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Date : 20230929


Dossier : IMM-4597-21

Référence : 2023 CF 1316

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 septembre 2023

En présence de madame la juge Turley

ENTRE :

BERNADETTE THERESA CONNELL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 25.1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] La demanderesse conteste le caractère raisonnable de la décision et soutient que l’agent a évalué de manière déraisonnable l’intérêt supérieur des enfants touchés (son fils et le fils de sa cousine). La demanderesse affirme en outre que l’analyse des difficultés effectuée par l’agent est déraisonnable. Enfin, la demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de la demande de permis de séjour temporaire [PST] qu’elle a présentée à titre subsidiaire.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie sur la base de trois motifs distincts. Premièrement, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que l’agent a commis une erreur dans son analyse de l’intérêt supérieur de son fils. Dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent n’a pas tenu compte des répercussions de l’état de santé mentale de la demanderesse sur sa capacité de subvenir aux besoins de son fils. Deuxièmement, l’analyse des difficultés réalisée par l’agent quant à l’état de santé mentale de la demanderesse est déraisonnable parce que l’agent n’a pas tenu compte de la dégradation de l’état de santé de la demanderesse en cas de renvoi du Canada et n’a pas expliqué pourquoi il a conclu que la preuve concernant l’accès aux soins médicaux à Sainte‑Lucie et à la Barbade était insuffisante. Troisièmement, l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de la demande de PST de la demanderesse.

II. Contexte

A. Demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse

[4] La demanderesse possède la double citoyenneté de la Barbade et de Sainte‑Lucie et est entrée au Canada pour la première fois en tant que visiteuse le 22 août 2012. La demanderesse vit en situation irrégulière au Canada depuis plus de 10 ans. Elle habite au Canada chez sa cousine maternelle et la famille de celle-ci, qui comprend notamment le fils mineur de sa cousine, Aaron.

[5] Selon les renseignements contenus dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse est venue au Canada pour fuir son époux violent. Son fils Kasim vit chez une bonne amie à elle à la Barbade, mais la demanderesse lui fournit un soutien financier grâce à des emplois rémunérés au comptant. Depuis son arrivée au Canada, la demanderesse a poursuivi ses études et est aujourd’hui préposée aux bénéficiaires. La demanderesse fréquente l’église, fait du bénévolat dans sa collectivité et s’est fait des amis au Canada.

[6] En avril 2020, la demanderesse a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en faisant valoir son établissement au Canada sur les plans émotionnel et familial, ainsi que les difficultés qui découleraient de son renvoi vers Sainte‑Lucie ou la Barbade.

[7] La demanderesse a reçu un diagnostic de dépression, d’anxiété et d’hypertension. À l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a présenté un rapport de consultation psychiatrique indiquant qu’elle remplit les critères du trouble de stress post‑traumatique (TSPT). Le psychiatre conclut en outre que, si la demanderesse devait retourner à la Barbade, son état de santé mentale en souffrirait probablement.

[8] Dans ses observations portant sur sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a demandé que lui soit délivré un PST au titre du paragraphe 24(1) de la LIPR si elle ne remplissait pas les conditions pour obtenir la résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] Dans une lettre datée du 27 mai 2021, la demanderesse a été informée que sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avait été rejetée. L’agent n’a pas mentionné la demande de PST que la demanderesse avait présentée à titre subsidiaire.

[10] L’agent s’est penché sur les principaux facteurs soulevés par la demanderesse et a expliqué les raisons pour lesquelles il n’était pas convaincu que la demanderesse avait démontré l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant que soit accordée la dispense :

· Établissement au Canada : Même s’il y avait [traduction] « un certain établissement », le fait que la demanderesse soit restée au Canada en situation irrégulière constituait un facteur défavorable.

· Capacité de la demanderesse à trouver un emploi : L’agent a constaté que la demanderesse fournit un soutien financier à son fils, mais il a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que la demanderesse ne serait pas en mesure de trouver un emploi dans son pays, compte tenu de son niveau d’instruction et de ses compétences.

