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Date : 20041029

Dossier : IMM-330-04

Référence : 2004 CF 1494

Ottawa (Ontario), ce 29ième jour d'octobre 2004

Présent :          L'HONORABLE JUGE SIMON NOËL

ENTRE :

                                                              MALIKA BELANI

                                                                                                                                   Demanderesse

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                             

                                                                                                                                          Défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision de la Section de la protection des réfugiés (le « tribunal » ) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié ( « CISR » ), rendue le 29 décembre 2003, refusant à la demanderesse le statut de réfugiée au sens de la Convention. La demanderesse demande que cette Cour décerne un bref de certiorari afin d'annuler la décision et ordonne la tenue d'une nouvelle audience devant un panel différemment constitué et ce, d'une façon compatible avec les motifs de la décision qui sera rendue en l'instance.


QUESTION EN LITIGE

[2]                Est-ce que le tribunal a erré soit en fondant sa décision sur une conclusion de fait erronée, soit en agissant d'une autre façon contraire à la loi, en rendant sa décision?

CONCLUSION

[3]                Pour les motifs mentionnés ci-dessous, je réponds à cette question par l'affirmative.

LES FAITS

[4]                La demanderesse, Malika Belani (Mlle Belani, ou la « demanderesse » ), est citoyenne d'Algérie qui revendique l'asile en raison de son appartenance à un groupe social particulier, soit celui d'une femme victime de violence conjugale et sujette aux crimes d'honneur. Mlle Belani dit craindre de retourner en Algérie puisqu'elle a peur que sa famille la tue étant donné qu'elle a perdu sa virginité lors d'un viol commis par son futur mari aux États-Unis lorsqu'elle y est venue pour le marier.


[5]                Le 16 septembre 2000, Mlle Belani est partie à San Francisco aux États-Unis pour rejoindre son nouveau mari. Avant d'y aller, il y a eu lieu en Algérie la « fatiha » . La fatiha est une cérémonie religieuse dans la religion musulmane qui signifie le mariage religieux. Cependant, selon la demanderesse, le mariage doit être aussi enregistré (le mariage civil) avant que le couple ait des relations sexuelles. Mlle Belani et son nouvel époux avaient l'intention d'enregistrer leur mariage lors de l'arrivée de Mlle Belani aux États-Unis. Cela n'est jamais arrivé puisque dès son arrivée chez son mari, le mariage s'est vite détérioré .

[6]                Mlle Belani indique qu'après son arrivée aux États-Unis, son époux lui mettait de la pression pour avoir des relations sexuelles, ce qu'elle ne voulait pas avant l'enregistrement civil du mariage et elle allègue du même souffle que son mari l'aurait violé. Après le viol, Mlle Belani a fait la connaissance d'une jeune dame algérienne et elle est allée se réfugier chez elle pendant quelques mois. Son mari était très fâché qu'elle ait quitté la maison conjugale et lui a dit qu'il allait la dénoncer aux autorités américaines et qu'elle serait retournée en Algérie. Il a aussi téléphoné à la famille de Mlle Belani en Algérie pour leur dire qu'elle avait quitté la maison sans raison; sa famille était bouleversée et fâchée contre elle car elle avait apporté le déshonneur à la famille.


[7]                Sa soeur, Karima Belani (Karima), citoyenne canadienne, l'invite à venir la rejoindre au Canada. Malgré ce fait, ce n'est pas avant le 30 septembre 2002, c'est-à-dire deux ans après avoir subi le viol et quitté la maison conjugale que Mlle Belani arrive au Canada. Elle indique son intention de revendiquer le statut de réfugiée le 6 octobre 2002. Sa demande d'asile a été entendue le 4 décembre 2003.

DÉCISION CONTESTÉE

[8]                Le tribunal a trouvé la demanderesse non-crédible et en conséquence a jugé qu'il n'y avait pas lieu de faire droit à la revendication. Le tribunal a émis de sérieux doutes quant aux faits présentés.

