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Date : 20230914


Dossier : IMM-10125-23

Référence : 2023 CF 1243

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 septembre 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

YULI RAQUEL CASTRO RAMIREZ

JUAN PABLO GALAN CASTRO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Yuli Raquel Castro Ramirez ( la demanderesse principale ) et Juan Pablo Galan Castro (le demandeur mineur) ont déposé une requête en sursis de l’exécution de la mesure de renvoi du Canada les frappant, qui doit être exécutée le 15 septembre 2023.

[2] Les demandeurs demandent à la Cour de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi en Colombie qui les vise jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard d’une demande sous‑jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire quant à la décision défavorable rendue relativement à leur demande d’examen des risques avant renvoi (l’ERAR).

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête est accueillie. Je conclus que les demandeurs satisfont au critère à trois volets qui doit être rempli pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

II. Les faits et la décision sous-jacente

[4] La demanderesse est une citoyenne de la Colombie âgée de 36 ans. Elle est mère d’un fils âgé de 13 ans, le demandeur mineur, et d’une fille de 19 ans.

[5] En janvier 2014, la demanderesse principale et sa famille ont quitté la Colombie pour aller s’établir aux États-Unis. Elle allègue qu’elle a subi pendant des années de la maltraitance physique, émotionnelle et financière de la part de son ancien conjoint dans ce pays. En 2018, elle a déposé une ordonnance de non-communication contre ce dernier, et, en mai 2019, il a été expulsé vers la Colombie. Les époux ont divorcé, mais elle craint de retourner en Colombie. Elle déclare qu’il a continué de communiquer avec elle et de la menacer, que la famille de ce dernier trempe dans le milieu interlope, et qu’il a constamment — et encore récemment — manifesté son intention d’exercer des mesures de représailles à son endroit en Colombie. Sa fille a corroboré plusieurs de ces déclarations dans une déclaration assermentée.

[6] Durant son séjour en sol américain, la demanderesse principale s’est remariée. Toutefois, elle affirme que son nouveau conjoint la maltraitait physiquement. À ses dires, alors qu’elle évoquait une fois la possibilité d’un divorce, son nouvel époux a commencé à s’infliger des blessures et a ensuite appelé la police. Par conséquent, des accusations de voies de fait ont été portées contre elle, pour ensuite être écartées. Suivant ces événements, elle s’est mise en quête d’un endroit où se réfugier et a constaté que le Canada était un lieu d’asile pour les victimes de violence familiale.

[7] Les demandeurs sont arrivés au Canada le 7 juin 2022. Leur demande d’asile n’a pu être déférée à la Section de la protection des réfugiés, car elle est irrecevable au titre de l’alinéa 101(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, une disposition relative aux tiers pays sûrs.

[8] Les demandeurs ont ensuite présenté une demande d’ERAR, dans laquelle ils ont déclaré que la demanderesse principale et ses enfants seraient mis en péril à leur retour en Colombie par l’ancien époux ou sa famille liée au milieu interlope. Ils ont produit des éléments de preuve à l’appui de leurs prétentions quant aux antécédents de maltraitance, à savoir des rapports des tribunaux et de la police, des lettres rédigées par des groupes communautaires en violence familiale, des messages textes, des photos de lésions, des rapports médicaux et des documents scolaires et sur le pays.

[9] Le 29 juin 2023, un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (l’agent) a rendu une décision défavorable relativement à la demande d’ERAR. L’agent a statué que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État colombien contre l’ancien époux vivant en Colombie ou ses acolytes. Il a conclu que la preuve documentaire sur la situation actuelle dans ce pays quant à la violence fondée sur le sexe montre qu’il dispose de lois en vigueur et de mécanismes en place pour protéger les femmes et les victimes de violence. L’agent n’a pas jugé que la Colombie n’était pas disposée à protéger la demanderesse principale ou était incapable de le faire ni qu’il existait un effondrement de l’appareil étatique d’une ampleur telle que l'État ne serait pas en mesure de la protéger contre la violence fondée sur le sexe. Le 10 août 2023, les demandeurs ont déposé leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue relativement à la demande d’ERAR.

