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Date : 20231020


Dossier : IMM-13175-22

Référence : 2023 CF 1397

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario) , le 20 octobre 2023

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

DEYU OU

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse, Deyu Ou, conteste la décision du 5 décembre 2022 par laquelle la Section de l’immigration [la SI] l’a déclarée interdite de territoire au Canada en application de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était membre d’une organisation qui s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan de fraude qui constituerait une fraude de plus de 5 000 $ au Canada.

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée parce que la décision de la SI est raisonnable et que la demanderesse n’a établi aucun fondement qui justifierait l’intervention de la Cour.

[3] La demande d’ordonnance d’anonymat présentée par la demanderesse sera également rejetée.

I. Contexte

[4] La demanderesse est âgée de 49 ans et est citoyenne de la Chine ainsi que d’Antigua‑et‑Barbuda. Elle a demandé l’asile au Canada au motif qu’elle craignait d’être persécutée par le gouvernement de la République populaire de Chine [la RPC] et par des personnes agissant pour le compte du gouvernement de la RPC.

[5] En Chine, la demanderesse occupait les fonctions de dirigeante financière au sein de la société Xinjiang Fanya Non-ferrous Metal Investment Management Company [la société]. Lors de procédures pénales en Chine, il a été conclu que des hauts dirigeants de la société s’étaient livrés à un stratagème d’investissements frauduleux, appelé « Fanya Metal Exchange » [Fanya Exchange], ayant permis de lever 5,1 milliards de yuans (environ 944 millions de dollars canadiens) auprès de milliers d’investisseurs.

[6] En réponse à la demande d’asile de la demanderesse, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a fait valoir que la demanderesse était interdite de territoire au Canada pour cause de criminalité organisée en application des alinéas 37(1)a) et 37(1)b) de la LIPR.

A. Décision faisant l’objet du contrôle

[7] La décision de la SI détaille les motifs à l’appui de l’allégation de criminalité organisée fondée sur la participation de la demanderesse aux activités de la société en Chine. En 2018, plusieurs employés de la société, dont l’époux de la demanderesse, ont été reconnus coupables en Chine de « collecte de fonds frauduleuse » dans le cadre d’une combine à la Ponzi. Le ministre a soutenu que la demanderesse faisait partie de la haute direction de la société et que, par conséquent, son rôle équivalait au fait d’être « membre » d’un groupe ayant pour objectif d’organiser un plan d’activités frauduleuses afin d’en tirer des avantages financiers.

[8] La preuve présentée à la SI comprenait le jugement pénal rendu par le tribunal populaire du district de Tianshan, à Urumqi, en Chine [le jugement pénal].

[9] La SI s’est également appuyée sur le rapport détaillé concernant Fanya Exchange préparé par Christine Duhaime, témoin du ministre et spécialiste des crimes financiers [le rapport de Mme Duhaime].

[10] Le rapport de Mme Duhaime révélait que la société s’était livrée à des activités de fraude financière organisée et que la demanderesse exploitait de nombreuses entreprises en Chine qui étaient liées à la société. Des documents d’entreprise indiquaient que la demanderesse dirigeait une division de la société et était copropriétaire et cogestionnaire de deux entreprises qui collaboraient avec la société. Dans son rapport, Mme Duhaime a conclu ce qui suit :

[traduction]
Puisqu’il n’y a pas d’autres éléments de preuve démontrant le contraire, il est raisonnable de conclure que les piliers de la fraude organisée étaient les cadres et les superviseurs qui étaient responsables des entités liées à Fanya et qui prenaient les décisions administratives, à savoir, en ce qui concerne les personnes morales faisant l’objet du présent rapport, Jiuliang Shan, Di Wen, Xukui Han et Deyu Ou.

[11] Pour déterminer s’il y avait criminalité organisée, la SI a invoqué l’arrêt B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58. La SI a également examiné le paragraphe 467.1(1) du Code criminel, LRC 1985, c C-46, pour établir s’il y avait criminalité organisée au sens de la LIPR, et jugé que le ministre avait fourni des éléments de preuve crédibles et dignes de foi pour démontrer qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la société était une organisation criminelle.

[12] La SI a conclu que le jugement pénal rendu par le tribunal en Chine constituait une preuve crédible, digne de foi et convaincante.