[9]                Entre autres, le tribunal a noté que Mlle Belani ne se souvenait pas du nom de l'avocat qu'elle aurait consulté à San Francisco à l'automne 2001. Celui-ci lui aurait conseillé de ne pas revendiquer aux États-Unis et de quitter le pays. Le tribunal n'était pas satisfait du fait que même si elle avait confiance en sa soeur Karima, qui l'avait incité fortement à quitter les États-Unis et venir au Canada, Mlle Belani n'a pas suivi ses conseils et a mis environ deux (2) ans à quitter les États-Unis. En plus, Mlle Belani ne s'est jamais présentée aux autorités américaines de San Francisco pour dénoncer le viol qu'elle dit avoir subi. En plus, elle n'a pas consulté un médecin suite au viol:

Le tribunal tient à préciser que malgré le récit soumis par la demanderesse, celle-ci n'a jamais agi, voire réagi, aux événements qu'elle allègue avoir vécus aux États-Unis aux mains de son époux. Notons qu'elle n'a plus de nouvelles de cette personne depuis qu'elle a fui le domicile conjugal. Toujours relativement au viol allégué, la demanderesse, qui n'a pas consulté de médecin aux États-Unis à ce sujet, n'a pas cru bon de le souligner au médecin qu'elle a rencontré au Canada depuis son arrivée. Elle a mentionné lorsqu'elle avait fait sa demande d'asile, elle avait dû consulter un médecin. De plus, il semblerait qu'elle avait un bilan lipidique et par la suite un bilan de santé, car selon son témoignage, elle était faible. À aucun moment la demanderesse n'a mentionné à son médecin le fait qu'elle aurait subi une agression physique de cet ordre. En conséquence, le tribunal juge cet événement pour le moins particulier et doute fort que cet événement soit survenu.


[10]            Puisque le tribunal a trouvé que la demanderesse n'était pas crédible et qu'en conséquence, elle ne s'était pas déchargée du fardeau de prouver qu'elle avait une crainte bien fondée d'être persécutée advenant un retour en Algérie, il n'y avait pas de raison d'examiner s'il y avait un risque de menace à sa vie ou de traitements cruels et inusités.

[11]            Finalement, le tribunal a rejeté la demande de la demanderesse au motif qu'elle risquait d'être soumise à la torture car en plus de ne pas croire son histoire, il considère que ce ne sont pas les autorités algériennes qui sont en cause dans ce dossier, mais plutôt la famille de la demanderesse. Le tribunal précise à ce sujet : « la torture doit être infligée par une autorité étatique ou une personne que agirait en son nom » (voir page 4 de la décision) la situation de la demanderesse, si vraie, n'était pas visée par la Convention contre la torture.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

La demanderesse

[12]            La demanderesse allègue que la décision du tribunal est fondée sur des erreurs de droit et de conclusion de faits tirées de façon arbitraire ou absurde en ignorant la preuve. Elle allègue également que le tribunal aurait dû prendre connaissance des directives du président de la CISR sur les revendications fondées sur le sexe.


[13]            La demanderesse indique plusieurs erreurs commises par le tribunal, y incluant que la décision de quitter les États-Unis n'avait pas été prise en septembre 2000 mais après le viol en novembre 2000.    De plus, malgré que le tribunal ait trouvé que la demanderesse était réellement mariée, tout en trouvant que son histoire manquait de la crédibilité, il a souligné qu'il ne disposait d'aucun document à l'effet que la demanderesse était en fait mariée (malgré l'explication de la demanderesse que c'était un mariage religieux non enregistré). Le tribunal a aussi trouvé son histoire non-crédible parce que la demanderesse n'était pas capable de se souvenir du nom de l'avocat qu'elle avait consulté à San Francisco. Ces déterminations sont des erreurs selon l'argumentation présentée.

