Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20231101


Dossier : IMM‑8843‑22

Référence : 2023 CF 1457

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er novembre 2023

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

AMARJIT SINGH

RAJWINDER KAUR

DAVINDERJIT SINGH

RAVINDERJIT SINGH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, qui sont citoyens de l’Inde, sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision du 15 août 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté leur appel et confirmé le rejet, par la Section de la protection des réfugiés [la SPR], de leur demande d’asile. La SAR a conclu qu’ils n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Les demandeurs disent craindre la police du Pendjab et les militants khalistanais. Aux yeux de la SPR et de la SAR, la question déterminante était l’existence de possibilités de refuge intérieurs [les PRI] viables à New Delhi, à Jaisalmer (Rajasthan) et à Dehradun (Uttarakhand).

[3] Les demandeurs sont d’avis que la décision de la SAR est déraisonnable pour trois motifs. Premièrement, la SAR a commis une erreur en rejetant de nouveaux éléments de preuve, à savoir une lettre du centre communautaire des femmes sud‑asiatiques et un rapport du Dr Colavincenzo, un médecin de famille. Deuxièmement, elle a appliqué de façon erronée les Directives numéro 4 du président : Considérations liées au genre dans les procédures devant la CISR [les Directives liées au genre]. Troisièmement, elle a fourni un raisonnement incohérent et n’a pas traité des nouveaux éléments de preuve dans le contexte du second volet du critère à deux volets relatif à la PRI.

[4] Après examen du dossier soumis à la Cour, dont les observations écrites et orales des parties ainsi que les règles de droit applicables, j’estime que les demandeurs ne sont pas parvenus à me convaincre du caractère déraisonnable de la décision de la SAR. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. Norme de contrôle applicable

[5] À l’audience, les parties ont convenu que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, tel qu’il est énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Il incombe aux demandeurs de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de la SAR qu’ils contestent (Vavilov, au para 100). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie contestant la décision que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » et que ces lacunes ou insuffisances reprochées « ne [sont] pas [...] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

[6] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12‑13). Ainsi, il y a lieu de faire preuve de retenue, en particulier à l’égard des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve. À moins de circonstances exceptionnelles, la cour de révision ne doit pas modifier les conclusions de fait, et il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125). En outre, un contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »; la cour de révision doit simplement être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » (Vavilov, aux para 102, 104).

III. Analyse

[7] Comme je le mentionne plus haut, la question déterminante, tant pour la SPR que pour la SAR, était l’existence d’une PRI viable. Si un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable, sa demande d’asile fondée sur les articles 96 ou 97 de la LIPR sera irrecevable, indépendamment du bien‑fondé des autres aspects de la demande (Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 au para 7). Il incombe aux demandeurs de démontrer qu’un endroit proposé comme PRI n’est pas viable.

[8] Le critère permettant d’établir la viabilité d’une PRI comporte deux volets, auxquels il est nécessaire de satisfaire pour que l’on puisse conclure qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI. Le premier volet consiste à établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y a aucune possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté dans l’endroit proposé comme PRI. Dans le contexte de l’article 97, il faut démontrer que le demandeur d’asile ne s’exposerait pas personnellement à un danger ou à un risque à l’endroit proposé comme PRI aux termes de l’article 97. Le second volet exige que, dans l’endroit proposé comme PRI, les conditions soient telles qu’il ne serait pas déraisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, dont celles propres au demandeur d’asile, que celui-ci y cherche refuge (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 (CAF) aux p 597‑598; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 aux para 10‑12; Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428 au para 9; Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 au para 5 [Mora Alcca]; Souleyman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 708 au para 17; Ifaloye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1110 au para 14). Il incombe aux demandeurs de réfuter l’un ou l’autre des deux volets (Chitsinde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1066 au para 21).

[9] Comme l’a écrit le juge René LeBlanc dans la décision Mora Alcca, dans le second volet du critère relatif à la PRI, le fardeau qui incombe au demandeur d’asile est très exigeant :

[14] Je suis conscient que le fardeau de démontrer qu’une PRI est déraisonnable dans un cas donné, fardeau qui incombe au demandeur d’asile, est très exigeant. En effet, il lui faut ne démontrer rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril sa vie et sa sécurité là où il pourrait se relocaliser. La preuve qu’il doit apporter à cet égard doit être réelle et concrète.

