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Date : 20240318


Dossier : T‑1153‑22

Référence : 2023 CF 1239

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 mars 2024

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

GAIL COLLINS

demanderesse

et

NATION CRIE DE SADDLE LAKE no 462

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

I. Aperçu

[1] Gail Collins [la demanderesse] est membre de la Nation Crie de Saddle Lake no 462 [la NCSL no 462]. Du point de vue du gouvernement fédéral, la NCSL n° 462 est une « bande » reconnue au titre de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑15 [la Loi sur les Indiens] et une Première Nation ayant adhéré au Traité n° 6. Toutefois, la NCSL n° 462 est constituée au niveau local de deux communautés différentes, la Nation Crie de Saddle Lake n° 125 [la NCSL n° 125] et la Première Nation de Whitefish Lake n° 128 [la PNWL n° 128]. La PNWL no 128 et la NCSL no 125 ont des accords de financement distincts et fonctionnent donc séparément. Dans les motifs qui suivent, la référence à la NCSL no 462 concerne la « bande » reconnue par le gouvernement fédéral, laquelle comprend la NCSL no 125 et la PNWL no 128.

[2] La NCSL n° 125 et la PNWL n° 128 organisent toutes deux des élections distinctes et à des moments différents, en vertu du [traduction] Règlement sur les élections conformes aux coutumes de la tribu de Saddle Lake [le Règlement sur les élections]. Les membres votent à l’une ou l’autre des élections, en fonction de leur lieu de résidence, mais ne peuvent pas voter aux deux. Chaque élection entraîne la formation d’un conseil de bande différent, mais les représentants élus des deux communautés forment le conseil de bande de la NCSL no 462 en ce qui concerne le gouvernement fédéral. Le Règlement sur les élections a été approuvé par les assemblées de la bande en 1955 et en 1960.

[3] La NCSL no 462 n’établit pas elle‑même sa liste de membres. Selon l’article 11 de la Loi sur les Indiens, le gouvernement fédéral peut ajouter des personnes à la liste des membres. Mme Collins est membre de la NCSL n° 462 et demande le droit de voter lors de l’élection organisée par la NCSL n° 125.

[4] Le Règlement sur les élections adopté à la fin des années 1950 interdisait à certaines personnes de voter : Les [traduction] « Indiennes détentrices de coupons rouges » n’ont pas le droit de voter. Cette exclusion trouve son origine dans une disposition de la Loi sur les Indiens antérieure à 1985 qui empêchait les Indiennes de conserver leur statut et de le transmettre à leurs enfants si elles étaient mariées à des hommes non inscrits (McCarthy c Première Nation de Whitefish Lake no 128, 2023 CF 220 au para 21) [McCarthy].

[5] En 1985, le Parlement a modifié la Loi sur les Indiens. Ces modifications, incluses dans le projet de loi C‑31, visaient à remédier aux discriminations passées et à redonner le droit de vote aux femmes et à leurs enfants. La catégorie des « Indiennes détentrices de coupons rouges » n’existe plus.

[6] Néanmoins, lors de l’élection de juin 2022 de la NCSL no 125, et des précédentes élections, les femmes ayant recouvré le droit de vote grâce au projet de loi C‑31 n’ont pas pu voter, car l’alinéa 2a) du Règlement sur les élections était toujours valide et prévoyait ce qui suit :

[traduction]

Tout membre de la bande âgé de plus de 21 ans le jour de l’élection peut voter, qu’il réside ou non dans la réserve; à l’exception des Indiennes détentrices de coupons rouges.

[7] Mme Collins est visée par cette disposition. Elle est membre de la NCSL no 462 et de la NCSL no 125. Elle est née de l’union d’un père Métis et d’une mère née avec le statut d’Indienne. Après avoir épousé un non‑Indien, sa mère a perdu le statut d’Indienne en 1963, ce qui l’a empêchée de le transmettre à la demanderesse à sa naissance. La demanderesse est donc visée par l’alinéa 2a), puisqu’elle était visée par l’expression « Indienne détentrice de coupon rouge », catégorie aujourd’hui disparue. L’expression [traduction] « à l’exception des Indiennes détentrices de coupons rouges » figurant à l’alinéa 2 a) du Règlement sur les élections est désignée dans les présents motifs par « l’interdiction de voter ».

[8] Mme Collins sollicite le contrôle judiciaire du processus électoral de la NCSL no 462 et de la NCSL no 125. Plus précisément, elle sollicite le contrôle judiciaire de la décision du membre du personnel électoral de lui refuser le droit de voter. Elle sollicite également une déclaration portant que l’interdiction de voter est inconstitutionnelle, car elle est contraire à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte] et ne peut être justifiée au regard de l’article premier. Mme Collins soutient également que l’interdiction de voter ne constitue pas une coutume de la NCSL no 462 ou de la NCSL no 125 et que l’article 25 de la Charte ne peut donc l’emporter sur l’atteinte à l’article 15. De toute façon, même si l’article 25 s’appliquait, la discrimination en l’espèce est fondée sur le sexe et l’article 28 de la Charte empêche la NCSL no 462 et la NCSL no 125 d’invoquer une coutume établie en vertu de l’article 25 pour exercer une discrimination fondée sur le sexe.

[9] Peu avant l’audience, le juge Favel de notre Cour a rendu sa décision dans le dossier T‑800‑21, la décision McCarthy. Le Règlement sur les élections et l’interdiction de voter qui sont contestés en l’espèce sont les mêmes que ceux qui s’appliquent à la PNWL no 128. Dans la décision McCarthy, le juge Favel a observé que l’interdiction de voter est inconstitutionnelle, car elle est contraire à l’article 15 de la Charte et ne peut être justifiée au regard de l’article premier ni protégée par l’article 25 de la Charte parce qu’il ne s’agit pas d’une coutume de la bande.

[10] Il n’est pas controversé entre les parties que la décision du juge Favel est pertinente en l’espèce. Compte tenu du principe de courtoisie, je dois suivre le raisonnement du juge Favel dans la décision McCarthy, à moins d’être convaincu que l’affaire dont je suis saisi est différente ou que la décision du juge Favel est manifestement erronée (Dleiow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 59 au para 8; Apotex Inc. c Pfizer Canada Inc., 2013 CF 493 aux paras 16‑17). À mon avis, la décision du juge Favel est saine. Sous réserve des précisions et distinctions que j’apporterai ci‑dessous, j’abonde dans le sens du juge Favel et je retiens son raisonnement. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Le contexte factuel

A. La bande

[11] La NCSL n° 462 est une bande ayant adhéré au Traité n°6. La NCSL n° 125 et la PNWL n° 128 sont les réserves ou communautés de la NCSL n° 462, qui est la « bande » reconnue par le gouvernement fédéral aux termes de la Loi sur les Indiens. La NCSL n° 462 se trouve dans la région du centre de l’Alberta et a une population inscrite de 11 146 membres, dont plus de 8 500 résident dans la NCSL n° 125.

[12] La NCSL no 125 et la PNWL no 128 sont des communautés distinctes et organisent des élections distinctes en vertu du même règlement sur les élections, à savoir le [traduction] « Règlement sur les élections conformes aux coutumes de la tribu de Saddle Lake » qui a été adopté lors des assemblées de la bande en 1955 et en 1960. Bien que tous les membres soient membres de la NCSL n° 462, au niveau local, chaque membre vote soit dans la NCSL n° 125, soit dans la PNWL no 128, en fonction de son lieu de résidence.

B. La demanderesse

[13] La demanderesse, Gail Collins, est membre inscrite de la NCSL n° 462 et de la NCSL no 125. Elle est née de l’union d’un père Métis de Saint‑Paul‑des‑Métis et d’une mère née avec le statut d’Indienne de la NCSL no 462. Ses grands‑parents maternels étaient tous membres inscrits de la NCSL no 462, mais sa mère a perdu son statut en 1963 après avoir épousé un non‑Indien.

[14] Les mères de Gail Collins et de Terra McCarthy (la demanderesse dans la décision McCarthy) faisaient partie des quelques milliers de membres qui ont perdu leur statut avec la promulgation de la Loi sur les Indiens et qui ont été désignées comme « Indiennes détentrices de coupons rouges » selon le Règlement sur les élections.