· Intérêt supérieur du fils de la demanderesse : L’agent a évalué l’intérêt supérieur du fils adolescent de la demanderesse et a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que celle-ci ne serait pas en mesure de lui fournir un soutien financier.

· Intérêt supérieur du fils de la cousine de la demanderesse : L’agent a constaté l’existence d’un [traduction] « lien étroit » entre la demanderesse et l’enfant, mais il a jugé que celui-ci continuerait de bénéficier du soutien et des soins de sa mère à lui et que l’enfant et la demanderesse pourraient demeurer en contact, même si elle était renvoyée à la Barbade ou à Sainte‑Lucie.

· Craintes de la demanderesse à l’égard de son ex-époux : L’agent a examiné la documentation et a conclu qu’il y avait, tant à Sainte‑Lucie qu’à la Barbade, une force policière et un système judiciaire opérationnels. La demanderesse a également la possibilité de retourner à Sainte‑Lucie, puisque son ex‑époux n’y réside pas. Enfin, l’agent a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer la déclaration selon laquelle l’ex‑époux de la demanderesse avait quelque influence que ce soit à la Barbade et à Sainte‑Lucie.

· Préoccupations liées à la COVID-19 : L’agent a expliqué que la COVID-19 est un phénomène mondial et qu’elle est également présente au Canada, de sorte qu’il peut y avoir des craintes similaires au Canada.

· Difficultés que subirait la demanderesse : L’agent a jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que la demanderesse ne serait pas en mesure d’avoir accès à une aide psychologique et à des soins de santé à Sainte‑Lucie ou à la Barbade, ou qu’elle s’en verrait refuser l’accès.

· Niveaux de vie différents : L’agent a constaté la différence dans les niveaux de vie entre les pays, mais il a souligné que l’objet de l’article 25 de la LIPR consiste à conférer au ministre le pouvoir de régler des situations extraordinaires et imprévues qui l’obligent à intervenir.

[11] Après examen de la preuve, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’accueillir la demande de résidence permanente de la demanderesse fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[12] La présente demande soulève les questions suivantes :

A. L’agent a-t-il évalué de façon raisonnable l’intérêt supérieur des enfants?

B. L’agent a-t-il commis des erreurs dans son analyse des difficultés?

C. L’agent a-t-il commis une erreur en ne tenant pas compte de la demande de PST présentée de façon subsidiaire par la demanderesse?

[13] Les parties conviennent que les deux premières questions doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable, suivant l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Pour qu’une décision résiste à un examen minutieux, elle doit posséder « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » : Vavilov, au para 99.

[14] La troisième question concerne l’équité procédurale. [TRADUCTION] « La Cour d’appel fédérale a affirmé qu’une allégation portant sur le défaut de tenir compte d’un argument correctement soulevé constitue une question d’équité procédurale » : Turner c Canada (Procureur général), 2012 CAF 159 au para 43 [Turner]. Il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers le décideur qui n’a pas tenu compte de l’argument d’une partie qui aurait dû être examiné : Turner, au para 43.

[15] Lorsqu’il y a des allégations de manquement à l’équité procédurale, aucune norme de contrôle n’est appliquée, mais l’exercice de révision de la Cour est « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte » : Canadian Hardwood Plywood and Veneer Association v Canada (Attorney General), 2023 FCA 74 au para 57; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [CCP]. Lorsque la cour de révision évalue si l’équité procédurale a été respectée, elle doit se demander si « la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » : CCP, au para 54.

IV. Analyse

A. Intérêt supérieur des enfants

[16] La décision de l’agent au sujet des considérations d’ordre humanitaire est jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur des enfants qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2015 CSC 61 au para 39 [Kanthasamy]. L’agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants lorsqu’il rend sa décision : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75 [Baker].

[17] À mon avis, l’agent a commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur du fils de la demanderesse, mais il a évalué de façon raisonnable l’intérêt supérieur du fils de la cousine de la demanderesse.

