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Date : 20231018


Dossier : IMM-3263-21

Référence : 2023 CF 1390

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

VIKTOR KALABA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Viktor Kalaba, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 28 avril 2021, par laquelle un agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a refusé de lui accorder une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, relativement à une demande de statut de résident permanent au Canada présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’accueillerai la présente demande.

II. Le contexte

[3] Le demandeur est un Albanais de souche né en 1965 dans un camp de réfugiés en ex‑Yougoslavie.

[4] Lorsqu’il était âgé de 10 mois, le demandeur et ses parents ont fui une vendetta et le régime communiste, et ils ont trouvé refuge aux États‑Unis.

[5] Le demandeur et sa famille ont obtenu le statut de résident permanent aux États‑Unis, parce qu’ils étaient apatrides. Les membres de sa famille, composée de sa mère âgée, de ses deux frères, de sa sœur et de ses trois filles, résident tous aux États‑Unis et y ont un statut de résident permanent valide.

[6] Le demandeur a eu des antécédents difficiles en matière d’immigrations, qui ont été compliqués par son casier judiciaire aux États‑Unis. Le tribunal pénal du comté de New York a déclaré le demandeur coupable de conduite avec facultés affaiblies deux fois en 1990, une fois en 2000 et enfin en 2005. Ces infractions ont donné lieu à des amendes et, en fin de compte, au retrait de son permis de conduire.

[7] La déclaration de culpabilité prononcée contre le demandeur en 2006 pour complot en vue de commettre une fraude liée à un dispositif d’accès, qui a donné lieu à une peine d’emprisonnement de 46 mois, concerne la présente demande. Le demandeur a purgé sa peine et a par la suite été renvoyé des États‑Unis vers le Kosovo le 27 mai 2010. Le demandeur précise dans sa demande que son avocat de l’époque ne l’avait pas informé des répercussions sur son statut aux États‑Unis, de sorte que son renvoi immédiat après sa mise en liberté a été un choc pour lui et sa famille.

[8] Le demandeur a été renvoyé dans un pays avec lequel il avait peu de liens. Il a expliqué, dans sa demande, s’être déplacé de ville en ville pour se cacher et assurer ainsi sa sécurité, en raison de la vendetta familiale et de la discrimination qu’il pourrait subir parce qu’il est de confession catholique romaine.

[9] Le demandeur est entré au Canada le 12 décembre 2011, muni d’un passeport frauduleux portant le nom d’emprunt Christopher Robinson, et a demandé l’asile. Dans une décision du 14 janvier 2015, il a été conclu que le demandeur était exclu de la protection au titre de la section Fb) de l’article premier, parce qu’il avait commis des crimes graves de droit commun. Le fond de sa demande d’asile n’a donc pas été examiné.

[10] Le demandeur est resté au Canada et a déposé une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en 2019. Sa demande est essentiellement fondée sur les difficultés auxquelles il se heurterait à son retour au Kosovo, son établissement au Canada et son désir de se rapprocher géographiquement de sa famille aux États‑Unis. Plusieurs lettres de soutien de ses amis, de ses collègues du restaurant Sotto Sotto et de membres de sa famille très unie aux États‑Unis, ont été fournies à l’appui de sa demande. Parmi les facteurs invoqués figurait également une demande de prise en compte de l’intérêt supérieur de son premier petit‑enfant qui, au moment du dépôt de la demande, n’était pas encore né.

[11] Dans une décision du 28 avril 2021, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[12] L’agent d’IRCC a examiné les documents présentés, dont les facteurs relatifs aux antécédents criminels, à l’établissement au Canada, aux difficultés et aux conditions défavorables dans le pays.

Antécédents criminels

[13] L’agent a pris en compte les antécédents criminels du demandeur et a fait observer qu’ils s’échelonnaient sur une période de 15 ans, de 1990 à 2005, et comprenaient des infractions allant de la conduite avec facultés affaiblies par la consommation d’alcool à la possession de biens volés, en passant par le complot en vue de commettre une fraude liée à un dispositif d’accès.