[Renvois omis.]

[10] Les demandeurs ont axé leurs arguments sur le raisonnement de la SAR. Notamment, son application des Directives liées au genre et le rejet de deux nouveaux éléments de preuve, soit une lettre du centre communautaire des femmes sud‑asiatiques et un rapport du Dr Colavincenzo, un médecin de famille. Ils soutiennent que ce raisonnement était incohérent, car ces éléments de preuve étaient en fait pertinents aux fins du second volet du critère relatif à la PRI.

[11] La SAR a conclu que la SPR n’avait commis aucune erreur quant à son application des Directives liées au genre. Elle a aussi conclu que ni l’une ni l’autre des deux lettres produites par les demandeurs ne contenaient de renseignements pertinents pour l’analyse relative à la PRI, pas plus que leur conseil n’a fait valoir que les villes proposées comme PRI ne seraient pas viables en raison des problèmes de santé mentale dont les demandeurs faisaient état. La SAR a indiqué que, même si les conclusions de la SPR sur le second volet du critère relatif à la PRI n’étaient pas contestées, elle avait passé en revue la preuve et finalement conclu qu’elle était du même avis que la SPR.

[12] Le défendeur souligne que, lors de leur témoignage, les demandeurs n’ont fait état d’aucun problème de santé mentale dans leurs objections à l’égard des villes proposées comme PRI. Ils ont plutôt mis l’accent sur des questions de langue, d’emploi et d’études. De plus, devant la SAR, les demandeurs n’ont pas contesté les conclusions de la SPR quant au caractère raisonnable des villes proposées comme PRI, ce qui constitue un élément clé selon le défendeur (c.‑à‑d., le second volet du critère).

[13] Les demandeurs soutiennent que la SAR aurait dû faire les rapprochements nécessaires, en ce sens que celle-ci était au fait du traitement qu’avait subi la demanderesse aux mains de la police et qu’il était question dans le rapport médical d’un trouble de stress post‑traumatique. En conséquence, à leur avis, la SAR aurait dû juger cette information pertinente aux fins de l’analyse du caractère raisonnable des villes proposées comme PRI.

[14] En réponse, le défendeur fait valoir que, non seulement les demandeurs n’ont pas présenté d’arguments devant la SAR pour contester la conclusion de la SPR au sujet du second volet du critère, mais ils n’ont pas contesté non plus la conclusion de la SAR sur ce second volet dans le mémoire qu’ils ont présenté à notre Cour. Il s’est donc opposé avec vigueur à ce que l’on soulève cette question à l’audience. Par ailleurs, il a plaidé que les demandeurs cherchaient à faire peser sur les épaules de la SAR le fardeau du travail qu’ils n’ont pas effectué. Ce sont les demandeurs qui avaient le fardeau d’établir qu’il serait objectivement déraisonnable ou excessivement difficile de s’installer dans les villes proposées comme PRI, et ils ne s’en sont pas acquittés.

[15] Notre Cour a toujours soutenu qu’il ne convient pas d’accueillir une demande de contrôle judiciaire fondée sur un motif qui n’a pas été soulevé devant la SAR (Tcheuma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 885 au para 27; Kanawati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 12 au para 24 [Kanawati]; Ogunmodede c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 94 aux para 23‑30; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1692). On peut difficilement reprocher à la SAR de ne pas avoir examiné une observation qui ne lui a pas été présentée. (Dakpokpo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 580 au para 14; Enweliku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 228 au para 42).

[16] Ce sont les demandeurs qui ont formulé leurs motifs d’appel. Ils ne peuvent donc pas reprocher à la SAR de ne pas avoir examiné les prétendues erreurs qu’ils invoquent maintenant. Il ressort clairement de la jurisprudence de notre Cour que les motifs de la SAR doivent être interprétés en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ils ont été rendus, ce qui comprend les observations des parties et la manière dont les demandeurs ont formulé leurs motifs d’appel (Vavilov, au para 94; Kanawati, au para 23; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 341). Je conviens avec le défendeur que les demandeurs cherchent à imposer à la SAR le fardeau qui leur incombait d’établir que les villes proposées comme PRI sont déraisonnables.