1) L’agent n’a pas tenu compte des répercussions défavorables sur la santé mentale de la demanderesse

[18] Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que, lorsqu’il a évalué l’intérêt supérieur de son fils, l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des répercussions défavorables qu’il y aurait sur la santé mentale de la demanderesse si elle était tenue de quitter le Canada. L’agent s’est plutôt concentré uniquement sur les avantages associés au retour de la demanderesse à la Barbade, soit sa capacité de s’occuper de son fils et de lui offrir un soutien.

[19] Lorsqu’un agent dispose d’éléments de preuve indiquant que la santé mentale d’un parent se détériorera, il doit en tenir compte dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants : Shin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1274 aux para 21-24, 27-30; Cardona c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1345 au para 33; Montalvo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 402 au para 30; Saidoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1110 aux para 28-32; Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582 aux para 39, 61; Rainholz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 121 aux para 91-92.

[20] En l’espèce, la demanderesse a présenté des éléments de preuve sur sa santé mentale et a précisément évoqué les répercussions sur sa capacité de subvenir aux besoins de son fils dans les observations écrites qu’elle a présentées à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[21] À l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a présenté un rapport psychiatrique traitant de ses symptômes de TSPT et des répercussions qu’il y aurait sur sa santé mentale si elle devait retourner à la Barbade :

[traduction]
Bernadette avait déjà d’importants symptômes de TSPT. Lorsqu’elle vivait à la Barbade, elle a eu des pensées suicidaires et a songé à s’en prendre à ses enfants, mais ces pensées se sont dissipées depuis qu’elle a réussi à trouver au Canada un sentiment de sécurité relative. Il est important pour le rétablissement des survivants du TSPT de se sentir physiquement en sécurité. Bernadette affirme que, dans son cas, elle ne peut avoir ce sentiment de sécurité qu’au Canada, c’est-à-dire là où son agresseur ne peut lui faire de tort. Si Bernadette devait retourner à la Barbade, il est probable que sa santé mentale se détériorerait.

[22] Dans ses observations écrites, la demanderesse a directement soulevé la question de l’incidence de son état de santé mentale sur sa capacité à exercer son rôle de parent et l’importance de tenir compte de ce facteur dans l’évaluation de l’intérêt supérieur de son fils :

[traduction]
Si Bernadette devait quitter le Canada, sa santé mentale en souffrirait, de même que sa capacité de s’occuper de son fils Kasim et de subvenir aux besoins de celui-ci. Par conséquent, l’état de santé mentale de sa mère est un élément qui est au cœur de l’évaluation de l’intérêt supérieur de l’enfant, et ce, même si l’évaluation psychiatrique n’indique pas explicitement les répercussions sur la capacité de la demanderesse à exercer son rôle de parent. [Renvois omis.]

[23] Bien qu’il n’aborde pas la question de la santé mentale de la demanderesse dans son analyse de l’intérêt supérieur du fils, l’agent a évoqué le diagnostic de trouble de santé mentale ailleurs dans ses motifs :

[traduction]
Je constate que la santé mentale de la demanderesse a été grandement affectée par les circonstances qu’elle a vécues. Je constate également que la demanderesse a reçu un diagnostic de dépression et de TSPT et que son médecin de première ligne au Canada l’a aiguillée vers un psychiatre.

[24] Dans son évaluation de l’intérêt supérieur du fils de la demanderesse, l’agent était toutefois tenu d’examiner l’incidence de l’état de santé mentale de la demanderesse. L’agent n’a même pas pris acte de l’affirmation de la demanderesse selon laquelle, si elle était renvoyée du Canada, sa santé mentale en souffrirait et sa capacité de subvenir aux besoins de son fils s’en ressentirait également. Le défaut de l’agent de tenir compte de l’incidence de cet important facteur dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant rend sa décision déraisonnable.

