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Date : 20231031


Dossier : T-1809-22

Référence : 2023 CF 1450

Ottawa (Ontario), le 31 octobre 2023

En présence de l’honorable madame la juge Rochester

ENTRE :

MÉLINA LAPLANTE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mélina Laplante, est une chanteuse et professeure de chant qui travaille à titre de travailleuse indépendante. En raison de la pandémie de COVID-19, elle a perdu ses sources de revenus.

[2] La demanderesse a demandé et reçu la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE]. La PCRE fait partie d’un ensemble de mesures introduites par le gouvernement du Canada en réponse aux répercussions causées par la pandémie de COVID-19. Cette prestation était disponible pour toute période de deux semaines comprise entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021 pour les salariés et travailleurs indépendants admissibles qui ont subi une perte de revenus en raison de la pandémie de COVID-19 (Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 au para 2 [Aryan]).

[3] Les critères d’admissibilité à la PCRE sont prévus et détaillés au paragraphe 3(1) de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [la Loi]. Ces critères exigent, entre autres, que le salarié ou le travailleur indépendant ait gagné au moins 5 000 $ de revenus d'emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa dernière demande.

[4] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’une agente [l’Agente] de l’Agence du revenu du Canada [ARC], datée du 4 août 2022 [Décision], par laquelle, suite à un deuxième examen, l’Agente a conclu que la demanderesse n’était pas admissible à la PCRE. L’ARC a refusé sa demande au motif qu’elle n’a pas gagné au moins 5 000 $ de revenus nets d’emploi ou d’un travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande. L’Agente a conclu que les revenus d’entreprise nets de la demanderesse ont d’ailleurs été négatifs ou inférieurs à 5 000 $ depuis 2016.

[5] La demanderesse prétend que la Décision est déraisonnable, car selon elle, l’Agente n’a pas pris en compte la proposition de son comptable de modifier sa déclaration de revenus de 2020 rétroactivement afin de ne pas se prévaloir d’un amortissement qui aurait l’effet d’augmenter son revenu à 7 041 $, donc supérieure à 5 000 $. La demanderesse soutient que la Décision n’est ni justifiée ni transparent et ni intelligible, car l’Agente n’a pas adressé la proposition de son comptable et expliqué pourquoi la demanderesse ne pouvait pas simplement résoudre le problème en modifiant sa déclaration de revenus pour l’année 2020, ce qui la rendrait admissible à la PCRE.

[6] Le défendeur fait valoir que la Décision est raisonnable considérant le fait que la demanderesse a déclaré des revenus nets d’entreprise négatifs ou inférieurs à 5 000 $ depuis 2016, soit depuis le début de son entreprise. Le défendeur soutient qu’une déduction pour amortissement prise par la demanderesse à l’encontre de ses revenus pour les années 2019, 2020, et 2021 constitue une dépense engagée par la demanderesse pour gagner son revenu d’entreprise pour ces années. Le défendeur prétend que puisque la demanderesse a décidé d’utiliser cette déduction lorsqu’elle a produit ses déclarations de revenus, elle ne peut pas simplement modifier sa déclaration pour ces années rétroactivement afin de se rendre admissible à la PCRE.

[7] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Décision de l’Agente n’est pas déraisonnable. Par conséquent, la demande de la demanderesse doit être rejetée.

II. La norme de contrôle

[8] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable en l’espèce est la norme de la décision raisonnable (He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 au para 20; Aryan aux para 15-16).

[9] Pour être raisonnable, une décision doit être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85 [Vavilov]). Il incombe à la demanderesse, la partie qui conteste la Décision, de démontrer le caractère déraisonnable de la Décision (Vavilov au para 100).

[10] La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie contestant la décision que celle-ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances reprochées « ne [sont] pas [...] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov au para 100).

[11] La Cour doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la décision qu’elle aurait rendue à sa place. À moins de circonstances exceptionnelles, une cour de révision ne doit pas modifier des conclusions de fait. De plus, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, il n’appartient pas à notre Cour d’apprécier ou de soupeser à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov au para 125; Clark c Air Line Pilots Association, 2022 CAF 217 au para 9).

III. Analyse

[12] Comme discuté ci-haut, le fardeau incombe à la demanderesse, dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire, de démontrer que la Décision de l’Agente est déraisonnable.

[13] La demanderesse soutient que l’Agente aurait dû expliquer, dans la Décision, pourquoi la proposition de son comptable de modifier sa déclaration de revenus n'était pas une solution viable. La demanderesse prétend que l’amortissement qu’elle a pris n’était pas obligatoire, alors il n’y a aucune raison pourquoi elle ne peut pas simplement modifier sa déclaration maintenant pour se rendre admissible à la PCRE.

