi est de prévenir les risques inacceptables :

Objectif premier

Primary objective

4 (1) Pour l’application de la présente loi, le ministre a comme objectif premier de prévenir les risques inacceptables pour les individus et l’environnement que présente l’utilisation des produits antiparasitaires.

4 (1) In the administration of this Act, the Minister’s primary objective is to prevent unacceptable risks to individuals and the environment from the use of pest control products.

[Je souligne]

[Emphasis added]

[67] Le paragraphe 4(2) énonce les objectifs connexes :

Objectifs connexes

Ancillary objectives

4 (2) À cet égard, le ministre doit

4 (2) Consistent with, and in furtherance of, the primary objective, the Minister shall

a) promouvoir le développement durable, soit un développement qui permet de répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs;

(a) support sustainable development designed to enable the needs of the present to be met without compromising the ability of future generations to meet their own needs;

b) tenter de réduire au minimum les risques sanitaires et environnementaux que présentent les produits antiparasitaires et d’encourager le développement et la mise en œuvre de stratégies de lutte antiparasitaire durables et innovatrices — en facilitant l’accès à des produits antiparasitaires à risque réduit — et d’autres mesures indiquées;

(b) seek to minimize health and environmental risks posed by pest control products and encourage the development and implementation of innovative, sustainable pest management strategies by facilitating access to pest control products that pose lower risks and by other appropriate measures;

c) sensibiliser le public aux produits antiparasitaires en l’informant, en favorisant son accès aux renseignements pertinents et en encourageant sa participation au processus de prise de décision;

(c) encourage public awareness in relation to pest control products by informing the public, facilitating public access to relevant information and public participation in the decision‑making process; and

d) veiller à ce que seuls les produits antiparasitaires dont la valeur a été déterminée comme acceptable soient approuvés pour utilisation au Canada.

(d) ensure that only those pest control products that are determined to be of acceptable value are approved for use in Canada.

[68] Le paragraphe 19(1) énonce les données que le titulaire est tenu de fournir « lors de l’évaluation du produit antiparasitaire dans le cadre d’une réévaluation » (effectuée pendant la période pertinente) :

Charge de la preuve et renseignements pris en compte

Burden of persuasion and consideration of information

19 (1) Lors de l’évaluation du produit antiparasitaire dans le cadre d’une réévaluation ou d’un examen spécial :

19 (1) During an evaluation that is done in the course of a re‑evaluation or special review,

a) le ministre peut, par avis écrit, exiger du titulaire qu’il lui fournisse, en la forme et dans le délai qui y sont prévus, les renseignements supplémentaires qu’il juge nécessaires pour l’évaluation;

(a) the Minister may, by delivering a notice in writing, require the registrant to provide, in the form and within the period specified in the notice, additional information that the Minister considers necessary for the evaluation;

b) il incombe au titulaire de convaincre le ministre que la valeur du produit et les risques sanitaires et environnementaux qu’il présente sont acceptables;

(b) the registrant has the burden of persuading the Minister that the health and environmental risks and the value of the pest control product are acceptable; and

c) le ministre prend en compte tout renseignement fourni par le titulaire à l’égard du produit et peut prendre en compte tout autre renseignement à condition, dans ce cas, de donner au titulaire, avant de terminer ses évaluations, la possibilité de présenter ses observations.

(c) the Minister shall consider the information provided by the registrant in support of the product and may consider any additional information, but the Minister shall give the registrant a reasonable opportunity to make representations in respect of the additional information before completing the evaluation.

[Je souligne]

[Emphasis added]

[69] Le paragraphe 19(2) exige que l’ARLA adopte une approche qui s’appuie sur une base scientifique lorsqu’elle « évalue » les risques :

Approche scientifique

Scientific approach

19 (2) Lorsqu’il évalue les risques sanitaires et environnementaux d’un produit antiparasitaire et détermine s’ils sont acceptables, le ministre :

19 (2) In evaluating the health and environmental risks of a pest control product and in determining whether those risks are acceptable, the Minister shall

a) adopte une approche qui s’appuie sur une base scientifique;

(a) apply a scientifically based approach; and

b) à l’égard des risques sanitaires :

(b) in relation to health risks,

(i) prend notamment en considération les renseignements disponibles sur l’exposition globale au produit antiparasitaire, soit l’exposition alimentaire et l’exposition d’autres sources ne provenant pas du milieu de travail, notamment l’eau potable et l’utilisation du produit dans les maisons et les écoles et autour de celles‑ci, ainsi que les effets cumulatifs du produit antiparasitaire et d’autres produits antiparasitaires ayant un mécanisme de toxicité commun,

(i) among other relevant factors, consider available information on aggregate exposure to the pest control product, namely dietary exposure and exposure from other non‑occupational sources, including drinking water and use in and around homes and schools, and cumulative effects of the pest control product and other pest control products that have a common mechanism of toxicity,

(ii) applique des marges de sécurité appropriées pour prendre notamment en compte l’utilisation de données d’expérimentation sur les animaux et les différentes sensibilités aux produits antiparasitaires des principaux sous‑groupes identifiables, notamment les femmes enceintes, les nourrissons, les enfants, les femmes et les personnes âgées,

(ii) apply appropriate margins of safety to take into account, among other relevant factors, the use of animal experimentation data and the different sensitivities to pest control products of major identifiable subgroups, including pregnant women, infants, children, women and seniors, and

(iii) dans le cas d’un effet de seuil et si le produit est utilisé dans les maisons ou les écoles ou autour de celles‑ci, applique une marge de sécurité supérieure de dix fois à celle qui serait autrement applicable en vertu du sous‑alinéa (ii) relativement à cet effet de seuil pour tenir compte de la toxicité prénatale et postnatale potentielle et du degré de complétude des données d’exposition et de toxicité relatives aux nourrissons et aux enfants, à moins que, sur la base de données scientifiques fiables, il ait jugé qu’une marge de sécurité différente conviendrait mieux.

(iii) in the case of a threshold effect, if the product is used in or around homes or schools, apply a margin of safety that is ten times greater than the margin of safety that would otherwise be applicable under subparagraph (ii) in respect of that threshold effect, to take into account potential pre‑ and post‑natal toxicity and completeness of the data with respect to the exposure of, and toxicity to, infants and children, unless, on the basis of reliable scientific data, the Minister has determined that a different margin of safety would be appropriate.