2) L’agent n’a pas commis d’erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur du fils de la cousine de la demanderesse

[25] Je ne suis pas convaincue que l’agent a commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur du fils de la cousine. Je ne suis pas d’accord avec la demanderesse pour dire que l’agent n’a pas défini l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’il s’est concentré sur la question de savoir si sa mère continuerait à prendre soin de lui. Au contraire, j’estime que, dans son analyse, l’agent s’est montré « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant dans les circonstances.

[26] L’agent a pris acte du [traduction] « lien étroit » qui existe entre la demanderesse et le fils de sa cousine ainsi que de la possibilité qu’il soit difficile pour l’enfant d’être séparé de la demanderesse. L’agent a en outre affirmé que l’enfant aurait peut-être à [traduction] « apporter des changements à sa vie au Canada », mais qu’il pouvait bénéficier du soutien de sa mère. L’agent a estimé que la séparation physique entraînerait des bouleversements, mais que la demanderesse et son neveu pourraient tout de même demeurer en contact au moyen d’appels téléphoniques, de lettres et de l’utilisation des médias sociaux. De plus, l’agent a souligné qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant l’existence [traduction] « d’obstacles » qui empêcheraient l’enfant de rendre visite à la demanderesse à Sainte‑Lucie ou à la Barbade.

[27] La demanderesse invoque la décision de la Cour dans l’affaire Babafunmi c Canada (MCI), 2019 CF 151 [Babafunmi]. Dans cette affaire, l’agent n’avait pas pris en considération l’incidence défavorable du renvoi du parrain des enfants après avoir accepté la preuve attestant le « rôle fondamental » que le demandeur jouait dans la vie des enfants, même si ce n’était pas lui qui pourvoyait principalement à leurs besoins essentiels : Babafunmi, aux para 73-75.

[28] Or, en l’espèce, l’agent n’a pas omis de tenir compte de l’incidence défavorable qu’aurait le renvoi de la demanderesse du Canada sur le fils de sa cousine. L’agent a plutôt pris acte du fait qu’il y aurait des difficultés et une adaptation, mais il a finalement conclu que, dans les circonstances, l’intérêt supérieur de l’enfant ne justifiait pas l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a conclu que l’enfant bénéficierait des soins et du soutien de sa mère au Canada pendant la période de transition, et il s’agissait là d’un facteur raisonnable dont l’agent pouvait tenir compte dans son analyse.

[29] Je suis convaincue que l’agent a suffisamment pris en considération, défini et examiné l’intérêt supérieur du fils de la cousine de la demanderesse.

B. Analyse des difficultés effectuée par l’agent

[30] La demanderesse conteste le caractère raisonnable de l’analyse des difficultés effectuée par l’agent au sujet de sa santé et de sa capacité à trouver un emploi à l’extérieur du Canada. Pour ces deux questions, la demanderesse affirme que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve ni expliqué pourquoi il a conclu que la preuve était insuffisante. De plus, la demanderesse soutient que l’agent n’a pas considéré la détérioration de sa santé mentale comme une difficulté en tant que telle.

[31] Je suis d’accord pour affirmer que l’analyse effectuée par l’agent concernant la santé mentale et physique de la demanderesse ne saurait résister à un examen, mais je ne vois aucune erreur susceptible de contrôle dans son analyse des possibilités d’emploi de la demanderesse à l’extérieur du Canada.

1) L’analyse de la santé mentale de la demanderesse effectuée par l’agent est déraisonnable

[32] À mon avis, l’analyse que l’agent a effectuée au sujet de la santé de la demanderesse est lacunaire à deux égards principaux : i) l’agent n’a pas examiné l’incidence d’un renvoi du Canada sur l’état de santé mentale de la demanderesse; ii) l’agent n’a pas expliqué pourquoi il a conclu que la preuve objective était insuffisante.

