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Date : 20231101


Dossier : T-1803-22

Référence : 2023 CF 1456

Ottawa (Ontario), le 1er novembre 2023

En présence de l’honorable madame la juge Rochester

ENTRE :

MICHEL BOUCHARD

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Michel Bouchard, sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’une agente de deuxième examen [l’Agente] de l’Agence du revenu du Canada [ARC], datée du 4 août 2022, par laquelle, l’Agente a conclu que le demandeur n’était pas admissible à la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE]. L’ARC a refusé sa demande au motif qu’il n’a pas gagné au moins 5 000 $ de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande, et qu’il n’a pas eu une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID-19.

[2] Le demandeur demande également le contrôle judiciaire d'une deuxième décision prise par la même Agente, datée du 4 août 2022, par laquelle, suite à un deuxième examen, celle-ci a conclu que le demandeur n’était pas admissible à la Prestation canadienne d’urgence [PCU]. L’ARC a refusé sa demande au motif qu’il n’a pas gagné au moins 5 000 $ de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande.

[3] Le demandeur a expliqué à l’Agente qu’il possède sa propre compagnie, « Gestion Archimede Limitée », et qu’il est payé en dividendes comme travailleur autonome. L’Agente a constaté que le demandeur n’a reçu aucun revenu ni salaire depuis 2013. Cependant, l’Agente a aussi constaté que le 31 mars 2021, le demandeur a produit un T5 pour un montant de dividendes de 7 479,60 $ malgré le fait qu’aucun dividende n'avait été versé dans les neuf années précédentes. L’Agente a également souligné que le demandeur n’était pas en mesure de fournir des détails sur (i) le travail qu’il a effectué, (ii) quand le travail a été effectué, et iii) aucune facture ou reçu à l’appui du travail effectué.

[4] Le demandeur prétend que les deux décisions [Décisions] sont déraisonnables, car selon lui, les critères de la Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, c 5, art 8 [Loi sur la PCU] et la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [Loi sur la PCRE] ont été satisfaits. Le demandeur fait valoir que, contrairement à ce que l’Agente a conclu, la documentation qu’il a soumise démontre qu’il a gagné un revenu de plus de 5 000 $, notamment le T5 pour l’année d’imposition 2020. Il soutient que le T5, qui est une preuve de revenus valide, est suffisant pour démontrer qu'il a satisfait les critères. De plus, il avance que l’Agente aurait dû l’informer qu'elle évaluait son historique fiscal et lui donner la possibilité de répondre ou de faire des commentaires à cet égard. Également, il soutient que les décisions fiscales antérieures du demandeur ne sont pas pertinentes pour décider de l’admissibilité ou non à des prestations.

[5] Pour les motifs qui suivent, et malgré le solide et convaincant argument de l’avocat du demandeur, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Après avoir examiné les motifs de l’ARC, la preuve au dossier et le droit applicable, je ne suis pas convaincue que les Décisions de l’ARC peuvent être qualifiées comme déraisonnables.

II. Contexte

[6] La PCU et la PCRE font partie d’un ensemble de mesures introduites par le gouvernement du Canada en réponse aux répercussions causées par la pandémie de COVID-19. En vertu du paragraphe 5(1) de la Loi sur la PCU, la PCU a été offerte pour toute période de quatre semaines comprise entre le 15 mars 2020 et le 3 octobre 2020. Pour être admissible aux prestations de la PCU, un demandeur devait démontrer qu’il avait un revenu d’au moins 5 000 $ provenant de sources réglementaires (qui comprend le revenu d’un travail indépendant) en 2019 ou au cours des 12 mois précédant sa première demande (Hayat c Canada (Procureur général), 2022 CF 131 au para 2).