[70] L’alinéa 20(1)a) prévoit que le ministre a le pouvoir de révoquer l’homologation si le titulaire ne satisfait pas à certaines exigences, dont la fourniture des données que l’ARLA demande. C’est ce qui s’est passé en l’espèce – les titulaires n’ont pas fourni les données qu’exigeait l’ARLA, omettant ainsi de satisfaire à l’alinéa 19(1)a). Cette omission a permis à l’ARLA de révoquer leur homologation, ce qu’elle a fait en application de l’alinéa 20(1)a). C’est pour cette raison que le titre de la seconde décision renvoie à l’alinéa 20(1)a). Comme il a été mentionné plus tôt, la décision de révocation n’est pas l’objet principal de la présente instance.

[71] Les présents motifs sont plutôt axés sur l’abandon graduel postérieur à la révocation qu’autorise l’alinéa 21(5)a) (auquel il sera fait abondamment référence plus loin). Le texte de l’alinéa 20(1)a) est le suivant :

Révocation ou modification

Cancellation or amendment

20 (1) Le ministre peut révoquer l’homologation ou la modifier dans les cas suivants :

20 (1) The Minister may cancel or amend the registration of a pest control product if

a) le titulaire ne satisfait pas à une des exigences posées par les paragraphes 16(3) ou 18(1) ou l’alinéa 19(1)a);

(a) the registrant fails to satisfy a requirement under subsection 16(3) or 18(1) or paragraph 19(1)(a); or […]

[Je souligne]

[Emphasis added]

[72] Le paragraphe 20(2) décrit ce que l’on appelle le principe de prudence :

Principe de prudence

Precautionary principle

(2) En cas de risques de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard la prise de mesures rentables visant à prévenir toute conséquence néfaste pour la santé ou la dégradation de l’environnement.

(2) Where there are threats of serious or irreversible damage, lack of full scientific certainty shall not be used as a reason for postponing cost‑effective measures to prevent adverse health impact or environmental degradation.

[73] Le paragraphe 21(3) de la Loi autorise le ministre à différer la révocation de l’homologation si les risques sanitaires et environnementaux sont acceptables (cette disposition n’entre pas en jeu en l’espèce, mais elle est incluse par souci d’intégralité) :

Report de la modification ou de la révocation

Delay of effective date

21 (3) Le ministre peut différer la modification ou la révocation de l’homologation lorsqu’il n’existe aucune solution de rechange satisfaisante à l’utilisation du produit antiparasitaire et qu’il juge que la valeur du produit et les risques sanitaires et environnementaux qu’il présente sont, jusqu’à la date de modification ou de révocation, acceptables.

21 (3) The Minister may delay the effective date of the amendment or cancellation if

blanc

(a) no suitable alternative to the use of the pest control product is available; and

blanc

(b) the Minister considers that the health and environmental risks and value of the product are acceptable until the effective date of the amendment or cancellation.

[Je souligne]

[Emphasis added]

[74] À mon avis, le paragraphe 21(5) occupe une place centrale dans la présente demande. Il confère au ministre trois options pour ce qui est de révoquer une homologation : autoriser une période d’abandon graduel en vertu de l’alinéa 21(5)a), obliger le titulaire à faire le rappel du produit et à procéder à sa disposition en vertu de l’alinéa 21(5)b), ou ordonner que l’on confisque le produit et que l’on procède à sa disposition en vertu de l’alinéa 21(5)c).

[75] Dans la présente affaire, le ministre a souscrit à l’avis scientifique spécialisé de l’ARLA et a ordonné la tenue d’une période d’abandon graduel assortie de conditions, en vertu de l’alinéa 21(5)a) :

Produits existant à la date de révocation

Continued possession, etc., of existing stocks

(5) Lorsqu’il révoque l’homologation, en application du présent article ou de toute autre disposition de la présente loi, le ministre peut :

(5) When cancelling the registration of a pest control product under this section or any other provision of this Act, the Minister may

a) soit, aux conditions qu’il estime nécessaires pour l’application de la présente loinotamment quant à la façon d’éliminer le produit — autoriser que se poursuivent la possession, la manipulation, le stockage, la distribution ou l’utilisation des stocks du produit se trouvant au Canada à la date de la révocation;

(a) allow the continued possession, handling, storage, distribution and use of stocks of the product in Canada at the time of cancellation, subject to any conditions, including disposal procedures, that the Minister considers necessary for carrying out the purposes of this Act;

b) soit obliger le titulaire à faire le rappel du produit et à procéder à sa disposition de la manière qu’il précise;

(b) require the registrant to recall and dispose of the product in a manner specified by the Minister; or

c) soit confisquer le produit et procéder à sa disposition.

(c) seize and dispose of the product.

[Je souligne]

[Emphasis added ]

VIII. Analyse

A. Quelle est la décision qui devrait faire l’objet d’un contrôle judiciaire?

[76] Les demanderesses font valoir qu’une fois que l’homologation a été annulée par la première décision, le ministre est devenu functus officio, une expression qui désigne le principe juridique selon lequel une entité juridique perd sa compétence une fois qu’elle a rendu une décision (voir l’arrêt Société Radio‑Canada c Manitoba, 2021 CSC 33 au para 33).

[77] En revanche, soutient le défendeur, et je suis respectueusement d’accord, le ministre n’était pas functus officio avant de rendre la seconde décision.

[78] À mon avis, l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kurukkal, 2010 CAF 230 [rendu par la juge Layden‑Stevenson] s’applique et répond à l’argument qu’avancent les demanderesses :

[3] Comme la juge, nous sommes d’avis que le principe du functus officio ne s’applique pas strictement dans les procédures administratives de nature non juridictionnelle et que, si les circonstances s’y prêtent, le décideur administratif a le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision. Le ministre et l’intervenant s’entendent à cet égard dans le présent appel (mémoire des faits et du droit du ministre, aux paragraphes 1, 24, 25 et 26; mémoire des faits et du droit de l’intervenant, aux paragraphes 24, 25, 33, 36 et 47). Toutefois, à notre avis, il n’est ni nécessaire, ni souhaitable de dresser une liste définitive des circonstances précises dans lesquelles le décideur peut exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision.

[79] À mon humble avis, l’ARLA n’agissait pas dans le cadre d’une fonction décisionnelle, mais plutôt dans le cadre de sa fonction administrative consistant à réglementer les produits antiparasitaires, fonction à laquelle le principe de la nécessité du caractère définitif ne s’applique pas. En fait, comme nous le verrons, cette réglementation administrative de produits peut être de nature continue, comme c’est le cas en l’espèce. Cela répond aussi à la question du functus officio.