[33] J’accepte la façon dont la demanderesse a décrit l’analyse de l’incidence sur sa santé mentale effectuée par l’agent, soit comme [traduction] « guère plus qu’une évaluation superficielle ». Malgré le fait que la demanderesse a particulièrement mis l’accent sur son état de santé mentale dans ses observations, l’analyse effectuée par l’agent est très limitée, puisqu’il constate simplement qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve attestant qu’elle ne serait pas en mesure d’avoir accès à des soins de santé à Sainte‑Lucie ou à la Barbade :

[traduction]
Je constate que la santé mentale de la demanderesse a été grandement affectée par les circonstances qu’elle a vécues. Je constate également que la demanderesse a reçu un diagnostic de dépression et de TSPT et que son médecin de première ligne au Canada l’a aiguillée vers un psychiatre. Les deux médecins ont recommandé qu’elle prenne des médicaments pour traiter son trouble de santé mentale. Bien que je sois sensible à la situation de la demanderesse, je ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve objectifs attestant que la demanderesse ne serait pas en mesure d’obtenir des soins de santé ou une aide psychologique à Sainte‑Lucie ou à la Barbade si elle en avait besoin, ou qu’elle se verrait refuser l’accès à de tels soins.

a) Défaut de considérer la détérioration de la santé mentale comme une difficulté

[34] Il est particulièrement digne de mention que l’agent ait négligé d’examiner la détérioration de la santé mentale de la demanderesse comme une difficulté en tant que telle si la demanderesse devait être renvoyée du Canada. La Cour a toujours jugé que le défaut de tenir compte de l’incidence d’un renvoi du Canada sur la santé mentale d’un demandeur rendait une décision déraisonnable : Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1349 au para 51; Montero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 776 aux para 27-30 [Montero]; Saidoun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1110 au para 19; Jeong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 582 au para 57.

[35] Le défendeur fait remarquer que le rapport du psychiatre fait seulement état de l’incidence défavorable sur la santé mentale de la demanderesse si celle-ci devait retourner à la Barbade; il ne fait aucune mention de Sainte‑Lucie. Le défendeur soutient qu’il [traduction] « semble que la demanderesse pourrait retourner à Sainte‑Lucie (où son fils aîné, Jamal Leonard Darell Charles, vit à l’heure actuelle) sans que son état de santé mentale s’en ressente de la façon décrite dans le rapport ». L’agent, toutefois, n’a tiré aucune conclusion de cet ordre. Comme le juge Ahmed l’a affirmé dans la décision Montero, le caractère raisonnable d’une décision « doit être appréci[é] au regard des motifs de [l’agent], et non au regard des motifs que le défendeur tente d’introduire après coup » : Montero, au para 30.

[36] Dans les observations personnelles qu’elle a fournies à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse explique que sa crainte a trait aux deux pays. Elle explique que son ex‑époux a toujours des liens avec Sainte‑Lucie et qu’il s’y rend régulièrement. Il convient de souligner que le rapport psychiatrique mentionne [traduction] « [qu’il] est important pour le rétablissement des survivants du TSPT de se sentir physiquement en sécurité ». Le médecin de famille de la demanderesse a déclaré que celle-ci [traduction] « éprouvait des symptômes de dépression nerveuse et faisait des cauchemars à l’idée de retourner là-bas ». La demanderesse a également expliqué avec beaucoup de détails dans ses observations qu’elle risquait de voir une dégradation de sa santé mentale si elle était renvoyée à Sainte‑Lucie ou à la Barbade.

[37] La lacune principale dans l’analyse de l’agent est son défaut d’examiner si la santé mentale de la demanderesse se détériorerait si elle était renvoyée à Sainte‑Lucie ou à la Barbade. Il s’agit là d’un aspect central des observations de la demanderesse que l’agent a tout simplement négligé d’examiner. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a jugé que « [l]es principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » : Vavilov, au para 127. Comme ce n’est pas ce qui a été fait en l’espèce, la décision de l’agent est déraisonnable.

b) Défaut d’expliquer en quoi la preuve est insuffisante

[38] Bien que les décideurs doivent se voir accorder une grande déférence lorsqu’ils tirent des conclusions sur le caractère suffisant de la preuve, celles-ci doivent être expliquées par l’examen des éléments de preuve ou par la présentation d’une justification : Clarke v Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 680 au para 25; Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 618 au para 35; Sarker c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 154 au para 11; Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 au para 35.

