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Date : 20231026


Dossier : IMM-11050-22

Référence : 2023 CF 1426

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2023

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

AMIT VARTIA

KARANPREET SINGH VARTIA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Amit Vartia et son fils adulte, Karanpreet Singh Vartia, sont des citoyens de l’Inde. Ils sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 17 octobre 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté leur appel et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de rejeter leur demande d’asile. La SAR a conclu que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Les demandeurs affirment craindre les autorités policières de New Delhi et du Pendjab ainsi que deux anciens employés de M. Vartia qui, selon la police de New Delhi, seraient des militants. La SAR a conclu que la SPR avait eu raison de conclure que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] viable à Mumbai. La SPR avait aussi conclu que l’épouse de M. Vartia, la mère de Karanpreet, a qualité de réfugié au sens de la Convention parce qu’il serait déraisonnable pour elle de se réinstaller dans la PRI en raison du traitement qu’elle reçoit au Canada pour ses graves problèmes de santé mentale. Par conséquent, l’épouse de M. Vartia n’est pas visée par les présentes.

[3] Les demandeurs soutiennent que la décision de la SAR est déraisonnable pour trois raisons. D’abord, la SAR n’a pas appliqué la loi parce qu’elle s’est livrée à une analyse de la PRI alors que l’agent de persécution est l’État. Les demandeurs affirment qu’il existe, à tout le moins, une présomption selon laquelle il n’y a pas de PRI lorsque des agents de l’État sont en cause. Ensuite, une PRI ne peut pas être déraisonnable pour un membre de la famille, mais raisonnable pour les autres. Selon les demandeurs, la SAR n’a pas considéré les membres de la famille comme une unité et elle n’a pas tenu compte des difficultés que cause la séparation. Enfin, l’analyse de la PRI menée par la SAR est erronée parce que cette dernière a appliqué une norme trop exigeante.

[4] Après avoir examiné le dossier présenté à la Cour, dont les observations écrites et verbales des parties, de même que le droit applicable, j’estime que les demandeurs ne m’ont pas convaincue que la décision de la SAR était déraisonnable. Pour les motifs exposés ci-après, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. La norme de contrôle

[5] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12-13). Ainsi, il y a lieu de faire preuve de retenue, en particulier à l’égard des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne devraient pas modifier les conclusions de fait, et il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125).

III. Analyse

[6] Comme je l’ai indiqué précédemment, la question déterminante que devaient trancher la SPR et la SAR était celle de savoir s’il existait une PRI viable. Si un demandeur d’asile a une PRI viable, sa demande d’asile présentée au titre des articles 96 ou 97 sera irrecevable, indépendamment du bien‑fondé des autres aspects de la demande (Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 [Olusola] au para 7). Il incombe aux demandeurs de démontrer que l’endroit où il existe une PRI n’est pas viable.

[7] Le critère permettant d’établir la viabilité d’une PRI comporte deux volets. Les deux volets doivent être remplis pour pouvoir conclure qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI. Le premier volet consiste à établir, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté à l’endroit proposé comme PRI. Dans le contexte de l’article 97, il faut établir que le demandeur ne serait pas personnellement exposé à un danger ou à un risque visés à l’article 97 à l’endroit proposé comme PRI. Le deuxième volet exige que la situation dans la région du pays où se trouve la PRI soit telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris de la situation personnelle de ce dernier (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 (CAF) aux p. 597-598; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 aux para 10-12; Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428 au para 9; Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 [Mora Alcca] au para 5; Souleyman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 708 au para 17; Ifaloye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1110 au para 14). Il incombe aux demandeurs de réfuter l’un ou l’autre des deux volets (Chitsinde c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1066 [Chitsinde] au para 21).

