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Date : 20231010


Dossier : IMM-8122-22

Référence : 2023 CF 1349

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 10 octobre 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

BALYAR GROVER

NAND GROVER

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, Balyar Grover et son épouse Nand Grover, sont âgés respectivement de 81 ans et de 77 ans. Ils sont citoyens de l’Afghanistan et sont des sikhs afghans de par leur appartenance ethnique et leur religion.

[2] Les demandeurs sont entrés au Canada le 29 février 2012 et ont demandé l’asile. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leur demande d’asile le 13 novembre 2013 et la Cour a rejeté leur demande d’autorisation le 2 avril 2014. Le 22 avril 2016, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Leur demande a été rejetée le 17 octobre 2016.

[3] Les demandeurs ont présenté une seconde demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 20 juin 2022. Un agent principal [l’agent] a rejeté cette demande le 4 août 2022 [la décision].

[4] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision. J’accueille la demande puisque j’estime que l’agent s’est appuyé de façon déraisonnable sur la suspension temporaire des renvois [la STR] vers l’Afghanistan pour diminuer le poids accordé au regroupement familial et qu’il a mal évalué l’intérêt supérieur de l’enfant.

II. Questions préliminaires

[5] Lorsque j’ai examiné le dossier certifié du tribunal [le DCT] et le dossier de demande des demandeurs, j’ai constaté plusieurs divergences importantes entre les deux jeux de documents. En premier lieu, l’affidavit déposé par les demandeurs à l’appui de leur demande d’autorisation de contrôle judiciaire [l’affidavit des demandeurs] contient une quantité importante d’informations qui ne semblent pas figurer dans le DCT. En second lieu, certaines pièces jointes à l’affidavit des demandeurs renferment des copies de documents qui ne figurent pas non plus dans le DCT.

[6] J’ai donné une directive aux parties pour qu’elles présentent leurs observations sur ces divergences. Plus précisément, j’ai demandé aux parties de confirmer si l’agent avait été saisi des nouvelles informations que j’ai relevées et si la Cour devait prendre en compte les informations dont le décideur n’avait pas été saisi. J’ai reçu des réponses des avocats des deux parties.

[7] Dans une lettre datée du 7 septembre 2023, l’avocat des demandeurs, qui les représentait également dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, a confirmé que l’agent n’avait pas été saisi de deux jeux de documents figurant dans le dossier de demande des demandeurs, soit :

  1. L’agent n’a pas été saisi de la lettre datée du 25 juin 2021 à la page 31 du dossier de demande, provenant du Gurdwara Jot Parkash Sahib, temple sikh au Canada que les demandeurs fréquentent régulièrement [lettre du Gurdwara] parce que [traduction] « le demandeur a[vait] oublié par inadvertance de joindre » la lettre.

  2. L’agent n’a pas été saisi des documents relatifs à la situation dans le pays aux pages 36 à 57 du dossier de demande. L’avocat a fait savoir que [traduction] « [l’]information était aussi disponible dans le cartable national de documentation de la SPR sur l’Afghanistan, et [que] le demandeur croyait qu’il n‘était pas nécessaire de communiquer ces preuves ».

[8] Les documents en question sur la situation dans le pays décrivent les difficultés que connaissent les sikhs afghans, un groupe minoritaire en Afghanistan, et leur population décroissante dans ce pays en raison de leur exode de masse au cours des dernières années.

[9] L’avocat des demandeurs a affirmé que la lettre du Gurdwara [traduction] « ne fai[sai]t qu’étayer l’information fournie dans la demande et ne présent[ait] pas de nouveaux renseignements ou arguments à l’appui de la demande ». En ce qui concerne les documents relatifs à la situation dans le pays, l’avocat a soutenu que ces éléments de preuve [traduction] « ne présent[ai]ent aucune nouvelle information qui n’était pas déjà accessible par le défendeur » et que [traduction] « l’exode de masse qui s’est produit en Afghanistan a[vait] déjà été rapporté dans les médias ». Enfin, il a soutenu que les pièces fournies dans le dossier de demande [traduction] « ne f[aisaie]nt que réitérer l’information qui était déjà accessible par l’agent et ne port[ai]ent aucunement préjudice au défendeur ».

