Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231103


Dossiers : IMM-2571-21

IMM-2794-21

Référence : 2023 CF 1469

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 novembre 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

GURPRIT SINGH BEDI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Le demandeur, un citoyen de l’Inde, fait l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire. Il a reçu l’instruction de se présenter pour son renvoi le 6 novembre 2023. Il a demandé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce que soient tranchées définitivement deux demandes de contrôle judiciaire connexes.

[2] Pour les motifs qui suivent, je suis convaincu qu’il y a lieu de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi.

II. CONTEXTE

[3] Le demandeur est né en Inde en 1971. Lorsqu’il avait cinq ans, sa famille et lui ont émigré de l’Inde vers les États-Unis et le demandeur y est devenu résident permanent. Toutefois, puisque le demandeur a commis plusieurs infractions criminelles aux États-Unis, sa résidence permanente a été révoquée en raison de la criminalité. Il a été expulsé vers l’Inde en septembre 2010.

[4] En mars 2016, le demandeur a été autorisé à retourner aux États‑Unis. N’étant pas en mesure de régulariser son statut, il a ensuite reçu l’instruction d’organiser son propre retour en Inde. Puisqu’il craignait pour sa sécurité en Inde, il est entré au Canada de façon irrégulière en octobre 2018.

[5] En mars 2019, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que, en raison de son casier judiciaire aux États-Unis, le demandeur était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le demandeur a ensuite eu la possibilité de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) au titre du paragraphe 112(1) de la LIPR.

[6] Le demandeur a présenté sa demande d’ERAR en décembre 2019. En juin 2020, il a été avisé qu’une décision avait été prise, mais n’a pas été informé du résultat. En octobre 2020, le demandeur a présenté des éléments de preuve et des observations supplémentaires à l’appui de sa demande d’ERAR. Le 1er avril 2021, il a été avisé que sa demande d’ERAR avait été rejetée. Il a ensuite demandé que la décision soit réexaminée, en se fondant sur les éléments de preuve et les observations présentés en octobre 2020. La demande de réexamen a été rejetée le 13 avril 2021.

[7] Le demandeur a présenté des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision refusant sa demande d’ERAR (IMM-2571-21) et de la décision refusant de réexaminer cette décision (IMM-2794-21).

[8] Le 18 mars 2022, le juge Zinn a rendu des ordonnances pour la production de dossiers certifiés du tribunal dans les deux affaires, en vertu du paragraphe 14(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. Les dossiers ont été déposés le 8 avril 2022.

[9] Le 24 octobre 2023, le demandeur a reçu l’instruction de se présenter pour son renvoi vers l’Inde le 6 novembre 2023.

[10] Le demandeur a ensuite déposé la présente requête demandant le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi jusqu’à ce que soient tranchées définitivement les demandes de contrôle judiciaire.

[11] En fait, après que le demandeur a déposé la présente requête, mais avant qu’elle ne soit entendue, le 31 octobre 2023, le juge Zinn a autorisé la poursuite des deux demandes de contrôle judiciaire. Les affaires doivent être entendues ensemble le 22 janvier 2024.

III. ANALYSE

A. Le critère applicable à l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi

[12] L’article 18.2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 est ainsi libellé :

Mesures provisoires

Interim orders

18.2 La Cour fédérale peut, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, prendre les mesures provisoires qu’elle estime indiquées avant de rendre sa décision définitive.

18.2 On an application for judicial review, the Federal Court may make any interim orders that it considers appropriate pending the final disposition of the application.

[13] Le critère applicable à l’octroi d’un sursis interlocutoire à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien connu. En l’espèce, le demandeur doit démontrer trois choses : 1) que les demandes de contrôle judiciaire sous-jacentes soulèvent une « question sérieuse à juger »; 2) qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis est refusé; 3) que la prépondérance des inconvénients (c.-à-d. l’évaluation visant à établir quelle partie subirait le plus grand préjudice si le sursis était accordé ou refusé jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond des demandes de contrôle judiciaire) favorise l’octroi du sursis : voir Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196 au para 12; Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; RJR-Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 334.