[10] Le 14 août 2023, les demandeurs ont reçu l'ordre de se présenter en vue de leur renvoi, prévu pour le 15 septembre 2023.

III. Question préliminaire

[11] Suivant la demande du défendeur, et faute d’objection de la part des demandeurs, l’intitulé de la cause de la présente instance sera modifié pour ajouter le nom du demandeur mineur.

IV. Analyse

[12] Le critère à trois volets relatif à l’octroi d’un sursis est bien établi : Toth c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1989], 1 CF 535 (CAF) ( Toth ); Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110 (Metropolitan Stores Ltd); RJR-MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 (RJR-MacDonald); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196.

[13] Le critère de l’arrêt Toth est conjonctif, car, pour obtenir le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, il incombe au demandeur d’établir : (i) que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulève une question sérieuse à juger; (ii) que l’exécution de la mesure de renvoi causerait un préjudice irréparable; (iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. La question sérieuse

[14] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour déterminer si le premier volet du critère a été satisfait, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald, à la p 314). La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81 (CanLII), [2010] 2 RCF 311 au para 67).

[15] En ce qui concerne le premier volet du critère à trois volets, les demandeurs ont avancé que la demande sous-jacente de contrôle judiciaire soulève des questions sérieuses quant au caractère raisonnable de la décision défavorable relative à la demande d’ERAR rendue par l’agent, surtout quant à ses conclusions sur l’efficacité de la protection de l’État au vu de la preuve documentaire dont il a pris acte, laquelle contredit ses propres conclusions, et au vu de la preuve produite par les demandeurs.

[16] Le défendeur réplique qu’il n’existe pas de question sérieuse à juger parce que l’agent a conclu d’une manière raisonnable que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État en Colombie.

[17] Après m’être penché sur la décision sous-jacente et sur les documents des parties relatifs à la requête, je conviens qu’il existe une question sérieuse à juger. La demande sous-jacente de contrôle judiciaire soulève des questions relatives au caractère approprié de l’examen par l’agent de la preuve sur laquelle repose la décision et de la preuve produite par la demanderesse principale ainsi que de sa situation de femme victime de violence fondée sur le sexe, qui sont suffisamment sérieuses pour satisfaire au premier volet du critère.

B. Le préjudice irréparable

[18] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, les demandeurs sont tenus de démontrer qu’ils subiront un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Le terme « irréparable » ne renvoie pas à l’étendue du préjudice; le préjudice irréparable désigne plutôt un préjudice qui ne peut être remédié ou qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire (RJR-MacDonald , à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue qu’il sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746 (CF 1re inst); Horii c Canada (CAF), [1991] ACF no 984, [1992] 1 CF 142 (CAF).

[19] Selon les demandeurs, la demanderesse principale subirait un préjudice irréparable si elle était renvoyée en Colombie. Elle a souligné que le premier acte que son ancien époux avait posé à son retour en Colombie avait été de l’appeler et de la menacer qu’il s’emparerait des enfants, qu’il ne connaîtrait pas de repos tant qu’il ne l’aurait pas sous son emprise, et qu’il lui ferait regretter d’avoir ruiné sa vie. Elle signale qu’il a continué de communiquer avec elle longtemps après son retour au pays et qu’il a même tenté de la contacter par l’entremise de leur fille. Elle fait en outre observer qu’elle a sombré dans une grave dépression et, qu’à un moment, elle a même songé à mettre fin à ses jours.

[20] Le défendeur soutient que l’exécution de la mesure de renvoi visant les demandeurs ne causerait aucun préjudice irréparable. Il ajoute qu’une conclusion relative à l’existence d’une question sérieuse à juger en lien avec un examen des risques n’est pas automatique, que les demandeurs n’ont pas déposé de preuve claire et convaincante portant que la demanderesse principale subirait un préjudice irréparable en Colombie, et que le législateur avait prévu l’octroi de sursis dans certaines situations précises en lien avec l’ERAR.