[10] L’avocat n’a jamais répondu à ma question concernant les nouveaux éléments de preuve contenus dans le corps de l’affidavit des demandeurs en soi.

[11] Pour sa part, l’avocat du défendeur a envoyé une brève lettre demandant à la Cour de juger irrecevables le contenu de l’affidavit des demandeurs et les documents dont l’agent n’avait pas déjà été saisi et de ne leur accorder aucun poids.

[12] Même si l’agent avait déjà été saisi de certains éléments de l’affidavit des demandeurs, il n’en connaissait pas l’ensemble. D’après ce que j’ai pu constater – puisqu’aucune des parties n’a formulé d’observations précises à ce sujet – 32 des 50 paragraphes de fond que renferme l’affidavit des demandeurs contiennent, en tout ou en partie, des informations qui ne peuvent être retracées dans le DCT.

[13] En plus de fournir des informations générales supplémentaires au sujet des demandeurs, ces paragraphes contiennent de nouveaux éléments de preuve qui tracent un portrait inquiétant de la situation du groupe minoritaire des sikhs afghans, groupe auquel les demandeurs appartiennent. Je reconnais toutefois que les lettres d’appui provenant des amis des demandeurs et d’autres membres du Gurdwara renvoyaient à la situation des sikhs afghans.

[14] En dépit de l’affirmation de l’avocat selon laquelle la preuve est [traduction] « de notoriété publique », je conviens avec le défendeur qu’en contrôle judiciaire, les documents dont l’agent n’a pas été saisi sont généralement irrecevables : Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 791, au para 28. Je souligne aussi que la Cour d’appel fédérale a confirmé dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 17‑20 que, en règle générale, une partie à une demande de contrôle judiciaire ne peut présenter de nouveaux éléments de preuve.

[15] Pour cette raison, je refuse de prendre en compte, en tout ou en partie, les paragraphes suivants de l’affidavit des demandeurs : les paragraphes 4‑31, 43, 44, et 49. Pour les mêmes motifs, je refuse de prendre en compte les documents figurant aux pages 31 et 36‑57 du dossier de demande.

[16] Je fais remarquer que, lorsqu’ils ont demandé l’autorisation de contrôle judiciaire, les demandeurs avaient invoqué l’omission de l’agent de prendre en compte la lettre du Gurdwara. Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve, alors que le fait est qu’il n’en avait jamais été saisi en premier lieu. En réalité, les demandeurs ont obtenu l’autorisation en partie grâce à un argument qui ne reposait pas sur la preuve.

[17] Comme je l’ai récemment souligné dans la décision Anvar v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 1194 [Anvar] :

[traduction]
[13] Je ne laisse pas entendre que le demandeur cherche à tromper la Cour en incluant des observations formulées dans l’affidavit qui ne sont pas fondées sur les preuves figurant au dossier. J’estime toutefois que l’avocat du demandeur aurait dû faire montre de plus de prudence pour s’assurer que l’affidavit ne contenait pas d’inexactitudes ou de déclarations trompeuses. L’exactitude des affirmations factuelles que l’on formule constitue un élément important d’une plaidoirie efficace et fait partie intégrante de la responsabilité de l’avocat en tant qu’officier de justice.

[18] Ce principe s’applique tout autant en l’espèce, sinon plus, étant donné que, contrairement à la décision Anvar, dans laquelle le demandeur était représenté par un autre avocat dans sa procédure d’immigration précédente, les demandeurs ici sont représentés par le même avocat dans toute la procédure.

[19] De façon générale, la Cour ne fait pas de distinctions entre un demandeur et son avocat. L’action ou l’inaction de l’avocat, selon le cas, est souvent le fait du demandeur. Il peut en être ainsi même pour les demandeurs qui, pour des raisons indépendantes de leur volonté, se reposent entièrement sur leur avocat pour ce qui est de leur demande. Certains demandeurs n’ont pas les connaissances requises pour réunir l’information et présenter leur propre demande, encore moins pour décider des preuves à fournir et des arguments à faire valoir. Trop souvent, ils subissent les conséquences des gestes posés par leur avocat.