[13] La SI a souligné que le jugement pénal nommait la demanderesse et indiquait qu’elle faisait partie intégrante de la combine à la Ponzi. Selon le jugement pénal, la demanderesse était dirigeante financière de la société et était responsable de l’approbation des dépenses en capital, et l’époux de la demanderesse était le « patron » de la société. La SI a conclu que le jugement pénal étayait la conclusion que la société était une organisation criminelle.

[14] Selon la SI, la société affichait plusieurs indices d’une organisation criminelle, dont une haute direction composée de plus de trois individus, une hiérarchie distincte, un stratagème si élaboré qu’il n’aurait pas pu se poursuivre pendant plus de quatre ans sans une organisation et des communications extraordinaires, un objectif commun d’obtenir des avantages financiers en fraudant des investisseurs et des actes considérés comme des activités criminelles en Chine.

[15] La SI s’est dite convaincue qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était membre de la société, qui était une organisation criminelle au sens de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. Elle a jugé que des éléments de preuve crédibles et dignes de foi établissaient que la demanderesse avait pris part longtemps aux activités de la société, qu’elle avait contribué de façon constante et importante à la fraude commise et qu’elle savait vraisemblablement que les activités financières frauduleuses étaient criminelles.

[16] La SI a conclu que le témoignage dans lequel la demanderesse niait un lien important avec la société n’était pas crédible. Dans leurs témoignages, les personnes faisant l’objet du jugement pénal ont invariablement dit que la demanderesse avait joué un rôle important et actif au sein de la société. La SI était en outre convaincue que les documents de la société, qui indiquaient que la demanderesse occupait des postes de direction de haut niveau, reflétaient les postes réels que celle-ci avait occupés, et non des titres de poste dénués de sens.

[17] La SI a signalé que plusieurs témoins avaient décrit le rôle important de la demanderesse au sein de la société, et elle a jugé que la probabilité que ces témoins aient conspiré pour impliquer faussement la demanderesse était faible. L’époux de la demanderesse avait déclaré que cette dernière était [traduction] « l’agente financière », alors que deux autres personnes visées dans le jugement pénal avaient affirmé respectivement qu’elle était la [traduction] « personne juridique » et qu’elle [traduction] « s’était vu confier la responsabilité des finances ». Cinq témoins ont informé le tribunal chinois du rôle important de la demanderesse au sein de la société. La SI a conclu que la demanderesse avait occupé des postes de nature juridique et financière qui étaient des aspects essentiels de la combine à la Ponzi.

[18] Dans son jugement pénal, le tribunal chinois avait tiré plusieurs conclusions ayant trait au rôle névralgique joué par la demanderesse dans la combine à la Ponzi. Il avait conclu que la demanderesse et son époux avaient recruté trois des personnes accusées pour pourvoir des postes importants au sein de la société et que la demanderesse avait donné comme instruction à des employés de recueillir illégalement des fonds. La SI a jugé que ces conclusions étaient convaincantes, étant donné que la demanderesse n’était pas accusée dans le cadre de la procédure pénale en Chine.

[19] Le tribunal chinois avait estimé que la demanderesse était une complice faisant partie intégrante du crime et avait délivré un mandat d’arrestation contre elle. De plus, Interpol avait publié une notice rouge visant la demanderesse.

[20] La SI a par ailleurs signalé que, selon le rapport de Mme Duhaime, plusieurs bases de données d’entreprise indiquaient que la demanderesse avait un lien direct avec de nombreuses entités liées à la société et qu’elle était la représentante légale et superviseure enregistrée d’un grand nombre de ces filiales.

[21] La SI a examiné les observations de la demanderesse selon lesquelles cette dernière était une simple figure de proue et que son époux avait inscrit son nom sur des documents d’entreprise par commodité sur le plan juridique. Elle a fait remarquer que des employés avaient affirmé le contraire lorsqu’ils avaient témoigné de l’importance de la demanderesse au sein de la société, et elle a conclu ce qui suit : « Tous les éléments de preuve portant à croire que Mme Ou a joué un rôle considérable au sein de Fanya provenaient de sources indépendantes sans lien avec la présente enquête et ont été présentés avant que le ministre ne décide de signaler Mme Ou pour criminalité organisée. »

[22] La demanderesse a soutenu que les documents de procédure chinois n’étaient pas fiables; elle a fait valoir que le système judiciaire chinois n’était pas indépendant du Parti communiste chinois [le Parti communiste]. Elle a allégué que le Parti communiste avait soutenu la société et que, lorsque les gens avaient commencé à s’indigner de ce soutien, la combine à la Ponzi était devenue insoutenable et le Parti communiste avait pris pour cible les employés de la société pour que la responsabilité soit rejetée sur d’autres. Elle a affirmé qu’il en avait résulté une [traduction] « mascarade » devant le tribunal chinois, et non un procès équitable, et que les employés de la société avaient admis tout ce que le Parti communiste voulait qu’ils admettent.