[39] En l’espèce, l’agent n’a pas examiné la preuve et les arguments portant sur le manque d’accès aux soins de santé à Sainte‑Lucie et à la Barbade. L’agent a simplement tiré la conclusion générale suivante : [traduction] « Bien que je sois sensible à la situation de la demanderesse, je ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve objectifs attestant que la demanderesse ne serait pas en mesure d’obtenir des soins de santé ou une aide psychologique à Sainte‑Lucie ou à la Barbade si elle en avait besoin, ou qu’elle se verrait refuser l’accès à de tels soins. » L’agent ne fait aucune mention de la preuve présentée et ne fournit aucune justification relativement à sa conclusion sur le caractère insuffisant de la preuve.

[40] La demanderesse a fourni 9 articles sur les soins de santé à la Barbade et 13 articles sur les soins médicaux à Sainte‑Lucie. Dans ses observations écrites, la demanderesse fournit un résumé exhaustif des conditions et elle soutient que, dans les deux pays, il y a un manque d’accès aux soins de santé mentale. À titre d’exemple, la demanderesse a présenté les observations suivantes :

[traduction]
À la Barbade, il y a très peu d’information sur les soins de santé mentale, probablement en raison de leur rareté. Selon le ministre de la Santé, les soins de santé mentale constituent « l’une des armes les plus négligées » dans la lutte contre la COVID‑19 au pays, à plus forte raison que « la santé mentale a été reléguée au second plan ». [Renvois omis.]

À Sainte‑Lucie, un groupe politique a dénoncé le manque de ressources pour aider les personnes aux prises avec des troubles de santé mentale, en faisant référence aux patients qui se voyaient refuser des soins en raison du manque d’espace. Voici d’autres critiques formulées par le groupe :

En l’absence d’un financement adéquat des programmes et des initiatives d’intervention, de ressources humaines suffisantes pour offrir les soins psychosociaux dans la collectivité et d’un engagement du gouvernement de faire de la santé et du mieux-être des gens une priorité, il continuera d’y avoir des décès et des familles endeuillées. [Renvois omis.]

[41] Il incombait à l’agent d’expliquer, à la lumière de la preuve et des observations, comment il en était venu à conclure que les éléments de preuve objectifs présentés étaient insuffisants pour étayer le manque d’accès aux soins de santé à la Barbade et à Sainte‑Lucie. Le défaut de se pencher sur cette question centrale de la demande de la demanderesse a pour effet de vicier la décision.

2) L’analyse de l’agent quant aux possibilités d’emploi de la demanderesse est raisonnable

[42] Je ne suis pas d’accord pour dire que l’analyse de l’agent concernant les possibilités d’emploi de la demanderesse comporte les mêmes failles que son analyse des difficultés liées aux soins de santé. Au contraire, l’agent a expliqué pourquoi il a conclu que la preuve en ce qui a trait à la capacité de la demanderesse à obtenir un emploi était insuffisante.

[43] L’agent a pris note des problèmes de chômage à Sainte‑Lucie et à la Barbade attribuables à la pandémie et à la stagnation de l’économie à l’échelle nationale. Toutefois, compte tenu des vastes compétences et de la grande expérience de la demanderesse dans différents domaines, l’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve attestant [traduction] « [qu’elle] ne pourrait pas raisonnablement chercher ou obtenir un emploi dans son pays » et, ainsi, continuer de subvenir aux besoins de sa famille.

