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Date : 20231030


Dossier : T‑169‑23

Référence : 2023 CF 1438

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

LES AMI(E)S DE LA TERRE CANADA

LA FONDATION DAVID SUZUKI

SAFE FOOD MATTERS INC.

ENVIRONMENTAL DEFENCE CANADA INC.

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA LE MINISTRE DE LA SANTÉ

LOVELAND PRODUCTS CANADA INC.

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] En vertu de l’article 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], les Ami(e)s de la Terre Canada, la Fondation David Suzuki, Safe Food Matters et Environmental Defence Canada [les demandeurs] ont présenté une requête en vue d’obtenir un dossier certifié du tribunal [le DCT] plus complet et amélioré. La demande de contrôle judiciaire principale porte sur une décision par laquelle l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire de Santé Canada [l’Agence] a renouvelé l’homologation du pesticide Mad Dog Plus de l’entreprise Loveland Products Canada [Loveland].

[2] Mad Dog Plus, un produit antiparasitaire dont l’ingrédient actif est le glyphosate, a été homologué par l’Agence pour la première fois en 2011. Au Canada, le glyphosate entre dans la composition de produits homologués depuis les années 1970 et constitue l’ingrédient actif le plus couramment utilisé dans les pesticides.

[3] Le 27 octobre 2022, Ecojustice, un organisme à but non lucratif dans le domaine du droit de l’environnement, a envoyé une lettre à l’Agence pour lui demander de suspendre le renouvellement de l’homologation de tous les produits contenant du glyphosate jusqu’à ce qu’elle ait examiné les publications scientifiques récentes concernant les possibles effets nocifs de cet ingrédient sur la santé humaine et l’environnement [la lettre d’Ecojustice]. À ce moment, l’Agence traitait plusieurs demandes de renouvellement d’homologation, dont celle présentée par Loveland (demande 2022‑3929).

[4] La demande de renouvellement présentée par Loveland a été approuvée le 22 décembre 2022 par Jennifer Beckman, superviseure des affaires réglementaires à l’Agence. Mme Beckman n’a pas justifié sa décision par écrit.

[5] Le 20 janvier 2022, les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’Agence a renouvelé l’homologation du produit Mad Dog Plus de Loveland. Dans leur avis de demande, ils sollicitaient les documents suivants au titre de l’article 317 des Règles :

[traduction]

a) la demande de renouvellement de l’homologation [du produit Mad Dog Plus] portant le numéro 2022‑3929;

b) toutes les notes d’information rédigées à l’intention des décideurs de l’Agence ainsi que tous les documents préparés par l’Agence relativement à sa décision sur la demande 2022‑3929;

c) l’ensemble des monographies, des communications et des courriels de l’équipe scientifique ou de l’équipe chargée du renouvellement de l’homologation se rapportant à la décision d’accueillir la demande 2022‑3929, y compris les documents ayant trait à la lettre des demandeurs du 27 octobre 2022;

d) les décisions stratégiques officielles et non officielles sur lesquelles s’est appuyée l’Agence pour rendre sa décision quant au renouvellement de l’homologation.

[6] Le 9 février 2023, l’Agence a délivré une attestation aux demandeurs confirmant qu’elle leur avait transmis [traduction] « à [leur demande], des copies conformes des documents examinés par l’Agence pour rendre sa décision sur le renouvellement de l’homologation du produit Mad Dog Plus (demande 2022‑3929), sauf les documents protégés par le privilège relatif au litige ou le secret professionnel de l’avocat, lesquels Santé Canada refuse de communiquer ».

[7] Les demandeurs affirment que le DCT que leur a transmis par l’Agence n’expose pas le raisonnement sous‑jacent à la décision. Ils demandent un DCT plus complet et amélioré à l’égard des éléments b) et c) mentionnés précédemment. Dans leurs observations orales, les avocats des demandeurs ont précisé que les documents supplémentaires demandés se limitent aux documents écrits préparés par l’Agence qui sont précisément en lien avec la demande de renouvellement 2022‑3929 présentée par Loveland et qui traitent des publications scientifiques mentionnées dans la lettre d’Ecojustice.

[8] Le paragraphe 317(1) est rédigé en ces termes :

317 (1) Toute partie peut demander la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents quant à la demande, qu’elle n’a pas mais qui sont en la possession de l’office fédéral dont l’ordonnance fait l’objet de la demande, en signifiant à l’office une requête à cet effet puis en la déposant. La requête précise les documents ou les éléments matériels demandés.

317 (1) A party may request material relevant to an application that is in the possession of a tribunal whose order is the subject of the application and not in the possession of the party by serving on the tribunal and filing a written request, identifying the material requested.

[9] Dans l’arrêt Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c Alberta, 2015 CAF 268 [Access Copyright], la Cour d’appel fédérale a expliqué ce qui suit (le juge Stratas, au para 15) :

Les parties qui étaient présentes devant le décideur administratif ont souvent en leur possession tous les documents que le décideur administratif a examinés pour rendre sa décision. Cependant, ce n’est pas toujours le cas. De plus, il arrive que les parties n’aient pas la certitude d’avoir tout en leur possession. Parfois, elles désirent confirmer exactement ce dont le décideur a effectivement tenu compte pour rendre sa décision. L’article 317 des Règles leur en donne le moyen.

