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Date : 20231016


Dossier : IMM-3502-22

Référence : 2023 CF 1370

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 octobre 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

IBRAHIM ZEINE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Avant de déclarer un étranger interdit de territoire pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour avoir été déclaré coupable d’une infraction à l’extérieur du Canada, les agents d’immigration doivent évaluer si l’infraction en droit étranger constitue une infraction qui, commise au Canada, est punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans. L’agent qui a déclaré Ibrahim Zeine interdit de territoire pour grande criminalité en raison d’une déclaration de culpabilité antérieure au Liban n’a pas effectué une analyse de l’équivalence raisonnable. Par conséquent, sa conclusion d’interdiction de territoire pour ce motif était déraisonnable et doit être annulée.

[2] Le même agent a également conclu que M. Zeine était interdit de territoire pour fausses déclarations, car il n’avait pas divulgué dans sa demande de résidence permanente la déclaration de culpabilité qui sous‑tend la conclusion de grande criminalité. Bien que cette conclusion soit raisonnable en soi, il était déraisonnable de la part de l’agent de ne pas examiner la demande de M. Zeine pour la prise de mesures spéciales à son égard pour des motifs d’ordre humanitaire (les mesures d’ordre humanitaire). M. Zeine n’a pas expressément invoqué l’article 25 de la LIPR, mais il a demandé la prise de mesures d’ordre humanitaire et a énoncé les motifs qui justifiaient à son avis sa demande, ce qui était suffisant pour obliger l’agent à examiner cette demande.

[3] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie en partie, et la demande de résidence permanente parrainée de M. Zeine sera renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue et qu’il soit statué à nouveau sur les questions de la grande criminalité et de la prise de mesures d’ordre humanitaire.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[4] Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, M. Zeine soulève les questions suivantes :

  1. L’agent d’immigration a-t-il commis une erreur en déclarant M. Zeine interdit de territoire pour grande criminalité sans effectuer une analyse d’équivalence convenable?

  2. L’agent d’immigration a-t-il commis une erreur en déclarant M. Zeine interdit de territoire pour fausses déclarations sans examiner la question de savoir si les motifs d’ordre humanitaire étaient suffisants pour écarter la conclusion d’interdiction de territoire?

[5] Les parties conviennent que ces questions, qui se rapportent au fond de la décision de l’agent, sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 17, 23‑25; Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 455 aux para 13‑14. Selon cette norme de contrôle, la Cour n’interviendra à l’égard d’une décision administrative que si elle est déraisonnable, c’est‑à‑dire si elle est intrinsèquement incohérente ou ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle : Vavilov, aux para 99‑107. Les principes de la justification et de la transparence exigent, notamment, que les motifs de la décision tiennent valablement compte des questions clés et des arguments principaux formulés par les parties : Vavilov, aux para 127-128.

III. Analyse

A. La conclusion de l’agent concernant l’interdiction de territoire pour grande criminalité était déraisonnable

(1) Le cadre juridique applicable

[6] L’alinéa 36(1)b) de la LIPR prévoit qu’emporte interdiction de territoire pour grande criminalité le fait d’« être déclaré coupable, à l’extérieur du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction sous le régime d’une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ».

[7] Dans deux arrêts de principe, Hill et Li, la Cour d’appel fédérale a établi le cadre juridique requis pour procéder à une évaluation en vertu de ce qui est aujourd’hui l’alinéa 36(1)b) : Hill c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] ACF no 47 (CA); Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 1 CF 235 (CA).

[8] Dans l’arrêt Hill, la Cour d’appel a infirmé la conclusion d’un arbitre selon laquelle M. Hill était interdit de territoire en vertu de la disposition qui a été remplacée par l’alinéa 36(1)b), en raison d’une condamnation pour cambriolage (burglary) au Texas. Dans ses motifs concordant avec les motifs de la majorité de la Cour, le juge Urie s’est penché sur la question de l’infraction commise à l’étranger « qui constitue … une infraction … au Canada » pour établir l’« équivalence » entre l’infraction en droit étranger et la disposition pertinente de la loi canadienne. Il a jugé que cette équivalence peut être établie de trois manières : 1) en comparant le libellé précis des dispositions de chacune des lois — par un examen documentaire et, le cas échéant, par le témoignage d’experts — pour dégager les éléments essentiels des infractions respectives; 2) par l’examen de la preuve présentée devant l’arbitre afin d’établir si elle démontrait de façon suffisante que les éléments essentiels de l’infraction au Canada avaient été établis dans le cadre des procédures étrangères; 3) au moyen d’une combinaison de la première et de la deuxième démarches.