[20] En l’espèce, les demandeurs sont âgés, n’ont guère d’instruction, voire aucune, et ne maîtrisent pas l’une ou l’autre langue officielle du Canada. Même si je reconnais que les demandeurs n’ont peut-être pas la capacité de présenter une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en ligne sans aide, je n’en suis pas moins lié par la jurisprudence qui préconise de n’examiner que les preuves qui ont été présentées à l’agent au nom des demandeurs.

[21] À la lumière des circonstances de l’espèce, je formule les observations suivantes à titre de rappel aux avocats : En premier lieu, lorsqu’ils représentent des demandeurs vulnérables, notamment ceux qui sont âgés et qui ne maîtrisent ni l’anglais ni le français, les avocats ont la responsabilité supplémentaire de veiller à ce que le dossier dont la Cour est saisie corresponde à celui dont est saisi l’agent.

[22] En deuxième lieu, tout en reconnaissant que les demandeurs ont toujours le dernier mot quant à la façon d’instruire le dossier, les avocats doivent s’assurer que leurs clients disposent de toute l’information au moment de décider des preuves à présenter à l’appui de leur demande. Conformément à leurs obligations en tant que membres de la profession juridique et qu’officiers de justice, les avocats doivent toujours faire preuve de diligence raisonnable dans la préparation des demandes au nom de leurs clients.

[23] Enfin, en cas d’erreurs ou d’omissions, les avocats devraient faire preuve de franchise, d’équité, de courtoisie et de respect dans tous leurs rapports avec la Cour et informer la Cour des erreurs ou omissions en question. Le respect de ces règles est dans l’intérêt de leurs clients, certes, mais est aussi imposé par le code de déontologie appliqué par l’organisme de réglementation de leur profession.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[24] Les demandeurs soulèvent les questions en litige qui suivent :

  1. La conclusion de l’agent sur le degré d’établissement était-elle contradictoire et raisonnable?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse des difficultés et eu égard à la question du regroupement familial?

  3. L’agent a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte de l’intérêt supérieur de l’enfant?

  4. L’agent a-t-il commis une erreur en s’appuyant sur la STR et en ne tenant pas compte de la situation qui prévaut en Afghanistan?

  5. L’agent a-t-il omis de procéder à une appréciation globale des facteurs d’ordre humanitaire?

[25] Les parties conviennent que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[26] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov au para 85. Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov au para 100. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov au para 100.

IV. Analyse

[27] La question déterminante en l’espèce est celle de savoir si l’agent s’est fondé sur la STR dans son appréciation du regroupement familial et des facteurs relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant.

[28] Les demandeurs habitent au Canada avec leur fils et leurs petits-enfants depuis 2012. Ils ont joint des lettres de leurs petits-enfants à leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les lettres décrivaient les demandeurs comme des [traduction] « membres à part entière » de leur famille et de leurs vies et qualifiaient le rôle joué par eux dans tous les aspects de leurs vies d’[traduction]« irremplaçable ». Elles dépeignaient aussi l’incidence favorable que les demandeurs exercent sur leurs petits-enfants en leur inculquant leurs croyances et leurs valeurs et en contribuant à diminuer leur stress en leur apportant un sentiment de sécurité émotionnelle. Le petit-fils le plus jeune des demandeurs, qui a maintenant 13 ans et sur qui porte l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, était âgé de deux ans lorsque les demandeurs sont arrivés pour la première fois au Canada. Les demandeurs s’occupent de lui depuis lors. L’enfant mineur a décrit sa relation étroite avec les demandeurs, qui lui enseignent sa religion, et l’importance que ceux-ci revêtent pour lui, étant donné qu’il n’a pas d’autres grands-parents.

[29] L’agent a accordé un poids minime au regroupement familial. Plus précisément, l’agent a conclu qu’à la lumière de la STR, il était probable que les demandeurs resteraient avec leur famille au Canada pendant [traduction] « une longue période ». De plus, l’agent a établi que le fils des demandeurs pouvait les parrainer dans le cadre du programme de parrainage des parents et grands-parents, ce qui serait à son avis une [traduction] « filière plus logique ».