[8] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur dans son analyse : étant donné que les autorités policières sont les agents de persécution, une PRI n’aurait pas dû être un facteur à prendre en compte dans cette analyse. Ils font valoir qu’une analyse de la PRI n’est indiquée que lorsque l’État n’est pas l’agent de persécution. Ils prétendent qu’il existe, à tout le moins, une présomption selon laquelle il n’y a pas de PRI lorsque des agents de l’État sont en cause. Les demandeurs invoquent un certain nombre de décisions, dont Buyuksahin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 772 [Buyuksahin], où le juge Russel W. Zinn a affirmé ce qui suit :

[29] Premièrement, je souscris à l’observation du demandeur selon laquelle une analyse concernant la PRI n’est indiquée que lorsque l’État n’est pas l’agent de persécution. En l’espèce, il était allégué que les agents de persécution incluaient des autorités étatiques. La preuve au dossier atteste d’ailleurs que des personnes ressemblant au demandeur sur le plan des origines ethnique et religieuse et des activités politiques visant à les défendre sont régulièrement détenues, menacées et agressées par les autorités étatiques dans toute la Turquie (y compris dans les deux villes spécifiquement considérées comme des PRI). Comme l’a indiqué l’avocat, cette situation ne concerne pas la police locale – elle concerne tout le pays, car la persécution s’exerce à l’échelle du territoire.

[9] Les demandeurs font valoir que les autorités policières de New Delhi et du Pendjab sont des agents de l’État indien [traduction] « parce qu’elles sont présumées tirer leur pouvoir de l’État indien lui-même ». Les demandeurs estiment donc que les autorités policières de New Delhi et du Pendjab agissent pour le compte de l’État indien et que la SAR a, par conséquent, commis une erreur en se livrant à une analyse de la PRI parce qu’ils ne disposent d’aucune PRI. Les demandeurs déclarent que ce principe est bien connu et, contrairement à la pratique dans des cas visant d’autres pays, la SAR ne l’applique pas à des cas visant l’Inde. La SAR aurait donc dû aborder cette question de front.

[10] Le défendeur prétend que la thèse qu’avancent les demandeurs est un énoncé erroné du droit. Il affirme qu’il incombe aux demandeurs de prouver qu’il n’existe aucune PRI. Cela peut fort bien les mener à prouver qu’un agent national ou central de persécution est en cause et rendre la défense de l’existence d’une PRI plus difficile. Le défendeur soutient qu’il s’agit d’une enquête axée sur les faits, que la SAR a menée de façon raisonnable. Selon le défendeur, la SAR a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve faisant état d’un risque éventuel à l’endroit proposé comme PRI.

[11] Après avoir examiné le dossier dont disposait la SAR ainsi que la jurisprudence de la Cour, je ne suis pas convaincue que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle s’est livrée à une analyse de la PRI.

[12] La Cour a rejeté l’argument selon lequel une PRI viable n’existe pas lorsque les autorités policières du Pendjab tiennent lieu d’agent de persécution (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 341 au para 22; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 58 [Singh]). Dans Singh, le juge Yvon Pinard a déclaré que l’existence d’une PRI est une « question purement factuelle qui relève de la compétence de la Section de la protection des réfugiés » (au para 22). Le juge Pinard a signalé que, à l’instar de la présente affaire, les problèmes que le demandeur aurait subis étaient causés par la police locale et qu’il n’existait aucun mandat d’arrestation, aucune accusation formelle et aucun casier judiciaire le concernant (au para 17). De même, le défendeur précise qu’en l’espèce il n’y avait aucun premier rapport d’information, aucune ordonnance de se présenter, aucune demande de se présenter, aucune sommation, aucune accusation et aucun mandat.

[13] Les demandeurs s’appuient sur les décisions Buyuksahin et Chitsinde et soutiennent qu’elles sont importantes, argument que le défendeur n’a pas abordé. Je ne suis pas d’accord parce que le défendeur a souligné à maintes reprises que l’existence d’une PRI est une question factuelle et que les agents de persécution en l’espèce sont les autorités policières du Pendjab et de Delhi. Les décisions Buyuksahin et Chitsinde visent des situations où la persécution alléguée concernait tout le pays, pas une situation locale. Dans la décision Buyuksahin, le juge Zinn a signalé que la persécution en Turquie ne concernait pas la police locale – elle concernait tout le pays (au para 29). Dans la décision Chitsinde, le juge Henry Brown a fait valoir que l’agent de persécution au Zimbabwe était un personnage politique connu à l’échelle du pays (au para 27).