[9] Dans l’arrêt Li, la Cour d’appel a conclu que pour apprécier les éléments essentiels de l’infraction aux fins de l’analyse de l’équivalence décrite dans l’arrêt Hill, il faut prendre en considération à la fois les éléments constitutifs et les moyens de défense propres à cette infraction : Li, aux para 18‑19; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gaytan, 2021 CAF 163 au para 70.

[10] Les arrêts Hill et Li ont été suivis à de nombreuses reprises par notre Cour afin d’établir le cadre applicable pour effectuer une analyse de l’équivalence aux fins de l’alinéa 36(1)b) : voir notamment Kathirgamathamby c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 811 aux para 23‑24; Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 aux para 27‑28; Liberal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 173 aux para 23‑32. Ce cadre d’analyse, établi dans des précédents contraignants, représente une « contrainte juridique » ayant une incidence sur la décision de l’agent, de sorte que le fait de ne pas appliquer l’alinéa 36(1)b) conformément à ce cadre est « tout simplement déraisonnable » : Vavilov, au para 112.

(2) La déclaration de culpabilité de M. Zeine

[11] En juin 1996, M. Zeine a été impliqué dans une altercation familiale au cours de laquelle il a tiré son frère dans la jambe. Il semblerait qu’une décision prise par le père de M. Zeine au sujet du lieu de résidence de la nièce de M. Zeine serait la raison du différend. Lorsque la dispute a dégénéré en coups, le père de M. Zeine les a enfermés, lui et ses deux frères, dans sa maison. Les frères se sont libérés et ont commencé à frapper le père. M. Zeine a saisi un fusil Kalachnikov et a tiré des coups de feu. Selon sa version des faits, il a tiré deux coups de feu en l’air pour éloigner ses frères de son père et, lorsque quelqu’un a essayé de lui prendre l’arme, un coup est parti accidentellement et une balle a atteint la jambe de son frère par ricochet. Son frère a reconnu qu’il s’agissait d’un accident et d’une [traduction] « malchance », et il a renoncé à son droit de poursuivre M. Zeine.

[12] Le 29 novembre 1996, M. Zeine a été reconnu coupable de trois infractions criminelles liées à cet incident par la Cour pénale de Zahlé, au Liban. L’agent disposait du jugement de la Cour pénale, dans sa version originale en arabe, et de sa traduction. Le juge y expose brièvement les conclusions suivantes :

[traduction]
Attendu qu’il appert des déclarations, de la renonciation, de l’ensemble des enquêtes, de la Kalachnikov saisie et du rapport médical que le défendeur, en date du 25/06/1996, en raison de différends familiaux, a tiré avec une arme militaire non enregistrée sur le demandeur de la renonciation, Ali, lequel a été blessé à la jambe, de sorte qu’il a eu un congé de maladie de trois mois.

Attendu que l’acte du défendeur consistant à tirer intentionnellement en direction de la jambe du demandeur de la renonciation afin de le blesser constitue l’infraction prévue et punie à l’article 576 du Code pénal.

Attendu que son acte consistant à détenir une arme militaire non enregistrée constitue l’infraction prévue et punie à l’article 72/Armes.

Attendu que son acte consistant à tirer dans un lieu résidentiel constitue l’infraction prévue et punie à l’article 75/Armes.

Conformément à la renonciation, la Cour envisage d’accorder au défendeur les circonstances atténuantes prévues à l’article 254 du Code pénal.

[Non souligné dans l’original; typographie corrigée.]

[13] Au vu de ces conclusions, et après avoir réduit les peines en raison de circonstances atténuantes, la Cour a condamné M. Zeine à un mois de prison au total et à une amende de 200 000 livres libanaises pour les trois infractions. Environ la moitié de la peine d’emprisonnement a été purgée en détention provisoire. Le reste de la peine a été exécutée en 1999, en même temps que l’amende.

(3) La demande de résidence permanente de M. Zeine

[14] En août 2019, M. Zeine a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie du regroupement familial, parrainée par son épouse, une citoyenne canadienne. Dans le formulaire standard Antécédents/Déclaration joint à sa demande, M. Zeine a répondu à la question de savoir s’il avait déjà été « reconnu coupable […] [d’]un crime ou [d’]un délit, ou sujet à des procédures judiciaires dans un autre pays […] » en cochant la case marquée « NON ».