[14] Une ordonnance interlocutoire comme celle qui est demandée en l’espèce vise à préserver l’objet du litige sous-jacent, afin qu’une réparation efficace soit possible si le demandeur obtient gain de cause dans l’une ou l’autre de ses demandes de contrôle judiciaire : voir Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 24. La décision d’accorder ou de refuser une ordonnance interlocutoire relève d’un pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé d’une manière qui tient compte de l’ensemble des circonstances pertinentes (Société Radio‑Canada, au para 27). Comme l’a mentionné la Cour suprême au paragraphe 25 de l’arrêt Google Inc, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte ».

[15] En l’espèce, le critère minimal à satisfaire dans le cadre du premier volet du critère pour établir l’existence d’une question sérieuse à juger est peu exigeant. Il suffit au demandeur de montrer que la demande de contrôle judiciaire n’est ni futile ni vexatoire : RJR-MacDonald, aux p 335 et 337; voir aussi Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 au para 11, et Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 25.

[16] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, la question est de savoir si toute incidence défavorable sur les intérêts du demandeur qui découlerait du refus d’un sursis ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation si le demandeur avait finalement gain de cause dans l’une ou l’autre de ses demandes de contrôle judiciaire (RJR-MacDonald, à la p 341). C’est ce qu’il faut entendre par le terme « irréparable » qui doit qualifier le préjudice. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue (ibid.). Pour établir qu’il y a préjudice irréparable, le requérant « doit établir de manière détaillée et concrète qu’il subira un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24). Le préjudice irréparable ne peut se fonder sur de simples affirmations non corroborées. Le requérant doit démontrer qu’il existe une « forte probabilité » qu’un préjudice irréparable soit causé (Glooscap Heritage Society, au para 31).

[17] Dans le cadre du troisième volet du critère, il faut évaluer quelle partie subirait le plus grand préjudice si le sursis était accordé ou refusé en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond des demandes de contrôle judiciaire. Pour respecter ce volet du critère, le demandeur doit établir que le préjudice qu’il subirait si le sursis était refusé est plus grave que celui que subirait le défendeur si le sursis était accordé. Le préjudice établi dans le cadre du deuxième volet du critère est examiné de nouveau à l’étape du troisième volet, sauf qu’il est désormais pondéré avec d’autres intérêts qui seront aussi touchés par la décision de la Cour.

B. L’application du critère

(1) La question sérieuse à juger

[18] Comme il a été mentionné plus haut, l’autorisation a maintenant été accordée dans les deux demandes de contrôle judiciaire sous-jacentes. L’autorisation est accordée s’il existe une [traduction] « cause raisonnablement défendable » : Bains v Canada (Minister of Employment and Immigration) (1990), 47 Admin LR 317; 109 NR 239 (CAF); Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223, [2020] 2 RCF 299 au para 18. Lorsque, comme en l’espèce, le caractère raisonnable d’une décision est en cause, le critère relatif à l’autorisation doit être appliqué conformément à l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Cela signifie que, pour se voir accorder l’autorisation, le demandeur doit établir qu’il existe une cause raisonnablement défendable portant que « [la décision] souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[19] Le critère relatif à l’autorisation implique évidemment que la demande ne peut pas être frivole ou vexatoire (bien qu’elle exige aussi plus que cela). Par conséquent, la conclusion de la Cour selon laquelle il existe une cause raisonnablement défendable, ce qui est implicite dans l’octroi d’autorisations dans les deux demandes sous-jacentes, établit qu’au moins certains des moyens invoqués dans ces demandes ne sont ni frivoles ni vexatoires (Shalaby v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1699 au para 15). Je dirais même qu’il s’agit d’une chose jugée. Le premier volet du critère est donc satisfait.

(2) L’existence d’un préjudice irréparable

[20] Le demandeur soutient qu’il subirait un préjudice irréparable à trois égards si le sursis est refusé : 1) le renvoi du demandeur du Canada rendrait les demandes de contrôle judiciaire sous-jacentes théoriques; 2) le demandeur serait exposé à un risque de préjudice en Inde; 3) le renvoi du demandeur serait préjudiciable aux intérêts de ses enfants, car a) ses enfants dépendent de lui pour un soutien financier et il est peu probable qu’il soit en mesure de gagner un revenu en Inde comparable à celui qu’il est en mesure de gagner au Canada, et b) il serait plus difficile pour lui de maintenir une relation parentale avec ses enfants (son fils de 17 ans et sa fille de 7 ans vivent tous deux aux États-Unis).