[23] La SI a reconnu que les éléments de preuve découlant de procès criminels en Chine ne peuvent pas toujours être pris au pied de la lettre. Elle a examiné le cartable national de documentation sur la Chine de 2021 [le CND] produit par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, et a indiqué que le système chinois était bien inférieur à ce qui serait jugé acceptable dans la société occidentale en ce qui concerne l’équité des procès et des procédures.

[24] Le ministre a fourni le rapport d’un expert en droit chinois, Vincent Yang [le rapport du professeur Yang]. Le rapport du professeur Yang évoquait les faiblesses du système judiciaire chinois décrites dans le CND, mais mentionnait également les améliorations que le système avait apportées pour combattre sa réputation d’entité corrompue.

[25] La SI a jugé le contenu du CND crédible, mais elle a conclu que le rapport du professeur Yang présentait un point de vue détaillé et équilibré du système judiciaire chinois. Ainsi, elle a accordé plus de poids au rapport du professeur Yang, car il était basé sur la connaissance directe et personnelle qu’avait le professeur Yang d’un système dans lequel il avait travaillé, qu’il avait étudié et à l’égard duquel il avait formulé des conseils pendant plus de 30 ans. La SI a reconnu que le système judiciaire chinois pouvait être corrompu, mais elle a indiqué qu’il ne fallait pas présumer que chaque affaire instruite dans le système judiciaire chinois était une mascarade. Elle a par ailleurs fait valoir que la demanderesse n’avait produit aucune preuve à l’appui de son allégation selon laquelle la procédure pénale était un simulacre.

[26] La SI s’est dite convaincue qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était membre d’une organisation criminelle aux fins de la procédure d’interdiction de territoire. Elle a jugé que la participation de la demanderesse n’était ni minimale ni marginale et que cette dernière faisait partie du cercle d’initiés et occupait des postes de nature juridique, de direction et de supervision. La demanderesse était connue des employés ayant fait l’objet d’accusations au criminel. La SI a conclu que « [l]a probabilité que Mme Ou ait été active à ce point au sein de Fanya mais qu’elle ait eu peu de connaissances de l’activité frauduleuse et criminelle de l’entreprise [était] faible ».

[27] La demanderesse a exhorté la SI à tenir compte des Directives numéro 4 du président intitulées Considérations liées au genre dans les procédures devant la CISR [les Directives] étant donné qu’elle était une demandeure d’asile. Elle a soutenu que les seuls renseignements qu’elle détenait au sujet de la société et de la combine à la Ponzi provenaient des journaux et que, chaque fois qu’elle posait des questions à son époux au sujet du travail, il ne lui fournissait aucun détail. La SI a cependant jugé que les Directives ne s’appliquaient pas dans l’affaire dont elle était saisie. Compte tenu de la preuve présentée, la SI avait déjà conclu que la demanderesse avait participé activement aux activités de la société.

[28] La SI a conclu que la demanderesse était interdite de territoire en application de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR et a pris une mesure d’expulsion contre elle.

II. Questions en litige

[29] La demanderesse soulève plusieurs questions concernant la décision de la SI, que je traiterai dans l’ordre suivant :

  1. Question préliminaire : y a-t-il lieu de rendre une ordonnance d’anonymat?

  2. Les conclusions de la SI portant sur les questions qui suivent sont-elles raisonnables?

    • 1)La question de la crédibilité

    • 2)La question de savoir si la SI s’est livrée à des conjectures

    • 3)La question de savoir si la SI a inversé le fardeau de la preuve

    • 4)La question de savoir si la SI a tenu compte des Directives

  3. L’affaire soulève-t-elle une question certifiée?

III. Norme de contrôle

[30] La norme qui s’applique au contrôle des questions en litige soulevées est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

IV. Analyse

A. Question préliminaire : y a-t-il lieu de rendre une ordonnance d’anonymat?

[31] La demanderesse sollicite une ordonnance d’anonymat en vertu de l’article 8.1 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22 [les Règles].