[14] Le fait que les agents de persécution soient des autorités d’un État de l’Inde plutôt que des autorités nationales pose problème pour les demandeurs. Ces derniers ont produit un index supplémentaire de sources jurisprudentielles qui contient des décisions de la SAR. Ils affirment que le commissaire de la SAR en l’espèce aurait dû appliquer le principe reconnu dans ces décisions selon lequel aucune PRI n’existe ou encore la présomption selon laquelle il n’y en a pas, dans des cas où l’État est un agent de persécution. D’abord, il ressort clairement de l’arrêt Vavilov que les décideurs administratifs ne sont pas liés par leurs décisions antérieures suivant le principe de l’autorité de la chose jugée, bien qu’ils doivent se soucier de l’uniformité générale des décisions administratives (au para 129). Ensuite, il importe de signaler qu’aucune des décisions de la SAR auxquelles les demandeurs renvoient n’a trait à l’Inde.

[15] Je souligne que, bien que ni le commissaire de la SAR en l’espèce ni moi ne sommes liés par des décisions antérieures de la SAR, la SAR a rejeté dans le passé l’argument des demandeurs selon lequel une PRI n’aurait pas dû être envisagée dans des cas visant l’Inde, notamment dans un cas récent où l’appelante a soutenu qu’il n’existe aucune PRI parce que l’agent de persécution était la police du Pendjab : X (Re), 2021 CanLII 153921 [X (Re)]. Dans cette décision, la SAR a invoqué le guide jurisprudentiel sur l’Inde et le cartable national de documentation [CND] sur l’Inde (aux para 13-16) pour rejeter l’argument au motif qu’il n’y a pas de police nationale en Inde; chacun des 29 États et des 7 territoires de l’union a plutôt sa propre force policière.

[16] Les demandeurs n’ont pas attiré mon attention sur des éléments de preuve au dossier qui étayent la proposition selon laquelle les autorités policières du Pendjab et de Dehli, ou des deux, devraient être considérées comme des autorités policières nationales ou qu’elles s’apparentent à l’État indien lui-même. Au contraire, le dossier dont disposait la SAR dans le cas qui nous occupe contient les renseignements énoncés dans la décision X(Re), précitée. L’extrait suivant est tiré de l’onglet 10.3 du CND (organisation de la police en Inde), à la page 6 :

[traduction]

« La force policière est assujettie à l’État, et chacun des 29 États et des 7 territoires de l’union a sa propre force policière. L’organisation et le fonctionnement de la force policière sont régis par des règles et des règlements élaborés par les différents gouvernements des États. Ces règles et ces règlements sont énoncés dans les manuels policiers des forces policières des États. »

[17] Les demandeurs ont versé au dossier des extraits du CND qu’ils ont invoqués dans le cadre de leur appel devant la SAR. Selon l’onglet 1.11 (renseignements stratégiques et information sur le pays, Inde : refuge intérieur) : [traduction] « [c]haque État et territoire de l’union est responsable de sa propre force policière. L’efficacité et la conduite de la police varient d’un État à l’autre. » (Au para 2.3.6.)

[18] À la lumière du dossier dont disposait la SAR, de la jurisprudence de la Cour et des faits de la présente affaire, je ne suis pas convaincue que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle s’est livrée à une analyse de la PRI ou lorsqu’elle n’a pas respecté la présomption selon laquelle il n’existe aucune PRI parce que les agents de persécution sont les autorités policières du Pendjab et de Delhi. À l’instar de la décision Singh, les agents de persécution sont des autorités locales, pas des autorités nationales.

[19] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a fait la déclaration suivante : [traduction] « Je ne souscris pas à l’affirmation des demandeurs selon laquelle une PRI n’est pas toujours viable dans des cas où l’agent de persécution est l’État ». Ils font valoir qu’il n’était pas loisible à la SAR d’être [traduction] « en désaccord avec la jurisprudence de la Cour fédérale ». J’estime que la SAR n’a pas commis d’erreur. La SAR n’était pas d’accord avec les observations des demandeurs et elle a ensuite déclaré qu’il leur incombait d’établir que les agents de persécution avaient à la fois les moyens et la motivation de les trouver et de leur causer un préjudice. À mon avis, la déclaration de la SAR ne va pas à l’encontre de la jurisprudence de la Cour, et elle n’est pas déraisonnable à la lumière du dossier dont la SAR disposait. Bien que cette dernière eût pu donner plus de détails en réponse à l’argument avancé par les demandeurs, j’estime qu’il ne s’agit pas d’une erreur susceptible de contrôle.