[44] Comme l’a constaté l’agent, la demanderesse a fait des études ou acquis de l’expérience dans les domaines suivants : i) gestion hôtelière et gestion de restaurant; ii) décoration intérieure; iii) matériel informatique, établissement et réparation de réseaux de base, spécialiste des ordinateurs personnels; iv) cuisine; v) soins infirmiers auxiliaires; et vi) services de soutien à la personne. La demanderesse a également fait du bénévolat auprès de nombreuses organisations. Compte tenu des compétences, de l’expérience et de la formation diversifiées de la demanderesse, il était raisonnable de la part de l’agent de conclure que son [traduction] « aptitude à l’exercice d’un emploi, et donc ses possibilités d’emploi » se trouvaient accrues. Finalement, l’agent a évalué la preuve et a estimé que l’expérience et les compétences précises de la demanderesse faisaient en sorte qu’elle était particulièrement bien placée pour décrocher un emploi, malgré les renseignements sur les conditions dans le pays. La Cour n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau la preuve : Vavilov, au para 125.

C. Défaut de tenir compte de la demande de PST présentée par la demanderesse

[45] L’agent n’a pas tenu compte de la demande subsidiaire de la demanderesse, qui souhaitait se voir délivrer un PST au titre du paragraphe 24(1) de la LIPR si sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était rejetée. La Cour a jugé que le défaut de donner suite à une demande de PST constituait une erreur susceptible de contrôle : Mpoyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 251 aux para 32-33, 36 [Mpoyi]; Catindig c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 92 au para 36; Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1269 aux para 77-79 [Shah].

[46] Pour tenter de justifier cette omission, le défendeur soutient que la demande de PST représentait trois lignes d’un document d’observations écrites comprenant 25 pages à l’appui de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et [traduction] « [qu’]aucune observation n’a été fournie à l’appui de la demande de PST ». Le défendeur affirme également que l’agent [traduction] « a simplement omis de préciser que la demande de PST était également refusée ».

[47] Je n’accepte aucune des deux observations du défendeur. Premièrement, la longueur des observations de la demanderesse ne change en rien l’obligation d’examiner la demande de PST présentée par la demanderesse à titre subsidiaire. La Cour a souvent statué qu’il n’existe aucune exigence particulière quant à la façon de présenter les demandes de PST : Mpoyi, au para 32; Shah, aux para 77-79; Lee c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1461 aux para 16-18 [Lee].

[48] Dans la décision Lee, la Cour a précisément rejeté l’argument du défendeur selon lequel le demandeur n’avait pas fourni suffisamment de renseignements dans sa demande en vue de permettre un examen approprié de la demande de PST :

[18] Le défendeur défend l’omission, par l’agent, de prendre en considération la demande du demandeur en affirmant que le demandeur n’a pas fourni suffisamment de renseignements et d’arguments en vue de permettre à l’agent de décider s’il était justifié de délivrer un PST. Je rejette cet argument. Je suis d’accord avec l’avocate du demandeur pour dire que la demande soumise à l’agent, si elle est considérée dans le contexte de la demande de résidence permanente, montre clairement que le demandeur voulait rester au Canada moyennant une autorisation quelconque. La demande que le demandeur a faite à l’agent d’envisager de lui accorder un PST obligeait donc celui‑ci à y répondre sans que le demandeur ait à soumettre une demande distincte. À mon avis, l’omission, par l’agent, d’examiner la demande constitue une erreur dans l’application régulière de la loi.

[49] Deuxièmement, la Cour ne peut considérer l’absence de réponse de l’agent comme un refus implicite de la demande de PST. L’agent doit indiquer que la demande a été examinée en bonne et due forme, même s’il n’existe aucun motif justifiant de délivrer un PST : Shah, au para 77; Lee, aux para 16, 18.

[50] Le défaut de l’agent d’examiner la demande de PST présentée par la demanderesse constituait un manquement à l’équité procédurale. Si, à l’issue du nouvel examen, l’autre agent n’accueille pas la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse, il devra alors statuer sur sa demande subsidiaire de PST.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4597-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent datée du 26 mai 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Il n’y a pas de question à certifier.

« Anne M. Turley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4597-21

INTITULÉ :

BERNADETTE THERESA CONNELL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 30 AOÛT 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE TURLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 29 septembre 2023

COMPARUTIONS :

Annie O’Dell

POUR LA DEMANDERESSE

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Annie O’Dell

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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