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Date : 20231011


Dossier : T-656-23

Référence : 2023 CF 1355

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 11 octobre 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

LUCIANO SAPIENTE

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le présent jugement et ses motifs portent sur une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 3 mars 2023 par laquelle la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale [la division d’appel] a rejeté la demande de permission d’interjeter appel présentée par le demandeur à l’égard de la décision rendue le 12 octobre 2022 par la division générale du Tribunal de la sécurité sociale [la division générale]. Le demandeur a interjeté appel devant la division d’appel en vue de contester la date du début du versement de ses prestations d’invalidité suivant le Régime de pensions du Canada, LRC 1985, c C‑8 [le RPC], telle qu’elle a été déterminée par la division générale. La division d’appel a rejeté la demande après avoir conclu que le demandeur n’avait soulevé aucune erreur de la part de la division générale qui justifierait qu’elle lui accorde la permission d’interjeter appel.

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, car la division d’appel a fondé sa décision essentiellement sur un délai de prescription applicable aux appels à la division générale, sans procéder à une analyse de la question de savoir si ce délai s’appliquait à l’appel d’une décision antérieure à l’adoption du délai de prescription.

II. Contexte

[3] Le demandeur, M. Luciano Sapiente, a subi un accident de travail en décembre 2000 qui a entraîné des douleurs, des maux de tête et de la fatigue. La douleur a commencé dans la région occipitale, puis s’est étendue à l’extrémité supérieure gauche. Cette douleur était exacerbée par la position assise prolongée ainsi que l’extension et la rotation du cou. Le demandeur ressentait de la douleur à l’épaule gauche, qui était aggravée par les mouvements au‑dessus de la tête et l’abduction de l’épaule.

[4] En raison de ses douleurs chroniques, M. Sapiente n’a pas travaillé depuis 2004. Avant de se blesser, il travaillait dans le domaine de la tôlerie, car il est titulaire d’un certificat de compagnon de tôlerie.

[5] La période minimale d’admissibilité [la PMA] de M. Sapiente, qui représente la date à laquelle il doit être déclaré invalide pour être admissible aux prestations du RPC, est le 31 décembre 2006.

[6] M. Sapiente a demandé pour la première fois des prestations d’invalidité du RPC le 9 août 2010, alors qu’il était âgé de 51 ans [la première demande]. Sa première demande a été rejetée, tant initialement qu’après révision, étant donné que le ministre de l’Emploi et du Développement social du Canada [le ministre] avait conclu que l’état de M. Sapiente ne répondait pas au critère d’une invalidité « grave » et « prolongée ». Le ministre a rendu la décision défavorable découlant de la révision le 17 novembre 2011 [la décision de révision de 2011]. M. Sapiente n’a pas interjeté appel de la décision de révision de 2011 à l’époque.

[7] Le 24 avril 2019, M. Sapiente a présenté une deuxième demande de prestations d’invalidité du RPC fondée sur la discopathie dégénérative et la fatigue extrême [la deuxième demande]. Encore une fois, sa demande a été rejetée tant initialement qu’après révision. Le 19 octobre 2020, M. Sapiente a interjeté appel de la décision de révision auprès de la division générale. La division générale a tenu une audience orale le 18 août 2022.

[8] La division générale a accueilli l’appel de M. Sapiente, concluant qu’il était admissible à une pension d’invalidité du RPC, et que le versement des prestations commencerait en mai 2018. La division générale a jugé que M. Sapiente et son épouse étaient des témoins crédibles et a conclu que la preuve médicale du demandeur étayait l’affirmation de M. Sapiente selon laquelle ses limitations fonctionnelles nuisaient à sa capacité de travailler depuis la date de la PMA. La division générale a finalement conclu que l’invalidité de M. Sapiente était à la fois grave et prolongée depuis avril 2004, soit le moment auquel il avait dû cesser de travailler en raison de son état de santé.

[9] Pour déterminer la date du début du versement des prestations de M. Sapiente, la division générale a tenu compte de l’alinéa 42(2)b) du RPC et a expliqué qu’un appelant ne peut pas être considéré comme invalide plus de 15 mois avant que le ministre ne reçoive sa demande de prestations d’invalidité. La division générale a fait remarquer que l’article 69 du RPC impose également un délai d’attente de quatre mois avant le début du versement des prestations. Étant donné que le ministre a reçu la deuxième demande en avril 2019, la division générale a conclu que M. Sapiente était devenu invalide en janvier 2018 et que ses prestations commenceraient en mai 2018.