[10] Lorsqu’un décideur n’a pas formulé de motifs écrits officiels, une cour de révision doit examiner le dossier dans son ensemble pour comprendre la décision et découvrira alors souvent une justification claire pour celle‑ci. Il se peut que le dossier et le contexte révèlent qu’une décision repose sur un mobile irrégulier ou sur un autre motif inacceptable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 137).

[11] Si la cour de révision n’a aucune preuve de ce sur quoi le décideur administratif s’est fondé, elle pourrait ne pas être en mesure de détecter une erreur susceptible de révision (Access Copyright, au para 14). La considération dominante consiste à déterminer si la communication des documents demandés permettra un contrôle judiciaire valable de la décision (GCT Canada Limited Partnership c Administration portuaire Vancouver Fraser, 2021 CF 624 au para 26).

[12] Les documents visés par une requête déposée en vertu de l’article 317 des Règles sont ceux dont disposait le décideur lorsqu’il a rendu sa décision (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Office des transports), 2019 CAF 257 au para 12; Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 [Tsleil-Waututh] aux para 111‑114). En l’espèce, l’attestation délivrée par l’Agence le 9 février 2023 fait référence aux [traduction] « documents examinés par l’Agence pour rendre sa décision » et pas seulement aux documents dont disposait Mme Beckman lorsqu’elle a approuvé la demande de Loveland. Dans ses observations orales, l’avocate du procureur général du Canada a convenu que tous les documents préparés par l’Agence précisément en lien avec la demande de Loveland peuvent être communiqués.

[13] L’article 317 ne sert pas la même fonction que la communication de la preuve et ne peut justifier une recherche à l’aveuglette (Tsleil-Waututh, au para 115; Ron W Cameron Charitable Foundation c Canada (Revenu national), 2023 CAF 175 au para 47). Toutefois, comme l’a fait remarquer le juge Stratas dans l’arrêt Tsleil-Waututh, au paragraphe 79 :

Les décideurs administratifs dont les décisions ne peuvent être évaluées en raison de l’absence complète, dans le dossier, de renseignements sur un élément essentiel — comme s’ils disaient à propos d’un élément essentiel « Faites-nous confiance, nous avons raison » —, voient leurs décisions annulées par la Cour […]. Il semble que le critère soit le suivant : si le dossier de preuve, malgré toute inférence autorisée et présomption de preuve, empêche la cour saisie du contrôle de déterminer si la décision est raisonnable suivant une méthodologie acceptable […], la décision doit être annulée [renvois omis].

[14] Le DCT transmis aux demandeurs le 9 février 2023 comprend quatre communications internes rédigées par des fonctionnaires de l’Agence relativement à de nombreuses demandes visant à renouveler l’homologation de produits, dont celle présentée par Loveland :

  • a)une communication de décembre 2022 de l’agent principal d’évaluation scientifique, Section de la réévaluation toxicologique 2, Direction de l’évaluation sanitaire, destinée au coordonnateur du renouvellement des homologations, Direction des homologations;

  • b)une communication du 7 décembre 2022 de l’évaluateur principal, Division de l’évaluation environnementale, destinée au coordonnateur du renouvellement des homologations, Direction des homologations;

  • c)une communication du 7 décembre 2022 du chef de section par intérim du Programme de déclaration d’incidents, Direction de l’évaluation sanitaire, destinée au coordonnateur du renouvellement des homologations, Direction des homologations (cette communication comporte également une analyse appuyant une conclusion relative à des rapports d’incidents défavorables, qui ne font pas l’objet du présent litige);

  • d)une communication du 15 décembre 2022 du chef de section, Section de l’évaluation des risques cumulatifs pour la santé, Direction de l’évaluation sanitaire, destinée au coordonnateur du renouvellement des homologations, Direction des homologations.

[15] Les quatre communications contiennent des propos identiques concernant les publications scientifiques auxquelles il est fait référence dans la lettre d’Ecojustice :

[traduction]

La présente vise à confirmer que les renseignements fournis par Ecojustice dans sa lettre du 27 octobre 2022 adressée au Bureau du chef de l’homologation de l’Agence (rédigée par L. Bowman et destinée à F. Bissonnette) n’influent pas sur l’évaluation réalisée dans ce dossier, à savoir que les risques sont acceptables lorsque le mode d’emploi figurant sur l’étiquette du produit est respecté. Aucune étiquette n’a été fournie avec les demandes.

L’Agence de Santé Canada suit de près les nombreuses recherches et publications scientifiques sur le glyphosate, récentes et en cours, et reste à l’affût de toute nouvelle information, crédible et de nature scientifique, publiée dans le cadre de ces travaux. Ainsi, grâce à cette veille scientifique, l’Agence a connaissance des publications mentionnées dans la lettre.