[20] Je passe maintenant à la deuxième question soulevée par les demandeurs, soit que la SAR a commis une erreur parce qu’elle n’a pas considéré que les membres de la famille formaient une unité dans le cadre de son analyse du deuxième volet du critère relatif à la PRI. Les demandeurs s’appuient sur la décision Soto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 665 [Soto], où la juge Lobat Sadrehashemi a conclu que l’analyse de la PRI menée par la SAR n’était pas raisonnable parce qu’elle ne tenait pas compte des répercussions découlant de la séparation d’un enfant mineur atteint du syndrome de Down de ses parents. Les demandeurs prétendent que le principe qui se dégage est sans équivoque : la famille doit être considérée comme une unité. Par conséquent, étant donné que la PRI à Mumbai était considérée comme déraisonnable pour Mme Vartia, elle l’était tout autant pour les demandeurs.

[21] Le défendeur précise que, contrairement aux arguments des demandeurs, le droit canadien des réfugiés n’intègre pas le principe de l’unité de la famille dans la définition de réfugié. Les demandes d’asile doivent plutôt être évaluées individuellement et selon leur bien-fondé en regard des définitions présentées aux articles 96 et 97 de la LIPR (Akinfolajimi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 722 au para 30). Il incombait à chacun des demandeurs d’étayer leur demande d’asile, notamment de démontrer qu’il ne serait pas raisonnable pour eux de chercher refuge dans la ville proposée comme PRI.

[22] J’abonde dans le même sens que le défendeur. En droit canadien, le principe de l’unité de la famille n’est pas pris en considération au moment de la détermination du statut de réfugié (Ly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 379 [Ly] au para 13; Ekema c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1556 au para 14). Chaque membre d’une famille doit établir séparément son droit à obtenir le statut de réfugié (Ly, au para 13). Comme le juge Sébastien Grammond l’a énoncé dans la décision Ly, le principe de l’unité de la famille est mis en œuvre en droit canadien par d’autres moyens. Par exemple, la personne qui obtient le statut de réfugié peut inclure les membres de sa famille dans sa demande de résidence permanente ou elle peut présenter une demande fondée sur des considérations humanitaires (au para 14).

[23] Je ne souscris pas à l’argument des demandeurs selon lequel la décision Soto peut être invoquée à l’appui de la thèse générale que la famille doit être considérée comme une unité. Dans la décision Soto, la juge Sadrehashemi reconnaît que le principe de l’unité de la famille n’est pas pris en considération lors de l’évaluation d’une demande d’asile (au para 23). J’estime plutôt que la conclusion tirée dans cette décision est étroite et se limite aux circonstances particulières de l’affaire. Elle ne signifie pas de façon générale que dès lors qu’un membre de la famille établit qu’il n’existe pas de PRI viable, les autres membres de la famille ne sont pas tenus de le faire.

[24] Comme il est mentionné précédemment, si un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable, sa demande d’asile sera irrecevable, indépendamment du bien‑fondé des autres aspects de la demande (Olusola, au para 7). En ce qui concerne le deuxième volet du critère, il appartient au demandeur de prouver que la PRI est déraisonnable (Jean Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106 au para 21). Comme l’indique le juge René LeBlanc dans la décision Mora Alcca, il s’agit d’un fardeau très exigeant :

[14] Je suis conscient que le fardeau de démontrer qu’une PRI est déraisonnable dans un cas donné, fardeau qui incombe au demandeur d’asile, est très exigeant. En effet, il lui faut démontrer rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril sa vie et sa sécurité là où il pourrait se relocaliser. La preuve qu’il doit apporter à cet égard doit être réelle et concrète.

[Renvois omis.]