[21] La demanderesse principale est une mère de deux enfants qui a longtemps été victime d’un traitement effroyable aux mains d’un ancien conjoint, et je ne suis pas convaincu qu’elle ne subira pas de préjudice irréparable entre le moment de son retour en Colombie, où vit son maltraiteur, et celui où la décision statuant sur sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sera tranchée. Les demandeurs ont produit plus d’éléments de preuve que nécessaire pour établir que le risque de préjudice en Colombie est plus qu’hypothétique (Roman v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 CanLII 7915 (FC) (Roman), y compris une preuve montrant que l'ancien conjoint colombien a continué de chercher à s’en prendre à la demanderesse principale en tentant de communiquer avec elle et de la menacer directement, ou a cherché à connaître l’endroit où elle se trouvait par l’entremise de leur fille.

[22] Il serait inapproprié, sinon incompréhensible, pour la Cour de faire abstraction de la preuve démontrant que la demanderesse principale a songé à mettre fin à ses jours après avoir subi pendant des années de la maltraitance aux mains d’une personne qui vit dans le pays où elle doit être renvoyée, et qui continue d’être à sa recherche. Une telle forme de préjudice est, dans son essence même, irréparable (Tillouine c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1146 au para 13). Au vu de ces éléments de preuve et de la preuve mentionnée ci-dessus, je conclus donc que les demandeurs ont démontré qu’ils étaient exposés à un risque de préjudice irréparable.

C. La prépondérance des inconvénients

[23] Pour décider si le troisième volet du critère a été satisfait, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, qui consiste à déterminer quelle partie subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR-MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Il a parfois été dit que « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 (CanLII) au para 48). Toutefois, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public pour assurer la bonne administration du système d’immigration.

[24] Les demandeurs font valoir que la prépondérance des inconvénients pèse en leur faveur, compte tenu du fait qu’ils n’ont pas bénéficié d'un examen des risques dans le passé, et que la demanderesse principale est en péril en Colombie, qu’elle est interdite de territoire au Canada, et a des antécédents de maltraitance.

[25] Le défendeur plaide que la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’intérêt public qui exige que la mesure de renvoi soit exécutée dès que possible.

[26] Je suis du même avis que les demandeurs. Je conclus que la décision relative à la demande d’ERAR en l’espèce constitue le premier examen des risques au fond subi par les demandeurs, ce qui fait pencher la prépondérance des inconvénients en leur faveur (Roman, au para 9, citant Sing c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 672 au para 30). Après avoir pondéré cette conclusion ainsi que celles portant que les demandeurs ont établi qu’il existe une question sérieuse à juger et qu’ils seraient exposés à un préjudice irréparable à leur retour en Colombie, tout particulièrement compte tenu du fait que la demanderesse principale est une survivante de maltraitance, avec l’intérêt du défendeur à exécuter la mesure de renvoi vers la Colombie visant les demandeurs, je conclus que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de ces derniers.

[27] En définitive, les demandeurs satisfont au critère à trois volets qui doit être rempli pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La présente requête est donc accueillie.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-10125-23

LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :

  1. La requête des demandeurs en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accueillie.

  2. Il est sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en Colombie prévue pour 15 septembre 2023 visant les demandeurs en attendant que la Cour se prononce de manière définitive sur la requête en autorisation et de contrôle judiciaire quant à la décision du 29 juin 2023 de rejeter la demande d’ERAR.

  3. L’intitulé de la cause est immédiatement modifié.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Frédérique Bertrand-Le Borgne, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

IMM-10125-23

 

INTITULÉ :

YULI RAQUEL CASTRO RAMIREZ ET JUAN PABLO GALAN CASTRO c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, RÉFUGIÉS ET CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 septembre 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 septembre 2023

 

COMPARUTIONS :

Felix Chakirov

 

Pour les demandeurs

 

Michelle Brar

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Agape Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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