[16] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que ces communications ne permettent pas de saisir les motifs pour lesquels l’Agence et Mme Beckman ont conclu que les publications scientifiques mentionnées dans la lettre d’Ecojustice n’influaient pas sur l’évaluation de l’Agence portant que les risques associés au glyphosate sont acceptables.

[17] Le procureur général du Canada fait remarquer qu’une demande de renouvellement d’homologation, comme celle contestée dans la demande de contrôle judiciaire principale, diffère d’une demande initiale et diffère encore davantage d’une réévaluation ou d’un examen spécial (renvoyant au Règlement sur les produits antiparasitaires, DORS/2006‑124, art 6 à 12 (demandes), art 16 (renouvellements) et art 17 (réévaluations et examens spéciaux)).

[18] Le procureur général du Canada fait ressortir le passage commun des quatre communications adressées au coordonnateur du renouvellement des homologations : [traduction] « L’Agence de Santé Canada suit de près les nombreuses recherches et publications scientifiques sur le glyphosate, récentes et en cours, et reste à l’affût de toute nouvelle information, crédible et de nature scientifique, publiée dans le cadre de ces travaux. » C’est dans ce contexte que l’Agence a eu connaissance des publications mentionnées dans la lettre d’Ecojustice. Selon l’avocate du procureur général :

[traduction]

Enjoindre à l’Agence de communiquer tous les documents en sa possession concernant les risques du glyphosate pour la santé et l’environnement, peu importe si les informations provenant de décisions sous-jacentes précédentes (comme celle sur la réévaluation) ou de ses activités générales de surveillance réglementaire étaient expressément devant le décideur lorsqu’il a rendu la décision dont il est question en l’espèce, est irréaliste et impossible à gérer sur le plan judiciaire. Une telle mesure fait fi du caractère sommaire du contrôle judiciaire et vise en réalité à demander à la Cour d’exercer le rôle du décideur administratif.

[19] C’est donner une portée excessive à la requête déposée par les demandeurs en vertu de l’article 317 des Règles. En réponse à la requête, l’Agence ne serait pas tenue de communiquer [traduction] « tous les documents en sa possession concernant les risques du glyphosate pour la santé et l’environnement, peu importe si les informations […] étaient expressément devant le décideur ». Les demandeurs ne sollicitent que les documents en possession de l’Agence qui concernent son évaluation des publications mentionnées dans la lettre d’Ecojustice, et qui sont plus précisément en lien avec la demande 2022‑3929 de Loveland. Le procureur général du Canada n’a présenté aucun élément de preuve démontrant qu’il serait laborieux de communiquer ces documents, à supposer qu’ils existent.

[20] Afin de procéder à un contrôle judiciaire valable de la décision de l’Agence d’accueillir la demande de renouvellement 2022‑3929 de Loveland, la Cour doit comprendre le raisonnement que l’Agence a suivi pour conclure que les renseignements fournis dans la lettre d’Ecojustice n’influaient pas sur son évaluation selon laquelle les risques associés au glyphosate sont acceptables. Par conséquent, la requête des demandeurs en vue d’obtenir un DCT plus complet et amélioré sera accueillie.

[21] Dans les 30 jours suivant la date de la présente ordonnance et des motifs s’y rapportant :

  • a)l’Agence devra transmettre aux demandeurs des copies conformes de tous les documents qui ont été préparés précisément en lien avec la demande de renouvellement 2022‑3929 de Loveland et qui traitent des publications scientifiques mentionnées dans la lettre d’Ecojustice;

  • b)si de tels documents n’existent pas, l’Agence devra en informer les parties et la Cour.

[22] Les dépens afférents à la présente requête suivront l’issue de la cause.


ORDONNANCE

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. Dans les 30 jours suivant la date de la présente ordonnance :

  • a)l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire doit transmettre aux demandeurs des copies conformes de tous les documents qui ont été préparés précisément en lien avec la demande de renouvellement 2022‑3929 de Loveland et qui traitent des publications scientifiques mentionnées dans la lettre d’Ecojustice du 27 octobre 2022 (rédigée par L. Bowman et destinée à F. Bissonnette);

  • b)si de tels documents n’existent pas, l’Agence doit en informer les parties et la Cour.

  1. Les dépens afférents à la présente requête suivront l’issue de la cause.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑169‑23

 

INTITULÉ :

LES AMI(E)S DE LA TERRE CANADA, LA FONDATION DAVID SUZUKI, SAFE FOOD MATTERS INC. ET ENVIRONMENTAL DEFENCE CANADA INC. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, LE MINISTRE DE LA SANTÉ ET LOVELAND PRODUCTS CANADA INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 OCTOBRE 2023

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Ali Naraghi

Laura Bowman

Bronwyn Roe

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Renuka Koilpillai

Karen Lovell

 

POUR LES DÉFENDEURS,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET
LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

Loni da Costa

Karen Salmon

 

POUR LA DÉFENDERESSE,

LOVELAND PRODUCTS CANADA INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ecojustice Canada

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET
LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

Borden Ladner Gervais LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LA DÉFENDERESSE,

LOVELAND PRODUCTS CANADA INC.

 

 

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