[15] L’origine de l’expression « Indiennes détentrices de coupons rouges » a été examinée à l’occasion de plusieurs affaires. Dans la décision Daniels c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2013 CF 6, aux paragraphes 460‑461, notre Cour a expliqué que, en 1869, le Parlement fédéral a adopté l’Acte pourvoyant à l’émancipation graduelle des Sauvages, à la meilleure administration des affaires des Sauvages et à l’extension des dispositions de l’acte trente‑et‑un Victoria, chapitre quarante‑deux, LC 1869, c 6, suivant lequel les femmes indiennes qui se mariaient étaient privées de leurs droits, mais continuaient de percevoir une rente. Une pratique administrative consistant à délivrer à ces femmes des cartes d’identité connues sous le nom de « coupons rouges » a vu le jour. En 1951 et à la suite d’autres modifications à la Loi sur les Indiens, ces femmes détentrices de « coupons rouges » ont dû convertir leurs rentes et quitter la réserve.

[16] En 1985, le projet de loi C‑31 a été adopté pour permettre aux femmes indiennes de recouvrer leur statut perdu à la suite d’un mariage et de le transmettre à leurs enfants. Toutes les femmes et leurs descendants qui avaient perdu leur statut (ou qui ne l’avaient jamais obtenu) en raison de la disposition qui privait les femmes indiennes ayant épousé un non‑Indien de leurs droits ont recouvré leur statut. La catégorie des « Indiennes détentrices de coupons rouges » a été abolie. La mère de la demanderesse et la mère de Terra McCarthy ont été réintégrées en tant que membres de leurs communautés et les deux demanderesses ont obtenu le statut d’Indienne et l’adhésion à la NCSL n° 462.

[17] De plus, dans le cadre du projet de loi C‑31, et selon l’article 10 de la Loi sur les Indiens, les bandes ont eu la possibilité de gérer elles‑mêmes leur propre liste de membres. La NCSL no 462 a décidé de ne pas se prévaloir de cette possibilité. Elle est donc une bande au sens de l’article 11 de la Loi sur les Indiens, ce qui signifie que le gouvernement fédéral peut ajouter des personnes à sa liste de membres en vertu de l’article 11 de la Loi sur les Indiens (McCarthy, au para 20).

C. Le Règlement sur les élections

[18] Bien qu’elles constituent une seule et même « bande » reconnue par le gouvernement fédéral, la NCSL no 125 et la PNWL no 128 organisent leurs élections séparément, mais en application du même règlement sur les élections. Neuf conseillers sont élus pour la NCSL n° 125 et quatre conseillers sont élus pour la PNWL no 128. Le chef est élu parmi les conseillers élus. Les résidents de la NCSL n° 125 ne peuvent voter que pour le chef et les conseillers de la NCSL n° 125 et la même règle s’applique aux membres de la bande de la PNWL no 128. Le conseil de bande représentant la NCSL n° 462, la « bande » reconnue par le gouvernement fédéral qui comprend la NCSL n° 125 et la PNWL no 128, est composée des neuf conseillers élus pour la NCSL n° 125, et des quatre conseillers élus pour la PNWL no 128.

[19] Comme cela a été indiqué, l’interdiction de voter qui figure à l’alinéa 2a) du Règlement sur les élections était en vigueur au moment de l’élection de juin 2022. Le Règlement prévoit ce qui suit :

[traduction]

Tout membre de la bande âgé de plus de 21 ans le jour de l’élection a le droit de voter, qu’il réside ou non dans la réserve; à l’exception des Indiennes détentrices de coupons rouges .

[20] En raison de cette disposition, et malgré l’adoption du projet de loi C‑31 et l’élimination de la catégorie des « Indiennes détentrices de coupons rouges », la défenderesse a refusé et continue de refuser le droit de voter et le droit de se porter candidat aux élections du chef et du conseil aux membres qui ont recouvré leur statut en 1985, comme la demanderesse.

[21] Un processus de modification du Règlement sur les élections a été entamé par le chef et le conseil précédents, mais il n’était pas terminé au moment de l’élection de juin 2022. Plus précisément, il n’avait pas encore été approuvé par les membres de la bande. En ce qui concerne l’admissibilité au vote, les modifications proposées modifieraient le libellé de l’actuel alinéa 2a) afin de supprimer l’exclusion des « Indiennes détentrices de coupons rouges » . En d’autres termes, l’alinéa 2a) serait modifié pour supprimer l’interdiction de voter :

[traduction]

Tout membre de la bande âgé de plus de 21 ans le jour de l’élection a le droit de voter, qu’il réside ou non dans la réserve;

D. L’élection de 2022

[22] Le 22 avril 2022, le chef et le conseil ont distribué l’[traduction] « Avis – Inscription des électeurs 2022 » [l’avis] suivant lequel toute personne non reconnue comme membre résidant dans la NCSL n° 125 devait présenter une demande pour voter.

[23] Dans cet avis, le chef et le conseil ont insisté pour que les personnes [traduction] « non reconnues comme membres de la NCSL » fournissent une lettre décrivant leur généalogie et se présentent devant un comité chargé d’examiner leur demande de droit de voter.

[24] Le ou vers le 6 mai 2022, la NCSL n° 462 et la NCSL n° 125 ont convoqué une élection pour le 15 juin 2022. Monsieur Steve Wood a été nommé membre du personnel électoral.

[25] La demanderesse a d’abord tenté de démontrer sa généalogie conformément aux instructions énoncées dans l’avis après le déclenchement de l’élection. Le ou vers le 6 mai 2022, elle a écrit une lettre au chef et au conseil pour s’opposer à cet avis et demander que sa qualité de membre résidente de la NCSL no 125 soit confirmée.

[26] Le 24 mai 2022, elle a transmis une seconde lettre au conseil dans laquelle elle a demandé que son nom soit inclus dans la liste des électeurs pour l’élection du chef et du conseil de la NCSL n° 125 en 2022. Dans cette lettre, elle a également expliqué que les exigences formulées par le conseil (la généalogie ou les autres documents, la comparution devant un comité, etc.) n’étaient pas conformes au Règlement sur les élections et violaient son droit à l’équité procédurale. Elle a également insisté sur le fait que la pratique consistant à interdire le droit de voter aux membres visés par le projet de loi C‑31 est discriminatoire et est contestée devant la Cour fédérale dans le dossier T‑800‑21 (la décision McCarthy).

[27] Le 1er juin 2022, le membre du personnel électoral a annoncé que les membres visés par le projet de loi C‑31 ne seraient pas autorisés à voter ou à se porter candidats aux élections du 15 juin 2022. À cette date, la demanderesse n’avait reçu aucune réponse à ses deux lettres.

[28] Le 15 juin 2022, le jour de l’élection, la demanderesse s’est rendue au bureau de vote situé dans la réserve de la NCSL n° 125 et a tenté de voter. Cependant, la commis responsable des membres, Claudia Makokis, lui a dit qu’elle n’était pas autorisée à voter, sans autres explications.

[29] La demanderesse conteste en l’espèce la décision du 1er juin 2022 du membre du personnel électoral de refuser le droit de voter ou de se porter candidat à l’élection du 15 juin 2022 aux membres visés par le projet de loi C‑31. Elle conteste également cette pratique au motif qu’elle est inconstitutionnelle et discriminatoire.

III. Les questions et la norme de contrôle

[30] Notre Cour est essentiellement saisie de trois questions :

  • 1)Si, en l’espèce, il y a eu « décision », et donc si notre Cour a compétence aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales (LRC, 1985, c F‑7) [la Loi sur les Cours fédérales] pour entendre la présente demande.

  • 2)Si notre Cour est compétente pour statuer en l’espèce, elle doit déterminer si la décision du membre du personnel électoral est raisonnable;

  • 3)Si l’interdiction de voter est contraire à l’article 15 de la Charte.

[31] La première question a trait à la compétence. Si la Cour conclut qu’elle n’a pas compétence pour examiner la présente demande, la procédure judiciaire prendra fin.

[32] En ce qui concerne la deuxième question, la contestation de la décision du membre du personnel électoral est fondée sur des motifs de droit administratif. En principe, la norme de contrôle applicable à l’interprétation par un décideur administratif de sa loi constitutive est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Vavilov), 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]), ce qui, en l’espèce, inclut la décision du membre du personnel électoral concernant l’interprétation du Règlement sur les élections. Comme l’a conclu notre Cour dans la décision Pastion c Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648, au paragraphe 20, la déférence s’applique aux décideurs autochtones qui interprètent leurs propres lois : « […] les décisions des comités d’appel en matière d’élections des Premières nations devaient être examinées selon la norme de la décision raisonnable, y compris lorsqu’elles reposent sur une interprétation des dispositions d’un code électoral. » Au paragraphe 27, la Cour poursuit en affirmant que les justifications de la déférence « sont tout aussi pertinentes lorsque la question en litige met en jeu l’interprétation de lois autochtones écrites ».