[15] Après un examen et des enquêtes connexes, un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a conclu en mars 2020 que la relation était authentique. Toutefois, une vérification du casier judiciaire par IRCC a révélé des renseignements concernant la déclaration de culpabilité en 1996 et l’exécution de la peine en 1999. En réponse à une lettre de demande d’IRCC en juillet 2021, M. Zeine a déposé des documents judiciaires concernant la déclaration de culpabilité, notamment le jugement susmentionné.

[16] IRCC a envoyé à M. Zeine une lettre relative à l’équité procédurale en août 2021, dans laquelle il était indiqué qu’il avait été reconnu coupable d’[traduction] « avoir tiré avec une arme à feu sur une personne et de l’avoir blessée au titre de l’article 576 du Code pénal libanais, le 29 novembre 1996 ». La lettre indiquait que l’infraction, si elle était commise au Canada, constituerait une infraction visée à l’article 267 du Code criminel et que M. Zeine était donc probablement interdit de territoire pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. Elle mentionnait également la possibilité que M. Zeine puisse être interdit de territoire pour fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR parce qu’il avait omis de divulguer la déclaration de culpabilité antérieure dans sa demande.

[17] Dans sa réponse à la lettre relative à l’équité procédurale, M. Zeine a fourni des renseignements et un contexte relativement à la déclaration de culpabilité en 1996 et a expliqué l’omission de divulguer cette déclaration dans sa demande.

(4) La décision de l’agent

[18] Le 19 mars 2022, un agent de migration d’IRCC du bureau de Beyrouth a examiné la demande de résidence permanente de M. Zeine. L’agent a conclu que M. Zeine était interdit de territoire pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR et pour fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR.

[19] Les motifs de la décision de l’agent sont exposés dans une lettre de refus datée du 30 mars 2022 et dans ses notes dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC]. Les notes consignées dans le SMGC présentent le contexte factuel du différend et de l’incident des coups de feu. Les notes mentionnent ensuite la conclusion de fond de l’agent sur la question de l’équivalence et l’application de l’alinéa 36(1)b), à savoir :

[traduction]
Comme il est indiqué précédemment, l’incident en question, pour lequel le DP [demandeur principal] a été reconnu coupable d’avoir utilisé une arme à feu et infligé des lésions corporelles, est équivalent à l’infraction visée à l’article 267 du Code criminel (agression armée ou infliction de lésions corporelles). Il s’agit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans. En conséquence, le DP est interdit de territoire au Canada pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR.

[20] La mention [traduction] « indiqué précédemment » dans l’extrait ci‑dessus semble renvoyer à une entrée antérieure dans le SMGC, effectuée par un autre agent au moment de l’envoi de la lettre relative à l’équité procédurale en août 2021 :

[traduction]
Le sujet a été condamné pour avoir menacé une personne ou visé une personne avec une arme à feu non autorisée (une Kalachnikov). […] Le DP a été condamné en 1996 en application d’articles du [Code] pénal libanais, notamment 576 (menaces au moyen d’une arme à feu), à un mois d’emprisonnement et à une amende de 100 000 livres libanaises. […]

Sous le régime du [Code criminel], cette infraction semble être l’équivalent de l’infraction visée à l’article 267 (agression armée ou infliction de lésions corporelles) qui constitue un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de dix ans.

(5) La décision de l’agent était déraisonnable

(a) Les éléments constitutifs des infractions

[21] Je suis d’accord avec M. Zeine pour dire que la décision de l’agent ne montre pas qu’il a effectué l’analyse de l’équivalence requise par l’arrêt Hill lorsqu’il a conclu que la déclaration de culpabilité de M. Zeine au Liban concernait une infraction équivalente à l’infraction visée à l’article 267 du Code criminel. En particulier, rien n’indique que l’agent ait comparé « le libellé précis des dispositions de chacune des lois » (la première approche décrite dans l’arrêt Hill), qu’il ait vérifié si les éléments essentiels de l’infraction en droit canadien avaient été prouvés dans le cadre de la procédure étrangère (la deuxième approche), ou qu’il ait procédé à une combinaison de ces deux approches (la troisième approche).

