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Date : 20230921


Dossier : IMM-5153-22

Référence : 2023 CF 1269

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 septembre 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

KULWINDER SINGH

MANDEEP KAUR

GURWINDER SINGH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté leur demande d’asile. Pour les motifs ci-après, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée, car l’argument que les demandeurs invoquent maintenant n’a pas été présenté devant la SAR.

[2] La demande d’asile des demandeurs découle d’un litige relatif à la terre familiale, au Pendjab, en Inde, entre le demandeur principal, Kulwinder Singh, et son oncle. Dans le cadre de ce litige, l’oncle en question a engagé des bandits pour battre M. Singh, puis il s’est servi de ses relations afin que M. Singh soit détenu, interrogé et torturé par la police locale, qui l’a accusé d’entretenir des liens avec des activistes sikhs.

[3] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile des demandeurs après avoir établi qu’ils n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni la qualité de personnes à protéger. Elle a conclu qu’aucun lien n’existait entre leur demande et l’un des motifs prévus par la Convention, parce que les membres de la police agissaient seulement à titre de mandataires pour l’oncle et que le risque de la part de ce dernier provenait seulement du litige relatif à la propriété. La SPR a ajouté que les demandeurs ne seraient pas exposés à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à leur retour en Inde si M. Singh renonçait à son droit sur la propriété familiale. Elle a estimé qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que M. Singh renonce à son droit sur la propriété pour se libérer du risque de préjudice de la part de l’oncle, et elle a souligné que les demandeurs ne seraient pas privés de leur droit de gagner leur vie s’ils optaient pour cette solution. La SPR s’est également penchée sur l’argument de M. Singh selon lequel son oncle chercherait à le tuer même s’il renonçait à son droit sur la terre. Elle s’est référée aux éléments de preuve qui lui avaient été présentés, y compris les propos tenus par l’oncle selon lesquels les problèmes de M. Singh disparaîtraient s’il lui cédait la terre par écrit, et elle a conclu que l’oncle n’aurait pas la motivation de causer un préjudice à M. Singh s’il renonçait à son droit sur la terre.

[4] En appel devant la SAR, les demandeurs ont soutenu que la SPR avait commis une erreur lorsqu’elle avait conclu que la renonciation à la propriété était une solution raisonnable à leur crainte d’être persécutés. Ils ont affirmé que le droit à la propriété et le droit à la jouissance de ses biens étaient protégés en tant que droits fondamentaux de la personne. Ils ont cité à cet égard l’article 17 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, AG Rés 217 A (III), Doc A/810 N.U, p 71 (1948) ainsi que les articles 1 et 2 de la Déclaration canadienne des droits, SC 1960, c 44. Les demandeurs ont fait valoir que la SPR avait commis une erreur en imposant une solution qui les obligerait à renoncer à leur droit à la propriété et que, puisqu’ils avaient l’intention de « chercher à profiter de leur propriété » à leur retour en Inde, il était raisonnable de supposer qu’ils seraient exposés à une menace sérieuse à leur vie et à leur sécurité.

[5] La SAR a rejeté l’appel des demandeurs. Elle a estimé que la SPR avait eu raison de conclure que, compte tenu de la situation propre aux demandeurs, il était raisonnable que M. Singh renonce à son droit sur la terre au cœur du conflit avec son oncle et que, s’il le faisait, les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque éventuel. La SAR a écarté l’argument des demandeurs en ce qui concerne le droit à la jouissance de ses biens. Elle s’est référée à la jurisprudence qui reconnaît qu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’un demandeur d’asile renonce à son droit sur la terre : voir Malik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 955 aux para 19-30; Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 aux para 7, 16-20. La SAR a ajouté qu’elle souscrivait à l’opinion de la SPR selon laquelle les demandeurs ne s’exposeraient pas à un risque prospectif si M. Singh renonçait à son droit :

Je ne doute pas que, dans certaines situations, une personne peut envisager d’acquérir plus de terres pour améliorer sa position sociale et son statut, mais, selon l’ensemble des éléments de preuve dont je dispose, je constate que l’appelant principal n’a pas établi que, s’il vendait la propriété faisant l’objet du litige à son oncle ou s’il la cédait, son oncle continuerait de le pourchasser ou de pourchasser les autres appelants pour leur causer un préjudice au motif que la situation est devenue une affaire d’honneur ou pour s’assurer que ni l’appelant principal ni son fils ne revendiquera encore la propriété dans l’avenir.