[33] Toutefois, contrairement à ce qui a été soulevé dans la décision McCarthy, la demanderesse a fait directement référence à la question de la discrimination dans sa lettre du 24 mai 2022 adressée au membre du personnel électoral et a fait valoir que l’interdiction de voter était invalide. Par conséquent, pour apprécier le caractère raisonnable de la décision du membre du personnel électoral, il faut appliquer les principes énoncés dans les arrêts Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré], École secondaire Loyola c Québec (Procureur général), 2015 CSC 12 [Loyola] et Law Society of British Columbia c. Trinity Western University, 2018 CSC 32 [TWU]. Le décideur doit rechercher si « en évaluant l’incidence de la protection pertinente offerte par la [Charte] et compte tenu de la nature de la décision et des contextes légal et factuel — la décision est le fruit d’une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la [Charte] » (TWU, aux para 57‑58; Doré, au para 57; Loyola, au para 39).

[34] En ce qui concerne l’affaire McCarthy, le décideur n’avait pas examiné la question relative à la Charte. Le juge Favel a donc suivi une jurisprudence de la Cour d’appel de l’Ontario, Canadian Broadcasting Corporation v Ferrier, 2019 ONCA 1025 [Ferrier], (cf. paragraphe 35), et a conclu que le refus ou l’omission d’un décideur de tenir compte d’un droit applicable selon la Charte constituent des « questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble » qui est assujettie à la norme de la décision correcte (Ferrier, au para 35, citant Vavilov, au para 17). Bien que ce point soit théorique, lorsqu’un décideur administratif n’a pas examiné une question, il n’y a pas de motifs à l’égard desquels faire preuve de déférence. En ce sens, aucune norme de contrôle ne s’applique et la voie de recours consiste simplement à faire valoir que le décideur n’a pas tenu compte d’un motif pertinent, puis la décision est renvoyée pour réexamen. Par ailleurs, dans certaines circonstances, la Cour peut examiner de nouveaux arguments et substituer son jugement à l’ancienne décision plutôt que d’appliquer une norme de contrôle. En fin de compte, cela équivaut à appliquer la norme de la décision correcte.

[35] En ce qui concerne la troisième question, il s’agit de déterminer si l’interdiction de voter est inconstitutionnelle au regard de l’article 15 de la Charte. La Cour a compétence pour déclarer inconstitutionnelle et sans effet la loi électorale d’une Première Nation, même s’il s’agit d’une loi coutumière (Janvier c. Première Nation des Chipewyans des Prairies, 2021 CF 539 [Janvier] au para 33). Comme l’enseigne la décision Janvier au paragraphe 18 : « […] les questions constitutionnelles, comme les allégations qu’une disposition législative est contraire à la Charte, sont examinées selon la norme de la décision correcte […] » (citant Vavilov, aux para 55‑57)

IV. Question no 1 : Y a‑t‑il eu « décision » de la part du membre du personnel électoral, et la Cour a-t-elle donc compétence pour entendre la présente demande?

A. Thèse de la défenderesse

[36] La défenderesse soutient que même si un conseil de bande est considéré comme un office fédéral au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, les circonstances controversées en l’espèce ne découlent pas d’une décision, d’une ordonnance ou d’une ligne de conduite au sens du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales ou de l’article 302 des Règles des Cours fédérales (DORS/98/106) [les Règles des Cours fédérales], et donc, que la Cour n’a pas compétence pour statuer sur la présente demande de contrôle judiciaire.

[37] En l’espèce, le membre du personnel électoral a fait une « annonce » lors d’une assemblée de mise en candidature le 1er juin 2022 selon laquelle les membres visés par le projet de loi C‑31 ne pourraient pas voter ou se porter candidats à l’élection du 15 juin 2022. La défenderesse soutient que cette annonce ne constitue pas une « décision ». De plus, elle soutient que les autres événements qui ont précédé l’élection ne sont pas non plus des décisions au sens de la Loi sur les Cours fédérales. Les lettres et les mesures prises par la demanderesse, ainsi que la position défendue par la défenderesse, ne sont que l’expression d’une décision antérieure selon laquelle les membres visés par le projet de loi C‑31 n’avaient pas le droit de voter ou de présenter leur candidature à l’élection lorsque l’interdiction de voter a été adoptée en 1955 et en 1960.

[38] La défenderesse soutient que l’annonce du 1er juin 2022 selon laquelle les membres visés par le projet de loi C‑31 ne seraient pas autorisés à voter lors de l’élection ne constitue pas une décision au sens du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales parce qu’il ne s’agit pas d’un nouvel exercice du pouvoir discrétionnaire en relation avec des faits nouveaux. Il s’agissait plutôt de l’expression ou de la réitération du critère d’admissibilité énoncé à l’alinéa 2a) du Règlement sur les élections et d’une pratique qui a été appliquée de façon constante par les conseils de bande précédents, comme le reconnaît la demanderesse.

[39] La défenderesse s’appuie sur une jurisprudence constante (Francoeur c Canada (Conseil du Trésor), 2010 CF 121 aux para 13, 16, Moresby Explorers Ltd. c Directeur de la réserve du Parc national de Gwaii Haanas, 2000 CanLII 16549 au para 15, McLaughlin c Canada (Procureur général), 2022 FC 1466 aux para 22, 47, Tourangeau c Première Nation de Smith’s Landing, 2020 CF 184 aux para 35‑38, et Dhaliwal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 982 aux para 1‑2), pour soutenir qu’il ne peut y avoir de contrôle judiciaire lorsque la décision contestée ne constitue pas un nouvel exercice du pouvoir discrétionnaire, mais plutôt la communication d’une décision préexistante, d’un règlement ou d’une politique en vigueur. En ce qui concerne toutes les affaires citées, il y avait eu échange de lettres ou de correspondance entre un individu et un décideur montrant des tentatives d’infirmer une décision défavorable, sur une question déjà tranchée par ce décideur; tout cela n’a pas donné lieu à une nouvelle décision ou à une ligne de conduite susceptible de faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Selon la défenderesse, comme la décision de ne pas autoriser les membres visés par le projet de loi C‑31 à voter a été prise au moment où l’interdiction a été adoptée, aucun nouvel exercice du pouvoir discrétionnaire n’a eu lieu en juin 2022 et il n’y a aucune décision sur laquelle fonder la compétence de la Cour.

B. Thèse de la demanderesse

[40] La demanderesse soutient que l’annonce du 1er juin 2022 selon laquelle les membres visés par le projet de loi C‑31 ne seraient pas autorisés à voter ou à se porter candidats à l’élection du 15 juin2022 constitue une décision au sens du paragraphe 18.1(2) et relève de la compétence de la Cour.

[41] Subsidiairement, la demanderesse fait valoir que les événements suivants constituent de concert une décision ou une ligne de conduite continue au sens de l’article 302 des Règles des Cours fédérales et que la Cour est donc compétente pour connaître de l’affaire :

  1. L’avis – Inscription des électeurs 2022;

  2. L’absence de réponse du conseil aux lettres d’objection envoyées par la demanderesse au membre du personnel électoral les 6 et 24 mai 2022, dans lesquelles elle revendiquait le droit de voter lors de l’élection;

  3. La tentative de la demanderesse de démontrer sa généalogie dans le cadre de la procédure d’enregistrement en question et de comparaître devant un comité, ce qu’elle n’a jamais pu faire, car le membre du personnel électoral n’a jamais répondu à sa demande (voir les paragraphes 45 et 46 du mémoire de la demanderesse);

  4. L’annonce faite par le membre du personnel électoral le 1er juin 2022, selon laquelle les membres visés par le projet de loi C‑31 n’auraient pas le droit de voter et de se porter candidats à l’élection;

  5. La tentative de voter de la demanderesse lors de l’élection du 15 juin 2022, qui a été bloquée par Mme Claudia Makokis, la commis responsable des membres de la défenderesse, qui a refusé de lui remettre un bulletin de vote.

C. Analyse

[42] La défenderesse admet à juste titre que notre Cour a compétence à l’égard des décisions du conseil de bande, même si la décision en cause découle des coutumes de la bande. D’ailleurs, la Cour fédérale a compétence pour examiner les processus électoraux des Premières Nations, y compris ceux qui découlent de lois coutumières (Thomas c Première Nation One Arrow, 2019 CF 1663 [Thomas] au para 14; Gamblin c Conseil de la Nation des Cris de Norway House, 2012 CF 1536 aux para 35, 40; McCarthy, au para 51; Shanks c Première Nation Salt River no 195, 2023 FC 690 au para 30; Saulteaux c Première Nation Carry the Kettle First Nation, 2022 FC 1435 aux paras 26‑28, 59; Bellegarde c Première Nation Carry the Kettle , 2023 FC 86 aux paras 14‑15).

