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Date : 20230922


Dossier : IMM-7933-21

Référence : 2023 CF 1278

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 septembre 2023

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

BOLA CHARLES AKINDE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Bola Charles Akinde [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] le 7 octobre 2021 confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. La question déterminante pour la SAR concernait l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Lagos, au Nigéria.

[2] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée. L’évaluation de la PRI effectuée par la SAR était raisonnable.

II. Contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Nigéria qui a eu trois enfants avec son épouse, lesquels vivent encore tous les quatre au Nigéria. Le demandeur craint de subir un préjudice de la part des Yahoo Boys, de la police du Nigéria et de ses voisins à Olomore. L’exposé circonstancié du demandeur contenu dans son formulaire Fondement de la demande d’asile fournit le contexte factuel, que j’ai résumé ici.

[4] Le demandeur a été président de l’association de développement communautaire Oke Anu II [l’ADC] à Olomore, ce qui signifie qu’il faisait également partie du comité de sécurité conjoint des collectivités, dont le rôle consistait à assurer la sécurité de plusieurs communautés de la région. En 2015, l’ADC a commencé à critiquer les activités illégales des Yahoo Boys à Olomore, plus précisément la fraude sur Internet, les cybercrimes, la fraude par téléphone, ainsi que le climat de violence que le groupe amenait au sein de la collectivité. En juin 2017, le demandeur a porté plainte à la police d’Obada contre les Yahoo Boys. La police d’Obada a arrêté certains des membres du groupe, mais les a relâchés le lendemain, après avoir obtenu un pot‑de‑vin. La police a informé les Yahoo Boys que c’était le demandeur qui était à l’origine du rapport de police.

[5] Par conséquent, les Yahoo Boys ont menacé le demandeur et vandalisé sa propriété. Le demandeur a dénoncé les Yahoo Boys au poste de police de Lafenwa. Il a dit aux policiers que la police d’Obada avait reçu des pots‑de‑vin de la part des Yahoo Boys. Le demandeur a alors commencé à recevoir des appels téléphoniques de menaces.

[6] En janvier 2018, l’ADC a voté en faveur de l’expulsion des Yahoo Boys de la collectivité. Le demandeur a de nouveau dénoncé les Yahoo Boys à la police de Lafenwa.

[7] En mai 2018, le demandeur a reçu un appel de menace où il se faisait attribuer la responsabilité du meurtre d’un membre important des Yahoo Boys, étant donné que c’était l’ADC qui avait expulsé cette personne de la collectivité. Plusieurs voisins du demandeur l’ont également menacé, car ils comptaient sur le loyer élevé que leur versaient leurs locataires faisant partie des Yahoo Boys.

[8] En décembre 2019, au retour du demandeur après un voyage d’affaires à Lagos, des inconnus ont tenté d’entrer par effraction dans sa maison. Pendant qu’il se rendait au poste de police de Lafenwa, le demandeur a été pourchassé par des hommes à moto, qui ont tiré deux coups de feu sur sa voiture.

[9] En janvier 2020, le demandeur et sa famille sont allés vivre chez le cousin du demandeur à Ibadan. Pendant ce séjour, le demandeur et son cousin se sont fait arrêter à un poste de contrôle de la police. Les policiers ont emmené le demandeur au poste de police pour l’interroger. L’un des agents a dit au demandeur que la police voulait l’arrêter parce qu’il avait dénoncé que la police acceptait des pots‑de‑vin des Yahoo Boys. Par la suite, le demandeur et sa famille ont déménagé à Abuja. Pendant qu’il vivait là‑bas, le demandeur a reçu d’autres appels téléphoniques de menaces. Le demandeur et sa famille sont alors allés vivre à Igbogila, la ville natale du demandeur.

[10] En février 2020, le demandeur a fui le Nigéria et s’est rendu aux États‑Unis. En mars 2020, le demandeur a franchi la frontière pour entrer au Canada, où il a présenté une demande d’asile.