[22] En ce qui concerne la première approche, les motifs de l’agent ne reprennent pas le libellé précis de l’article 576 du Code pénal libanais ni celui de l’article 267 du Code criminel, et ne comportent pas de comparaison entre ces lois. Rien n’indique que l’agent disposait de l’article 576 du Code pénal libanais, car aucune version de cet article ne figure dans le dossier certifié du tribunal ou dans les divers documents judiciaires. En effet, dans le dossier à la disposition de la Cour, rien ne confirme que l’article 576 englobe le fait d’avoir[traduction] « utilisé une arme à feu et infligé des lésions corporelles » (les mots de l’agent) ou les [traduction] « menaces au moyen d’une arme à feu » (les mots de l’agent précédent), et encore moins ce qui pourrait être les éléments constitutifs d’une telle infraction. Puisque l’agent n’examine pas le libellé de l’article 576 du Code pénal libanais, son analyse ne peut pas non plus relever de la troisième approche décrite dans l’arrêt Hill, à savoir une combinaison de la première et de la deuxième approche.

[23] Par défaut, il ne reste que la deuxième approche. La déclaration de l’agent selon laquelle [traduction] « l’incident en question […] est équivalent à l’infraction visée à l’article 267 du Code criminel » donne l’impression que l’agent a voulu comparer les faits de l’affaire libanaise — les « actes qu’avait effectivement commis l’intéressé » — avec l’infraction en droit canadien : Li, au para 13. Cependant, l’agent n’examine pas les éléments essentiels de l’infraction punissable au Canada, ni la question de savoir si les faits qui ont été « établis dans le cadre des procédures étrangères » [non souligné dans l’original] satisfont à ces éléments. La déclaration de l’agent selon laquelle [traduction] « l’incident en question, pour lequel le DP a été reconnu coupable d’avoir utilisé une arme à feu et infligé des lésions corporelles, est l’équivalent de l’infraction visée à l’article 267 du Code criminel (agression armée ou infliction de lésions corporelles) » constitue seulement une conclusion relative à l’équivalence et non une analyse de celle‑ci. Comme l’a souligné le juge Diner dans la décision Liberal, « [u]n simple renvoi aux dispositions pertinentes, suivi d’une courte déclaration quant à leur équivalence, ne constitue pas une analyse raisonnable » : Liberal, au para 32; voir également Kathirgamathamby, au para 24.

[24] Le ministre soutient qu’aucune analyse supplémentaire n’était nécessaire puisque [traduction] « [l]a réponse est évidente. Les éléments essentiels des dispositions sont les mêmes. » Étant donné qu’aucun élément de preuve ne concerne le libellé ou les éléments essentiels de l’article 576 du Code pénal libanais, l’affirmation du ministre selon laquelle les éléments essentiels des deux dispositions sont les mêmes n’a aucun fondement probatoire. La brève conclusion de la Cour libanaise selon laquelle [traduction] « tirer intentionnellement en direction de la jambe du demandeur de la renonciation afin de le blesser » constitue l’infraction visée à l’article 576 ne traite ni du libellé ni des éléments essentiels de cette disposition.

[25] Dans ses observations, le ministre inclut également ce qui est en fait une analyse abrégée des faits de l’affaire qu’il compare aux éléments de l’infraction en droit canadien. Outre le fait qu’il n’expose pas intégralement les éléments constitutifs de l’infraction, tels qu’ils sont reconnus par la jurisprudence canadienne, le ministre tente en fait de compléter les motifs de l’agent par une analyse qui aurait pu être effectuée par l’agent, mais ne l’a pas été. Cette analyse va au-delà de ce que la Cour peut accepter ou prendre en considération dans le cadre d’un contrôle judiciaire, et le fait de déclarer que la réponse est « évidente » n’y change rien : Vavilov, aux para 96‑98.

[26] Quoi qu’il en soit, même en admettant qu’il puisse y avoir des cas dans lesquels l’équivalence entre une infraction en droit étranger et une infraction en droit interne pourrait potentiellement être « évidente », je ne puis conclure que l’équivalence entre l’infraction pour laquelle M. Zeine a été reconnu coupable au Liban, au sujet de laquelle il n’y a que peu de renseignements, et l’article 267 du Code criminel entre dans cette catégorie. Comme le souligne M. Zeine, la Cour d’appel a conclu dans l’arrêt Hill qu’une telle équivalence ne pouvait pas être simplement présumée, même en ce qui concerne l’infraction de « vol », compte tenu des nuances juridiques liées à cette infraction.