[43] En ce qui concerne la question de savoir s’il y a eu « décision » et que, par conséquent la Cour a compétence, la jurisprudence citée par la défenderesse selon laquelle la correspondance entre un demandeur et un décideur ne constitue pas une décision au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales sont susceptibles de distinctions sur le plan des faits. Dans ces affaires, les demandeurs avaient reçu une décision individualisée et aucune demande de contrôle judiciaire n’a été présentée dans le délai de 30 jours prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales. Au lieu de demander la prorogation du délai, ces demandeurs ont communiqué avec le décideur pour solliciter un réexamen ou rendre une deuxième décision à l’égard de laquelle une demande de contrôle judiciaire pourrait être présentée. Dans ces décisions, notre Cour a conclu que cette correspondance ne constituait pas un nouvel exercice du pouvoir discrétionnaire fondé sur de nouveaux faits et qu’il n’y avait donc pas nouvelle affaire, nouvelle décision ou nouvelle ligne de conduite faisant intervenir la compétence de notre Cour.

[44] En l’espèce, et contrairement aux affaires citées par la défenderesse, la correspondance entre la demanderesse et le membre du personnel électoral ne porte pas sur une décision individualisée prise antérieurement par le même décideur à l’égard du même demandeur, sur la base des mêmes éléments de preuve et arguments. Bien que l’interdiction de voter applicable aux membres visés par le projet de loi C‑31 existait bel et bien depuis 1955 et 1960, la demande de la demanderesse était une nouvelle demande adressée au membre du personnel électoral – un décideur différent de celui nommé lors des élections précédentes.

[45] En l’espèce, le membre du personnel électoral avait compétence pour examiner la demande de permission de voter de la demanderesse. En effet, un décideur administratif qui a compétence pour interpréter ses dispositions constitutives, ou des questions de droit, a également compétence pour examiner leur validité constitutionnelle (R. c Conway, 2010 CSC 22 au para 78). Le membre du personnel électoral a refusé d’accorder la permission de voter et il avait compétence pour évaluer la demande de la demanderesse fondée sur des motifs de discrimination pour décider que l’interdiction de voter applicable aux membres visés par le projet de loi C‑31 était discriminatoire et inapplicable, et pour accorder le droit de voter à la demanderesse (Première nation de Fort McKay c Laurent, 2009 CAF 235 aux para 57–67; Linklater c Première Nation Thunderchild, 2020 CF 1065 [Linklater] au para 34; Perry c Première nation Cold Lake, 2018 CAF 73 au para 45 [Perry]).

[46] De plus, la présente espèce est différente des affaires citées par la défenderesse dans lesquelles le même demandeur présentait une demande de contrôle judiciaire pour la même décision. Rien ne prouve que la demanderesse a contesté l’interdiction de voter par le passé ou que le membre du personnel électoral en question a déjà statué sur la question. Le droit est bien fixé : un décideur administratif n’est pas lié par les décisions rendues par l’organe administratif dont il fait partie au sens de ce qu’on appelle le précédent obligatoire (Vavilov, au para 129). Le membre du personnel électoral avait donc compétence pour examiner la question soulevée par la demanderesse et il était tenu de le faire.

[47] À mon avis, les événements dont fait état la demanderesse, y compris l’avis du 22 avril 2022 et le refus définitif de lui délivrer un bulletin de vote le jour de l’élection, constituent des décisions, ce qui rend la Cour fédérale compétente à leur égard. Comme l’a conclu la juge McVeigh dans la décision Shirt c Nation Crie de Saddle Lake, 2017 CF 364 [Shirt n 1], à l’égard du Règlement sur les élections de la NCSL no 462 (applicable à la NCSL no 125) et de la compétence de notre Cour à l’égard du processus électoral dans son ensemble :

[3] La Cour préférerait ne pas s’immiscer dans le processus démocratique de la NCSL par respect de son droit de conduire ses propres élections. Néanmoins, il est parfois nécessaire de le faire et il peut s’avérer utile de rappeler ce que l’on connaît déjà. Le Règlement sur les élections n’a pas changé depuis 1960 et, bien qu’il puisse avoir été adéquat à l’époque, il ne satisfait certainement pas à la situation actuelle.

[4] La Cour fédérale a un pouvoir de contrôle sur le processus électoral, notamment, sur les organes électoraux comme un comité d’appel et les présidents d’élection (Algonquins de Lac‑Barrière c Algonquins de Lac‑Barrière [Conseil], 2010 CF 160 aux paragr. 105 et 106).

[Non souligné dans l’original.]

[48] Les événements en cause en l’espèce ressemblent à ceux de l’affaire Thomas. Dans cette affaire, parmi les décisions, il y avait une décision du membre du personnel électoral de retirer le nom de la demanderesse de la liste électorale, une décision du conseil de ne pas prendre de mesures additionnelles et un refus du chef de démissionner. Comme en l’espèce, aucune de ces décisions n’avait été rendue par écrit et aucun motif n’avait été transmis à la demanderesse. En décidant que la Cour était compétente, le juge Grammond a conclu ce qui suit :

[14] Ces trois décisions sont intimement liées à la procédure électorale. On ne saurait remettre en cause la compétence de notre Cour pour examiner des décisions prises aux termes des lois électorales d’une Première Nation, y compris lorsque ces lois sont dites « coutumières ». Voir, par exemple, Canatonquin c Gabriel, [1980] 2 CF 792 (CA); Ratt c Matchewan, 2010 CF 160, aux paragraphes 96 à 106. Ratt c Matchewan, 2010 CF 160, aux paragraphes 96 à 106.

[Non souligné dans l’original.]

[49] De la même manière, en l’espèce, les cinq événements connexes qui ont résulté en l’interdiction de voter de la demanderesse se rapportent au processus électoral de la défenderesse et constituent de concert une « décision » au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Comme la Cour a compétence pour examiner le processus électoral d’une Première Nation, même s’il est mené selon la coutume, la Cour a compétence en l’espèce.

[50] De plus, la Cour aurait tout de même été compétente même en l’absence de « décision ». La présente demande de contrôle judiciaire vise à obtenir une déclaration portant que l’interdiction de voter est inconstitutionnelle. Aux termes de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, l’objet de la demande porte donc sur la validité constitutionnelle de l’interdiction de voter adoptée par la NCSL n° 462 et la NCSL n° 125. Dans la décision Pittman c Bande indienne d’Ashcroft, 2022 CF 1380, l’une des questions soulevées était celle de savoir si notre Cour avait compétence pour entendre une contestation de la validité constitutionnelle d’une résolution du conseil de bande adoptée de nombreuses années auparavant. Le juge Grammond a conclu aux paragraphes 65 et 66 que la validité constitutionnelle des textes législatifs, comme l’interdiction de voter en l’espèce, « peut toujours être soumise aux tribunaux, même si de nombreuses années se sont écoulées depuis la promulgation de la loi contestée » (s’appuyant sur l’arrêt Manitoba Metis Federation Inc c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14 aux para 134‑135). Pareillement, la Cour est compétente en l’espèce pour statuer sur la validité constitutionnelle de l’interdiction de voter, indépendamment de la question de savoir s’il y a décision contestée, et aucune prescription ne s’applique à une telle demande.

V. Question no 2 : La décision du membre du personnel électoral est‑elle raisonnable?

[51] Le caractère raisonnable de la décision du membre du personnel électoral peut être déterminé sommairement. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a conclu que le caractère raisonnable d’une décision est apprécié en fonction de son intelligibilité, de sa transparence et de sa justification (Vavilov, au para 81). Lorsqu’une disposition de la Charte est en cause, le caractère raisonnable appelle des considérations particulières. La décision du membre du personnel électoral doit inclure « une mise en balance proportionnée des droits en cause protégés par la [Charte] » et des objectifs du Règlement sur les élections pour être considérée comme raisonnable (TWU, au para 58;. Doré, au para 57; Loyola, au para 39).

[52] Les motifs servent à démontrer le caractère raisonnable et une mise en balance proportionnée. Cependant, les motifs ne sont pas toujours nécessaires (voir TWU, au para 55). En l’absence de motifs, la Cour doit examiner le dossier pour apprécier les raisons qui « pourraient être donné[e]s à l’appui d’une décision » (TWU, au para 56); Vavilov, aux para 85, 97, 102, 103. Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 11; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 aux paras 32‑33, 38). Il doit ressortir du dossier que la décision du décideur constituait une mise en balance proportionnée entre le droit garanti par la Charte et les objectifs du mandat prévu par la loi (TWU, aux para 55‑56, 82; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 52, citant Newfoundland Nurses, au para 15).