[10] Le 23 décembre 2022, M. Sapiente a demandé la permission d’interjeter appel de la décision de la division générale, faisant valoir que la division générale avait commis une erreur en omettant d’établir la date d’entrée en vigueur de ses prestations en fonction de sa première demande présentée en 2010. Dans sa décision, qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire, la division d’appel a rejeté la demande de permission d’interjeter appel de M. Sapiente.

III. Décision de la division d’appel

[11] Au début de sa décision, la division d’appel a expliqué qu’elle devait examiner la question de savoir si la division générale avait commis une erreur relativement à la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, SC 2005, c 34 [la LMEDS] qui justifierait que l’appel soit accueilli.

[12] À titre de question préliminaire, la division d’appel s’est demandé si M. Sapiente, qui n’était pas représenté par un avocat, avait l’intention d’interjeter appel de la décision de révision de 2011 rendue par le ministre à la suite de la première demande présentée par M. Sapiente en 2010. S’appuyant sur le paragraphe 52(2) de la LMEDS, elle a conclu que la division générale ne pouvait pas accepter un appel déposé plus d’un an après la communication de la décision de révision à l’appelant et, étant donné que plus de dix ans s’étaient écoulés depuis la décision de révision de 2011, qu’il n’y avait aucune chance raisonnable que la division générale examine un tel appel.

[13] La division d’appel a ensuite fait référence à l’article 58.1 de la LMEDS, qui prévoit les seuls moyens d’appel dont dispose M. Sapiente devant la division d’appel :

58.1 La demande de permission d’en appeler d’une décision rendue par la section de la sécurité du revenu est accordée dans les cas suivants :

a) la demande soulève une cause défendable selon laquelle la section n’a pas observé un principe de justice naturelle ou a autrement excédé ou refusé d’exercer sa compétence;

b) elle soulève une cause défendable selon laquelle la section a rendu une décision entachée d’une erreur de droit, de fait ou de droit et de fait;

c) elle présente des éléments de preuve qui n’ont pas été présentés à la section.

58.1 Leave to appeal a decision made by the Income Security Section is to be granted if the application for leave to appeal

(a) raises an arguable case that the Section failed to observe a principle of natural justice or otherwise acted beyond or refused to exercise its jurisdiction;

(b) raises an arguable case that the Section erred in law, in fact or in mixed law and fact, in making its decision; or

(c) sets out evidence that was not presented to the Section.

[14] La division d’appel a expliqué qu’il y a quatre règles que la division générale devait suivre pour établir la date du début du versement des prestations, à savoir :

  1. le demandeur doit avoir été couvert par le RPC pendant la période pertinente;

  2. le demandeur doit avoir été atteint d’une invalidité grave et prolongée pendant la période de couverture pertinente (voir RPC, art 42(2));

  3. la personne peut être considérée comme invalide aux fins du versement des prestations d’invalidité au plus tôt 15 mois avant la date à laquelle elle a présenté sa demande (voir RPC, art 42(2));

  4. les prestations de pension deviennent payables à compter du quatrième mois suivant la date à laquelle le demandeur a commencé à être considéré comme invalide aux fins du versement, c’est‑à‑dire quatre mois après la date établie selon la règle précédente (voir RPC, art 69).

[15] La division d’appel a conclu que la division générale avait appliqué les quatre règles ci‑dessus pour établir la date du début du versement des prestations de M. Sapiente et que M. Sapiente n’avait soulevé aucune observation selon laquelle elle avait commis une erreur à cet égard.

[16] Après avoir conclu que M. Sapiente n’avait présenté aucun argument qui aurait une chance raisonnable de succès, la division d’appel a rejeté la demande de permission d’interjeter d’appel.

IV. Questions en litige

[17] La présente demande de contrôle judiciaire ne soulève qu’une seule question de fond que la Cour doit trancher, à savoir si le refus de la division d’appel d’accorder la demande de permission d’interjeter appel était raisonnable.

[18] Comme la formulation de la question l’indique, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]; Roy c Canada (Procureur général), 2022 CF 667 au para 15).