[21] Comme je l’expliquerai, je suis convaincu que le demandeur a établi l’existence d’un préjudice irréparable quant au premier de ces égards. Par conséquent, dans les circonstances particulières de la présente affaire, il n’est pas nécessaire d’examiner les deux autres formes de préjudice irréparable que le demandeur allègue.

[22] À la page 220 de l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 4 CF 206, le juge Robertson a conclu qu’une façon d’établir l’existence d’un préjudice irréparable « consiste à évaluer l’effet du rejet d’une demande de sursis sur le droit d’une personne d’obtenir une décision sur le fond de sa cause et de profiter des avantages rattachés à une décision positive ». Si le demandeur était renvoyé en Inde à cette étape, ses demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR et du refus de réexaminer cette décision deviendraient théoriques (Solis Perez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 171 au para 5). L’éventuel caractère théorique d’une demande de contrôle judiciaire sous-jacente ne constitue pas nécessairement un préjudice irréparable; la question de savoir s’il en est ainsi doit être déterminée dans les circonstances particulières de l’espèce : voir El Ouardi c Canada (Solliciteur général), 2005 CAF 42 au para 8; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286 aux para 34-38.

[23] Dans des décisions antérieures, j’ai jugé que la question de savoir s’il existe un risque réel d’injustice corrective lorsqu’un sursis est refusé était utile pour déterminer quand le caractère théorique donne lieu à un préjudice irréparable : voir Matthew c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 924 aux paras 22-23; SKGO c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 83 aux para 22-23. Dans ces affaires, j’ai conclu qu’un préjudice irréparable avait été établi parce que renvoyer les demandeurs du Canada avant qu’il soit statué sur leurs demandes de contrôle judiciaire les auraient privés d’un contrôle judiciaire significatif et efficace de décisions sans doute viciées (dans la décision Matthew, une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés avait rejeté la demande d’asile du demandeur et l’avait jugée manifestement infondée; dans la décision SKGO, une décision défavorable relative à l’ERAR). Même si la Cour était prête à entendre les demandes de contrôle judiciaire malgré leur caractère théorique, et même si les demandeurs étaient en mesure de convaincre la Cour que les décisions devraient être annulées, le fait de renvoyer les affaires à un autre décideur ne constituerait pas une réparation utile ni efficace si les demandeurs avaient déjà été contraints de quitter le Canada. Fait important, si cela se produisait, ce préjudice aux intérêts juridiques des demandeurs ne pourrait faire l’objet d’une réparation d’une autre manière.

[24] J’ai souligné dans les deux décisions que la force apparente des demandes de contrôle judiciaire sous-jacentes était un facteur clé. Il s’agit de l’élément qui a fait que le risque d’injustice corrective est devenu une probabilité réelle plutôt qu’un risque conjectural ou simplement hypothétique. J’ai aussi précisé clairement que les demandeurs n’étaient pas tenus d’établir (et je n’ai pas non plus conclu) qu’ils auraient probablement gain de cause dans leurs demandes de contrôle judiciaire. (Comme en l’espèce, ni la décision Matthew ni la décision SKGO ne portaient sur le rejet d’une demande de report, de sorte que, dans un tel cas, l’exigence de satisfaire au seuil élevé d’établir une probabilité de gain de cause pour respecter la première partie du critère ne s’appliquait pas.) J’ai plutôt simplement conclu que leurs demandes de contrôle judiciaire étaient suffisamment solides pour entraîner un risque réel d’injustice corrective s’ils étaient tenus de quitter le Canada avant qu’elles ne soient tranchées.