[80] Cependant, dans la décision Gil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 370, le juge Barnes a décrété qu’il convient de procéder à une évaluation pour décider si l’application du principe du functus favoriserait l’efficacité ou l’équité du processus administratif ou si elle y nuirait.

[81] Toutefois, souscrire à cette approche supplémentaire n’avance pas la cause des demanderesses. Je dis cela parce que dans le présent contexte administratif le fait de limiter l’ARLA à sa première décision n’est d’aucune utilité. Si cette décision a été rendue de manière déraisonnable, sans motifs par exemple, il est illogique d’exiger qu’elle demeure en vigueur. Il est nettement plus efficace et salutaire pour tous les intéressés de permettre à l’ARLA d’admettre que ses motifs étaient insuffisants et de rendre une autre décision qui est conforme aux arrêts Vavilov et Mason. C’est ce qu’elle a fait dans la seconde décision. Conclure autrement privilégierait la forme au détriment du fond.

[82] Je signale également que l’ARLA réévalue le chlorpyrifos depuis au moins 2016 et que, en date du 10 décembre 2020, elle avait en fait rendu au moins une autre décision de réévaluation antérieure : la « Décision de réévaluation RVD2020‑14, Chlorpyrifos et préparations commerciales connexes (environnement) ».

[83] Quoi qu’il en soit, comme le fait valoir le défendeur, le régime législatif n’étaye pas l’application stricte du principe du functus officio. Comme nous venons tout juste de le voir, dans ce régime réglementaire la réalisation des objectifs de la Loi est un processus itératif continu. Il ne s’agit pas d’une simple affaire ponctuelle, comme les demanderesses semblent le faire valoir.

[84] À mon humble avis, l’application du principe du functus officio irait également à l’encontre d’un objet fondamental de la Loi en privant l’ARLA de ce que, selon moi, le législateur entendait lui conférer, soit la latitude voulue pour agir immédiatement en vue de protéger la santé ou l’environnement en prenant diverses mesures, comme accélérer l’abandon graduel ou rappeler un produit à la lumière de nouveaux éléments de preuve et d’une évolution de la situation.

[85] Je conviens également que l’application du principe du functus officio nuirait à l’efficacité du contrôle judiciaire. Elle ferait de la seconde décision une nullité et obligerait à rendre une nouvelle seconde décision après avoir subi les délais attribuables au contrôle judiciaire de la première décision.

B. Le caractère théorique

[86] En revanche, le défendeur soutient que la contestation, par les demanderesses, de la première décision est théorique. Il n’y a plus, dit‑il, de litige actuel quant au caractère raisonnable de la première décision parce qu’il admet qu’il convient de l’annuler pour manque de motifs suffisants.

[87] En l’espèce, j’admets que la première décision est remplacée par la seconde décision, qui repose sur ce que la Cour considère comme des motifs suffisants, ainsi qu’il est indiqué plus en détail ci‑après.

[88] En réponse, les demanderesses disent que la présente affaire n’est pas théorique, mais plutôt que la réparation sollicitée est de nature prospective et non liée à l’expiration de la période d’abandon graduel en décembre 2023, ce qui, en tout état de cause, n’a pas eu lieu (encore que ce délai approche). Par ailleurs, elles disent que la présente affaire se distingue de la décision Fondation David Suzuki c Canada (Santé), 2019 CF 1637 [juge Southcott], dans laquelle les dispositions et le régime législatif contestés ont été abrogés.

[89] Les demanderesses indiquent que même si elles venaient à conclure que des aspects de la présente demande sont théoriques, la Cour devrait de toute façon exercer son pouvoir discrétionnaire pour faire droit aux déclarations, conformément au critère énoncé dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, 1989 CanLII 123 (CSC) [Borowski]. Lorsqu’une cause est considérée comme théorique, cet arrêt oblige à évaluer le contexte contradictoire, l’économie des ressources judiciaires ainsi que la fonction légitime d’élaboration du droit que remplit la Cour.

[90] Le décideur admet que sa première décision était viciée par un manque de motifs. Il a rendu sa seconde décision. À mon avis, comme il est expliqué ci‑après, cette seconde décision contient des motifs suffisants en termes de justification, de transparence et d’intelligibilité.

[91] Je ne vois pas de litige actuel. La première décision est donc théorique. Si je passe à la seconde étape énoncée dans l’arrêt Borowski, et si je demande si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour instruire la demande malgré son caractère théorique, je ne suis pas convaincu, d’après les principes de l’économie des ressources judiciaires, que la première décision mérite d’être examinée plus avant. Elle sera donc rejetée.

C. La conformité du ministre à la Loi

(1) L’alinéa 21(5)a)

[92] Les parties ont des opinions divergentes quant au critère que devrait appliquer l’ARLA pour rendre une décision en vertu des dispositions d’abandon graduel, soit l’alinéa 21(5)a). Les demanderesses formulent le critère juridique applicable en ces termes :

[traduction]
L’alinéa 21(5)a) de la Loi est de nature discrétionnaire; cet exercice de pouvoir discrétionnaire est expressément soumis aux « conditions » que le ministre estime nécessaires pour l’application de la Loi – l’objet principal étant la prévention des risques inacceptables. Le ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire en s’assurant d’être raisonnablement sûr qu’aucun dommage ne sera causé au sens du paragraphe 2(2) de la Loi et, sinon, en déterminant quelles conditions pourraient être nécessaires pour éviter de causer des risques inacceptables pour la santé humaine.

[93] Selon le défendeur, le critère juridique applicable est le suivant :

[traduction]
Le paragraphe 21(5) de la Loi confère au ministre certains pouvoirs après la révocation de l’homologation d’un produit antiparasitaire en application d’une disposition quelconque de la Loi. Il peut : a) autoriser que se poursuivent la possession, la manipulation, le stockage, la distribution ou l’utilisation des stocks du produit (« possession, etc. »), aux conditions, y compris des procédures de disposition, qu’il estime nécessaires pour l’application de la Loi; b) obliger le titulaire à faire le rappel du produit et à procéder à sa disposition de la manière qu’il précise; ou c) confisquer le produit et procéder à sa disposition.