[19] À titre de question procédurale supplémentaire, l’avocat des défendeurs demande que l’intitulé soit modifié de manière à désigner le procureur général du Canada à titre d’unique défendeur, en application du paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles].

V. Analyse

A. La question procédurale

[20] L’alinéa 303(1)a) des Règles prévoit que le demandeur d’un contrôle judiciaire désigne à titre de défendeur toute personne directement touchée par l’ordonnance recherchée, autre que l’office fédéral visé par la demande. En revanche, le paragraphe 303(2) prévoit que, dans une demande de contrôle judiciaire, si aucun défendeur n’est désigné en application du paragraphe 303(1) des Règles, le demandeur désigne le procureur général du Canada à ce titre.

[21] Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Sapiente a désigné non seulement le procureur général du Canada, mais également le Tribunal de la sécurité sociale du Canada et le membre de la division d’appel qui a rendu la décision. L’avocat des défendeurs soutient que, puisque ces décideurs n’auraient pas dû être désignés en raison de l’application de l’alinéa 303(1)a) des Règles, l’intitulé doit être modifié pour désigner le procureur général du Canada à titre d’unique défendeur. M. Sapiente n’a présenté aucune observation sur cette question procédurale.

[22] Je souscris aux observations de l’avocat. Mon jugement modifiera l’intitulé, comme mentionné, de manière à ce que le procureur général du Canada soit désigné à titre d’unique défendeur.

B. Le refus de la division d’appel d’accorder la permission d’interjeter appel était raisonnable?

[23] J’accueillerai la présente de demande de contrôle judiciaire sur le fondement de la question préliminaire déterminée par la division d’appel, soit celle de savoir si M. Sapiente avait l’intention d’en appeler de la décision de révision de 2011 rendue par le ministre à la suite de sa première demande présentée en 2010, et la capacité de le faire. Lorsqu’elle a examiné cette question, la division d’appel a conclu ce qui suit (au para 9 de la décision) :

9. La division générale ne peut en aucun cas accepter un appel déposé plus d’un an après que le ministre a communiqué la décision de révision. La décision de révision relative à la demande de 2010 date de plus de 10 ans. Il n’y a aucune chance raisonnable que la division générale examine un appel concernant la décision de révision de 2011.

[24] En tirant cette conclusion, la division d’appel a renvoyé au paragraphe 52(2) de la LMEDS.

[25] Le paragraphe 52(2) de la LMEDS s’applique dans le contexte de l’alinéa 52(1)b), qui prévoit qu’un appel d’une décision rendue sous le régime du RPC doit être interjeté devant la division générale dans les 90 jours suivant la date où l’appelant reçoit communication de la décision. Le paragraphe 52(2) prévoit que la division générale peut proroger le délai pour interjeter appel, mais que cet appel ne peut en aucun cas être interjeté plus d’un an suivant la date où l’appelant a reçu communication de la décision.

[26] Dans l’un des principaux arguments de son mémoire des faits et du droit déposé en l’espèce, M. Sapiente soutient que le paragraphe 52(2) de la LMEDS, qui a établi le délai de prescription sur lequel la division d’appel a fondé la décision contestée, est entré en vigueur le 1ᵉʳ avril 2013 et ne s’appliquait donc pas aux moments visés par sa première demande.

[27] À l’époque où M. Sapiente a déposé sa première demande, le 9 août 2010, et où le ministre a rendu la décision de révision de 2011 (le 17 novembre 2011) relativement à cette demande, le paragraphe 82(1) du RPC prévoyait la possibilité de faire appel d’une telle décision de révision au tribunal de révision, également constitué aux termes de l’article 82 du RPC. Le paragraphe 82(2) permettait à un appelant d’interjeter un tel appel soit dans les 90 jours suivant le jour où il était avisé de la décision portée en appel, ou, selon le cas, suivant le jour où le ministre lui notifiait cette décision, soit dans le délai plus long autorisé par le commissaire des tribunaux de révision (avant ou après l’expiration des 90 jours). Autrement dit, les dispositions législatives en vigueur à l’époque permettaient de demander une prorogation du délai d’appel de 90 jours sans délai maximal comme celui qui a été instauré par la suite lors de l’entrée en vigueur du paragraphe 52(2) de la LMEDS le 1ᵉʳ avril 2013.