[30] En ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent a accordé un certain poids à l’analyse de ce facteur, mais il a relevé que, à la lumière de la STR, les demandeurs pourraient demeurer au Canada pour offrir des soins à l’enfant mineur. Au sujet de l’argument soulevé par les demandeurs selon lequel ils transmettent à leur petit-fils des connaissances culturelles et religieuses, l’agent a conclu que le Gurdwara et le père du petit-fils pouvaient procurer à l’enfant des connaissances similaires.

[31] L’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] statue que l’article 25 de la LIPR vise à offrir une mesure à vocation équitable lorsqu’il y a « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout[e personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” » : Kanthasamy, aux para 13, 21.

[32] Les demandeurs soutiennent que, contrairement aux directives de la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, la décision de l’agent était sélective, catégorique et fondée sur une liste de contrôle, puisque celui-ci n’avait pas pondéré et examiné « tous [...] les facteurs pertinents » dont il était saisi : Kanthasamy au para 25. C’est aussi mon avis.

[33] Comme l’a souligné le juge Ahmed dans la décision Salde c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 386 :

[21] Une demande CH que l’on présente au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR n’est pas une demande ordinaire. Cette disposition veille à ce que le ministre jouisse de la latitude voulue pour atténuer des règles de droit strictes. Les propos de la juge Abella, dans l’arrêt Kanthasamy de la CSC, sont difficiles à oublier :

[33] L’expression « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » a donc vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1). Par conséquent, ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Les trois adjectifs doivent être considérés comme des éléments instructifs, mais non décisifs, qui permettent à la disposition de répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui la sous‑tendent.

[Souligné dans l’original.]

[22] Quand on confie à des agents la responsabilité d’analyser une demande CH, ceux‑ci doivent déterminer si la demande est « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy, au paragraphe 21, citant Chirwa c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338 (CAI), à la p. 350). En fait, la CSC prescrit qu’une analyse CH doit prendre en compte tous les facteurs pertinents (Kanthasamy, au paragraphe 25). Autrement dit, une analyse CH raisonnable ne se limite pas à une liste de contrôle.

[23] Pourtant, dans son analyse, l’agent ne fait rien de plus qu’évaluer machinalement une liste de contrôle de facteurs. Son analyse se limite donc à des éléments catégoriques ainsi qu’à un examen sélectif de la preuve. En fait, chaque fois que cette preuve contenait des facteurs d’ordre humanitaire, ceux-ci n’apparaissent pas dans les motifs. C’est comme si l’agent, parcourant une liste de contrôle des facteurs que sont l’établissement, les difficultés, le regroupement familial et, dans une certaine mesure, l’intérêt supérieur de l’enfant, ne pouvait pas y intégrer les facteurs d’ordre humanitaire et en a donc fait abstraction. Mais les facteurs d’ordre humanitaire ne cadrent pas toujours parfaitement avec une liste de contrôle ou un modèle. Et la latitude qu’assure le paragraphe 25(1) de la LIPR n’a jamais été envisagée à cette fin.

[34] Précisément, en l’espèce, l’agent a omis de prendre dûment en compte la question du regroupement familial en concluant que, puisqu’une STR est en vigueur, les demandeurs pourraient rester au Canada. La façon déraisonnable dont l’agent a pondéré ce facteur est encore aggravée puisque l’agent a semblé accepter l’affirmation selon laquelle les demandeurs ne savaient pas où étaient leurs autres enfants et que leur seule famille était au Canada. En omettant de prendre en compte les liens des demandeurs avec leur famille au Canada et en écartant ce facteur en raison de l’existence d’une STR, l’agent a commis une erreur en ne prenant pas en considération tous les facteurs pertinents, et a écarté à tort l’un des facteurs d’ordre humanitaire clé nécessaires dans une analyse des considérations d’ordre humanitaire.