[32] La demanderesse a déposé sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’aide d’un pseudonyme, sans avoir d’abord obtenu une ordonnance de la Cour l’y autorisant.

[33] La demanderesse sollicite une ordonnance d’anonymat en vertu de l’article 8.1 des Règles, pour que son nom soit caviardé dans l’intitulé de sa demande de contrôle judiciaire dans le but d’assurer son anonymat. Elle affirme craindre d’être persécutée par le gouvernement chinois, en particulier par le Parti communiste, et de subir des représailles pendant son séjour au Canada. Elle ne sollicite pas d’ordonnance de mise sous scellés.

[34] Les procédures judiciaires sont présumées accessibles au public (Sherman (Succession) c Donovan, 2021 CSC 25 aux para 37‑38 [Sherman]). Ainsi, la demanderesse doit établir que l’ordonnance d’anonymat est nécessaire pour écarter un risque sérieux et respecte le principe de proportionnalité.

[35] Le risque soulevé par la demanderesse concerne sa crainte d’être repérée par les autorités chinoises. Cependant, le Bureau de la sécurité publique d’Urumqui, en Chine, a publié une notice rouge d’Interpol, soit un mandat d’arrestation visant la demanderesse. À cette étape, il est difficile d’imaginer comment le fait que son nom figure sur les documents déposés à la Cour expose la demanderesse à un risque accru en Chine. En outre, les faits ayant mené à la décision de la SI étaient déjà publics et aucune ordonnance de mise sous scellés n’a été demandée.

[36] Dans les circonstances, je ne suis pas convaincue que la demanderesse ait exposé un quelconque motif qui justifierait une ordonnance d’anonymat. Autrement dit, la demanderesse n’a pas établi le bien-fondé d’une exception à la règle de la publicité des débats judiciaires.

[37] La Cour n’a aucune raison d’accorder une ordonnance d’anonymat. L’intitulé est donc modifié par la présente pour désigner la demanderesse par son nom.

B. Les conclusions tirées par la SI sont-elles raisonnables?

[38] La demanderesse soulève plusieurs questions concernant la décision de la SI, que j’examine ci-après.

1) La question de la crédibilité

[39] La demanderesse soutient que la conclusion selon laquelle elle n’était pas crédible est déraisonnable. Elle fait valoir qu’aucun élément de preuve ne contredisait son témoignage portant que ses liens avec la société n’existaient que [traduction] « sur papier » et qu’elle ne savait rien de la combine à la Ponzi. Elle affirme que la preuve ne permettait pas d’établir qu’elle avait participé à l’exploitation de la société; la preuve indiquait simplement qu’elle avait occupé certains postes de façon purement théorique. Elle conteste l’affirmation selon laquelle la preuve concernant ses [traduction] « postes et titres » démontre qu’elle a occupé [traduction] « des postes réels plutôt que des postes dénués de sens ». Elle fait valoir que, dans leurs témoignages, les employés de la société ont fait référence à des titres et à des postes, et non à des activités réelles qu’elle avait effectuées pour la société.

[40] La demanderesse affirme que la preuve montre seulement qu’elle a signé des documents pour créer la société de son époux et que la preuve n’établit pas sa participation à l’exploitation de la société. Elle fait valoir que la SI n’a fait référence à aucun élément de preuve établissant qu’elle participait activement à la société et que celle-ci a plutôt inféré sa participation d’une liste de titres et de postes. Elle soutient essentiellement que la preuve touchant les titres ne démontre pas une participation active à l’exploitation de la société.

[41] La SI a examiné un éventail d’éléments de preuve, dont le jugement pénal, le rapport de Mme Duhaime, des documents de la société, des articles de journalisme d’enquête et les déclarations de cinq témoins. Il existait des éléments de preuve selon lesquels la demanderesse avait participé aux décisions concernant les dépenses en capital. La demanderesse ne portait pas seulement un ou deux titres; elle détenait plusieurs titres au sein de multiples entreprises distinctes et entités liées à la société.

[42] En outre, la SI a examiné plusieurs sources de données probantes qui établissaient l’étendue et la portée des rôles et titres de la demanderesse, ainsi que des liens de cette dernière avec la société. À la suite de cet examen, elle a conclu que la demanderesse avait participé activement aux activités de la société et avait « contribué de façon constante et importante à la fraude ».

[43] À mon avis, la SI disposait d’une preuve suffisante pour conclure qu’il existait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était membre de la société et pour retenir cette preuve plutôt que celle produite par la demanderesse visant à prouver sa non‑participation.