[53] En l’espèce, bien que la demanderesse ait spécifiquement soulevé la question du caractère discriminatoire de l’interdiction de voter, la décision du membre du personnel électoral ne comprenait pas de « mise en balance proportionnée des protections conférées par la [Charte] et des objectifs visés par la loi », en l’occurrence le Règlement sur les élections (TWU, au para 79, Doré, au para 7; Loyola, au para 32; Loyola, au para 32).

[54] De plus, ne figure au dossier aucun élément dont il ressort que la question a été examinée. En effet, le membre du personnel électoral s’est simplement appuyé sur le libellé de l’interdiction de voter; il l’a appliquée sans rechercher si elle s’appliquait toujours (après le projet de loi C‑31) ou si elle était constitutionnellement valide, et il a interdit à la demanderesse de voter. Le membre du personnel électoral avait compétence pour examiner la validité constitutionnelle de l’interdiction de voter, car il n’y a pas d’exclusion explicite de cette compétence dans le Règlement sur les élections (Linklater, au para 34; Perry, au para 45).

[55] Pour ces motifs, je conclus donc que la décision est déraisonnable, car ni les motifs ni le dossier ne répondaient à la question, telle que formulée par la demanderesse (voir Canada (Procureur général) c Robinson, 2022 CAF 59 aux para 27‑28; Vavilov, aux para 81‑87, 128, 133. McCarthy, au para 95).

VI. Question no 3 : L’interdiction de voter est‑elle inconstitutionnelle au regard de l’article 15 de la Charte?

A. L’article 32 de la Charte canadienne des droits et libertés s’applique à l’interdiction de voter

(1) Thèse de la demanderesse

[56] À l’audience, la demanderesse a soutenu que la Charte, selon son article 32, s’applique au Règlement sur les élections. Bien que certaines Premières Nations nient que la Charte s’applique à la gouvernance, y compris aux décisions prises dans le cadre de l’autonomie gouvernementale ou des pouvoirs coutumiers, la demanderesse s’est appuyée sur l’arrêt Taypotat c Taypotat, 2013 CAF 192 [Taypotat], au paragraphe 38, pour affirmer qu’il est nécessaire que les Autochtones puissent bénéficier des droits énoncés dans la Charte, « dont la protection contre les violations commises par leurs propres gouvernements ». Dans le cas où la Charte ne s’appliquerait pas, « un ghetto juridique serait créé, dans lequel les Autochtones auraient droit à moins de droits et libertés constitutionnels fondamentaux que ceux dont jouissent tous les autres citoyens canadiens » (au para 39).

(2) Thèse de la défenderesse

[57] À l’audience, la défenderesse n’a pas fait valoir que la Charte ne s’applique pas au Règlement sur les élections. En effet, la NCSL n° 462 n’a présenté aucun argument sur l’application de la Charte et a laissé la Cour trancher la question.

(3) Analyse

[58] Dans la décision McCarthy, le juge Favel a conclu que l’article 32 de la Charte s’appliquait au Règlement sur les élections parce que la NCWL no 128 est un gouvernement ou qu’elle exerce les fonctions d’un gouvernement, quelle que soit la source de la compétence à l’origine des règlements électoraux (au para 116). Le juge Favel a également opiné que le paragraphe 32(1) de la Charte s’applique aux Premières Nations exerçant un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale et aux bandes indiennes exerçant une autorité gouvernementale en vertu de la Loi sur les Indiens (aux para 129‑133).

[59] J’adhère à l’analyse du juge Favel, à laquelle j’ajoute la justification suivante.

[60] La Charte s’applique aux décisions prises par les Premières Nations, quelle que soit la source de leur compétence. La promesse faite à toute la population canadienne, dans le cadre de la Charte, est qu’elle est protégée contre l’imposition de tout pouvoir, par toute autorité gouvernante, quelle que soit la source de ce pouvoir. C’est parce que le pouvoir exercé est de nature coercitive et qu’il peut être imposé que la Charte s’applique (Horse Lake First Nation v Horseman, 2003 ABQB 152 [Horse Lake] aux para 12‑19, 27‑29).

[61] La Constitution (y compris la Charte) doit être interprétée de manière large, libérale et téléologique, au regard de son contexte linguistique, philosophique et historique (Toronto (Cité) c Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34 au para 14; Québec (Procureure générale) c 9147‑0732 Québec inc., 2020 CSC 32 aux paras 8‑10, 68; Conseil scolaire francophone de la Colombie‑Britannique c Colombie‑Britannique, 2020 CSC 13 au para 4; Hunter et autres c Southam Inc., [1984] 2 RCS 145; R. c Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 RCS 295). La disposition constitutionnelle doit pouvoir évoluer. Cependant, l’interprétation ne doit pas aller au‑delà du droit. Par conséquent, le texte de la disposition constitutionnelle est très important et son contenu est le point de départ de l’approche téléologique.

[62] Une disposition de la Charte ne doit pas être interprétée isolément. Les termes de la Charte doivent plutôt être interprétés de manière cohérente et contextuelle, et compte doit être tenu des autres parties, et en fonction de l’ensemble de la structure interne de la Constitution (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 RCS 217 au para 50; Dubois c La Reine, [1985] 2 RCS 350 à la p 365; Health Services and Support ‑ Facilities Subsector Bargaining Assn. c Colombie‑Britannique, 2007 CSC 27 au para 80). L’interprétation à privilégier est celle qui ne rend pas la disposition redondante (Elmer A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd (Toronto : Butterworths, 1983), à la p 87; Ruth Sullivan, Construction of Statutes, 7e éd (LexisNexis, 2022), à la p 211; voir aussi Toronto (Cité) c Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34 aux paras 59, 82).

[63] L’article 32 de la Charte prévoit ce qui suit :

Application de la Charte

Application of Charter

32 (1) La présente charte s’applique :

32 (1) This Charter applies

(a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement, y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les territoires du Nord‑Ouest;

(a) to the Parliament and government of Canada in respect of all matters within the authority of Parliament including all matters relating to the Yukon Territory and Northwest Territories; and

(b) à la législature et au gouvernement de chaque province, pour tous les domaines relevant de cette législature.

(b) to the legislature and government of each province in respect of all matters within the authority of the legislature of each province.

[64] La question de l’application de la Charte aux règlements édictés par les Premières Nations découle du libellé de son article 32, qui s’applique spécifiquement au Parlement et aux assemblées législatives, ainsi qu’à toutes les questions relevant de l’autorité des gouvernements fédéral et provinciaux. L’article 32 ne s’applique pas spécifiquement aux décisions prises par les Premières Nations en vertu de leur autonomie inhérente ou d’autres pouvoirs réglementaires.

a) La perspective historique concernant l’application de la Charte à la gouvernance autochtone

[65] Le risque de controverse quant à l’application de la Charte aux gouvernements autochtones est moindre lorsque le règlement contesté est édicté en vertu d’un pouvoir prévu par la Loi sur les Indiens. Par exemple, les conseils de bande peuvent adopter des règlements en vertu de l’article 81 de la Loi sur les Indiens à l’égard de différentes matières qui y sont spécifiquement visées. Puisque la Charte s’applique à la Loi sur les Indiens, elle s’applique donc à tout pouvoir exercé en vertu de celle‑ci. Dans le même ordre d’idée, les municipalités exercent des pouvoirs législatifs aux termes de lois provinciales déléguant des pouvoirs aux conseils municipaux. L’article 32 s’applique aux gouvernements municipaux (Godbout c Longueuil (Ville), [1997] 3 RCS 844 [Godbout]; Greater Vancouver Transportation Authority c Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie‑Britannique, 2009 CSC 31 [Greater Vancouver]). Bien que les administrations municipales ne puissent pas être comparées aux Premières Nations d’un point de vue sociologique, les conseils de bande exerçant des pouvoirs en vertu de la Loi sur les Indiens sont également visés par le champ d’application de l’article 32.

[66] D’un point de vue historique, cette conclusion n’est pas matière à controverse. Historiquement, les conseils de bande étaient considérés comme exerçant un pouvoir législatif en vertu de la Loi sur les Indiens, voire comme un agent du ministre ou un prolongement de son autorité.

[67] Peu après l’adoption de la Charte, la Cour d’appel de la Saskatchewan, dans l’arrêt Whitebear Band Council v Carpenters Provincial Council of Saskatchewan and Saskatchewan Labour Relations Board, [1982] 3 CNLR 181 (SK CA), aux paragraphes 13‑14, 19, a comparé les conseils de bande aux gouvernements municipaux et a conclu qu’ils étaient des « créatures » du Parlement aux termes du paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867. La Cour d’appel a conclu qu’un conseil de bande [traduction] « est une autorité publique élue, dont l’existence, les pouvoirs et les responsabilités sont entièrement déterminés par le Parlement, et dont la principale fonction est d’exercer des pouvoirs [...] gouvernementaux » (au para 19). À ce titre, les conseils de bande exercent les pouvoirs délégués par le Parlement et agissent de temps à autre en tant qu’agent du ministre et représentant de la bande en ce qui concerne l’administration et la mise en œuvre des programmes fédéraux.