(b) La légitime défense

[27] M. Zeine allègue également que l’agent n’a pas pris en considération la possibilité d’invoquer la légitime défense. Bien que M. Zeine soulève ce point comme une question distincte de celle de l’analyse de l’équivalence, la Cour d’appel a clairement indiqué dans l’arrêt Li que l’examen des moyens de défense fait partie de l’analyse de l’équivalence : Li, aux para 18‑19.

[28] L’article 34 du Code criminel établit la légitime défense comme moyen de défense, en remplacement de l’ancien régime de légitime défense : R c Khill, 2021 CSC 37 aux para 2949. Sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans les détails, l’article 34 prévoit désormais qu’une personne n’est pas coupable d’une infraction dans certaines circonstances bien définies, à savoir si la personne, à la fois : a) croit, pour des motifs raisonnables, que la force est employée contre elle ou une autre personne ou qu’on menace de l’employer contre elle ou une autre personne; b) commet un acte dans le but de se défendre ou de se protéger — ou de défendre ou de protéger une autre personne; c) agit de façon raisonnable dans les circonstances. Les anciennes dispositions, en vigueur en 1996, avaient une portée différente, mais prévoyaient tout de même que la légitime défense pouvait être invoquée comme moyen de défense : Khill, aux para 29‑34; R c McIntosh, [1995] 1 RCS 686 aux para 5, 18‑30, 43‑46.

[29] Je suis d’accord avec M. Zeine pour dire que la question de la légitime défense a été abordée de manière suffisante dans les documents présentés à l’agent pour qu’elle doive être examinée. En particulier, la lettre d’explication de M. Zeine, fournie en réponse à la lettre relative à l’équité procédurale, indique qu’il a saisi une arme et a tiré en l’air [traduction] « par crainte pour la sécurité de [son] père lorsqu’il a vu [son] père se faire frapper brutalement ». La balle qui a atteint son frère a été tirée lorsque quelqu’un a essayé de lui prendre l’arme, une déclaration qui correspond à la déclaration de M. Zeine à la police après l’incident. Selon ces déclarations, M. Zeine croyait que la force était employée contre une autre personne (son père) et ses actes ont été commis dans le but de défendre ou de protéger une autre personne, des éléments pertinents de l’article 34 du Code criminel.

[30] Cependant, en plus de ne pas avoir pris en considération les éléments de l’infraction contenus dans l’article 267 du Code criminel, l’agent n’a pas examiné si l’article 34 s’appliquait de telle sorte que le crime en droit libanais ne constituerait pas, s’il était commis au Canada, une infraction, ce qui est contraire à l’analyse requise par l’arrêt Li.

[31] Le ministre soutient que rien ne prouve la légitime défense puisque la preuve libanaise concernant les crimes n’évoque aucun moyen de défense possible et que M. Zeine n’a pas soulevé la question de la légitime défense dans les documents libanais. Cependant, la déclaration de M. Zeine à la police libanaise indique également qu’il a pris l’arme à feu et a tiré en l’air parce que ses frères attaquaient son père. Quoi qu’il en soit, en l’absence d’information sur la possibilité d’invoquer la légitime défense dans le cadre des procédures pénales libanaises, il est difficile de tirer des conclusions au vu de l’examen limité de cette question dans les documents judiciaires libanais.

[32] Le ministre allègue également que la légitime défense ne peut être invoquée comme moyen de défense étant donné que M. Zeine affirme qu'il a blessé son frère de façon accidentelle. Selon le ministre, l’incident peut être soit un accident, soit de la légitime défense, mais pas les deux à la fois. Je ne suis pas disposé à souscrire à cette thèse en l’absence de précédent ou d’argument étayant le champ d’application de l’article 34 du Code criminel ou la façon dont elle pourrait recouper la mens rea requise aux fins d’application de l’article 267. Quoi qu’il en soit, cette question ne faisait pas partie de l’analyse effectuée par l’agent.

[33] M. Zeine aurait certainement pu soulever plus clairement la question de la légitime défense dans ses observations. Toutefois, je conclus qu’étant donné le contexte factuel de la déclaration de culpabilité de M. Zeine et son explication à cet égard, l’agent aurait dû tenir compte de la légitime défense pour évaluer si les faits prouvés dans l’affaire criminelle libanaise satisfaisaient aux éléments essentiels de l’article 267 du Code criminel : voir Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 141 aux para 26‑28.