[14]            La demanderesse prétend que le tribunal devait commenter les explications de la demanderesse avant de rejeter son témoignage et qu'il a ignoré la preuve documentaire qui corroborait ses allégations et ses actions. Selon la demanderesse, la décision ne tient pas compte du vécu d'une femme affectée du syndrome de la femme battue.    Alors même que c'est vrai que la demanderesse n'a pas consulté un médecin ni porté plainte aux autorités américaines, le tribunal aurait dû examiner les raisons pour lesquelles elle ne l'avait pas fait: incluant la possibilité qu'elle souffrait du syndrome de stress post-traumatique, qu'elle avait honte et qu'elle avait peur d'être renvoyée en Algérie par les autorités américaines puisqu'elle n'avait pas de statut aux États-Unis.

[15]            La demanderesse indique que dans l'arrêt Khon c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration, 2004 C.F. 143 au para. 20), le tribunal de la SPR a été encouragé à consulter les directives du président de la CISR sur les revendications fondées sur le sexe.

[16]            La demanderesse prétend que le tribunal a commis une erreur en trouvant non-raisonnable que la demanderesse soit restée aux États-Unis pendant deux ans en dépit du fait que sa soeur Karima l'avait fortement incitée à venir la rejoindre au Canada et que la demanderesse n'avait pas porté plainte aux autorités américaines lorsque Karima lui avait suggéré de le faire, sans tenir compte du témoignage de la demanderesse qu'elle était affligée de dépression sévère et de paralysie psychologique.

[17]            Finalement, la demanderesse est d'avis que le tribunal a de toute façon mal compris la revendication puisqu'il a déclaré la crainte de persécution de la demanderesse d'être « en raison de sa non-vie commune avec son époux » . Selon la demanderesse, il est clair que sa revendication est basée sur sa crainte relative au mariage forcé et aux représailles liées à la perte de sa virginité par sa propre famille ou par la famille du futur époux (voir paragraphes 4 et 5 de la Réplique de la demanderesse). La demanderesse dit que cette erreur de compréhension compromet toute l'analyse faite par la SPR et vicie sa décision.


Le défendeur

[18]            Le défendeur soutient qu'il était raisonnable pour le tribunal de conclure que la demanderesse n'était pas crédible étant donné les invraisemblances identifiées par le tribunal ainsi que le comportement de la demanderesse suite aux incidents allégués. Le défendeur cite la jurisprudence qui précise que le délai à quitter un pays en dépit de la crainte alléguée et l'omission de demander l'asile à la première occasion sont des éléments pertinents et parfois suffisants à eux seuls pour justifier le rejet d'une demande d'asile. Le défendeur est d'avis que c'était raisonnable que le tribunal ait trouvé les explications de la demanderesse quant à son délai à quitter les États-Unis et son omission à demander l'asile insatisfaisantes et qu'il semblait que la demanderesse préférait se trouver du travail plutôt que de s'assurer une certaine sécurité.

[19]            Le défendeur prétend ainsi que le tribunal avait raison de ne pas considérer l'affidavit émanant de Karima, la soeur de la demanderesse, affirmant que la demanderesse était en état de détresse psychologique puisque ce document provenait d'un proche de la demanderesse et aussi que la référence à l'état psychologique de la demanderesse n'était aucunement étayé par de la preuve indépendante. L'état de santé de la demanderesse n'avait pas été mis en preuve de manière crédible et probante, alors le tribunal n'avait pas besoin de le prendre en considération.

[20]            Finalement, le défendeur soumet que le tribunal n'était pas lié par les directives du président de la CISR sur les revendications fondées sur le sexe parce qu'elles n'ont pas force de loi.


ANALYSE

La norme de contrôle

[21]            La décision du tribunal est fondée sur la conclusion que la demanderesse manquait de crédibilité. La norme de contrôle dans un tel cas est celle d'une décision manifestement déraisonnable puisque ce type de conclusions est « au coeur du pouvoir discrétionnaire des juges des faits » :