[28] Dans sa réponse à l’argument de M. Sapiente selon lequel ce délai maximal d’un an pour interjeter appel ne s’appliquait pas à la décision de révision de 2011, le défendeur a renvoyé la Cour aux dispositions transitoires adoptées lors de l’entrée en vigueur du paragraphe 52(2) de la LMEDS ainsi qu’à la jurisprudence du Tribunal de la sécurité sociale et de la Cour fédérale ayant porté sur l’application de ce paragraphe.

[29] Le paragraphe 52(2) de la LMEDS a été adopté par l’article 24 de la Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable, LC 2012, c 19 [la LECPD]. Le défendeur renvoie aux articles 255 à 257 de la LECPD à titre de dispositions transitoires. Toutefois, ces dispositions ne traitent pas directement de la question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire, à savoir si le paragraphe 52(2) s’applique rétrospectivement. Ces dispositions servaient plutôt à déterminer lequel de l’ancien Tribunal de révision ou du nouveau Tribunal de la sécurité sociale (la division générale) serait saisi d’un appel déposé avant le 1er avril 2013, selon que le Tribunal de révision avait ou non entendu l’appel avant le 1er avril 2013 et rendu sa décision au plus tard le 31 mars 2014.

[30] Le défendeur a également renvoyé la Cour à la décision Pellettieri c Canada (Procureur général), 2019 CF 1585, [Pellettieri] pour étayer la conclusion selon laquelle le délai de prescription prévu au paragraphe 52(2) s’applique même s’il a seulement été adopté après que le ministre a rendu sa décision de révision de 2011. Dans la décision Pellettieri, le juge Grammond s’est fondé sur le paragraphe 52(2) pour conclure que la division d’appel avait rendu une décision raisonnable en refusant d’accorder la permission d’interjeter appel parce que la division générale n’avait pas d’autre choix que de rejeter l’appel dont elle était saisie, étant donné que l’avis d’appel avait été déposé à la division générale plus de trois ans après la décision de révision du ministre qui était contestée (voir le para 7).

[31] Toutefois, la décision Pellettieri ne fournit aucune analyse du caractère rétrospectif. Dans cette affaire, la décision contestée du ministre avait été rendue en 2014 (voir le para 3). Par conséquent, le juge Grammond n’était pas tenu de décider si le paragraphe 52(2) s’appliquait rétrospectivement à une décision de révision rendue avant l’entrée en vigueur du paragraphe, le 1er avril 2013. Je ne suis pas d’avis que la décision Pellettieri peut justifier le caractère raisonnable de la décision contestée en l’espèce.

[32] Le défendeur invoque également une décision de la division d’appel rendue dans l’affaire PL c Ministre de l’Emploi et du Développement social, 2017 TSSDASR 385 [PL], qui contient une analyse pertinente du caractère rétrospectif (aux paragraphes 19 à 26) :

19. Avant le 1er avril 2013, un demandeur n’était pas tenu de respecter un délai d’un an pour demander une prorogation du délai. Si une demande de prorogation du délai était présentée après un an, le Bureau du Commissaire des tribunaux de révision rendrait une décision d’accorder ou de refuser cette demande selon les circonstances particulières et la jurisprudence à ce moment‑là.

20. La limite d’un an est entrée en vigueur le 1er avril 2013 lorsque la Loi sur le MEDS est entrée en vigueur.

21. Il existe une règle générale en matière d’interprétation de la loi selon laquelle les nouvelles dispositions législatives ne doivent pas être interprétées comme ayant une application rétrospective. Dans l’affaire Tabingo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 377, la Cour fédérale a déclaré que les dispositions législatives ne peuvent pas être interprétées d’une manière qui retire des droits existants en l’absence d’une intention claire du législateur en ce sens. Si le sens ordinaire et évident des dispositions législatives exige que la disposition soit rétrospective et qu’elle porte atteinte à des droits acquis, cela est valide, indépendamment de toute injustice perçue. De plus, l’alinéa 44c) de la Loi d’interprétation prévoit que, en cas d’abrogation et de remplacement, les procédures engagées sous le régime du texte antérieur se poursuivent conformément au nouveau texte, dans la mesure de leur compatibilité avec celui‑ci.