2) La SI s’est-elle livrée à des conjectures?

[44] Dans un argument connexe concernant sa participation dans la société, la demanderesse soutient que la SI s’est livrée à des conjectures lorsque cette dernière a conclu qu’elle [traduction] « jouait un rôle » au sein de la société à la lumière des témoignages d’employés selon lesquels elle détenait certains titres. Elle fait valoir qu’un titre de poste n’est pas synonyme d’une participation active. Elle conteste en outre la conclusion suivante que la SI a tirée au paragraphe 26 de sa décision : « [s]i les différents témoins n’avaient pas témoigné de l’importance de Mme Ou au sein de Fanya, l’idée que l’époux de Mme Ou ait inscrit le nom de celle-ci sur des documents par commodité sur le plan juridique aurait pu être crédible ». Elle soutient que ces témoignages démontraient qu’elle avait occupé des postes importants, mais pas qu’elle jouait un quelconque rôle au sein de la société.

[45] Dans le même ordre d’idées, la demanderesse soutient que la preuve ne permettait à la SI de conclure que « le tribunal [chinois] [aurait] délivré un mandat pour l’arrestation de Mme Ou s’il avait eu des raisons de croire que l’implication de celle-ci dans Fanya [s’était limitée] à la signature de documents ».

[46] Bien que la demanderesse affirme que la preuve n’établit pas son rôle, la SI s’est appuyée sur les témoignages des autres parties qui jouaient un rôle dans les entreprises, notamment :

1) L’époux de la demanderesse, qui était responsable de la société Xinjiang Fanya, a déclaré que [traduction] « Deyu Ou était l’agente financière responsable des finances de l’entreprise et de l’approbation des dépenses en capital », et qu’elle était [traduction] « au courant du compte » sur lequel étaient versées d’importantes sommes d’argent provenant de l’escroquerie.

2) Bin Ma, directeur général adjoint de Xinjiang Fanya, a déclaré que Deyu Ou était la [traduction] « personne juridique » de la société.

3) Qinke Wang, également directeur général adjoint de Xinjiang Fanya, a indiqué que Deyu Ou [traduction] « s’était vu confier la responsabilité des finances ».

4) Jiangyan Wang, employé de la division publicitaire de Fanya Exchange, appelée Bona, a déclaré que Deyu Ou était la [traduction] « patronne » de Bona et qu’elle lui avait [traduction] « demandé de se départir de certains meubles et de quatre véhicules de la société.

5) Yue Shi, employé de Fanya Exchange, chargé de présenter les produits financiers frauduleux de Fanya aux employés de la banque et d’aider ceux-ci à les acheter, a déclaré avoir vu Deyu Ou donner des instructions à un autre employé concernant un contrat d’achat de propriété et un reçu.

6) Wenbi Tian, mère de la demanderesse, a indiqué que cette dernière avait enregistré une société en utilisant son identité, c.-à-d. que Mme Tian avait été désignée comme étant la [traduction] « personne juridique » de la société, mais elle ne participait pas à son exploitation.

[Notes de bas de page omises.]

[47] Compte tenu des éléments de preuve qui précèdent, la SI pouvait raisonnablement conclure que les déclarations en question étaient suffisantes pour qu’il y ait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse avait joué un rôle actif au sein de la société.

[48] La demanderesse soutient que ses titres dans la société ne sont pas synonymes d’un rôle actif dans la société. Elle se fonde sur plusieurs jugements, dont la décision Onukwufor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 442, pour faire valoir que la déduction de la SI était déraisonnable. Toutefois, je ne suis pas d’accord pour dire que la SI s’est livrée à des conjectures sur cette question. La SI a mentionné des activités précises effectuées par la demanderesse selon les dires de témoins, dont le témoignage de l’époux de la demanderesse portant que cette dernière [traduction] « approuvait les dépenses en capital » dans le cadre de son rôle d’agente financière.

[49] De plus, selon le rapport de Mme Duhaime, [traduction] « Deyu Ou et Xuhui Han ont tous deux déclaré, bien que Deyu Ou n’ait pas été constante à cet égard, qu’ils jouaient un rôle dans certaines entreprises qui prenaient part à certains volets des activités de Fanya Exchange ». Ce rapport était fondé, à tout le moins en partie, sur les propres déclarations de la demanderesse concernant son rôle dans l’entreprise.