Les conclusions quant à la crédibilité tirées par le tribunal ne seront pas annulées par la Cour à moins qu'elles aient été manifestement tirées sans tenir compte de la preuve : Rajaratnam c. Canada (Ministre de l'emploi et de l'immigration) (1991), 135 N.R. 300 (C.A.F.). Cela signifie que le demandeur doit prouver l'existence, selon la prépondérance des probabilités, d'une erreur manifeste qui influe sur l'évaluation des faits. La norme de révision au sujet de telles conclusions quant aux faits tirées par un tribunal administratif est une norme fondée sur la retenue : Ville de Montréal, pré-cité [Montréal (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301, [1997] 1 R.C.S. 793, à la page 844] . Autrement dit, il faut montrer que la preuve, ayant fait l'objet d'une révision raisonnable, ne peut pas venir étayer la conclusion de fait du tribunal (qui est la nature même des conclusions quant à la crédibilité) : Conseil de l'éducation de Toronto c. Fédération des enseignants-enseignantes des écoles secondaires de l'Ontario, district 15 (Toronto), [1997] 1 R.C.S. 487.

(Dhindsa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no. 2011 (1ère inst.)).

L'ANALYSE

[22]            La décision sous étude soulève deux préoccupations :


-           l'affidavit de Karima, psychologue et soeur de la demanderesse, qui corrobore la version de celle-ci n'a pas été commenté ou encore rejeté par le tribunal. Il s'agit d'un document pertinent et important qui appuie la thèse de la demanderesse. Si la version de la demanderesse n'était pas crédible, qu'en est-il de l'affidavit? La décision retient en partie certains éléments de l'affidavit (de Karima (affirmant qu'elle avait demandé à la demanderesse de déposer une plainte, d'aller voir un médecin, etc.), mais ne commente aucunement la situation médicale ni le viol. Ces éléments corroborent la version de la demanderesse, et ne pas en faire mention m'apparaît être une erreur importante qui entache la décision. J'ajoute que la soeur Karima était présente à l'audience et elle n'a pas eu à témoigner;

-           la décision ne commente pas non plus la réponse de la demanderesse qu'elle avait honte des événements et que c'est la raison pour laquelle elle n'était pas allée voir le médecin. Tenant compte de la directive sur les revendications fondées sur le sexe qui demande au décideur d'avoir une certaine sensibilité lorsqu'on traite d'un tel sujet, il m'apparaît qu'un commentaire et une analyse à ce sujet étaient de mise, surtout en tenant compte du fait que le tribunal a utilisé l'argument qu'elle n'était pas allée voir un médecin suite au viol pour conclure à la non-crédibilité de la demanderesse. Bien que la directive ne crée pas une obligation de la suivre, la Cour note qu'il s'agit d'une directive et qu'elle doit être utilisée à tout le moins comme référence. Le tribunal ne s'y est pas référée et ne semble pas l'avoir suivie en ne commentant pas la réponse qu'elle avait honte de communiquer ces faits à un médecin.


[23]            Ces deux préoccupations m'apparaissent importantes étant donné la détermination de non-crédibilité. Pour ces raisons, la décision est manifestement déraisonnable. À mon avis, l'intérêt de la justice sera mieux servi si le contrôle judiciaire est accordé et qu'un nouveau tribunal révise entièrement la situation, sans tenir compte de la décision sous étude.

[24]            Les avocates furent invitées à soumettre une question certifiée mais elles ont décliné.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE:

-           La demande de contrôle judiciaire est accordée.

-           La décision du tribunal en date du 29 décembre 2003 est annulée.

-           Une nouvelle audience devant un panel différemment constitué soit tenue afin de reconsidérer la demande d'asile de la demanderesse.

                "Simon Noël"                 

         Juge


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-330-04

INTITULÉ :               MALIKA BELANI

                                                                         partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION    

                                                                           partie défenderesse

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Montréal (Québec)


DATE DE L'AUDIENCE :                            Le 21 octobre 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : L'Honorable Juge Simon Noël

DATE DES MOTIFS :                                   Le 29 octobre 2004

COMPARUTIONS :

Me Johanne Doyon                               POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Annie Van Der Meerschen                          POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Doyon, Morin                                        POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Montréal (Québec)

Morris Rosenberg                                  POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada


Montréal (Québec)


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