22. Il y avait des dispositions transitoires prévues dans la Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable afin d’aborder les appels et les demandes non tranchés qui ont été déposés auprès des organisations ayant précédé le Tribunal et qui devaient être transférés et tranchés par le Tribunal. Ces dispositions couvraient la période du 1er avril 2013 au 1er avril 2014 (période de transition). Une fois les dispositions non nécessaires, elles ont été abrogées.

23. L’appel n’a pas été interjeté auprès des organisations ayant précédé le Tribunal. Elle a été déposée en juin 2016, soit plus de trois ans après le début des activités du Tribunal.

24. Dans les situations où une décision découlant de la révision a été rendue avant le 1er avril 2013 et où un appel a été interjeté devant le Tribunal avant le 1er avril 2014 (c.‑à‑d. durant la période de transition), la division d’appel a précédemment conclu que le délai d’un an prévu au paragraphe 52(2) ne s’applique pas nécessairement. Voir, par exemple, les décisions Ministre de l’Emploi et du Développement social c J.P., 2016 TSSDASR 509, et Ministre de l’Emploi et du Développement social c S.D., AD‑16‑239, 2017‑01‑27 (pas encore publiée).

25. Cependant, la situation actuelle concerne une décision découlant d’une révision rendue avant le 1er avril 2013 et un appel déposé au Tribunal après le 1er avril 2014. Les cas de la division d’appel mentionnés au paragraphe 24 ci‑dessus ne sont pas dans la même situation factuelle (c.‑à‑d. l’échéancier) qu’en l’espèce.

26. En ce qui concerne les appels déposés au Tribunal après le 1er avril 2014, le paragraphe 52(2) de la Loi sur le MEDS s’applique, et la division générale pourrait ne pas autoriser la prorogation du délai pour déposer un appel.

[33] La conclusion tirée dans la décision PL appuie la thèse du ministre en l’espèce. Toutefois, à ce stade de mon analyse, il est nécessaire d’examiner les principes qui, selon l’arrêt Vavilov, doivent régir le processus de contrôle judiciaire d’une décision administrative. Le contrôle judiciaire doit être centré sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification (voir Vavilov, au para 15). Pour qu’une décision soit raisonnable, dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit justifier lui-même la décision au moyen de ceux‑ci (voir Vavilov, au para 86).

[34] Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, la division d’appel n’a fourni aucune analyse concernant l’application rétrospective du paragraphe 52(2) à la décision de révision de 2001, de manière à interdire à M. Sapiente d’interjeter appel de cette décision auprès de la division générale. Il est possible que la division d’appel se soit appuyée sur la décision PL ou un raisonnement comparable. Il est également possible que la division d’appel n’ait pas examiné du tout la question du caractère rétrospectif. Compte tenu des motifs de la division d’appel, il est impossible pour la Cour de dire si la division d’appel était consciente de la question du caractère rétrospectif soulevée par la chronologie des faits de l’affaire et, si elle l’était, comment elle a analysé cette question pour arriver à la conclusion que le paragraphe 52(2) s’appliquait aux faits en question. À mon avis, le fait que la division d’appel a invoqué le paragraphe 52(2) à l’égard des faits de l’espèce, en l’absence d’une telle analyse, mine le caractère raisonnable de la décision compte tenu des principes expliqués dans l’arrêt Vavilov.

[35] Pour parvenir à cette conclusion, j’ai également tenu compte du principe selon lequel le contrôle du caractère raisonnable doit être guidé en partie par les observations présentées par les parties au décideur administratif (voir Vavilov, au para 94). Une demande de contrôle judiciaire ne doit pas être autorisée en vue de soulever de nouveaux arguments devant la Cour qui n’ont pas été présentés au décideur (voir, par exemple, Vitale c Canada (Procureur général), 2021 CF 1426 au para 27). Je fais référence à ce principe parce que M. Sapiente ne semble pas avoir soulevé devant la division d’appel la question de savoir si le paragraphe 52(2) s’appliquait rétrospectivement. En fait, je ne suis pas sûr que l’application du paragraphe 52(2) ait été soulevée tout court devant la division générale ou la division d’appel. Toutefois, la division d’appel a elle‑même invoqué et appliqué le paragraphe 52(2) pour conclure que M. Sapiente ne pouvait pas interjeter appel de la décision de révision de 2001, en fonction de faits dont la chronologie exigeait nécessairement que le délai de prescription soit appliqué de façon rétrospective. À mon avis, ces circonstances justifient que la Cour examine le caractère raisonnable de cet aspect de la décision.