Contrairement à d’autres dispositions de la Loi, dont le paragraphe 21(3), qui permet au ministre de différer une décision de révocation uniquement s’il est convaincu que les risques sont acceptables au cours de la période de délai, l’exercice du pouvoir discrétionnaire que prévoit l’alinéa 21(5)a) n’est pas subordonné à une conclusion d’acceptabilité de risque. L’absence de cette exigence est voulue et appropriée, car la décision de révocation sera souvent rendue dans des circonstances où l’ARLA est incapable de déterminer si les risques d’un produit antiparasitaire sont acceptables (au sens de la Loi). À titre d’exemple, la Loi prévoit que le ministre peut révoquer un produit sans conclure à l’existence d’un risque acceptable si le titulaire : omet de fournir les renseignements demandés, n’avise pas le ministre de la cessation de la vente d’un produit, ne paie pas les frais annuels ou a commis une violation ou une infraction au sens de la Loi.

[94] Cela soulève la question de la manière dont notre Cour, au stade du contrôle judiciaire, devrait évaluer la manière dont l’ARLA interprète sa loi constitutive. Le droit à cet égard est établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, et elle l’a récemment confirmé dans l’arrêt Mason. Je m’estime tenu de contrôler judiciairement l’approche juridique de l’ARLA 1) en fonction de la norme de la décision raisonnable et 2) en faisant preuve de déférence envers l’ARLA quant à son interprétation de sa loi constitutive.

[95] Premièrement, au stade du contrôle judiciaire, notre Cour tient pour acquis qu’elle est tenue de procéder à ce contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable, ce qui s’étend à la manière dont le décideur administratif spécialisé aborde le dossier et dont il interprète sa loi constitutive. Cette question est réglée par l’arrêt Vavilov au paragraphe 25 :

[25] Depuis plusieurs années, la jurisprudence de notre Cour évolue vers une reconnaissance du fait que la norme de la décision raisonnable devrait être le point de départ du contrôle judiciaire d’une décision administrative. En effet, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable est déjà une caractéristique bien établie de l’analyse relative à la norme de contrôle applicable dans les cas où le décideur administratif interprète sa loi constitutive : voir Alberta Teachers, par. 30; Saguenay, par. 46; Edmonton East, par. 22. À notre avis, il y a maintenant lieu d’affirmer que chaque fois qu’une cour examine une décision administrative, elle doit partir de la présomption que la norme de contrôle applicable à l’égard de tous les aspects de cette décision est celle de la décision raisonnable. Si cette présomption vise l’interprétation de sa loi habilitante par le décideur administratif, elle s’applique aussi de façon plus générale aux autres aspects de sa décision.

[Non souligné dans l’original.]

[96] Cette question a été soulevée et examinée une fois de plus dans l’arrêt Mason, qui a confirmé l’approche suivie dans l’arrêt Vavilov. Cela concordait avec d’autres arrêts de notre plus haute juridiction, remontant à l’arrêt Dunsmuir et incluant, comme le signale lui‑même l’arrêt Vavilov, les arrêts Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [Alberta Teachers], Mouvement laïque québécois c Saguenay (Ville), 2015 CSC 16 [Saguenay], et Edmonton (Ville) c Edmonton East (Capilano) Shopping Centres Ltd., 2016 CSC 47 [Edmonton East].

[97] Les extraits pertinents de ces arrêts sont cités dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 25 cité plus tôt, et en outre :

Arrêt Dunsmuir, au paragraphe 54 :

[54] La jurisprudence actuelle peut être mise à contribution pour déterminer quelles questions emportent l’application de la norme de la raisonnabilité. Lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise : Société Radio‑Canada c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 R.C.S. 157, par. 48; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, [1997] 1 R.C.S. 487, par. 39. Elle peut également s’imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., par. 72. L’arbitrage en droit du travail demeure un domaine où cette approche se révèle particulièrement indiquée. La jurisprudence a considérablement évolué depuis l’arrêt McLeod c. Egan, [1975] 1 R.C.S. 517, et la Cour s’est dissociée de la position stricte qu’elle y avait adoptée. Dans cette affaire, la Cour avait statué que l’interprétation, par un décideur administratif, d’une autre loi que celle qui le constitue est toujours susceptible d’annulation par voie de contrôle judiciaire.

Arrêt Alberta Teachers, au paragraphe 30 :

[30] Seule la question suivante se pose en l’espèce : la prorogation du délai par le commissaire après les 90 jours impartis a‑t‑elle automatiquement mis fin à l’enquête? Dès lors, il faut interpréter le par. 50(5) de la PIPA, une disposition de la loi constitutive du Commissariat. Suivant la jurisprudence, « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » (Dunsmuir, par. 54; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, par. 28, le juge Fish). Le principe ne vaut cependant pas lorsque l’interprétation de la loi constitutive relève d’une catégorie de questions à laquelle la norme de la décision correcte demeure applicable, à savoir les « questions constitutionnelles, [les] questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, [les] questions portant sur la ‘délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents’ [et] les questions touchant véritablement à la compétence » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, par. 18, les juges LeBel et Cromwell, citant Dunsmuir, par. 58, 60‑61)

[Non souligné dans l’original.]

Arrêt Saguenay, au paragraphe 46 :

[46] Lorsque le Tribunal agit à l’intérieur de son champ d’expertise et qu’il interprète la Charte québécoise et applique ses dispositions aux faits pour décider de l’existence de discrimination, la déférence s’impose (Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, par. 166‑168; Mowat, par. 24). Dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 30, 34 et 39, la Cour rappelle que, lors du contrôle judiciaire de la décision d’un tribunal administratif spécialisé qui interprète et applique sa loi constitutive, il y a lieu de présumer que la norme de contrôle est la décision raisonnable (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, par. 55; Front des artistes canadiens c. Musée des beaux‑arts du Canada, 2014 CSC 42, [2014] 2 R.C.S. 197 (« MBA »), par. 13; Khosa, par. 25; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, par. 26 et 28; Dunsmuir, par. 54). Dans ces situations, la déférence est normalement requise, quoique cette présomption puisse parfois être repoussée. Ce peut être le cas lorsqu’une analyse contextuelle révèle une intention claire du législateur de ne pas protéger la compétence du tribunal à l’égard de certaines questions; l’existence d’une compétence concurrente et non exclusive sur un même point de droit est un facteur important à considérer à cette fin (Tervita, par. 35‑36 et 38‑39; McLean, par. 22; Rogers, par. 15).

[Non souligné dans l’original.]