[11] Le 22 mars 2021, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. La SPR a jugé que le demandeur disposait d’une PRI vaable à Lagos, au Nigéria. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi ses allégations de persécution par la police du Nigéria. Dans son analyse de la PRI, la SPR s’est concentrée sur les Yahoo Boys et les voisins du demandeur. En ce qui a trait au premier volet du critère relatif à la PRI, la SPR a jugé que les deux agents du préjudice n’avaient pas les moyens ni la volonté de retrouver le demandeur à Lagos. Pour le deuxième volet, la SPR a jugé qu’il n’était pas trop sévère de s’attendre à ce que le demandeur déménage dans la ville proposée comme PRI, compte tenu des facteurs que sont le niveau d’instruction, l’expérience dans le domaine des affaires, l’identité autochtone, la langue, la religion et les déplacements vers Lagos.

[12] Le demandeur a interjeté appel à la SAR de la décision de la SPR. Il a affirmé que la SPR avait commis des erreurs dans son évaluation de la crédibilité des rapports de police, qu’elle avait écarté des documents pertinents sur les conditions dans le pays portant sur la police au Nigéria et qu’elle avait sous‑estimé la propension des Yahoo Boys à commettre des actes de violence, notamment leur capacité d’avoir recours à la police pour retrouver le demandeur et lui faire du tort.

III. Décision de la SAR

[13] La SAR a confirmé la décision de la SPR. La question déterminante concernait l’existence d’une PRI à Lagos.

[14] La SAR a énoncé le critère à deux volets devant être appliqué pour qu’il soit conclu à l’existence d’une PRI (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) [Rasaratnam]; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) [Thirunavukkarasu]). Dans son examen du premier volet, la SAR s’est penchée sur la police du Nigéria ainsi que les Yahoo Boys. La SAR a conclu que le demandeur ne serait pas exposé à un risque à l’endroit proposé comme PRI de la part de l’un ou l’autre des agents du préjudice.

[15] En ce qui concerne la police du Nigéria, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur dans son évaluation des rapports de police, fondée sur le fait qu’ils ne mentionnaient pas les plaintes du demandeur contre la police d’Obada. La SAR a jugé que la SPR avait eu tort de conclure que les policiers ne continueraient pas de chercher le demandeur, car ils n’avaient pas fait part de leurs intentions aux voisins du demandeur ni laissé de communication à l’intention du demandeur.

[16] Malgré ces désaccords avec la SPR, la SAR a accepté la conclusion de la SPR selon laquelle la police n’avait pas communiqué avec la famille du demandeur. La SAR a également conclu que la police du Nigéria ne cherchait pas réellement à retrouver le demandeur à Lagos. La SAR a jugé, à l’instar de la SPR, que les documents sur le pays contenus dans le cartable national de documentation [le CND] confirmaient que la police du Nigéria demandait et acceptait couramment des pots‑de‑vin et que ceux qui dénonçaient la corruption de la police n’étaient pas poursuivis. Ainsi, la police ne chercherait probablement pas à prendre pour cible une personne ayant dénoncé que la police locale avait accepté des pots‑de‑vin. La SAR a aussi jugé que la capacité du demandeur de quitter le Nigéria au moyen de son propre passeport indiquait que la police du Nigéria n’était pas activement à sa recherche, contrairement à ce qui avait été affirmé. Selon la documentation sur le pays, la police du Nigéria peut repérer les personnes recherchées qui tentent de quitter le Nigéria en passant par un aéroport international. Enfin, la SAR a estimé que la police n’avait pas la capacité de retrouver le demandeur à Lagos, comme le démontrait l’absence d’un système de communication national sur la sécurité publique et d’un système de communication entre les États.

[17] Concernant les Yahoo Boys, la SAR a conclu qu’ils n’avaient pas non plus la volonté ni les moyens de retrouver le demandeur à l’endroit proposé comme PRI. La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que les Yahoo Boys voudraient retrouver le demandeur à Lagos. La preuve documentaire n’appuyait pas l’allégation du demandeur selon laquelle les Yahoo Boys exercent des représailles contre les citoyens nigérians qui cherchent à les expulser de leur communauté. Quant aux ressources ou à la capacité, la SAR a constaté que le terme « Yahoo Boys » désigne des personnes s’adonnant à de la fraude qui exercent leurs activités au sein de groupes distincts, dans des secteurs peu développés. Bref, les Yahoo Boys ne font pas partie d’une organisation structurée qui possède des réseaux dans tout le Nigéria.