[34] Par conséquent, je conclus que l’agent n’a pas effectué de façon raisonnable l’analyse d’équivalence requise par la jurisprudence faisant autorité, notamment les arrêts Hill et Li. Par souci de clarté, en tirant la conclusion ci-dessus, je ne me prononce pas sur la question de savoir s’il faudrait prendre en considération la version actuelle ou la version antérieure des dispositions du Code criminel relatives à la légitime défense, ou si les différences entre ces dispositions sont pertinentes en l’espèce : voir Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50 aux para 35‑36, 53.

B. L’omission de l’agent d’examiner la demande de prise de mesures d’ordre humanitaire était déraisonnable

[35] L’agent a également déclaré M. Zeine interdit de territoire pour fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR. Selon cet alinéa, emporte interdiction de territoire pour fausses déclarations le fait, « directement ou indirectement, [de] faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la [LIPR] ». L’agent a conclu que l’omission par M. Zeine de divulguer sa déclaration de culpabilité au Liban, en cochant la case « NON » à la question sur les déclarations de culpabilité et les accusations à l’étranger, constituait une omission de divulguer des renseignements pertinents qui a entraîné son interdiction de territoire pour grande criminalité et qu’il s’agissait d’une fausse déclaration sur un fait important au sens de l’alinéa 40(1)a).

[36] Ainsi, l’agent a rejeté l’explication fournie par M. Zeine dans sa réponse à la lettre relative à l’équité procédurale, à savoir que sa sœur l’avait aidé à remplir les formulaires parce qu’il ne parlait pas anglais. Il a dit que sa sœur, qui vivait au Canada en juin 1996, n’était pas au courant de l’incident, et que, pour remplir le formulaire, elle s’était appuyée sur un rapport de la police libanaise indiquant qu’il n’avait fait l’objet d’aucune déclaration de culpabilité et qu’elle n’avait pas posé la question à M. Zeine. L’agent a conclu qu’il incombait à M. Zeine de veiller à ce que sa sœur remplisse les formulaires avec exactitude et qu’il aurait dû s’assurer que sa sœur lui pose les questions pertinentes avant d’écrire les réponses.

[37] M. Zeine ne conteste pas l’interdiction de territoire prononcée par l’agent pour fausses déclarations. Cependant, il allègue qu’il était déraisonnable pour l’agent de ne pas examiner sa demande pour la prise de mesures d’ordre humanitaire et, plus particulièrement, de ne pas évaluer si les facteurs d’ordre humanitaire dans les circonstances, notamment le fait que le fils canadien de M. Zeine grandissait sans son père, justifiaient la prise de mesures en ce qui a trait à la conclusion d’interdiction de territoire pour fausses déclarations. Je suis également de cet avis.

[38] Comme le reconnaît M. Zeine, dans ses observations présentées à l’agent, il n’a pas invoqué les « motifs d’ordre humanitaire », à l’article 25 de la LIPR ni l’« intérêt supérieur » de son enfant. Cependant, dans sa demande, il évoquait la situation de sa famille et demandait expressément la prise de mesures d’ordre humanitaire. En 2020, puis à deux reprises en 2021, son épouse, qui parraine sa demande, a écrit à IRCC pour faire un suivi du traitement de la demande et a souligné que leur jeune enfant grandissait sans son père. En août 2021, dans sa réponse à la lettre relative à l’équité procédurale au sujet de l’interdiction de territoire, M. Zeine a inclus des déclarations formulées par lui-même et sa sœur. La déclaration de sa sœur se termine par l’appel suivant :

[traduction]
Il a une femme et un fils de deux ans [qui] est né au Canada. Son fils ne devrait pas être pénalisé et avoir à vivre et à grandir sans son père. Je vous prie de faire preuve de compassion et reconsidérer votre décision pour des motifs d’ordre humanitaire.

[Non souligné dans l’original.]

[39] À la suite de cette observation, l’épouse de M. Zeine s’est à nouveau informée de l’état d’avancement de la demande en novembre 2021 et elle a soulevé à nouveau le fait que leur fils grandissait sans son père. Dans la même communication écrite, elle ajoute que [traduction] « [l]a vie au Liban devient mauvaise et difficile » et qu’elle est préoccupée par le sort de M. Zeine et du fils de celui-ci qui est issu de son premier mariage, lequel est un demandeur à charge dans sa demande de résidence permanente.