[14] Le défendeur prétend que la demanderesse a décidé d’utiliser cette déduction pour les années 2019, 2020, et 2021 lorsqu’elle a produit ses déclarations de revenus. Elle ne peut pas simplement amender sa déclaration rétroactivement pour ces années afin de se rendre admissible à la PCRE. Le défendeur souligne : (i) qu’aucune déclaration de revenus amendée n’a été produite au moment où la Décision a été rendue; et (ii) que le comptable a confirmé à l’Agente qu’aucune erreur n’avait été commise dans les déclarations de revenus de la demanderesse.

[15] Le défendeur fait valoir que la Décision est raisonnable et que les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse. En tout état de cause, aucune déclaration de revenus amendée n'a été déposée, de sorte que l'on peut difficilement s'attendre à ce que l'Agente aborde la question ou y fasse référence. En outre, le défendeur s'appuie sur l'affaire Morin c Canada (Procureur général), 2023 CF 751 [Morin] et soutient que bien que l’on puisse se livrer à une planification fiscale prospective, on ne peut pas simplement revenir en arrière et reclasser les revenus après coup dans le but d’être admissible à la PCRE (Morin aux para 22-23; Canada (Procureur général) c Collins Family Trust, 2022 CSC 26 [Collins]).

[16] La demanderesse fait valoir que dans l’affaire Morin, le décideur administratif a au moins adressé la classification de revenus dans sa décision, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Dans le présent cas, étant donné que l'amortissement était une déduction facultative, la demanderesse soutient que l'Agente aurait dû aborder la question d'une éventuelle modification de la déclaration de revenus dans la Décision.

[17] Étant donné qu'aucune déclaration de revenus modifiée n'a été soumise à l'Agente, il n'est pas déraisonnable que l'Agente n'ait pas abordé la question d'une déclaration de revenus modifiée dans la Décision.

[18] Par ailleurs, j'ai demandé à l'avocate de la demanderesse lors de l'audience s'il existait une autorité jurisprudentielle qui aborde le sujet de planification fiscale rétroactive ou une affaire qui soutient la position de la demanderesse. Elle n’en avait aucune.

[19] Le défendeur, quant à lui, m'a renvoyé à des autorités qui soutiennent la proposition selon laquelle on ne peut pas simplement revenir en arrière et reclasser les revenues après coup dans le but d’être admissible à la PCRE (Morin aux para 22-23; Collins). Dans l'affaire Collins, la Cour suprême du Canada [CSC] confirme certains principes directeurs de droit fiscal, notamment le principe d’interdiction à la rectification d’une planification fiscale rétroactive, car selon elle, « [l]es contribuables devraient être imposés en fonction de ce qu’ils ont […] fait, et non pas de ce qu’ils auraient pu faire ou de ce qu’ils ont plus tard souhaité avoir fait » (Collins aux para 1, 7 et 29). La CSC a énoncé que cette interdiction, « énoncée dans Hôtels Fairmont et Jean Coutu, devrait être interprétée largement et empêcher l’octroi de toute réparation en equity par laquelle une telle planification pourrait être réalisée… » (Collins au para 7).

[20] En fin de compte, il incombe à la demanderesse de démontrer que la Décision est déraisonnable – c’est-à-dire, de démontrer qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’Agente est assujettie (Vavilov au para 85). Après avoir examiné les pièces justificatives de la demanderesse, le dossier devant l’Agente, et après avoir pris en considération les arguments des parties, je conclus que la Décision de l’Agente est raisonnable. Elle satisfait aux critères énoncés dans Vavilov puisqu’elle est intrinsèquement cohérente en plus d’être transparente, justifiée et intelligible.

[21] En conséquence, sur la base du dossier et des informations présentées à l'Agente, je ne peux pas conclure que l'Agente a commis une erreur susceptible de contrôle. Compte tenu de l’ensemble de la preuve, il n’était pas déraisonnable pour l’Agente de conclure que la demanderesse n’avait pas rempli les critères d’éligibilité établis par la Loi.


JUGEMENT au dossier T-1809-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée.

  2. Les dépens sont accordés en faveur du défendeur au montant de 500 $.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1809-22

INTITULÉ :

MÉLINA LAPLANTE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JUIN 2023

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 31 OCTOBRE 2023

COMPARUTIONS :

Me Agathe Cavanagh

Pour LA DEMANDERESSE

Me Éliane Mandeville

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Agathe Cavanagh

Brossard (Québec)

Pour LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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