[18] Pour ce qui est du deuxième volet du critère relatif à la PRI, la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas réussi à établir qu’il serait objectivement déraisonnable ou trop sévère pour lui de s’installer à l’endroit proposé comme PRI. La SAR a constaté que la SPR non seulement avait pris acte du fait que le demandeur s’était déjà rendu à Lagos pour affaires sans difficulté, mais que la SPR avait aussi tenu compte de la documentation sur les conditions dans le pays et du témoignage du demandeur concernant le haut niveau d’insécurité sur les routes situées en dehors des régions métropolitaines, particulièrement après la tombée de la nuit. La SAR a ajouté que, pour retourner au Nigéria, le demandeur pourrait se rendre directement par avion à l’aéroport international de Lagos et ainsi éviter d’avoir à se déplacer sur les routes. La SAR a convenu que le demandeur dispose d’une PRI viable à Lagos.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[19] Après examen des observations des parties, la seule question en litige consiste à savoir si l’analyse de la PRI effectuée par la SAR était raisonnable.

[20] Il ne fait aucun doute que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. En l’espèce, aucune des exceptions énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], ne s’applique. Par conséquent, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas réfutée (aux para 16-17).

[21] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable constitue un examen rigoureux dans le cadre duquel la Cour doit s’attarder au résultat de la décision et au raisonnement sous‑jacent et chercher à savoir si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, aux para 14-15, 99). Une décision sera jugée déraisonnable si elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Il peut s’agir d’un cas où les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel ou d’un cas où le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte (Vavilov, aux para 104, 126). Lorsque les motifs du décideur permettent à la cour de révision de comprendre le raisonnement qui a mené à la décision et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables, la décision est raisonnable (Vavilov, aux para 85-86). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

A. L’analyse du premier volet du critère relatif à la PRI réalisée par la SAR était-elle raisonnable?

1) Était-il raisonnable de la part de la SAR de conclure que la police du Nigéria n’avait pas la volonté ni les moyens de trouver le demandeur à Lagos?

a) Position du demandeur

[22] Premièrement, la SAR a eu tort de conclure que la police du Nigéria n’était pas susceptible de prendre pour cible une personne ayant dénoncé que la police locale acceptait des pots‑de‑vin, même venant des Yahoo Boys. La SAR n’a pas tenu compte de la preuve contenue dans le CND, où il est expliqué que des personnes, et non seulement des journalistes ou des dirigeants traditionnels, ont subi des conséquences négatives après avoir critiqué les autorités, particulièrement lorsqu’il est question de dénoncer les pots‑de‑vin (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au para 17 [Cepeda-Gutierrez]).

[23] Deuxièmement, la SAR a eu tort de reprendre la conclusion erronée en matière de crédibilité qui avait été tirée par la SPR et de présupposer que le fait que le demandeur ait réussi à quitter le Nigéria voulait dire que la police ne le recherchait pas activement. La SAR n’a pas expliqué comment elle avait pu juger le demandeur crédible pour des aspects fondamentaux de son témoignage, tout en arrivant à cette conclusion (Chachua c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 954 au para 19). Selon le point 14.7 du CND, il est possible que la police ait été à la recherche du demandeur de façon officieuse, sans mandat, et il pourrait s’agir de la raison pour laquelle la police ne l’a pas détenu à l’aéroport.

[24] Troisièmement, la SAR s’est fondée sur des sections bien précises du CND au sujet de la volonté et des moyens dont dispose la police du Nigéria pour persécuter le demandeur à Lagos, malgré le fait que la section qui précédait immédiatement celle qui avait été citée par la SAR indiquait que la police disposait d’un système de communication entre ses divisions et était en mesure de retrouver des personnes d’intérêt (Cepeda-Gutierrez, au para 17; Onungbogbo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1240 au para 14).

b) Position du défendeur

[25] Premièrement, le demandeur n’a pas fourni de preuve attestant que la police locale prend plus fréquemment pour cibles les personnes qui dénoncent la corruption visant les Yahoo Boys. De plus, le demandeur veut simplement que la Cour tire une conclusion différente à partir de la même preuve documentaire. Les autres éléments de preuve tirés du CND qui ont été cités par le demandeur ont trait à des cas où des citoyens nigérians ont été tenus de verser un pot‑de‑vin et non à des cas où des citoyens ont dénoncé la police au motif que celle‑ci a accepté des pots‑de‑vin. La preuve citée n’établit pas non plus que les [traduction] « conséquences négatives » équivalent à des représailles violentes ou à de la persécution.