[35] De plus, les demandeurs contestent la conclusion de l’agent selon laquelle le programme de parrainage des parents et grands-parents représenterait pour eux une [traduction] « une filière logique ». Ils soutiennent, et c’est aussi mon avis, que la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire devrait être appréciée quant à son fond et non pas en fonction des autres programmes disponibles. En outre, les demandeurs eux-mêmes ne peuvent pas présenter une demande au titre du programme des parents et grands-parents, et l’agent ne disposait pas de preuve quant à l’admissibilité de leur fils et à sa volonté de présenter une telle demande. Pour cette raison, j’estime que l’agent a tiré cette conclusion en se fondant sur des conjectures et non pas sur les éléments de preuve dont il disposait.

[36] Le défendeur soutient que l’appréciation effectuée par l’agent du regroupement familial était raisonnable, étant donné les éléments de preuve présentés par les demandeurs. Avec égards, cet argument n’est pas fondé, puisque l’agent n’a pas écarté le facteur du regroupement familial en fonction de l’insuffisance des preuves.

[37] De la même façon, je conclus que l’agent s’est appuyé à tort sur la STR dans son appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[38] L’article 25 de la LIPR impose la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, et l’arrêt Kanthasamy a confirmé que cet examen s’entendait « notamment des droits, des besoins et des intérêts supérieurs des enfants, du maintien des liens entre les membres d’une famille et du fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches » : au para 34.

[39] Les demandeurs soutiennent que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant effectuée par l’agent était [traduction] « superficielle » et ne répondait pas à l’obligation faite à l’agent de démontrer qu’il était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant.

[40] Le défendeur soutient que l’agent s’est montré réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’il avait reconnu qu’il s’agissait d’un facteur important auquel il convenait d’accorder un poids considérable. Cependant, à la lumière des preuves dont l’agent était saisi, le défendeur soutient que celui-ci a de façon raisonnable accordé un certain poids à ce facteur.

[41] Je ne suis pas convaincue par l’observation formulée par le défendeur, parce qu’il ne suffit pas qu’un agent se borne à se dire réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant : l’agent doit en fait se conformer à ce que préconise l’arrêt Kanthasamy, au para 34.

[42] En l’espèce, l’agent a pris note de la lettre d’appui du petit-fils mineur qui démontrait sa relation étroite avec les demandeurs. Il a également mentionné que les demandeurs assuraient le gardiennage de leur petit-fils. Il a ensuite conclu que les demandeurs pouvaient demeurer au Canada grâce à la STR en vigueur et que l’enfant pouvait se familiariser avec sa culture et sa religion auprès d’autres sources.

[43] Quand il a tiré cette conclusion, l’agent n’a pas une seule fois défini ce qui serait dans l’intérêt supérieur du petit-fils mineur, qui a noué une relation étroite avec ses grands-parents pendant plus de dix ans. Il n’a pas non plus apprécié la question de savoir en quoi l’intérêt supérieur du petit-fils serait affecté si les demandeurs ne pouvaient pas demeurer au Canada une fois qu’aura pris fin la STR.

[44] J’ajouterais qu’en concluant que les demandeurs pourraient demeurer au Canada pour assurer le gardiennage de l’enfant, l’agent a restreint la relation entre les demandeurs et leur petit-fils mineur à un lien purement transactionnel, comme si l’importance que revêtent les demandeurs aux yeux de leur petit-fils mineur ne se mesurait qu’à l’aune du gardiennage qu’ils offrent. Par conséquent, l’agent a négligé le besoin humain fondamental de l’enfant d’établir des liens avec ses grands-parents. L’agent a adopté la même optique transactionnelle pour conclure que d’autres personnes pouvaient jouer le rôle consistant à faire découvrir à l’enfant sa culture et sa religion, en faisant abstraction de la volonté exprimée par l’enfant de passer le plus de temps possible avec les demandeurs, puisqu’ils sont ses seuls grands-parents.

[45] En définitive, je conclus que l’agent a effectué une appréciation inadéquate de l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’il ne s’est pas montré réceptif, attentif et sensible à ce facteur, contrairement à ce qu’il affirme à ce sujet.

[46] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision est déraisonnable.

V. Conclusion

[47] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[48] Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8122-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8122-22

 

INTITULÉ :

BALYAR GROVER, NAND GROVER c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 SEPTEMBRE 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 OCTOBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Harmanjeet Singh Bal

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Bradley Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Harmanjeet Singh Bal

BG Laws

Woodbridge (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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