Arrêt Edmonton East, au paragraphe 22 :

[22] À moins que la jurisprudence n’établisse déjà la norme de contrôle applicable (Dunsmuir, par. 62), la cour de révision doit d’abord se demander si elle est en présence d’une question portant sur l’interprétation par un organisme administratif de sa propre loi constitutive ou d’une loi étroitement liée à son mandat. Dans l’affirmative, la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable (Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), 2015 CSC 16, [2015] 2 R.C.S. 3, par. 46). La présomption de déférence en cas de contrôle judiciaire respecte le principe de la suprématie législative et la décision de déléguer le pouvoir décisionnel à un tribunal administratif plutôt qu’aux cours de justice. Cette présomption favorise également l’accès à la justice dans la mesure où le choix du législateur de déléguer une question à un tribunal administratif souple et spécialisé assure aux parties un processus décisionnel plus rapide et moins coûteux.

[Non souligné dans l’original.]

[98] Il m’est demandé de décider quel critère juridique est le bon. Cependant, et ceci étant dit avec égards, ce n’est pas cela que notre Cour devrait décider au départ, vu la déférence dont elle doit faire montre à l’égard de la manière dont le décideur spécialisé, en l’espèce, a interprété et appliqué sa loi constitutive, comme il a été indiqué plus tôt dans les extraits des arrêts Dunsmuir au paragraphe 54, Alberta Teachers au paragraphe 30, Saguenay au paragraphe 46 et Edmonton East au paragraphe 22. Il convient de signaler que cette approche est également entérinée par l’arrêt Vavilov au paragraphe 25.

[99] À mon avis, notre Cour doit également faire preuve de déférence envers la manière dont l’ARLA interprète sa loi constitutive en raison de la règle énoncée par la Cour suprême dans l’arrêt Edmonton East au paragraphe 22. Dans la présente affaire, faire montre de déférence envers l’ARLA est ce qui respecte le mieux le principe de la suprématie législative et la décision du législateur de déléguer le pouvoir décisionnel à ce décideur en particulier, plutôt qu’aux tribunaux. De plus, en l’espèce, la présomption de déférence favorise l’accès à la justice dans la mesure où le choix législatif de déléguer une question à un décideur souple et spécialisé assure aux parties un processus décisionnel plus rapide et moins coûteux.

[100] Je suis loin d’être convaincu qu’il y a lieu de faire abstraction de la présomption de déférence. Comme le signalent les demanderesses, le paragraphe 19(2) de la Loi exige que l’ARLA adopte une approche qui s’appuie sur une base scientifique. Il semble incongru que ces dernières demandent à notre Cour – sans la preuve d’un expert dûment qualifié qui leur est propre – de décider quel critère juridique l’ARLA devrait appliquer dans l’exercice de son pouvoir législatif, ou de quelle manière celle‑ci devrait évaluer et soupeser le volumineux dossier qui lui a été soumis. Cette formation administrative spécialisée connaît les questions de nature technique et scientifique qui se rapportent non seulement à une analyse scientifique, mais aussi aux risques en cause. L’ARLA a également accès aux régimes de réglementation antiparasitaire qui s’appliquent en Amérique du Nord, en Europe et ailleurs.

[101] Ces facteurs confirment la conclusion selon laquelle notre Cour devrait s’en remettre et s’en remettra à la manière dont l’ARLA interprète sa loi constitutive et dont elle l’applique au dossier fort volumineux que comporte la présente affaire.

[102] À cet égard, je suis lié par la directive de la Cour suprême de m’en remettre à la manière dont un décideur interprète sa loi constitutive si ce décideur a acquis une « expertise » selon l’arrêt Dunsmuir au paragraphe 54, s’il a une « connaissance approfondie » selon l’arrêt Alberta Teachers au paragraphe 30, et s’il agit à l’intérieur de son « champ d’expertise » selon l’arrêt Saguenay au paragraphe 46, trois conditions qui décrivent toutes l’ARLA.

[103] Autrement dit, pour ce qui est de cet aspect du contrôle fondé sur la décision raisonnable, j’ai conclu que l’ARLA a droit à la déférence quant à son interprétation de sa loi constitutive parce que, comme l’a décrété la Cour suprême dans l’arrêt Edmonton East au paragraphe 22, l’ARLA est le « tribunal […] spécialisé » .

[104] Les demanderesses citent l’arrêt Safe Food Matters Inc. c Canada (Procureur général), 2022 CAF 19, dans laquelle la Cour d’appel fédérale écrit ceci :

[47] Par conséquent, même si un décideur comme l’ARLA a le pouvoir discrétionnaire de rendre une décision concernant une question particulière, notamment celle de savoir s’il est nécessaire de constituer une commission d’examen, son pouvoir discrétionnaire n’est pas infini. Le pouvoir discrétionnaire exercé doit être conforme à la raison d’être et à la portée de la Loi (Vavilov, para. 108).

[105] Je suis d’accord avec ce commentaire, mais pas convaincu que la Cour d’appel fédérale va à l’encontre de la jurisprudence applicable de la Cour suprême du Canada que nous venons tout juste de parcourir.

[106] Pour répondre aux lacunes alléguées, disent les demanderesses, les conditions de déclaration ajoutées à la seconde décision ne répondent pas à l’objectif préventif principal de la Loi. À leur avis, le ministre a quand même omis d’examiner si les risques posés par l’utilisation continue du chlorpyrifos étaient acceptables et quelles seraient les conditions qu’il faudrait imposer pour les rendre acceptables, mettant plutôt l’accent sur d’autres objectifs. Par ailleurs, soutiennent‑elles, les conclusions restreintes de [TRADUCTION] « risque faible » que tire le ministre dans la seconde décision, lesquelles ne s’appliquent pas aux risques de nature professionnelle, ne peuvent pas être mises sur le même pied qu’une conclusion globale selon laquelle l’utilisation continue du chlorpyrifos présentait des risques acceptables.

[107] Ces affirmations invitent la Cour à examiner et à soupeser de nouveau la preuve, ce qu’elle ne fera pas. Je ne suis pas non plus convaincu que l’ARLA a commis une erreur dans les évaluations de risque mentionnées : ces évaluations relèvent nettement de sa compétence et je n’ai aucune raison de douter du fait que ces aspects ont été pris en compte.