[25] Il arrive indéniablement des cas où un endroit proposé comme PRI est déraisonnable pour plusieurs membres d’une famille en raison de leur situation. Néanmoins, la question pertinente en l’espèce est celle de savoir si la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que ni l’un ni l’autre des demandeurs n’avait réussi à prouver qu’il serait objectivement déraisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, pour eux de chercher refuge à Mumbai. Pour en arriver à cette conclusion, la SAR a examiné en détail les observations des demandeurs (dont leurs arguments relatifs à la séparation de la famille), elle a analysé la décision Soto et a opéré une distinction par rapport à celle-ci et elle a valablement tenu compte de la situation particulière des demandeurs.

[26] J’estime que l’analyse de la SAR est raisonnable à la lumière du dossier dont elle disposait. La situation particulière des demandeurs, un père et son fils sans troubles de santé allégués, diffère considérablement de celle de Mme Vartia, qui a été hospitalisée en raison de graves troubles de santé mentale. La barre pour établir qu’une PRI est déraisonnable est haute. Rien au dossier ne démontre que la vie ou la sécurité des demandeurs seraient mises en péril s’ils devaient déménager à Mumbai et laisser Mme Vartia ici (Pajarillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1654 aux para 32-34).

[27] Je passe maintenant à la troisième et dernière question soulevée par les demandeurs, soit que l’analyse de la PRI menée par la SAR est erronée parce que cette dernière a appliqué une norme trop exigeante. Plus précisément, les demandeurs soutiennent que dans le contexte de l’analyse des [traduction] « moyens et de la motivation », la SAR a appliqué un critère trop exigeant quant à la motivation. Les demandeurs estiment que la SAR aurait dû appliquer la définition de « motivation » donnée par les dictionnaires et, si elle l’avait fait, elle aurait conclu que la preuve satisfaisait au critère.

[28] Le défendeur fait valoir que la SAR a appliqué le bon critère et qu’elle a raisonnablement conclu que la police locale n’avait pas la volonté de retrouver les demandeurs et de leur faire du tort. Le défendeur affirme que cette conclusion repose sur de nombreuses conclusions raisonnables et le défaut des demandeurs d’établir, par une preuve suffisante, que la police locale était clairement motivée à les rechercher à Mumbai.

[29] Un demandeur d’asile peut, suivant le premier volet du critère relatif à la PRI, faire valoir qu’il demeura menacé dans la ville proposée comme PRI par les mêmes agents de persécution que ceux qui l’ont mis en danger à l’origine. Dans de tels cas, l’évaluation du risque portera sur la question de savoir si les agents de persécution [traduction] « pourraient causer, et causeraient, un préjudice au demandeur d’asile dans la PRI, c’est-à-dire s’ils ont les ‘moyens’ et la ‘motivation’ de le faire. » (Singh v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 996 au para 8. Les moyens et la motivation des agents de persécution font donc partie des facteurs dont le décideur doit tenir compte (Adeleye v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 81 [Adeleye] au para 21). Cette évaluation est une analyse prospective qui tient compte du point de vue des agents de persécution plutôt que de celui des demandeurs (Adeleye, au para 21; Aragon Caicedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 485 au para 12).

[30] Après avoir examiné la preuve des demandeurs ainsi que l’analyse présentée dans la décision, je ne suis pas convaincue que la SAR a commis une erreur. J’estime que les arguments avancés par les demandeurs s’apparentent à une demande inadmissible pour que la Cour apprécie à nouveau la preuve prise en compte par la SAR (Vavilov, au para 125). La SAR s’est livrée à une évaluation du risque afin de déterminer si les agents de persécution avaient les moyens et la motivation de trouver les demandeurs à Mumbai et de leur causer un préjudice. Autrement dit, la SAR s’est penchée sur la question de savoir si les demandeurs seraient assujettis à une possibilité sérieuse de persécution ou à une probabilité d’être exposés à un danger ou à un risque au titre de l’article 97 de la LIPR dans la ville proposée comme PRI. Je conclus que l’évaluation de la SAR est justifiée à la lumière du dossier dont elle disposait. Les demandeurs tentent tout simplement d’amener la Cour à apprécier à nouveau la preuve et à tirer une autre conclusion.