[25] Il est important de noter que, dans les décisions Matthew et SKGO, les requêtes en sursis ont été présentées avant qu’une décision ait été rendue à l’étape de la demande d’autorisation. Par conséquent, c’est dans le cadre des requêtes en sursis que la Cour a eu la première occasion d’apprécier de quelque façon que ce soit le bien-fondé des demandes de contrôle judiciaire sous-jacentes. En revanche, comme il a déjà été mentionné, la requête en sursis en l’espèce a été présentée après que l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a été accordée.

[26] À mon avis, la conclusion de la Cour selon laquelle les demandes de contrôle judiciaire sous-jacentes à la présente requête soulèvent une cause raisonnablement défendable suffit à établir un risque réel d’injustice corrective si le demandeur était forcé de quitter le Canada avant que ces demandes ne soient tranchées. Il n’est pas nécessaire que le demandeur atteigne un seuil plus élevé pour établir un préjudice irréparable à cet égard. En effet, l’autorisation ayant été accordée, il ne serait pas approprié de se pencher davantage sur le fond à ce stade-ci. Il en est ainsi parce que cela pourrait être perçu comme une contestation indirecte des décisions accordant une autorisation. (Dans la présente requête, le défendeur a en grande partie réitéré les observations concernant le bien-fondé des demandes — ou, plus exactement, l’absence de fondement — qui ont été présentées en opposition à l’autorisation.) Le fait de se pencher davantage sur le fond pourrait également créer un risque réel que le bien-fondé des demandes soit perçu comme ayant été jugé d’avance.

[27] En somme, la Cour a conclu que le critère applicable aux requêtes en autorisation a été respecté et qu’il conviendrait donc d’autoriser l’instruction des demandes de contrôle judiciaire sur le fond. Conclure à ce stade‑ci que les demandes sont théoriques causerait un préjudice irréparable parce que le demandeur serait privé du droit de solliciter une réparation utile et efficace à l’égard de décisions que la Cour a jugé être des décisions dont on peut soutenir qu’elles sont entachées d’irrégularités. Dans de telles circonstances, « [p]our que la demande de contrôle judiciaire ait un quelconque effet, le statu quo doit être maintenu » (Melo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15140 (CF) au para 22).

[28] En clair, comme le démontrent les décisions Matthew et SKGO, il n’est pas nécessaire que l’autorisation soit accordée pour qu’il soit possible d’établir l’existence d’un risque réel d’injustice corrective dans le sens dont je fais mention précédemment. D’autre part, le fait que, comme en l’espèce, l’autorisation a été accordée et que le refus d’autoriser le sursis rendrait les demandes sous-jacentes théoriques suffit pour permettre de conclure à l’existence d’un préjudice irréparable.

(3) La prépondérance des inconvénients

[29] La mise en balance des intérêts à la troisième étape du critère est fondamentale pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire équitable inhérent à la détermination de la nécessité d’un sursis. C’est ici que la Cour détermine, après avoir conclu à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable, s’il s’agit d’un risque inacceptable eu égard à toutes les circonstances de l’affaire.

[30] Compte tenu de mon appréciation du préjudice irréparable, deux intérêts principaux sont en jeu dans la détermination de la prépondérance des inconvénients en l’espèce : d’une part, l’intérêt quant au caractère exécutoire de la mesure de renvoi et, d’autre part, l’intérêt quant à l’assujettissement des décisions relatives à l’ERAR à un contrôle judiciaire.

[31] Le demandeur fait l’objet d’une mesure de renvoi valide et exécutoire. Puisque la mesure a été prise en vertu d’un pouvoir légal et réglementaire, elle est présumée avoir été prise dans l’intérêt public. De plus, aux termes du paragraphe 48(2) de la LIPR, la mesure de renvoi doit « être exécutée dès que possible » une fois qu’elle est exécutoire. Il est présumé qu’une action qui suspend l’effet de la mesure (comme le ferait un sursis interlocutoire) est préjudiciable à l’intérêt public : voir RJR – MacDonald, aux p 346, 348, 349. Cela étant dit, le défendeur n’a pas expliqué pourquoi des mesures sont prises seulement maintenant en vue de l’exécution de la mesure de renvoi visant le demandeur, malgré le rejet de la demande d’ERAR en mai 2020. Bien que la pandémie COVID‑19 puisse expliquer en partie le temps qui s’est écoulé depuis que la décision a été rendue, aucune explication n’a été fournie concernant le temps qui s’est écoulé depuis que la décision a été communiquée au demandeur en avril 2021. On ne connaît également pas la raison pour laquelle des mesures d’exécution ont finalement été prises après une si longue période et malgré une directive claire de la Cour donnée entre-temps et selon laquelle l’autorisation serait accordée en temps opportun (les ordonnances de communication ayant été rendues en mars 2022).