[50] Compte tenu des circonstances, la SI ne s’est pas livrée à des conjectures et n’a pas fait de déductions concernant la participation de la demanderesse dans les entreprises; elle s’est plutôt fondée sur les éléments de preuve fournis par des témoins et les renseignements contenus dans le rapport de Mme Duhaime. Ainsi, la SI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la demanderesse avait joué un rôle actif au sein de la société.

[51] Selon la norme de la décision raisonnable, la conclusion de la SI est justifiable et fondée sur les éléments de preuve dont cette dernière a tenu compte.

3) La SI a-t-elle inversé le fardeau de la preuve?

[52] La demanderesse fait valoir que la SI a inversé le fardeau de la preuve lorsqu’elle a tiré une conclusion défavorable quant à sa crédibilité, et ce, sans évaluer la crédibilité de l’information fournie par le tribunal chinois, la poursuite et les reportages médiatiques. Elle soutient qu’elle a dû prouver son innocence et invoque la phrase suivante du paragraphe 34 de la décision de la SI :

Bien que la possibilité générale de corruption du système judiciaire chinois puisse exister, il ne faut pas présumer que chaque cas devant un tribunal en Chine est une mascarade ni que chaque aveu d’un accusé est fait sous la contrainte.

[53] La difficulté pour la demanderesse était qu’il lui incombait de convaincre la SI du bien‑fondé de sa défense. La demanderesse n’a cependant fourni ni fondement probatoire ni preuve tangible démontrant que le jugement pénal n’était pas digne de foi ou constituait une « mascarade ».

[54] Il incombait au ministre d’établir les éléments relatifs à l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. La SI a conclu que le jugement pénal était « crédible, digne de foi et convaincant ».

[55] La SI a évalué la preuve objective figurant dans le CND et le rapport du professeur Yang, et elle a admis la possibilité générale de corruption du système judiciaire chinois, mais n’était pas prête à admettre que chaque affaire devant un tribunal en Chine menait à un procès factice.

[56] La SI a évalué expressément la crédibilité du jugement pénal rendu en Chine et a expliqué pourquoi elle était arrivée à la conclusion qu’elle a tirée. Voici le paragraphe 11 de sa décision :

[11] Le jugement du tribunal populaire du district de Tianshan est crédible, digne de foi et convaincant; l’existence du scandale Fanya et les déclarations de culpabilité prononcées contre l’époux de Mme Ou et d’autres personnes n’ont pas été contestées. Les détails de la décision du tribunal reflètent les informations contenues dans les divers articles de presse de différents médias nationaux et internationaux qui ont suivi l’affaire depuis ses débuts. La décision fournit des détails sur l’infraction, les rôles définis des auteurs de l’infraction et la collaboration qui a eu lieu dans l’exécution du plan de fraude financière. Les renseignements contenus dans le jugement sont, pour la majeure partie, un résumé des dépositions et des témoignages des personnes qui ont été reconnues coupables, entre autres témoins. Le jugement fait régulièrement référence à Mme Ou et soutient qu’elle a joué un rôle intégral dans la combine, rôle dans le cadre duquel elle travaillait aux côtés de son époux, Xukui Han, et d’autres membres de la direction de Fanya.

[Non souligné dans l’original.]

[57] La SI a tenu compte des arguments avancés par la demanderesse concernant la fiabilité du système judiciaire chinois, et elle n’a pas renversé le fardeau de la preuve ni imposé ce fardeau à la demanderesse. Elle a plutôt tenu compte de manière explicite de la fiabilité, de la véracité et de la crédibilité de la preuve invoquée. Ce faisant, la SI a agi de manière raisonnable.

4) La SI a-t-elle tenu compte des Directives?

[58] La demanderesse fait valoir que la SI n’a pas appliqué correctement les Directives à sa situation. Elle soutient que la SI a jugé que, grâce aux postes qu’elle occupait dans les entreprises de son époux, elle pouvait obtenir des renseignements directement auprès de ces dernières, sans avoir à recourir à son mari ou aux médias. Elle fait valoir que le raisonnement de la SI n’était ni raisonnable ni réaliste.

[59] Les Directives disposent que « [l]es femmes provenant de certaines cultures où les hommes ne parlent pas de leurs activités politiques, militaires ou même sociales à leurs épouses, filles ou mères peuvent se trouver dans une situation difficile lorsqu’elles sont interrogées au sujet des expériences de leurs parents de sexe masculin ».