[17] Au vu du dossier présenté à la SAR, j’estime donc que les demandeurs n’ont pas réussi à me convaincre que la SAR avait commis une erreur susceptible de contrôle dans la manière dont elle a traité les deux lettres produites à titre de nouveaux éléments de preuve ou dans la façon dont elle a analysé le second volet du critère relatif à une PRI.

[18] J’examine maintenant la question des Directives liées au genre. L’objet de ces dernières est de veiller à ce que le décideur soit sensible aux difficultés auxquelles peuvent se heurter les demanderesses qui témoignent dans le contexte d’une demande d’asile fondée sur le sexe (Konecoglu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1370 au para 26, et les décisions qui y sont citées [Konecoglu]). Cependant, les Directives liées au genre ne peuvent pas servir à corriger toutes les lacunes dans les éléments de preuve que présentent les demanderesses (Konecoglu, au para 26; Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 625 au para 22).

[19] Les demandeurs font valoir que la SAR n’a pas tenu compte du fait que, à l’audience, le commissaire de la SPR avait interrompu la demanderesse et ne lui avait pas permis de parler des détails du viol qu’elle avait subi. Ils soutiennent que le commissaire n’aurait pas dû interrompre la demanderesse. À leur avis, la SPR n’a pas créé un environnement sûr pour la demanderesse, car le commissaire a interrompu celle-ci en changeant de sujet après qu’elle eut mentionné la date de l’agression. Ils font également valoir que, si la demanderesse avait pu parler du viol, cela aurait eu une incidence sur l’analyse relative à la PRI.

[20] Devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir que la SPR, dans sa décision, avait à peine mentionné le viol et qu’elle n’avait pas appliqué correctement les Directives liées au genre dans le cadre de son analyse. La SAR a conclu que la SPR avait appliqué correctement les Directives liées au genre en assurant à la demanderesse qu’elle n’avait pas à témoigner au sujet des détails entourant le viol, pour atténuer le risque de nouveau traumatisme à l’audience.

[21] J’ai pris en considération les Directives liées au genre, les observations que les demandeurs ont présentées à la SAR, les échanges entre le commissaire de la SPR et la demanderesse, de même que les motifs de la SAR, et je ne puis conclure que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle dans la façon dont elle a traité les arguments des demandeurs concernant les Directives liées au genre. J’estime que la demanderesse n’a pas été interrompue, comme l’allèguent les demandeurs, pas plus qu’on ne l’a empêchée de parler de son viol comme motif possible pour ne pas vouloir s’installer dans les villes proposées comme PRI.

[22] Le commissaire de la SPR a été sensible aux difficultés auxquelles pouvait être confrontée la demanderesse au moment de témoigner, et il lui a indiqué ce qui suit :

[traduction]

« Très bien. Madame, je note que, dans votre exposé circonstancié, il est question d’une inconduite policière survenue pendant votre détention. Je veux juste que vous sachiez que je ne poserai pas de questions précises sur cet incident. Je ne veux donc pas que cela vous inquiète. »

[23] Il est évident que, plus tard au cours de l’audience, le tribunal a posé à la demanderesse des questions ouvertes pour savoir si elle avait des raisons de ne pas vouloir s’installer dans l’une des villes proposées comme PRI, et il est évident qu’elle aurait pu parler des répercussions de son viol si elle l’avait voulu. La SAR n’a donc pas commis d’erreur, comme l’allèguent les demandeurs.

IV. Conclusion

[24] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Compte tenu du dossier dont elle disposait, la SAR a rendu une décision possédant les caractéristiques requises d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑8843‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée.

  2. L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné à titre de défendeur.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑8843‑22

INTITULÉ :

AMARJIT SINGH ET AL c MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 OCTOBRE 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 1er NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Miguel Huamani Mendez

POUR LES DEMANDEURS

Edith Savard

POUR Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude Légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR Le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.