[26] Deuxièmement, la SAR n’a pas présupposé que la capacité de quitter le Nigéria était déterminante quant à la question de savoir si la police est à la recherche d’un individu. La SAR a jugé le demandeur crédible quant aux faits dont il avait connaissance, ce qui ne signifie toutefois pas que la SAR est tenue d’accepter les hypothèses formulées par le demandeur au sujet de sa crainte subjective. Il n’y a aucun mandat d’arrestation, aucune preuve de contact récent avec la famille du demandeur ni aucune explication quant à la raison pour laquelle la police recherchait le demandeur au départ. Selon la preuve contenue dans le CND, les personnes recherchées par la police devraient être arrêtées à l’aéroport si elles tentent de quitter le pays en passant par un aéroport international.

[27] Troisièmement, le demandeur demande à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve quant à la question de savoir si la police locale a les moyens et la volonté de retrouver le demandeur à Lagos. La preuve concernant la communication et la coordination au sein de la police a trait aux communications entre les divisions lorsque les agents mènent une opération. Le demandeur n’a présenté aucune preuve indiquant que les policiers mènent des opérations pour retrouver des gens qui dénoncent la corruption de la police à l’échelle locale, pas plus que le demandeur n’a démontré que les gens qui agissent ainsi deviennent des personnes d’intérêt pour la police au point où celle-ci cherche à les retrouver. Des questions subsistent quant aux raisons pour lesquelles le demandeur a réussi à quitter le Nigéria ou la police n’a pas communiqué avec sa famille pour s’informer de ses allées et venues.

2) Était-il raisonnable de la part de la SAR de conclure que les Yahoo Boys n’ont pas la volonté ni les moyens de trouver le demandeur à Lagos?

a) Position du demandeur

[28] La conclusion de la SAR selon laquelle les Yahoo Boys ne sont pas une organisation structurée qui dispose de réseaux à l’échelle du Nigéria est directement contredite par le point 7.28 du CND, où les Yahoo Boys sont décrits comme [traduction] « l’une des entreprises criminelles les plus structurées qui s’adonnent à la fraude ».

[29] De plus, le fait que les Yahoo Boys se concentrent sur les crimes de nature financière ne signifie pas qu’il y a absence de risque. La SAR a décidé de manière arbitraire jusqu’où les Yahoo Boys seraient prêts à aller, malgré la preuve du demandeur selon laquelle les Yahoo Boys cherchaient à se venger sérieusement de lui.

[30] Enfin, la SAR n’a pas tenu compte de la préoccupation du cousin du demandeur, qui craint que les Yahoo Boys utilisent leur technologie pour surveiller le demandeur. La SAR n’a pas non plus expliqué pourquoi un groupe qui maîtrise aussi bien la technologie ne serait pas en mesure de retrouver le demandeur à Lagos, comme il l’a fait à Abuja.

b) Position du défendeur

[31] Les Yahoo Boys ne sont pas une organisation nationale; il s’agit plutôt de petits groupes qui se livrent au même type d’escroqueries complexes, ce qui n’en fait pas pour autant une organisation criminelle violente. La preuve ne montre pas que les Yahoo Boys portent préjudice aux personnes qui les dénoncent à la police.

[32] La SAR a accepté que les Yahoo Boys avaient déjà pris pour cible le demandeur, mais ce dernier devait montrer qu’il serait exposé à un risque de persécution dans l’avenir. Le demandeur n’a fourni aucune preuve attestant que les Yahoo Boys avaient les moyens ou la volonté de le retrouver dans tout le Nigéria. Rien ne prouve que les Yahoo Boys aient tenté de retrouver le demandeur ou qu’ils aient démontré un intérêt continu envers lui depuis son départ du Nigéria.