[108] Les demanderesses allèguent que si le ministre pouvait décider avec confiance que les risques associés à une utilisation continue du chlorpyrifos étaient acceptables, il n’aurait pas lancé une demande de données toxicologiques à grande échelle auprès d’examinateurs étrangers dans le but explicite de réviser les dangers du chlorpyrifos et les niveaux d’exposition sécuritaire à ce produit. S’inspirant de ce fait, elles font valoir qu’étant donné que les données demandées n’ont pas été fournies et que l’évaluation des effets sur la santé humaine était incomplète, le ministre n’aurait pas pu être [TRADUCTION] « raisonnablement sûr qu’aucun dommage ne serait causé » et que, cela étant, il a délibérément décidé de ne tirer aucune conclusion au sujet des risques acceptables.

[109] Cela est hypothétique et, une fois de plus, l’ARLA n’est pas tenue de faire référence à tous les arguments et à toutes les questions de preuve qui peuvent avoir été soulevés.

[110] Le défendeur dit que les demanderesses, dans ces arguments, cherchent indûment à transposer dans le paragraphe 21(5) d’autres dispositions de la Loi, soit l’obligation d’adopter une approche qui s’appuie sur une base scientifique et le principe de prudence. Il n’est nul besoin que j’examine cette question, et ce, pour plusieurs raisons. Je suis persuadé que l’ARLA a appliqué comme il faut son expertise et son jugement scientifiques pour fixer une période d’abandon graduel raisonnable qui est fondée sur les éléments de preuve et les données scientifiques existant au Canada et aux États‑Unis en particulier, et qu’elle l’a fait dans les limites de son pouvoir discrétionnaire et des principes scientifiques. Dans le même ordre d’idées, je ne suis pas persuadé que l’ARLA n’a pas appliqué le principe de prudence : elle a considéré la gravité des risques, en tenant compte de divers facteurs, dont l’ampleur potentielle des dommages. À ces deux égards, l’ARLA interprète sa loi constitutive (la Loi) et elle l’applique au présent dossier, et je ne suis pas convaincu qu’il convient de la priver du degré de déférence qui est dû au décideur spécialisé à cet égard.

[111] Dans ce contexte, je suis convaincu que l’ARLA a eu recours à une approche qui s’appuie sur une base scientifique et qu’elle a satisfait au principe de prudence. À mon avis, toute autre conclusion substituerait les évaluations de la Cour à celles du décideur spécialisé et transformerait de manière inacceptable le présent processus en un contrôle judiciaire fondé sur la décision correcte. L’ARLA est sans nul doute une entité spécialisée et, dans le cadre du présent contrôle judiciaire fondé sur la norme de la décision raisonnable, elle a droit non seulement à la déférence pour ce qui est de déterminer la manière dont elle aborde sa loi constitutive, mais aussi à une très grande déférence à l’égard des conclusions de fait qu’elle tire.

[112] Les demanderesses soutiennent que le ministre n’a jamais envisagé de recourir, à l’égard de la révocation, à une approche autre que l’option par défaut, celle de l’abandon graduel sur trois ans, que prévoit la politique de révocation de l’ARLA. On ne m’a souligné aucun fondement pour cet argument, sinon que les première et seconde décisions comportaient les mêmes dates de révocation et d’expiration de la période d’abandon graduel autorisée. Il n’y a rien de déraisonnable dans ces décisions, qui relèvent bel et bien de la compétence de l’ARLA, et aucune erreur susceptible de contrôle n’a été commise.

[113] Les demanderesses laissent entendre que le ministre a interprété et appliqué la Politique sur la révocation sans tenir compte de l’objet ou du contexte de la Loi, ni des contraintes qu’impose le paragraphe 21(5) à son pouvoir discrétionnaire. Il s’agit là d’un argument conjectural, qui ne tient pas compte non plus du droit applicable, lequel oblige notre Cour à évaluer la manière dont l’ARLA interprète et applique sa loi constitutive. Je signale qu’il n’est pas question en l’espèce d’un contrôle judiciaire de la Politique sur la révocation.

[114] Les demanderesses soutiennent que le ministre se doit d’examiner plus qu’une partie seulement du paragraphe 21(5). À leur avis, le ministre n’explique pas pourquoi le fait d’autoriser que se poursuivent l’utilisation et la vente satisfait aux objectifs de la Loi plus que d’autres options, dont la saisie, le rappel et l’élimination.

[115] Mais, et ceci étant dit avec égards, ces arguments et d’autres du même genre sont dénués de tout fondement parce qu’ils ne tiennent pas compte de la déférence qui est due à l’ARLA, ainsi que du principe selon lequel les décideurs, qu’ils soient spécialisés ou non, ne sont pas tenus de faire état du fait qu’ils ont pris en compte la totalité des questions qui leur ont été soumises.

[116] De manière plus générale, comme il a été indiqué plus tôt, les demanderesses omettent de tenir compte du fait que l’alinéa 21(5)a) autorise très précisément l’ARLA, à titre de décideur spécialisé, à faire ce qu’elle a fait en l’espèce, c’est‑à‑dire révoquer une homologation parce que les données requises n’ont pas été produites, tout en autorisant que se poursuive l’utilisation du produit en question pendant une période d’abandon graduel, en se fondant sur son évaluation des risques. Les motifs qu’elle a fournis sont détaillés. Elle a droit à la déférence quant à la manière d’interpréter et d’appliquer sa loi constitutive.

[117] En ce qui concerne l’évaluation de l’eau potable, un point qui a été débattu assez longuement, le défendeur ne conteste pas la thèse générale selon laquelle la non‑disponibilité de données peut être un facteur pertinent à l’égard du pouvoir discrétionnaire du ministre.

[118] Cependant, je suis convaincu que l’ARLA a tenu compte de l’effet de l’absence d’une évaluation entièrement à jour de l’eau potable pour le chlorpyrifos. Si je dis cela, c’est que, dans ses motifs, l’ARLA a conclu que les risques posés par l’eau potable pendant la période d’abandon graduel ne sont ni graves ni imminents vu qu’il ressort des données de surveillance de l’eau potable que le chlorpyrifos a rarement été décelé dans des échantillons d’eau potable canadiens. Ceci étant dit avec égards, il appartenait à l’ARLA de tirer cette conclusion et notre Cour ne la remettra pas en question.

[119] Il me faut signaler qu’au cours de l’audition de la présente affaire le défendeur a demandé à la Cour d’examiner de nouveaux éléments de preuve concernant le retrait de certaines lignes directrices concernant la qualité de l’eau potable au Canada. Ces éléments ne figuraient pas dans le dossier qui a été soumis à l’ARLA. Les demanderesses s’y sont opposées, soutenant que ces éléments de preuve n’étaient pas pertinents et qu’ils n’avaient pas été soumis au décideur. À mon avis, il s’agit là de nouveaux éléments de preuve inadmissibles ne tombant pas sous le coup des exceptions restreintes qui sont énoncées dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22. Ces éléments de preuve ne seront donc pas pris en considération.