[68] Puis, dans l’arrêt R. v Paul Band, 1983 ABCA 308, la Cour d’appel de l’Alberta a conclu ce qui suit au paragraphe 20 :

[traduction]

Les conseils de bande sont créés en vertu de la Loi sur les Indiens et tirent leur pouvoir de fonctionner exclusivement de cette loi. Ils exercent leurs pouvoirs, en s’occupant de l’administration des affaires de la bande dans leurs réserves respectives, que ce soit sous l’autorité directe du Parlement ou en tant que prolongement de l’appareil administratif du ministre. Ils n’ont aucune autre source de pouvoir. Les conseils de bande relèvent donc de la compétence législative et du contrôle exclusifs du Parlement fédéral sur « les Indiens et les terres réservées pour les Indiens » [...].

[Non souligné dans l’original.]

[69] Cette jurisprudence a été examinée et confirmée dans la décision Horse Lake, aux paragraphes 12‑19, 28‑29. Notre Cour a alors comparé les conseils de bande et les administrations municipales et a conclu que leur caractéristique distinctive était que les mesures prises en vertu du pouvoir qui leur a été conféré par la loi comportaient des pouvoirs de contrainte dont ne disposent pas les particuliers ou les entreprises. Par conséquent, la Charte devrait s’appliquer à ces pouvoirs, bien qu’elle ne s’applique pas aux relations entre les entreprises privées ou les particuliers. Notre Cour a conclu qu’étant donné que les conseils de bande ont le pouvoir de gouverner et de réglementer les personnes et les activités dans les réserves, ils tirent leur autorité de la Loi sur les Indiens et cette autorité est plus grande que celle d’une entreprise ou d’un citoyen. À ce titre, ils ressemblent aux conseils municipaux et [traduction] « la Charte doit s’appliquer aux règlements et aux actions des conseils de bande; les membres des bandes doivent pouvoir faire valoir des droits, tels que le droit à la liberté d’expression, à l’encontre des conseils de bande » (au para 19). Par conséquent, selon cette interprétation de l’article 32 de la Charte et de son interaction avec la gouvernance autochtone, la Charte devrait s’appliquer à toute décision, tout règlement ou toute mesure des conseils de bande pris en vertu des pouvoirs conférés par la Loi sur les Indiens parce que, ce faisant, les conseils de bande [traduction] « utilisent le pouvoir qui leur a été conféré par la loi pour réglementer la vie de leurs membres » (au para 29).

[70] En ce qui concerne la décision Clifton c Hartley Bay (Président d’élection), 2005 CF 1030, aux paragraphes 15‑16, 44‑45 [Clifton], il était soutenu devant la Cour fédérale qu’indépendamment du fait qu’une bande agisse selon une coutume ou en vertu de la Loi sur les Indiens, la décision est en fin de compte prise conformément à l’autorité d’un conseil en vertu de la Loi sur les Indiens et est donc soumise à la Charte. Le juge O’Keefe a retenu cette thèse et a conclu qu’un règlement sur les élections similaire à celui qui avait été déclaré inopérant par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203, était invalide, même si le règlement édicté dans cette affaire l’avait été en vertu du pouvoir coutumier de la bande.

[71] L’enseignement du juge O’Keefe a été confirmé par notre Cour dans plusieurs décisions, notamment dans la décision Thompson c Première Nation Leq’á:mel, 2007 CF 707 [Thompson], au paragraphe 8, où le juge Strayer a conclu que lorsqu’une élection n’est pas tenue en vertu de la Loi sur les Indiens, mais en vertu d’un règlement adopté selon la coutume ou l’autonomie gouvernementale d’une bande, la Charte s’applique quand même parce qu’un conseil de bande élu exerce des pouvoirs de gouvernance en vertu de la Loi sur les Indiens. Si l’interdiction de voter ou de se porter candidat est discriminatoire au sens de l’article 15 de la Charte, il faut en conclure que la discrimination découle d’une loi du Parlement. Par conséquent, le paragraphe 32(1) de la Charte s’applique au Règlement sur les élections parce qu’il s’agit en fin de compte d’une question qui concerne « tous les domaines relevant du Parlement ».

[72] En ce qui concerne la décision Cockerill c Première nation no 468 de Fort McMurray, 2010 CF 337 [Woodward], aux paragraphes 28‑29, il était soutenu que, étant donné qu’une une bande peut choisir, en vertu de l’article 2 de la Loi sur les Indiens, son conseil selon ses coutumes, la bande tire son autorité de sa propre coutume et non de la Loi sur les Indiens. Ce faisant, la bande n’exerce pas un pouvoir délégué par le Parlement et ne peut donc être considérée comme un gouvernement au sens de l’article 32 de la Charte. La bande reconnaîssait que la Charte s’appliquait aux pouvoirs du conseil de bande, qui tire son origine de la Loi sur les Indiens, mais elle soutenait qu’elle ne s’applique pas à la formation du conseil de bande. Le juge O’Reilly a rejetté cette thèse et a suivi les motifs du juge Strayer dans la décision Thompson; il a conclu que la Charte s’applique aux pouvoirs et à la formation d’un conseil de bande parce que ce dernier exerce ses pouvoirs en vertu de la Loi sur les Indiens et que ces pouvoirs découlent d’une loi du Parlement.

[73] Plus récemment, dans les décisions Cardinal c Première Nation des Cris de Bigstone, 2018 CF 822 [Cardinal], aux paragraphes 48 et 77, et dans Linklater, au paragraphe 33, notre Cour a également conclu que la Charte s’appliquait aux règlements électoraux coutumiers. En effet, dans la décision Cardinal, au paragraphe 77, notre Cour a reconnu que les Premières Nations avaient un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale, mais a suivi la jurisprudence enseignant que les pouvoirs gouvernementaux autochtones doivent être exercés dans le respect de la Charte (citant Thompson, au para 8; Woodward, aux para 28‑29; Clifton, au para 45).

[74] La Charte, suivant une première interprétation de l’article 32 dans le contexte du droit autochtone tel qu’il était applicable et compris à l’époque, s’est donc historiquement appliquée aux règlements édictés par les gouvernements autochtones, que la source du pouvoir soit la Loi sur les Indiens, la coutume ou le droit inhérent des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale. Cette conclusion s’explique par le fait que les gouvernements autochtones étaient considérés comme relevant de la compétence du Parlement et exerçant, au final, tous leurs pouvoirs en vertu d’une loi du Parlement – la Loi sur les Indiens – parce que l’existence même des conseils de bande était réputée tirer son origine de la Loi sur les Indiens et être reconnue par elle. Subsidiairement, dans la mesure où les gouvernements autochtones édictaient des règlements en vertu de pouvoirs qui n’étaient pas inclus dans la Loi sur les Indiens, ils édictaient des règlements qui pouvaient, au final, faire l’objet d’une surveillance par le Parlement (si le Parlement décidait d’adopter une loi sur ces questions), et selon le libellé de l’article 32 de la Charte ( « pour tous les domaines relevant du Parlement ») ils étaient assujettis à celle‑ci.

b) La perspective actuelle selon laquelle la gouvernance autochtone ne tire pas son origine de la Constitution canadienne

[75] La conclusion selon laquelle la Charte s’applique à la gouvernance autochtone parce que son existence et l’étendue de ses pouvoirs sont soumises à l’autorité du Parlement est aujourd’hui beaucoup plus controversée et a donné lieu à des critiques et à des controverses. Le juge Favel fait remarquer à juste titre dans la décision McCarthy, aux paragraphes 117‑118, que les points de vue antérieurs relatifs à la gouvernance autochtone ont évolué et sont peut‑être obsolètes. Le droit des autochtones à l’autonomie gouvernementale n’a pas été accordé par la Couronne et n’émane ni de la Loi constitutionnelle de 1867 ni de la Loi constitutionnelle de 1982 :

[traduction]

[117] Du point de vue des Premières Nations, le droit à l’autonomie gouvernementale n’est pas accordé par la Couronne et ne peut être retiré (Kent McNeil, « The Jurisdiction of Inherent Right Aboriginal Governance », Centre national pour la gouvernance des Premières Nations, 2007, aux p 1‑3). Il s’agit plutôt d’un droit inhérent qui découle de pouvoirs conférés par le Créateur que les Premières Nations ont toujours possédé (Gordon Christie, « Obligations, Decolonization and Indigenous Rights to Governance » Canadian Journal of Law & Jurisprudence, vol 27, aux p 259‑278; Canada, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol 2, Une relation à redéfinir (Ottawa : Ministre des Approvisionnements et Services du Canada 1996 ), à la p 109).