3) Conclusion

[33] Les parties s’entendent sur le critère à deux volets applicable pour déterminer l’existence d’une PRI viable. Premièrement, la SAR doit être convaincue que le demandeur ne sera pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution ou qu’il ne sera pas personnellement exposé soit au risque d’être soumis à la torture, soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à l’endroit proposé comme PRI. Deuxièmement, elle doit être convaincue que la situation à l’endroit proposé comme PRI est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui lui sont propres, de s’y réfugier (Rasaratnam, aux pp 710-711; Thirunavukkarasu, aux pp 595-597). Chacun des deux volets doit être respecté pour qu’il soit possible de conclure à l’existence d’une PRI viable.

a) Était-il raisonnable de la part de la SAR de conclure que la police du Nigéria n’avait pas la volonté ni les moyens de trouver le demandeur à Lagos?

[34] Il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que la police du Nigéria n’avait pas la volonté ni les moyens de retrouver le demandeur à Lagos.

[35] Premièrement, je ne suis pas convaincu que la SAR a eu tort de conclure que la police locale prendrait le demandeur pour cible au motif que ce dernier a dénoncé qu’une autre force policière locale avait accepté des pots‑de‑vin. Le demandeur renvoie à un passage invoqué par la SAR; or, un examen de ce passage permet de constater que celui-ci fait référence à des journalistes, à des blogueurs ou à d’autres personnes ou organisations ayant critiqué publiquement les politiques du gouverneur ou les forces armées. Un autre passage invoqué par le demandeur fait simplement référence à une absence de suivi ou à des conséquences négatives après dénonciation de pots‑de‑vin. La preuve documentaire ne définit pas ce que pourraient être les conséquences négatives et elle ne s’applique pas à la situation du demandeur, c’est‑à‑dire à des citoyens qui, comme lui, dénoncent la police du Nigéria pour corruption. Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que le demandeur n’a pas réussi à établir que la police locale exerce des représailles d’une manière différente ou plus fréquemment lorsque la corruption dénoncée a trait aux Yahoo Boys.

[36] Deuxièmement, je ne suis pas non plus convaincu que la SAR a commis une erreur dans sa conclusion portant sur la capacité du demandeur de quitter le Nigéria s’il était bel et bien recherché par la police de ce pays. En toute déférence, la SAR n’a pas présupposé que la capacité de quitter le Nigéria était le facteur déterminant pour savoir si une personne était ou non recherchée par la police. La SAR a pris note de la preuve documentaire indiquant qu’il y a divers points de contrôle à l’aéroport et que le système exige l’échange d’information avec les autorités aéroportuaires. Cet aspect, conjugué au témoignage du demandeur selon lequel la police n’a communiqué avec personne de sa famille pour se renseigner à son sujet, est l’un des motifs qui sous-tendaient la conclusion de la SAR à cet égard. Ainsi, je ne vois aucune erreur de la part de la SAR dans son examen des éléments de preuve en question.

[37] Le demandeur conteste en outre le fait que la SAR n’a pas tenu compte du passage suivant tiré du CND dans sa conclusion relative à la capacité de la police à trouver le demandeur :

Selon le cabinet d’avocats du Nigéria, la NPF [traduction] est dotée d’un système de communication qui permet aux diverses unités de la force de mettre des renseignements en commun. Par exemple, si des agents d’une division prévoient mener une opération dans une autre division, le chef de cette autre division en sera avisé (cabinet d’avocats du Nigéria 22 oct. 2020).

De même, sans fournir de précisions additionnelles, l’avocat principal du Nigéria a signalé que les policiers disposent [traduction] « [d’]un moyen d’échanger de l’information et de suivre les déplacements de personnes d’intérêt entre leurs divers services, là où il le faut et quand il le faut » (avocat principal du Nigéria 21 oct. 2020).

[Non souligné dans l’original.]