[7] La PCRE était disponible pour toute période de deux semaines comprise entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021 pour les salariés et travailleurs indépendants admissibles qui ont subi une perte de revenus en raison de la pandémie de COVID-19 (Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au para 2 [Aryan]). Les critères d’admissibilité à la PCRE sont prévus et détaillés au paragraphe 3(1) de la Loi sur la PCRE. Ces critères exigent, entre autres, que le salarié ou le travailleur indépendant ait gagné au moins 5 000 $ de revenus d'emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa dernière demande.

[8] Le demandeur a demandé et reçu la PCU pendant sept périodes de quatre semaines, soit les périodes 1 à 7 (du 15 mars 2020 au 26 septembre 2020). Par la suite, le demandeur a demandé et reçu la PCRE pendant 27 périodes de deux semaines, soit les périodes 1 à 27 (du 27 septembre 2020 au 9 octobre 2021).

[9] Le 20 janvier 2022, l’ARC a sélectionné le dossier du demandeur pour un premier examen afin de déterminer si le demandeur satisfaisait aux critères d’admissibilité de la PCU et de la PCRE. Le demandeur a alors soumis l’état des revenus de placement (T5) pour l’année d’imposition 2020 et les relevés des services bancaires pour les périodes se terminant les 17 janvier, 17 février et 17 mars 2020. L’agente de premier examen a rendu deux décisions selon lesquelles le demandeur était inadmissible à la PCU et à la PCRE. Le demandeur a transmis des documents additionnels, notamment une lettre d’explication et les relevés de comptes du 1er janvier au 31 mars 2020. Il a également retransmis son T5 pour l’année d’imposition 2020 pour réexamen.

[10] Dans le cadre de son examen, l’Agente de deuxième examen a considéré les nouveaux documents fournis par le demandeur ainsi que ses revenus déclarés pour les années 2013 à 2020. Le 4 août 2022, l’Agente a conclu que le demandeur n’était pas admissible à la PCU et à la PCRE.

III. La norme de contrôle

[11] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable en l’espèce est la norme de la décision raisonnable (He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 au para 20; Aryan aux para 15-16).

[12] Pour être raisonnable, une décision doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). Une décision raisonnable est une décision qui est intrinsèquement cohérente, qui se justifie au regard des contraintes juridiques et factuelles et qui « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov aux para 85, 99; Crook c Canada (Procureur général), 2022 CF 1670 au para 4).

[13] Il incombe au demandeur, la partie qui conteste les Décisions, de démontrer le caractère déraisonnable des Décisions (Vavilov au para 100).

[14] La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie contestant la décision que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances reprochées « ne [sont] pas [...] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov au para 100).

[15] La cour doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la décision qu’elle aurait rendue à sa place. À moins de circonstances exceptionnelles, une cour de révision ne doit pas modifier des conclusions de fait. De plus, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, il n’appartient pas à notre Cour d’apprécier ou de soupeser à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov au para 125; Clark c Air Line Pilots Association, 2022 CAF 217 au para 9).

IV. Analyse

[16] À titre préliminaire et avec le consentement des parties, l’intitulé de la présente cause est modifié pour désigner correctement le défendeur, à savoir le Procureur général du Canada.

[17] La première question à laquelle il faut répondre est celle de savoir quels sont les documents admissibles dans le cadre de ce contrôle judiciaire. Il y a des documents contenus dans l’affidavit du demandeur qui n’ont jamais été soumis au décideur administratif, c’est-à-dire l’Agente. Le demandeur soutient que les documents additionnels sont pertinents, lui permettent de présenter une défense complète et équitable, et devraient être analysés par la Cour. Le défendeur fait valoir que les documents ne sont pas admissibles et que le demandeur tente simplement de bonifier la preuve.

[18] En règle générale, le dossier de preuve qui est soumis à notre Cour lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision administrative se limite au dossier de preuve dont disposait le décideur administratif (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19 [Access Copyright]; Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au para 86 [Tsleil-Waututh Nation]). Bien qu’il existe des exceptions à la règle générale (Access Copyright au para 20; Tsleil-Waututh Nation au para 98), j’estime qu’elles ne s’appliquent pas à la nouvelle preuve présentée en l’espèce.