[120] Les demanderesses font valoir aussi que le ministre n’a pas traité de manière sérieuse des exigences prévues à l’article 19 parce qu’il n’a pas reconnu l’existence de modélisations précises montrant qu’une exposition globale au produit dans les aliments et l’eau potable présentait des risques inacceptables, et qu’il se fonde sur des données de surveillance que des scientifiques de l’ARLA ont rejetées parce qu’il les considérait comme lacunaires et peu fiables.

[121] C’est là un argument dénué de tout fondement. L’ARLA n’était pas tenue de faire précisément référence à l’ensemble des observations, des arguments ou des questions dont elle a tenu compte dans son évaluation de risques. Ce fait est bien établi en droit : voir l’arrêt Vavilov au paragraphe 128, par exemple. Dans la présente affaire, l’ARLA était en droit de privilégier des données factuelles réelles au sujet des risques et de se fonder sur elles comme elle l’a fait, plutôt que des projections issues de modélisations contenues elles aussi dans le dossier qu’elle avait en main. C’est ce que font les tribunaux administratifs. Ils examinent, soupèsent et évaluent les opinions et les dates parfois contradictoires que comporte le dossier, et ils arrivent à une conclusion. Il y a certainement eu des preuves soumises à l’ARLA à cet égard pour justifier que son évaluation concernant la sûreté de l’eau potable était transparente et intelligible. Il n’y a donc aucune lacune fatale ou erreur susceptible de contrôle qui justifie la tenue d’un contrôle judiciaire à cet égard.

[122] Les demanderesses allèguent aussi que le ministre n’a pas évalué les effets cumulatifs des organophosphates. Plus particulièrement, elles disent que la seconde décision ne reconnaît pas de manière précise les importantes lacunes en matière de connaissances sur les risques professionnels qui résultent de l’utilisation de ces produits dans les serres ou contre les moustiques. Une fois de plus elles soutiennent qu’il convient de faire droit à la demande de contrôle judiciaire à cause de ce que le décideur ne dit pas. Cet argument omet de reconnaître qu’aucun décideur, l’ARLA incluse, n’est tenu de faire expressément référence à la totalité des observations, des arguments ou des questions qu’il a pris en considération : voir, une fois de plus, l’arrêt Vavilov au paragraphe 128.

[123] Pour les mêmes raisons, il n’y a aucun fondement dans l’argument des demanderesses selon lequel l’ARLA a omis de traiter d’importants éléments de sa Politique sur la révocation qui favoriseraient les objets de la Loi ainsi que le principe de prudence, relativement aux dommages possibles causés aux enfants et à la possibilité d’effets reproductifs ou génotoxiques et de risques professionnels. Comme il a déjà été signalé, l’ARLA a bel et bien pris en compte les risques auxquels s’exposent les enfants, en concluant que les valeurs de référence pour la santé humaine qu’applique Santé Canada à l’heure actuelle – aussi appelées « degré d’exposition acceptable » – étaient conformes à celles de l’APVMA et de l’EPA des États‑Unis dans le cas des sous‑populations sensibles, telles que les femmes en âge de procréer, ou plus prudentes (autrement dit, plus protectrices) dans le cas des nourrissons et des enfants. Cela indiquait donc que l’évaluation actuelle de Santé Canada protégerait toujours la population canadienne, ou le ferait même davantage dans le cas des nourrissons et des enfants.

[124] La Cour n’a pas cité antérieurement les motifs détaillés et soigneusement rédigés de l’ARLA dans les analyses qui précèdent, mais je vais, dans le cas présent, citer l’extrait suivant des motifs de l’ARLA, qui confirme que cette objection doit être rejetée. Ceux qui souhaitent lire la seconde décision dans son intégralité la trouveront sur Internet, à la référence suivante : Note de réévaluation REV2021‑04 (canada.ca). Voici une partie de ce que l’ARLA a conclu à l’égard des sous‑populations sensibles, telles que les femmes en âge de procréer, les nourrissons et les enfants :

L’évaluation de Santé Canada protège toujours la population canadienne :

Comme indiqué précédemment, les mesures d’atténuation les plus récentes prises par Santé Canada pour protéger la santé humaine ont été publiées en 2007 (REV2007‑01). Lorsque l’avis de révocation de l’homologation du chlorpyrifos au Canada (REV2021‑02) a été publié en mai 2021 (maintenant remplacé par la présente décision), la plus récente décision internationale fondée sur les risques portant sur le chlorpyrifos (2019) avait été publiée par l’Australian Pesticide and Veterinary Medicine Authority (APVMA). À signaler aussi que les valeurs de référence pour la santé humaine de Santé Canada qui sont actuellement en vigueur – aussi appelées degré d’exposition acceptable – sont conformes à celles de l’APVMA et de l’EPA des États‑Unis pour les sous‑populations sensibles, comme les femmes en âge de procréer, les nourrissons et les enfants. En outre, comme indiqué ci‑dessus, l’EPA des États‑Unis a publié une évaluation plus récente (il s’agissait en fait d’une décision provisoire) en décembre 2020 (en anglais seulement). Dans leur évaluation respective, l’APVMA et l’EPA des États‑Unis avaient pris en considération les données les plus récentes sur la santé, notamment les données épidémiologiques et les articles scientifiques publiés sur le sujet, et elles s’en étaient servi pour mettre à jour les valeurs de référence pour la santé humaine (c’est‑à‑dire les degrés d’exposition acceptables pour l’humain) afin de les utiliser dans leur évaluation des risques. Bien que Santé Canada n’ait pas mis à jour les valeurs de référence pour la santé humaine en tenant compte de ces renseignements supplémentaires avant de révoquer toutes les utilisations du chlorpyrifos au pays, il convient de noter que les valeurs de référence établies par Santé Canada en 2000 correspondent toujours à celles de l’APVMA et de l’EPA des États‑Unis pour les sous‑populations sensibles, y compris les femmes en âge de procréer, ou sont plus prudentes que les valeurs établies par l’APVMA et l’EPA (autrement dit, elles protègent davantage les nourrissons et les enfants). Cela signifie que l’évaluation actuelle de Santé Canada protège toujours la population canadienne et la protège même mieux dans le cas des nourrissons et des enfants.