IV. Question proposée aux fins de certification

[31] En règle générale, les décisions de la Cour dans les affaires d’immigration sont censées être définitives. Il est permis d’interjeter appel devant la Cour d’appel fédérale en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR si la Cour, lorsqu’elle rend son jugement, « certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle-ci ».

[32] Comme la Cour d’appel fédérale l’a récemment déclaré, pour être dûment certifiée, la question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Laing, 2021 CAF 194 [Laing] au para 11). De plus, une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire ne peut soulever une question dûment certifiée (Laing, au para 11; Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 aux para 46-47; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 36).

[33] Les demandeurs proposent de certifier les deux questions suivantes :

  • Est-ce qu’une analyse de la PRI est appropriée lorsque l’État est l’agent de persécution?

  • Quel est le bon critère pour établir les moyens et la motivation de l’agent de persécution dans une analyse de la PRI?

[34] Le défendeur affirme que ces questions ne devraient pas être certifiées parce qu’elles ont déjà été tranchées par la Cour d’appel fédérale et la Cour. En outre, le défendeur soutient qu’il s’agit de questions factuelles et que les demandeurs n’ont tout simplement pas produit une preuve suffisante pour démontrer que Mumbai ne constitue pas une PRI viable.

[35] J’abonde dans le même sens que le défendeur. En ce qui concerne la première question proposée, le juge Pinard a refusé, dans Singh, de certifier la question suivante :

[21] […] [traduction] Est-il correct en droit de statuer qu’il existe une possibilité de refuge intérieur lorsqu’une victime de persécution, en l’espèce une victime de torture, fuit la police ou d’autres agents de l’État? N’y a-t-il pas une présomption juridique d’absence de possibilité de refuge intérieur lorsque la persécution provient de l’État ou d’agents de l’État?

[36] Le juge Pinard a déclaré que la question concernait un point déjà établi et, en outre, qu’il s’agissait d’une question purement factuelle qui relevait de la compétence de la SPR (Singh, au para 22). Les demandeurs prétendent que le contexte législatif a évolué depuis le prononcé de ce jugement en 2010. Ce n’est pas mon avis. À mon avis, les autorités sur lesquelles les demandeurs s’appuient, soit les décisions Buyuksahin et Chitsinde, ne modifient pas le contexte de sorte qu’il convienne de certifier cette question. Qui plus est, selon les faits de l’espèce, la question n’est pas déterminante quant à l’issue de l’appel. Les demandeurs n’ont pas établi que les agents de persécution sont, en fait, l’État indien.

[37] Pour ce qui est de la deuxième question proposée, bien qu’elle soit formulée comme une question générale, elle ne transcende pas les intérêts des parties au litige. D’abord, comme il est indiqué précédemment au paragraphe 29, l’analyse des moyens et de la motivation d’un agent de persécution est effectuée dans le cadre du premier volet du critère bien établi relatif à la PRI. L’évaluation définitive est celle de savoir si, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur d’asile sera exposé à une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou à une probabilité d’être exposé à un danger ou à un risque au titre de l’article 97 dans la ville proposée comme PRI. Le critère n’est pas en jeu. Ensuite, le fardeau incombe au demandeur. En l’espèce, il incombe donc aux demandeurs de produire une preuve suffisante pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les autorités policières de Delhi et du Pendjab ont les moyens et la motivation de les rechercher, de sorte qu’ils seront exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou à une probabilité d’être exposés à un danger ou à un risque au titre de l’article 97 à Mumbai. La question de savoir si les demandeurs ont produit une preuve suffisante est une question factuelle propre à la présente affaire. Par conséquent, j’estime que la deuxième question n’est pas une question qu’il convient de certifier.

V. Conclusion

[38] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de la SAR satisfait à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[39] Aucune question grave de portée générale ne sera certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-11050-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-11050-22

INTITULÉ :

AMIT VARTIA ET AUTRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 octobre 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :

LE 26 octobre 2023

COMPARUTIONS :

Pia Zambelli

POUR LES demandeurs

Lisa Maziade

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pia Zambelli

Montréal (Québec)

POUR LES demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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