[60] Bien qu’elle ait invoqué les Directives, la demanderesse n’a fourni aucune preuve précise et n’a décrit aucun incident en ce qui concerne la manière dont son mari la traitait pour étayer sa thèse selon laquelle les Directives s’appliquent à sa situation. L’application des Directives, le cas échéant, ne saurait suffire à vicier la conclusion de la SI quant à la crédibilité de la demanderesse, peu importe l’état de sa relation avec son époux.

[61] Il était raisonnable de la part de la SI de conclure que les Directives ne s’appliquaient pas en l’espèce, compte tenu de la preuve.

C. L’affaire soulève-t-elle une question certifiée?

[62] Le matin de l’audience du présent contrôle judiciaire, l’avocat de la demanderesse a indiqué qu’il proposait une question à certifier. Bien que cette approche ne soit pas conforme aux Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté de la Cour datées du 5 novembre 2018, j’examinerai néanmoins la question proposée aux fins de certification.

[63] La demanderesse sollicite la certification de la question suivante :

[traduction]

Lorsqu’une demande d’interdiction de territoire est fondée sur le jugement d’un tribunal chinois qui pourrait avoir été rendu par un comité judiciaire en raison de l’importance et de la complexité de l’affaire en Chine, le gouvernement du Canada doit-il obtenir du gouvernement chinois la confirmation que le jugement en question n’a pas été rendu par un comité judiciaire, à défaut de quoi il ne peut pas invoquer ce jugement dans le cadre de procédures d’interdiction de territoire?

[64] La question posée à des fins de certification doit correspondre aux faits de l’espèce et être formulée d’une manière qui tient compte de la norme de contrôle applicable en liant la question à certifier à la décision faisant l’objet du contrôle (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 aux para 34, 35, 44 et 45 [Camayo]).

[65] La question doit être adaptée pour traiter un point soulevé dans la décision contestée et elle doit revêtir une importance générale; il ne doit pas s’agir d’une question abstraite ou axée sur les faits particuliers de l’affaire (Camayo, aux para 40 et 45).

[66] Dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2018 CAF 22, le juge Laskin explique le critère en ces termes au paragraphe 46 :

Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. L.R. (4th) 211, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 N.R. 186, aux paragraphes 15 et 35).

[67] La question en cause vise à établir si le « jugement d’un tribunal chinois pourrait avoir été rendu par un comité judiciaire ». La SI n’a pas soulevé la question du comité judiciaire dans sa décision et n’a reçu aucune observation de la demanderesse concernant l’intervention possible d’un comité judiciaire. Par conséquent, je ne crois pas que les faits de l’espèce soulèvent cette question. J’admets que la fiabilité des documents provenant de l’instance devant le tribunal chinois sur lesquels s’est appuyée la SI était en cause, et j’en traite plus haut. Cependant, la question proposée aux fins de certification laisse entendre que la décision du tribunal chinois a été rendue par un comité judiciaire, et cet aspect n’a pas été soulevé auprès de la SI.

[68] Un appel portant sur la question proposée ne servirait qu’à donner à la demanderesse l’occasion de plaider à nouveau que la SI a déraisonnablement évalué les faits de sa cause. La question posée est hypothétique, puisqu’elle vise à savoir notamment si le jugement concernant la demanderesse [traduction] « pourrait avoir été rendu par un comité judiciaire ». En outre, cet aspect n’a pas été soulevé directement auprès de la SI. Par conséquent, il ne constitue pas un fondement pour la certification d’une question pour la Cour d’appel fédérale.

[69] En conclusion, la question proposée par la demanderesse ne sera pas certifiée.

V. Conclusion

[70] La demande d’ordonnance d’anonymat sera rejetée. L’intitulé sera modifié immédiatement de façon à désigner la demanderesse.

[71] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée, puisque la décision de la SI est raisonnable.

[72] De plus, je ne certifierai pas la question posée par la demanderesse.


 

JUGEMENT DANS LE DOSSIER NO IMM-13175-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande d’ordonnance d’anonymat est rejetée. L’intitulé est modifié immédiatement de façon à désigner la demanderesse.

  2. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Ann Marie McDonald »

Juge


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

 

IMM-13175-22

 

INTITULÉ :

DEYU OU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 août 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

David H. Matas

POUR LA DEMANDERESSE

 

Brendan Friesen

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davis Immigration Law Office

Winnipeg (Manitoba)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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