[Non souligné dans l’original.]

[125] Comme il a été mentionné, cet argument est dénué de tout fondement.

[126] Enfin, pour les besoins des présents motifs, les demanderesses ne souscrivent pas au fait que le ministre se soit fondé sur une évaluation des risques sur le plan alimentaire qui a été réalisée en 2000 en raison de certains commentaires de la part de membres du personnel qui donnaient à penser qu’il faudrait mettre à jour cette évaluation. Une fois de plus, et à mon humble avis toujours, les demanderesses omettent de tenir compte de la totalité de la décision raisonnable du ministre au sujet des risques sur le plan alimentaire, laquelle était fondée sur un certain nombre de facteurs supplémentaires, dont les suivants :

[traduction]

  • a)Les données de surveillance alimentaire du Canada et des États‑Unis font état d’une très faible fréquence de détection du chlorpyrifos, et jamais au‑delà de la limite maximale de résidus;

  • b)L’exposition alimentaire est censée s’atténuer vu la diminution des ventes de produits contenant du chlorpyrifos au Canada et la diminution de son utilisation à l’échelon international;

  • c)L’évaluation récente qu’a menée l’Environmental Protection Agency des États‑Unis [l’EPA des États‑Unis] est arrivée à la même conclusion que l’évaluation des risques alimentaires de 2000 de l’ARLA, et ce, en prenant pour base des informations sanitaires plus récentes et des méthodes d’utilisation de plus grande envergure aux États‑Unis;

  • d)Les valeurs de référence relatives à la santé humaine pour les sous‑populations sensibles dont Santé Canada s’est servie en 2000 sont soit conformes à celles utilisées dans les évaluations les plus récentes de l’Australian Pesticide and Veterinary Medicine Authority [l’APVMA] et de l’EPA des États‑Unis, soit plus protectrices que ces dernières, et les valeurs établies par ces deux sources sont fondées sur des informations sanitaires et des documents scientifiques plus récents;

  • e)Aucun décès ou aucune lésion grave n’ont été signalés au Canada en lien avec le chlorpyrifos.

[127] Selon moi, ces motifs sont justifiés, transparents et intelligibles. Comme il a été signalé plus tôt, l’ARLA n’est pas obligée d’examiner tous les arguments pris en considération, pas plus que de s’attaquer à la totalité des questions de preuve dans le cadre du présent contrôle judiciaire, qui est fondé sur la norme de la décision raisonnable. La décision de l’ARLA n’a pas à être jugée au regard d’une norme de perfection : Vavilov, au para 91. La Cour s’abstiendra d’évaluer et de soupeser de nouveau les éléments de preuve (Vavilov, au para 128, Doyle, aux para 3‑4) parce qu’elle n'est pas convaincue que ceux‑ci comportent une lacune fondamentale.

(2) L’obligation de consultation

[128] L’alinéa 28(1)b) de la Loi indique :

Consultation publique

Minister to consult

28 (1) Le ministre consulte le public et les ministères et organismes publics fédéraux et provinciaux dont les intérêts et préoccupations sont en jeu avant de prendre une décision concernant :

28 (1) The Minister shall consult the public and federal and provincial government departments and agencies whose interests and concerns are affected by the federal regulatory system before making a decision

[…]

[…]

b) l’homologation d’un produit après une réévaluation ou un examen spécial.

(b) about the registration of a pest control product on completion of a re‑evaluation or special review.

[Je souligne]

[Emphasis added]

[129] Je ne suis pas convaincu que la Loi exige que l’on mène des consultations publiques et intergouvernementales avant de décider de révoquer une homologation, car l’alinéa 28(1)b) requiert seulement que l’on mène des consultations sur l’homologation d’un produit après la tenue d’une réévaluation ou d’un examen spécial. La présente affaire n’était pas une affaire d’examen spécial, ni de réévaluation. La réévaluation a pris fin au moment de la révocation. De plus, les titulaires ont été avisés qu’ils s’exposaient à un risque de révocation et, en fait, il leur a été demandé de fournir des données supplémentaires à l’ARLA – ce qu’ils n’ont pas fait. La révocation de tous les produits contenant du chlorpyrifos a évité d’avoir à procéder à la réévaluation des quatre produits restants.

[130] En tout état de cause, je juge sans fondement le fait que les demanderesses insistent sur un droit douteux de procéder à une consultation publique sur des décisions de révocation qui serait susceptible d’entraver et de retarder les mesures que l’ARLA estime nécessaires pour s’attaquer aux risques pour la santé humaine ou l’environnement.

IX. Conclusion

[131] À mon avis, et comme il a été indiqué plus tôt, la seconde décision répond aux critères du caractère raisonnable en ce sens qu’elle est justifiée, transparente et intelligible. Pour les motifs qui précèdent, les deux demandes de contrôle judiciaire seront rejetées sans dépens.

X. Les dépens

[132] La Cour a été avisée à l’audience qu’aucune des parties ne sollicitait de dépens, et aucuns ne seront donc adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T‑121‑22

LA COUR ORDONNE :

  • 1.Les demandes de contrôle judiciaire présentées dans les dossiers de la Cour nos T‑956‑21 et T‑121‑22 sont rejetées, sans dépens.

  • 2.Une copie des présents motifs sera versée dans les deux dossiers de la Cour.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑121‑22

 

INTITULÉ :

SAFE FOOD MATTERS INC. et PREVENT CANCER NOW c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et LE MINISTRE DE LA SANTÉ c JUSTICE FOR MIGRANT WORKERS et CROPLIFE CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 12 AU 14 AVRIL 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 6 NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Laura Bowman

Daniel Cheater

POUR LES DEMANDERESSES

Andrea Bourke

Elizabeth Koudys

POUR LES DÉFENDEURS

Ilija Dimeski

Rashin Alizadeh‑Dimeski

Shane Martinez

POUR L’INTERVENANTE

(Justice for Migrant Workers)

Martin Masse

Jenna Anne de Jong

Jean‑Simon Shoenholz

Brenden Carruthers

POUR L’INTERVENANTE

(CropLife Canada)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ECOJUSTICE

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR


 

Dimeski Law

Avocats

Chatham (Ontario)

 

Martinez Law

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTERVENANTE

(Justice for Migrant Workers)

Norton Rose Fulbright

Canada LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTERVENANTE

(CropLife Canada)

 

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