[36] Je tiens également à mentionner que, s’il ressortait très clairement des dispositions législatives pertinentes ou de la jurisprudence de la Cour que le paragraphe 52(2) s’appliquait de manière rétrospective, je ne me serais pas nécessairement attendu à ce que la décision contestée comprenne une analyse expresse du caractère rétrospectif pour être jugée raisonnable. Toutefois, comme je le fais remarquer plus haut, le seul précédent invoqué par le défendeur qui, selon moi, traite directement de la question du caractère rétrospectif est la décision de la division d’appel dans l’affaire PL.

[37] En ce qui concerne le raisonnement suivi dans la décision PL, je ne vois pas d’emblée comment la division d’appel est parvenue, dans cette affaire, à sa conclusion fondée sur les dispositions transitoires de la LECPD. Toutefois, en raison de l’absence d’indication dans la décision contestée en l’espèce selon laquelle la division d’appel s’est appuyée sur la décision PL ou une analyse comparable à celle effectuée dans cette dernière, la Cour n’entreprendra pas, dans la présente demande de contrôle judiciaire qui porte uniquement sur la décision contestée, un examen détaillé du raisonnement suivi dans la décision PL. Ce genre d’examen doit être réservé à une affaire où un tel raisonnement est invoqué dans une décision contestée, ce qui permettrait à la Cour de bénéficier de l’argument fondé sur ce raisonnement.

[38] Enfin, je souligne que le défendeur fait valoir, comme autre fondement pour justifier le caractère raisonnable de la décision, que, même si un délai de prescription n’empêchait pas M. Sapiente d’interjeter appel, celui-ci ne serait pas en mesure d’en appeler de la décision de révision de 2011 en raison de l’application des principes de l’autorité de la chose jugée ou de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée. Je ne suis pas sûr que ces principes pourraient aider le défendeur en l’absence d’un délai de prescription applicable, car ces principes s’appliquent à une décision définitive (voir, par exemple, Danyluk c Ainsworth Technologies Inc, 2001 CSC 44 à la p 477; Dillon c Canada (Procureur général), 2007 CF 900 aux para 23-24). Toutefois, je n’ai pas à me prononcer sur cette question parce que, comme le reconnaît le défendeur, la décision contestée n’indique pas que la division d’appel a tenu compte de ces principes.

VI. Conclusion

[39] Compte tenu de l’analyse exposée dans les motifs qui précèdent, je conclus que la décision contestée est déraisonnable et j’accueillerai donc la demande de contrôle judiciaire de M. Sapiente. Je fais remarquer que, dans ses observations écrites décrivant l’ordonnance qu’il sollicite en l’espèce, M. Sapiente (qui agit pour son propre compte) demande [traduction] « que la première demande de 2010 soit rouverte en vue d’un appel ». Toutefois, le rôle de la Cour dans un contrôle judiciaire consiste à examiner le caractère raisonnable de la décision faisant l’objet du contrôle et, dans l’éventualité où la décision est déraisonnable, la réparation habituelle consiste à renvoyer l’affaire au décideur pour nouvel examen. Ce nouvel examen, qui tiendra compte de l’erreur susceptible de contrôle que j’ai relevée et de l’application du paragraphe 52(2), traitera nécessairement de la question de savoir si la première demande et la décision de révision de 2011 justifient potentiellement que la demande de permission d’interjeter appel soit accordée à M. Sapiente.

[40] Par conséquent, j’annulerai la décision contestée et renverrai l’affaire à un autre membre de la division d’appel pour que la demande de permission d’interjeter appel de M. Sapiente soit réexaminée.

[41] Aucune des parties n’a demandé les dépens et aucuns dépens ne seront adjugés.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑656‑23

LA COUR STATUE :

  1. L’intitulé est modifié de manière à ce que le procureur général du Canada soit désigné à titre d’unique défendeur.

  2. La décision est annulée et la demande de permission d’interjeter appel de l’appelant est renvoyée à un autre membre de la division d’appel pour nouvel examen.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑656‑23

 

INTITULÉ :

LUCIANO SAPIENTE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 octobre 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 octobre 2023

 

COMPARUTIONS :

Luciano Sapiente

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Jordan Fine

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Gatineau (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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