[38] L’extrait de la décision reproduit ci-dessus ne donne pas à penser que la SAR n’a pas tenu compte de cette preuve. Cet extrait ne contredit pas la conclusion de la SAR, qui porte principalement sur l’étendue et l’efficacité d’un système de communication de la police entre les différents États lorsque des opérations sont menées dans d’autres divisions de police. Quoi qu’il en soit, cette constatation de la SAR ne change en rien la conclusion de la SAR concernant la volonté de la police de retrouver le demandeur à Lagos, conclusion que j’ai jugée raisonnable (Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428 au para 15).

b) Était-il raisonnable de la part de la SAR de conclure que les Yahoo Boys n’ont pas la volonté ni les moyens de trouver le demandeur à Lagos?

[39] Il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que les Yahoo Boys n’ont pas la volonté ni les moyens de trouver le demandeur à Lagos.

[40] La SAR a clairement renvoyé à la section sur la fraude économique du rapport de 2020 sur le crime et la sécurité au Nigéria, où il est expliqué que les Yahoo Boys sont l’une des [traduction] « entreprises criminelles les plus structurées qui s’adonnent à la fraude […] et qui ont recours à diverses manœuvres et plateformes, comme des sites de rencontre, des groupes de discussion, des médias sociaux et d’autres ressources en ligne pour tromper leurs victimes ». Toutefois, la SAR a aussi examiné d’autres éléments de preuve documentaire démontrant que les Yahoo Boys sont généralement des étudiants universitaires qui exercent leurs activités en groupes distincts. C’est dans ce contexte que la SAR a conclu que les Yahoo Boys n’étaient pas une organisation structurée possédant des réseaux dans tout le Nigéria. La SAR a ensuite expliqué que « cela veut dire que les Yahoo Boys sont un groupe localisé sans présence nationale » et, donc, qu’ils n’ont pas les moyens de retrouver le demandeur à Lagos. Le demandeur interprète l’extrait de façon différente, mais la Cour n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov, au para 125).

[41] Pour ce qui est de la question de la volonté, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la SAR a convenu que les Yahoo Boys avaient déjà pris le demandeur pour cible à Olomore. La SAR a toutefois souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que les Yahoo Boys voudraient retrouver le demandeur à Lagos, étant donné qu’ils ne sont pas présents à l’échelle nationale et qu’il ne s’agit pas d’un groupe coordonné. Le demandeur n’a pas non plus mentionné de preuve attestant que les Yahoo Boys avaient communiqué avec des membres de sa famille.

[42] Quant au cousin du demandeur, la SAR est présumée avoir examiné toute la preuve à sa disposition et elle n’a pas à mentionner chacun des éléments de preuve (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 au para 1). Je constate que le demandeur n’a pas soulevé cet argument dans les observations écrites qu’il a présentées à la SAR. La SPR a conclu que le demandeur avait reçu des appels téléphoniques à Abuja parce que son numéro de téléphone était accessible à tous et qu’il n’y avait aucune preuve indiquant que les Yahoo Boys avaient tenté de retrouver physiquement le demandeur à Abuja. La SAR a jugé que la preuve était lacunaire relativement à la volonté ou à la capacité des agents du préjudice de retrouver le demandeur à Abuja. Je ne vois aucune erreur dans l’analyse de la SAR à cet égard.

B. L’analyse du deuxième volet du critère relatif à la PRI réalisée par la SAR était-elle raisonnable?

1) Position du demandeur

[43] Premièrement, la SAR a omis de tenir compte du fait que l’absence d’incidents durant son court voyage d’affaires à Lagos ne signifie pas que le demandeur ne serait pas exposé à un risque à Lagos. La SAR n’a pas non plus mentionné la preuve non contestée concernant l’effraction du domicile du demandeur peu de temps après son retour de Lagos, qui donne à penser que le demandeur pourrait avoir été poursuivi. Les incidents qui ont suivi le retour du demandeur semblent également indiquer que le demandeur est exposé à un niveau de risque beaucoup plus important.

[44] Deuxièmement, la preuve tirée du CND que la SAR a acceptée ne fait aucune distinction entre les points cardinaux pour ce qui est du risque. Le défaut de la SAR de relever cette erreur laisse croire qu’elle n’a pas effectué une évaluation indépendante de la preuve.