[40] Invoquant l’arrêt rendu par la Cour d’appel dans l’affaire Owusu, le ministre soutient qu’un agent n’est pas tenu de prendre en considération un facteur relatif à des motifs d’ordre humanitaire qui n’a pas été soulevé de manière adéquate : Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 au para 8; voir aussi Suleiman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 395 au para 79. Néanmoins, notre Cour a reconnu à plusieurs reprises qu’une demande de résidence permanente qui soulève des questions fondées sur des motifs d’ordre humanitaire peut donner lieu à une obligation de tenir compte des facteurs pour motifs d’ordre humanitaire « lorsque les faits ou les arguments impliquent une demande d’examen de ces facteurs », même si le demandeur n’invoque pas expressément l’article 25 de la LIPR : Brar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 691 au para 58; Do Nascimento c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1424 aux para 17‑20; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mora, 2013 CF 332 aux para 35‑38; Balarezo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1060 aux para 18‑23. En effet, même dans l’arrêt Owusu, la conclusion de la Cour d’appel selon laquelle l’agente n’était pas obligée de s’enquérir davantage sur l’intérêt supérieur des enfants ou de l’examiner plus en détail reposait sur le fait qu’elle estimait que la mention de l’intérêt supérieur des enfants était « trop indirecte, succincte et obscure pour imposer une obligation positive à l’agen[t] » : Owusu, au para 9; voir aussi Sultana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 533 au para 36.

[41] Dans les circonstances actuelles, je conclus que les références répétées à la situation familiale de M. Zeine et à l’intérêt de son fils, ainsi que la demande spécifique faite à l’agent de reconsidérer sa décision [traduction] « pour des motifs d’ordre humanitaire » suffisent à introduire une demande implicite d’examen des facteurs d’ordre humanitaire comme fondement pour soustraire M. Zeine à l’incidence de sa fausse déclaration, et imposer à l’agent l’obligation de prendre en considération ces facteurs dans sa décision. Comme le concède M. Zeine, cela ne signifie pas que l’agent était obligé d’accorder les mesures d’ordre humanitaire qui avaient été demandées, mais simplement qu’il était obligé d’examiner la demande. Compte tenu des circonstances, il était déraisonnable que l’agent ne le fasse pas : Do Nascimento, au para 21.

IV. Conclusion

[42] M. Zeine demande que la décision de l’agent soit annulée dans son intégralité. Cependant, M. Zeine n’a présenté aucun argument concernant la conclusion de l’agent selon laquelle l’omission de divulguer ses déclarations de culpabilité antérieures constitue une fausse déclaration au sens de l’alinéa 40(1)a). Ses arguments visant cet aspect de l’interdiction de territoire portaient seulement sur le fait que l’agent n’avait pas envisagé de mesures d’ordre humanitaire.

[43] Par conséquent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire en partie, j’infirmerai la décision de l’agent de rejeter la demande de résidence permanente parrainée de M. Zeine, notamment sa décision selon laquelle M. Zeine est interdit de territoire pour grande criminalité, et je renverrai sa demande pour qu’une nouvelle décision soit rendue. L’agent qui sera saisi de l’affaire ne sera pas tenu de réexaminer la question de savoir si l’omission de M. Zeine de divulguer sa déclaration de culpabilité au Liban en 1996 constituait une fausse déclaration au titre de l’alinéa 40(1)a), mais il devra examiner la demande de M. Zeine visant à le soustraire aux conséquences de cette fausse déclaration pour des motifs d’ordre humanitaire.

[44] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3502-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie. La décision de rejeter la demande de résidence permanente de M. Zeine est annulée, et la demande de M. Zeine est renvoyée pour qu’il soit statué à nouveau sur la question de l’interdiction de territoire pour grande criminalité et sur la question de savoir si des motifs d’ordre humanitaire justifient la prise de mesures spéciales pour soustraire M. Zeine aux conséquences de sa fausse déclaration.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3502-22

 

INTITULÉ :

IBRAHIM ZEINE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 avril 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 16 octobre 2023

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

 

Pour le demandeur

 

Hillary Adams

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mithoowani Waldman Immigration Law Group

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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