[14] L’agent a mis en balance le long passé criminel du demandeur avec les remords de ce dernier et les mesures qu’il avait prises en vue de sa réadaptation. L’agent a reconnu que le demandeur avait exprimé des remords pour ses actes et qu’il avait suivi avec succès le programme de sevrage de jour à l’hôpital St. Michael’s. Toutefois, l’agent a attribué un poids défavorable important aux crimes commis par le demandeur, car il n’était pas convaincu que ces facteurs l’emportaient sur ses antécédents criminels.

IV. La question en litige et la norme de contrôle

[15] Comme j’ai conclu que l’analyse des antécédents criminels du demandeur menée par l’agent était déraisonnable, il n’est pas nécessaire d’examiner l’analyse de l’établissement, des problèmes psychologiques et de la séparation de la famille à laquelle a procédé l’agent, les soins médicaux au Kosovo, la vendetta ou l’évaluation globale.

[16] Le demandeur soutient que l’agent a fondé sa décision sur une ou plusieurs conclusions de fait erronées ou une interprétation erronée de la preuve et de faits pertinents, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte de la preuve présentée.

[17] Les parties conviennent, et c’est aussi mon avis, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La Cour suprême du Canada a conclu que, lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond (le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 [Vavilov]. Bien que cette présomption soit réfutable, aucune des exceptions à la présomption n’est applicable en l’espèce.

[18] Une décision raisonnable est justifiée, transparente et intelligible, et elle est axée sur la décision même, notamment sa justification : Vavilov, au para 15. Dans l’ensemble, une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85.

V. Analyse

Les antécédents criminels

[19] Le demandeur affirme que l’analyse de l’agent n’est pas claire. Les antécédents criminels du demandeur aux États‑Unis sont résumés, ses efforts de réadaptation sont mentionnés, et nous nous retrouvons avec la conclusion que ces derniers ne l’emportent pas sur les premiers.

[20] Pour illustrer cette erreur, je trouve utile d’établir une comparaison avec les motifs fournis par un agent dans une autre affaire faisant intervenir des considérations d’ordre humanitaire dans laquelle il était question de crimes perpétrés aux États‑Unis : Khokhar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 555 aux para 32‑34 [Khokhar] :

[32] M. Khokhar soutient de plus qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de se concentrer sur son passé criminel en faisant abstraction des éléments qui en atténuent la gravité, c’est‑à‑dire les remords exprimés, sa réadaptation, le faible risque de récidive et l’absence de peine d’emprisonnement pour l’infraction criminelle commise au Canada.

[33] Dans sa décision, l’agent donne une liste des facteurs justifiant l’interdiction de territoire de M. Khokhar, y compris ses fausses déclarations, une infraction qualifiée impliquant la décharge d’une arme à feu aux États‑Unis et qui lui a valu une peine de 4 ans d’emprisonnement, ainsi qu’une condamnation au Canada en novembre 2009 pour agression armée pour laquelle il a été condamné à une peine avec sursis, une détention présentencielle de 32 jours, 2 années de probation concurrente, et reçu une ordonnance d’interdiction de 19 ans. Dans son analyse des observations de M. Khokhar, l’agent se prononce comme suit :

[traduction] L’avocate allègue que les condamnations au criminel prononcées contre le demandeur aux États‑Unis remontent à plus de 20 ans, et qu’il éprouve des remords d’avoir fait de fausses déclarations au sujet de la vie qu’il y a vécue et menti au sujet de ses condamnations. Elle ajoute que la seule autre condamnation du demandeur lui a été infligée après une querelle avec sa femme en 2009, et qu’il avait plaidé coupable à plusieurs chefs de violence conjugale liés à cette unique querelle. Je compatis aux remords du demandeur et je conviens avec l’avocate que beaucoup de couples ont des « hauts et des bas ». Cependant, je ne crois pas que ces facteurs exonèrent le demandeur de sa responsabilité criminelle, d’autant plus que ses délits sont graves. Je rappelle que le demandeur a été condamné à des peines d’emprisonnement, dont l’une était de quatre ans aux États‑Unis, ce qui en dit long sur la gravité des gestes commis.