[45] Troisièmement, la SAR a eu tort d’affirmer que le demandeur pourrait se rendre directement à l’aéroport international par voie aérienne pour éviter d’avoir à circuler sur les routes. La SPR n’a pas soumis la question au demandeur à l’audience, pas plus que la SAR n’a fourni au demandeur la possibilité d’y répondre. La SAR ignore s’il est abordable de se rendre à Lagos en avion ou si le demandeur pourrait le faire, étant donné qu’il devrait probablement retourner d’abord dans sa ville natale pour régler ses affaires.

2) Position du défendeur

[46] Il était raisonnable de la part de la SAR de juger que le voyage d’affaires du demandeur à Lagos démontrait qu’il pouvait y déménager en toute sécurité. La SAR a bien tenu compte de la preuve concernant les incidents s’étant produits après le retour du demandeur de Lagos. Toutefois, les agents du préjudice n’ont pas pris le demandeur pour cible à Lagos, ce qui vient appuyer le caractère raisonnable de cette conclusion.

[47] Deuxièmement, il est difficile de comprendre en quoi la sécurité routière à l’extérieur des grandes villes est liée à la capacité du demandeur de vivre à Lagos sans craindre d’être persécuté.

[48] Troisièmement, le demandeur sait qu’il peut se rendre à Lagos par voie aérienne. Il a déjà pris l’avion pour aller dans plusieurs pays et a manifestement les moyens de payer des billets d’avion.

3) Conclusion

[49] L’analyse du deuxième volet du critère relatif à la PRI réalisée par la SAR était raisonnable. Comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Thirunavukkarasu, à la page 598 :

La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l’autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S’il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer.

[Non souligné dans l’original.]

[50] La SAR a précisément mentionné et examiné l’argument du demandeur selon lequel « la SPR a eu tort de conclure que, comme [le demandeur] s’est rendu à Lagos dans le cadre d’un voyage d’affaires par le passé et qu’il n’a eu aucun problème, il peut déménager à Lagos en toute sécurité ». La SAR a examiné le dossier de la SPR et la transcription de l’audience pour ensuite conclure que la SPR avait, avec raison, fondé sa conclusion à la fois sur le voyage antérieur du demandeur à Lagos et sur la preuve documentaire objective. Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov, au para 125). En outre, il est difficile de savoir si l’attaque subséquente à Olomore a quoi que ce soit à voir avec le déplacement routier du demandeur pour aller à Lagos ou pourquoi il serait objectivement déraisonnable pour le demandeur de trouver refuge à Lagos compte tenu de la situation.

[51] Le dernier argument du demandeur semble avoir trait à l’équité procédurale. La SAR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que le demandeur pouvait se rendre directement à l’aéroport international de Lagos par voie aérienne à son retour au Nigéria sans soumettre la question au demandeur. Le demandeur n’a présenté aucune preuve de son incapacité à payer un billet d’avion pour se rendre à Lagos s’il devait retourner au Nigéria. Il est également curieux que le demandeur soutienne maintenant qu’il doit retourner à l’endroit où est née sa crainte de persécution pour [traduction] « régler ses affaires ». La question sur laquelle la SAR devait statuer était de savoir si le demandeur pouvait se rendre à l’endroit désigné comme PRI sans être exposé à une menace indue à sa vie. La SAR a répondu à cette question par l’affirmative.

[52] Quoi qu’il en soit, toute erreur commise par la SAR dans son analyse de la capacité du demandeur de se rendre directement à Lagos par voie aérienne serait insuffisante pour rendre la décision incorrecte ou déraisonnable. Il est clair que la SAR a évoqué cette possibilité au passage. Le raisonnement de la SAR à cet égard n’était pas déterminant dans le contexte de la décision.

[53] Par conséquent, la décision était justifiée et intelligible.

VI. Conclusion

[54] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[55] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7933-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Paul Favel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7933-21

INTITULÉ :

BOLA CHARLES AKINDE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 mars 2023

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

Le 22 septembre 2023

COMPARUTIONS :

Karim Escalona

POUR LE DEMANDEUR

David Knapp

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Cabinet d’avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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