[118] D’un point de vue juridique canadien, le droit inhérent des peuples autochtones à l’autonomie gouvernementale découle de leur statut spécial (Kapp, au para 103, juge Bastarache, dissident). Comme je l’ai récemment indiqué dans la décision Labelle c Première Nation Chiniki, 2022 CF 456 [Chiniki] :

[traduction]

[10] La compétence inhérente des Premières Nations est indépendante du cadre constitutionnel du Canada, bien qu’elle ait la même origine que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 […] C’est‑à‑dire qu’elle découle « du fait que, avant l’arrivée des Européens en Amérique du Nord, les peuples autochtones vivaient en sociétés distinctives, possédant leurs propres coutumes, pratiques et traditions » (R. c Van der Peet, [1996] 2 RCS 507 au para 44).

[76] Étant donné que les pouvoirs de la gouvernance autochtone ne découlent pas de la Loi sur les Indiens, mais sont simplement reconnus par elle, les lois et règlements autochtones sont‑ils à l’abri de l’application de la Charte?

[77] Dans la décision Band (Eeyouch) c Napash, 2014 QCCQ 10367, la question de savoir si la Charte s’applique aux règlements adoptés en vertu d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale ou de la souveraineté résiduelle a été débattue. La Cour a examiné en détail la jurisprudence et la doctrine pertinente et a remarqué que les opinions exprimées dans la majorité des decisions et des commentaires doctrinaux préconisaient une approche qui soumet les gouvernements autochtones à la Charte indépendamment du fait que leurs règlements aient été adoptés en vertu de la Loi sur les Indiens ou de leur droit inhérent à l’autonomie gouvernementale. Plus particulièrement, selon le professeur Ghislain Otis (Ghislain Otis, « Aboriginal Governance with or without the Canadian Charter? » dans Gordon Christie, éd., Aboriginality and Governance: A Multidisciplinary Perspective from Québec (Penticton, B.C.: Theytus Books, 2006), à la p 265), la Cour a conclu que l’article 32 appelait une interprétation large :

[traduction]

[77] Après avoir défini l’objet de ses observations, l’auteur s’interroge sur la compatibilité des caractéristiques autochtones avec le concept de liberté individuelle prôné par la Charte, car historiquement, il est généralement admis qu’une certaine forme de prépondérance est accordée par les Premières Nations canadiennes aux intérêts et au bien‑être collectifs.

[78] Selon M. Otis, cette vision doit être modernisée et il serait erroné de considérer que la Charte, en tant que telle, constitue une menace pour le particularisme des Premières Nations.

[79] De plus il ne souscrit pas à l’idée voulant que la gouvernance autochtone doive être exclue uniquement parce que l’article 32 est muet à cet égard. À l’inverse, une interprétation large s’impose, notamment parce que ce pouvoir est exercé au sein d’un État et qu’il présente les caractéristiques de cet État. C’est pourquoi, selon lui :

Lorsqu’il est examiné au regard du contexte, l’article 32 de la Charte ressemble davantage à l’expression d’un principe général de bonne gouvernance au Canada qu’à une simple liste visant à restreindre la portée des droits et libertés protégés par la Constitution. Par conséquent, la question cruciale aux fins de l’article 32 doit être de savoir si les actions d’un organe autochtone agissant en vertu d’un droit ancestral ou d’un droit issu d’un traité équivalent au fait d’imposer l’exercice du pouvoir public aux individus dans l’intérêt général. Si la réponse est affirmative, la Charte doit être applicable suivant l’interprétation donnée à l’article 25.

[78] Dans l’arrêt Dickson v Vuntut Gwitchen First Nation, 2021 YKCA 5 [Dickson], aux paragraphes 83‑99, l’argument selon lequel la Charte ne s’appliquait pas à la Constitution de la Première Nation Vuntut Gwitchen adoptée en vertu de son droit à l’autonomie gouvernementale était invoqué. Dans cet arrêt, la Cour d’appel a conclu que la Charte s’applique bel et bien parce que la constitution de la Première Nation des Gwitchen Vuntut a été adoptée en vertu de divers accords d’autonomie gouvernementale conclus avec le Canada et le Yukon, qu’elle est reconnue par la loi et que la Première Nation des Gwitchen Vuntut exerce, de par sa nature, un pouvoir « gouvernemental » qui fait partie du droit constitutionnel et qui est visé par l’article 32 de la Charte. Par conséquent, la Charte doit s’appliquer, quelle que soit la source du pouvoir législatif de la nation autochtone.

[79] Récemment, la Cour d’appel du Québec a conclu que la Charte s’applique aux gouvernements autochtones même s’ils ne sont pas directement visés par l’article 32 de la Charte (Renvoi à la Cour d’appel du Québec relatif à la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, 2022 QCCA 185 [Renvoi à la CAQ] aux para 523‑527). La Cour d’appel du Québec s’est appuyée sur l’arrêt Taypotat, aux paragraphes 38 et 39, et a conclu que même si un corps dirigeant autochtone n’agit pas comme organisme public fédéral ou provincial dans l’exercice de son autonomie gouvernementale, il exerce néanmoins une activité gouvernementale et doit respecter les droits des individus. La Cour d’appel a poursuivi en concluant que même si l’application de la Charte impose certaines limites aux gouvernements autochtones dans la manière dont ils réglementent les services, « cela n’équivaut pas à une abrogation ou une dérogation au droit à l’autonomie gouvernementale ou à d’autres droits protégés à l’art. 25 et à l’art. 35 » (au para 527).

[80] Dans la décision McCarthy, le juge Favel a également conclu que l’article 32 de la Charte s’applique, quelle que soit la source du pouvoir exercé dans cette affaire. Selon lui, et j’abonde dans son sens, la Charte s’applique parce que les gouvernements autochtones exercent des fonctions gouvernementales (au para 116), peu importe que le pouvoir découle du droit inhérent de la nation autochtone à l’autonomie gouvernementale ou d’une loi fédérale.

c) La Charte s’applique à la gouvernance autochtone, quelle que soit la source du pouvoir.

[81] La décision du juge Favel est cohérente avec la manière dont la portée de l’article 32 a été comprise par le passé, tel que discuté ci‑dessus et discuté à l’occasion d’affaires antérieures dans lesquelles la Cour a conclu que les pouvoirs de gouvernance autochtone découlaient du Parlement; la décision est également compatible avec une interprétation téléologique contemporaine de l’article 32 de la Charte suivant laquelle la Charte protège l’ensemble de la population canadienne contre les pouvoirs de contrainte des gouvernements qui ont autorité sur elle.

[82] Une interprétation large et téléologique de l’article 32 de la Charte voulant que l’article 32 s’applique aux gouvernements autochtones est cohérente avec le point de vue datant de 1982 selon lequel la Charte doit s’appliquer aux gouvernements autochtones, dont on pensait à l’époque qu’ils exerçaient des pouvoirs délégués par le Parlement en vertu de la Loi sur les Indiens ou, à tout le moins, qu’ils étaient visés par la Charte en raison de son application « [à] tous les domaines relevant du Parlement » comme l’énonce l’article 32.

[83] Cette interprétation large et téléologique est également cohérente avec la jurisprudence mentionnée plus haut selon laquelle la Charte doit également s’appliquer aux décisions des gouvernements autochtones, car ils exercent sur leurs membres un pouvoir de contrainte qui n’est pas partagé avec les individus ou les entreprises.