[19] En tout état de cause, après avoir examiné les nouveaux éléments de preuve, je suis d'accord avec le défendeur que même si ces documents avaient été soumis à l'Agente, ils n'auraient pas répondu à ses préoccupations. De même, si les documents étaient admissibles dans le cadre du présent contrôle judiciaire, ils n’auraient pas modifié ma conclusion selon laquelle les Décisions sont raisonnables.

[20] Quant au caractère raisonnable des Décisions, je suis d’accord avec le défendeur qu’il était raisonnable de l’Agente de conclure que le demandeur n’a pas gagné un revenu d’au moins 5 000 $ conformément aux critères d’éligibilité établis par la Loi sur la PCU et la Loi sur la PCRE. Oui, le demandeur a produit un T5 pour un montant de dividendes de 7 479,60$, mais l’Agente a constaté (i) qu’aucun dividende n'a été versé au cours des neuf années précédentes; et (ii) que le demandeur n’était pas en mesure de fournir quelque détail que ce soit sur le travail qu’il aurait effectué.

[21] Ensuite, le défendeur fait valoir que la Cour suprême du Canada énonce que les dividendes constituent un retour sur un investissement et non un retour à l’égard d’un travail ou d’un service qu’un actionnaire peut fournir à une compagnie (Mcclurg c Canada, [1990] 3 SCR 1020 à la p 1064). Les dividendes représentent le rendement d'un placement, et ils se rattachent à l'action et non à l'actionnaire (ibid).

[22] Sans preuve que le demandeur a effectué un travail et qu’il a été rémunéré, il n’était pas déraisonnable pour l’Agente de conclure qu’il n’avait pas satisfait les critères d’éligibilité. Les notes de l’Agente démontrent qu’après que le demandeur ait mentionné les dividendes à l’Agente, il a été informé qu’il devait envoyer ses relevés bancaires, ses factures et ses dépenses pour prouver qu’il avait gagné 5 000 $ de revenus nets. Il était au courant de ce qui était requis, mais il a néanmoins omis de fournir de la preuve sur (i) le travail qu’il a effectué, (ii) quand le travail a été effectué, et iii) aucune facture ou reçu à l’appui du travail effectué.

[23] En fin de compte, il incombait au demandeur de démontrer que les Décisions étaient déraisonnables – c’est-à-dire, de démontrer que les Décisions ne sont pas justifiées au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’Agente est assujettie (Vavilov au para 85). Après avoir examiné les pièces justificatives du demandeur, le dossier devant l’Agente, et après avoir pris en considération les arguments des parties, je conclus que les Décisions de l’Agente sont raisonnables.

[24] Le demandeur souligne que l’enjeu financier est substantiel et qu’il a été proactif et collaboratif avec les agents de l’ARC. Bien que cela puisse être vrai, malheureusement, cet état de fait ne peut suffire à amener cette Cour à perdre confiance dans le caractère raisonnable des Décisions de l'Agente. Je comprends que cette situation soit très difficile pour le demandeur, mais sur la base du dossier et des informations présentées à l'Agente, je ne peux pas conclure que l'Agente a commis une erreur susceptible de contrôle.

V. Conclusion

[25] Le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau d’établir que les Décisions rendues par l’Agente étaient déraisonnables. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Considérant que le demandeur est représenté par l’aide juridique, aucuns dépens ne seront accordés.


JUGEMENT au dossier T-1803-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.

  2. L'intitulé de la cause est modifié pour que le Procureur général du Canada soit désigné comme le défendeur approprié.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1803-22

INTITULÉ :

MICHEL BOUCHARD c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 OCTOBRE 2023

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER NOVEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Me Jonathan Lamontagne

Pour le demandeur

Me Gabriel Caron

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jonathan Lamontagne

Drummondville (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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