[34] Ces passages de la décision démontrent que l’agent a bien compris les arguments de M. Khokhar quant aux remords éprouvés et à sa réhabilitation, de même que les peines d’emprisonnement et autres qui lui ont été infligées, tant aux États‑Unis qu’au Canada. Je ne trouve aucune raison de conclure que l’agent a refusé la demande de M. Khokhar fondée sur des considérations d’ordre humanitaire par suite d’un traitement déraisonnable de ses antécédents criminels et de ses fausses déclarations.

[21] Comme l’a fait observer le juge Southcott, les motifs démontrent une compréhension des arguments du demandeur au‑delà d’une répétition des antécédents criminels. Dans l’affaire Khokar, le demandeur avait également été incarcéré aux États‑Unis en raison de déclarations de culpabilité prononcées contre lui, qui remontaient à plus de 20 ans. Bien que les infractions soient de nature très différente, je fais ces comparaisons pour montrer comment un agent pourrait faire preuve de transparence et de justification dans sa conclusion. La gravité des infractions d’agression armée et d’agression conjugale a été explicitement mentionnée. Une peine d’emprisonnement de quatre ans a été considérée comme une indication de la gravité des crimes. Le temps écoulé depuis les infractions a été pris en compte. Ensemble, les motifs forment un raisonnement rationnel qui a conduit à la conclusion de l’agent, comme l’exige maintenant l’arrêt Vavilov.

[22] Tout à l’opposé, en l’espèce, l’agent examine les différents facteurs et formule une conclusion. L’agent résume les déclarations de culpabilité antérieures du demandeur et conclut que [traduction] « [b]ien que le demandeur exprime des remords pour ses actes et qu’il ait suivi avec succès le programme de sevrage de jour à St. Michael’s, [il n’est] pas convaincu que ces facteurs l’emportent sur ses antécédents criminels ». Il n’y a là aucune analyse. Il n’y a pratiquement aucun motif qui démontre comment l’agent est arrivé à une telle conclusion. En termes simples, il y a un « quoi », mais pas de « pourquoi ». C’est la juge Mactavish, dans la décision Adu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 565 au para 14, qui décrit le mieux cette erreur :

[14] À mon avis, ces « motifs » n’en sont pas du tout. Il s’agit plutôt essentiellement d’un résumé des faits et de l’énoncé d’une conclusion, sans aucune analyse étayant celle‑ci. L’agente a simplement examiné les facteurs favorables pour lesquels la demande pourrait être accueillie, concluant que, à son avis, ces facteurs n’étaient pas suffisants pour justifier l’octroi d’une dispense. Elle n’a cependant pas expliqué pour quelles raisons. Or, cela n’est pas suffisant puisque les demandeurs se trouvent ainsi dans une position peu enviable où ils ignorent pourquoi leur demande a été rejetée.

[23] L’agent a énuméré les six déclarations de culpabilité au criminel prononcées contre le demandeur aux États-Unis entre février 1990 et janvier 2005. Je mentionne que quatre des déclarations de culpabilité concernaient la conduite avec facultés affaiblies par la consommation d’alcool, une condamnation concernait la possession d’une carte de crédit volée et la sixième, un complot en vue de commettre une fraude liée à un dispositif d’accès, ce qui constituait un acte délictueux grave de catégorie D. Le demandeur a été condamné à une peine concurrente de 46 mois, a fait l’objet d’une mise en liberté surveillée de trois ans et d’une interdiction de possession d’arme à feu. Il a également été condamné à une amende de 200 $ et il lui a été ordonné de verser en dédommagement une somme de 206 484,03 $.

[24] Le demandeur a été renvoyé au Kosovo le 27 mai 2010.

[25] L’agent a conclu ainsi : [traduction] « Je ne suis pas convaincu que ces facteurs l’emportent sur les antécédents criminels du demandeur. J’estime que les crimes qu’il a commis ne jouent pas en sa faveur dans sa situation actuelle. En fait, j’attribue un poids défavorable considérable aux crimes que le demandeur a commis. »

[26] Une fois de plus, aucun motif n’est fourni pour justifier la conclusion d’attribuer un poids défavorable considérable aux crimes que le demandeur a commis.

VI. Conclusion

[27] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3263-21

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3263-21

 

INTITULÉ :

VIKTOR KALABA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 18 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Marvin Moses

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Charles J. Jubenville

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Marvin Moses Law Office

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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