[32] Le demandeur fait l’objet d’une mesure de renvoi parce qu’il a été jugé interdit de territoire pour grande criminalité. Il s’agit d’une considération importante dans l’évaluation de l’intérêt public. Toutefois, l’importance de ce facteur est diminuée, au moins dans une certaine mesure, par le fait que la déclaration de culpabilité criminelle aux États-Unis qui a mené à la conclusion d’interdiction de territoire et à la prise de la mesure de renvoi a été radiée du dossier du demandeur. De plus, rien ne donne à penser que le demandeur présente un risque quelconque pour le public à l’heure actuelle.

[33] En résumé, le seul « inconvénient » que le défendeur subirait si le demandeur n’était pas renvoyé maintenant et si ses demandes de contrôle judiciaire étaient finalement rejetées serait que le renvoi du demandeur du Canada aura été reporté; il n’aura pas été entièrement contrecarré. Dans les circonstances particulières de la présente affaire, ce facteur ne pèse pas lourd dans la balance en faveur du défendeur.

[34] Par contre, l’« inconvénient » que le demandeur subirait s’il était privé de son droit à une réparation utile est considérable et, comme je le mentionne précédemment, irréparable. Le refus d’accorder un sursis compromettrait entièrement l’intérêt quant à l’assujettissement au contrôle judiciaire. En l’espèce, cet intérêt est renforcé par le fait que, puisque le demandeur n’était pas admissible à présenter une demande d’asile, l’ERAR est la première et la seule appréciation des risques à laquelle le demandeur a eu droit. Cet intérêt de veiller à ce que le demandeur conserve le droit à une réparation utile et efficace dans le cadre d’un contrôle judiciaire ne lui est pas propre; l’intérêt public entre également en jeu. Il s’agit d’un autre facteur qui fait pencher la balance en faveur d’un sursis. Dans les circonstances particulières de l’espèce, l’intérêt quant à l’assujettissement au contrôle judiciaire l’emporte sur l’intérêt public quant à l’exécution immédiate de la mesure de renvoi.

[35] Pour ces motifs, je suis donc convaincu que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du demandeur.

IV. CONCLUSION

[36] Après examen de tous les facteurs pertinents, je suis d’avis qu’il est plus juste et équitable que ce soit le défendeur, plutôt que le demandeur, qui assume le risque que l’issue du litige sous-jacent ne coïncide pas avec l’issue de la présente requête. Un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est le seul moyen de faire en sorte que l’objet du litige soit préservé et qu’une réparation efficace demeure possible dans le cas où le demandeur obtiendrait gain de cause dans l’une ou l’autre de ses demandes de contrôle judiciaire. Les facteurs faisant contrepoids ne suffisent pas à supplanter ce facteur d’une importance fondamentale.

[37] Par conséquent, la requête sera accueillie. Le demandeur ne sera pas renvoyé du Canada avant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de ses demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacentes.


ORDONNANCE dans les dossiers IMM-2571-21 et IMM-2794-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est accueillie.

  2. Le demandeur ne doit pas être renvoyé du Canada avant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de ses demandes de contrôle judiciaire de la décision défavorable relative à l’ERAR, datée du 7 mai 2020, et du refus de réexaminer cette décision, daté du 13 avril 2021.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2571-21

 

INTITULÉ :

GURPRIT SINGH BEDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

ET DOSSIER :

IMM-2794-21

INTITULÉ :

GURPRIT SINGH BEDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 novembre 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 3 novembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

 

Pour le demandeur

 

Pavel Filatov

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.