[6] Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs n’invoquent pas l’argument fondé sur les droits qu’ils ont présenté à la SAR. Ils affirment plutôt que leur situation a évolué au-delà du simple litige relatif à la propriété, étant donné que la police a accusé M. Singh d’appuyer des activistes sikhs. Les demandeurs mentionnent des mesures prises par la police après leur arrivée au Canada, notamment des envois d’avis de convocation et des visites à la recherche de M. Singh, malgré le fait que l’oncle avait de facto le contrôle de la terre. Ils soutiennent que la SAR [TRADUCTION] « n’a pas accordé suffisamment de poids à la persécution continue de la part de la police comparativement à celui qu’elle a accordé au différend sur la terre ».

[7] Le principal problème que pose l’argument des demandeurs, c’est qu’ils ne l’ont pas présenté à la SAR. Comme je l’ai déjà mentionné, leur appel devant la SAR était entièrement fondé sur l’argument selon lequel la SPR n’aurait pas dû juger raisonnable de les obliger à renoncer à leur droit sur la terre. À aucun moment les demandeurs n’ont-ils soutenu devant la SAR que, même s’ils renonçaient à leur droit sur la terre, ils seraient toujours exposés à un risque parce que la situation avait évolué au-delà du litige relatif à la propriété. Cet argument a été avancé devant la SPR, qui l’a rejeté, et cette conclusion n’a pas été contestée devant la SAR.

[8] Comme la Cour d’appel fédérale l’a récemment confirmé, on ne peut généralement pas contester le caractère raisonnable d’une décision administrative en se fondant sur une question qui n’a pas été soumise au décideur : Gordillo c Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 au para 99; voir aussi Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 73; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 127-128. Les demandeurs ne sauraient soutenir que la SAR n’a pas accordé suffisamment de poids à des arguments ou des faits qui n’ont tout simplement pas été soulevés devant elle.

[9] Les demandeurs font valoir que la SAR a procédé à une évaluation indépendante de la preuve et qu’elle a estimé qu’ils ne s’exposeraient pas à un risque éventuel si M. Singh renonçait à son droit sur la terre. Or, selon eux, puisque la SAR est parvenue à sa propre conclusion, ils ne devraient pas être empêchés de la contester en contrôle judiciaire. La position des demandeurs serait plus convaincante si la SAR avait tiré une conclusion nouvelle ou différente de celle de la SPR, ou si elle avait soulevé une nouvelle question. Mais en l’espèce, elle a tenu compte des allégations que M. Singh avait présentées à la SPR, selon lesquelles il serait exposé à un risque de préjudice, même s’il renonçait à son droit à la terre. La SAR a ensuite énoncé les conclusions de la SPR rejetant ces allégations, puis elle a souligné qu’elle y souscrivait. À mon avis, le fait que la SAR exprime son accord avec la SPR sur une question qui ne fait pas l’objet de l’appel ne permet pas à un demandeur de soulever de nouvelles contestations à ce sujet dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[10] De toute façon, même si la Cour devait autoriser les demandeurs à invoquer à nouveau l’argument qui avait été présenté devant la SPR, mais pas devant la SAR, elle arriverait à la conclusion que les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de démontrer que la décision de la SAR était déraisonnable : Vavilov aux para 99-100.

[11] Le principal argument des demandeurs est que la police a démontré qu’elle continue de s’intéresser à M. Singh, même si l’oncle est en possession de la terre, ce qui prouverait que la situation a évolué au-delà du litige lié à la propriété et que la renonciation au droit sur la terre ne supprimerait pas le risque. Comme la SPR l’a conclu, et la SAR en a convenu, il ressortait de la prépondérance des éléments de preuve que le seul intérêt de l’oncle concernait la terre, et que les membres de la police agissaient simplement à la demande de ce dernier. La SPR et la SAR ont toutes deux examiné les éléments de preuve relatifs à l’intérêt continu de la police envers M. Singh, et elles ont conclu que cet intérêt « était lié aux efforts déployés par l’oncle pour le faire renoncer à cette propriété ».

[12] Cette conclusion est raisonnable et appuyée par la preuve. Les demandeurs soutiennent que la SAR aurait dû accorder aux avis de convocation et aux visites constantes de la police un poids supérieur à celui qu’elle a attribué aux éléments de preuve indiquant que le différend était lié à la terre, et qu’il serait résolu grâce à une renonciation au droit sur celle-ci. Mais cet argument équivaut essentiellement à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve et de tirer ses propres conclusions. Or, tel n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire, lequel se limite à évaluer si la décision a été rendue de manière licite, et si elle est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov aux paras 15, 75, 125-126.

[13] La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5153-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5153-22

INTITULÉ :

KULWINDER SINGH ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AVRIL 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge MCHAFFIE

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 21 SEPTEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Viken G. Artinian

POUR LES DEMANDEURS

Erin Morgan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associés

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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