[84] Enfin, cette lecture est également cohérente avec l’arrêt Godbout de la Cour suprême du Canada, aux paragraphes 47‑48, bien qu’elle fasse référence aux pouvoirs municipaux qui, comme nous l’avons vu précédemment, ne peuvent pas être comparés aux Premières Nations et à leur gouvernance :

[47] ce qui me paraît être un principe important de l’applicabilité de la Charte canadienne à des entités autres que le Parlement, les législatures provinciales ou les gouvernements fédéral ou provinciaux : lorsque ces entités sont en réalité de nature « gouvernementale » ‑‑ en raison, par exemple, du degré de contrôle gouvernemental dont elles font l’objet ou de la nature gouvernementale des fonctions qu’elles exécutent ‑‑ elles ne peuvent se soustraire à l’examen fondé sur la Charte. En d’autres termes, l’art. 32 est de portée assez large pour englober toutes les entités qui sont essentiellement de nature gouvernementale et son champ d’application ne se limite pas aux seuls organismes qui font officiellement partie de la structure gouvernementale fédérale ou provinciale. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que la Charte ne s’applique qu’aux entités (autres que le Parlement, les législatures provinciales et les gouvernements fédéral ou provinciaux) qui sont de nature gouvernementale. Il se peut très bien, en effet, que des entités données soient assujetties à un examen fondé sur la Charte relativement à certaines fonctions gouvernementales qu’elles accomplissent, même si, intrinsèquement, ces entités ne peuvent être correctement décrites comme «gouvernementales»; voir, par exemple, Re Klein and Law Society of Upper Canada (1985), 50 O.R. (2d) 118 (C. div.), à la p. 157, où le juge Callaghan, s’exprimant au nom de la majorité, a statué que même si le Barreau du Haut‑Canada n’était pas lui‑même une entité de nature gouvernementale, il pouvait néanmoins être assujetti à la Charte relativement à l’exécution de fonctions assimilables à des fonctions gouvernementales. Cela signifie simplement que lorsqu’on peut correctement dire d’une entité qu’elle est de «nature gouvernementale», ses activités pourront être examinées en fonction de la Charte. […]

Naturellement, le texte du par. 32(1) prévoit explicitement la possibilité que la Charte canadienne s’applique à des entités autres que le Parlement, les législatures provinciales ou les gouvernements fédéral et provinciaux, car les entités faisant l’objet d’un contrôle gouvernemental ou exécutant des fonctions véritablement gouvernementales ressortissent elles‑mêmes aux « domaines relevant » de l’assemblée législative qui les a créées. D’un point de vue pratique, en outre, il est tout à fait sensé d’interpréter l’art. 32 comme incluant d’autres entités gouvernementales que celles qui y sont expressément énumérées. Si la Charte devait en effet ne s’appliquer qu’aux organismes faisant institutionnellement partie du gouvernement et non à ceux qui sont de nature gouvernementale (ou qui accomplissent des actes gouvernementaux) dans les faits, le gouvernement fédéral et les provinces pourraient facilement se soustraire aux obligations que la Charte leur impose en octroyant certains de leurs pouvoirs à d’autres entités et en leur faisant exécuter des fonctions ou appliquer des politiques qui sont, en réalité, gouvernementales. […]

[Non souligné dans l’original.]

(Voir également Godbout, aux para 49‑51; Eldridge c Colombie‑Britannique (Procureur général) [1997] 3 RCS 624 [Eldridge] aux para 42, 44, 49‑51; Greater Vancouver, aux para 14‑21).

[85] En effet, comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Taypotat sur la question de l’application de la Charte (la Cour suprême du Canada n’a ni discuté ni répudié l’enseignement de la Cour d’appel fédérale sur cette question; voir aussi Dickson, aux para 86‑87) :

[36] En outre, le conseil est chargé de la gestion de nombreux programmes gouvernementaux fédéraux à l’intention des membres indiens de la Première nation. Il intervient donc dans une large mesure comme un gouvernement en vertu de lois fédérales et dans des domaines relevant de la compétence du Parlement.

[…]

[38] En tant que citoyens canadiens, les Autochtones ont droit tout autant que tous les autres citoyens aux garanties et aux avantages des droits et libertés énoncés dans la Charte, dont la protection contre les violations commises par leurs propres gouvernements intervenant en vertu de lois fédérales et dans des domaines relevant de la sphère de compétence fédérale.

[39] En outre, les droits et libertés visés par la Charte seraient inefficaces si les membres du conseil pouvaient être choisis d’une manière contraire à la Charte. Je suis certain que si une Première nation adoptait un code électoral communautaire limitant l’éligibilité aux charges publiques aux hommes de la communauté, un tel code serait invalidé en vertu de l’article 15 de la Charte. Autrement, un ghetto juridique serait créé, dans lequel les Autochtones auraient droit à moins de droits et libertés constitutionnels fondamentaux que ceux dont jouissent tous les autres citoyens canadiens.

[86] À mon avis, et comme je l’ai expliqué ci‑dessus, la source du pouvoir du gouvernement autochtone n’est pas pertinente. Que ce pouvoir soit délégué en vertu de la Loi sur les Indiens, simplement reconnu par elle ou qu’il provienne du droit inhérent de la Première Nation à l’autonomie gouvernementale, toute décision résultant de l’exercice de ce pouvoir a force obligatoire pour les membres de la nation et elle est de nature « gouvernementale ». Avec l’avènement de la Charte, on a d’abord pensé qu’elle s’appliquait aux gouvernements autochtones parce qu’ils relevaient des pouvoirs du Parlement. Bien que cette idée puisse être erronée, il ressort de l’interprétation téléologique de la Charte dans son ensemble que l’intention a toujours été d’accorder à la population canadienne des droits égaux pouvant être revendiqués contre leur propre gouvernement, à tous les niveaux. Cela doit également s’appliquer à tous les Autochtones à l’égard de la gouvernance de leur nation.

[87] Une interprétation large de l’article 32 de la Charte de nature à soumettre les lois autochtones à ses restrictions, quelle que soit la source du pouvoir conféré aux Autochtones, est également compatible avec d’autres dispositions de la Constitution, interprétées de concert, y compris la Charte elle‑même. La conclusion selon laquelle la Charte s’applique aux gouvernements autochtones est étayée par l’article 25 de la Charte et l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, qui prévoient ce qui suit :

Loi constitutionnelle de 1982,

Constitution Act, 1982

Partie 1

Part 1

Charte canadienne des droits et libertés

Canadian Charter of Rights and Freedoms,

Maintien des droits et libertés des autochtones

Aboriginal rights and freedoms not affected by Charter

25. Le fait que la présente Charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés – ancestraux, issus de traités ou autres – des peuples autochtones du Canada, notamment :

25. The guarantee in this Charter of certain rights and freedoms shall not be construed so as to abrogate or derogate from any aboriginal, treaty or other rights or freedoms that pertain to the aboriginal peoples of Canada including:

a) aux droits ou libertés reconnus par la Proclamation royale du 7 octobre 1763;

a) any rights or freedoms that have been recognized by the Royal Proclamation of October 7, 1763; and

b) aux droits ou libertés existants issus d’accords de règlement de revendications territoriales ou de ceux susceptibles d’être ainsi acquis.

b) any rights or freedoms that now exist by way of land claim agreements or may be so acquired.

PARTIE II

PART II

Droits des peuples autochtones du Canada

Rights of the Aboriginal Peoples of Canada

Confirmation des droits existants des peuples autochtones

Recognition of existing aboriginal and treaty rights

35 (1) Les droits existants — ancestraux ou issus de traités — des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

35 (1) The existing aboriginal and treaty rights of the aboriginal peoples of Canada are hereby recognized and affirmed.

Définition de peuples autochtones du Canada

Definition of aboriginal peoples of Canada

(2) Dans la présente loi, peuples autochtones du Canada s’entend notamment des Indiens, des Inuit et des Métis du Canada.

(2) In this Act, aboriginal peoples of Canada includes the Indian, Inuit and Métis peoples of Canada.

Accords sur des revendications territoriales

Land claims agreements

(3) Il est entendu que sont compris parmi les droits issus de traités, dont il est fait mention au paragraphe (1), les droits existants issus d’accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d’être ainsi acquis.

(3) For greater certainty, in subsection (1) treaty rights includes rights that now exist by way of land claims agreements or may be so acquired.

Égalité de garantie des droits pour les deux sexes

Aboriginal and treaty rights are guaranteed equally to both sexes

(4) Indépendamment de toute autre disposition de la présente loi, les droits — ancestraux ou issus de traités — visés au paragraphe (1) sont garantis également aux personnes des deux sexes.

(4) Notwithstanding any other provision of this Act, the aboriginal and treaty rights referred to in subsection (1) are guaranteed equally to male and female persons.

[88] L’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 est inclus dans la partie II de ce texte constitutionnel. Il ne figure pas dans la Charte, laquelle figure à la partie I de la Loi constitutionnelle de 1982. L’article 35 reconnaît et confirme les droits ancestraux et issus de traités existants, qui peuvent inclure une forme d’autonomie gouvernementale pour les Premières Nations (Renvoi à la CAQ, aux para 363‑364, 468‑494, 514; McCarthy, aux para 119, 125, 149, R. c Kapp, 2008 CSC 41 [Kapp] aux para 103, 105; voir également Canada, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol 2, Une relation à redéfinir (Ottawa : Ministre des Approvisionnements et Services du Canada 1996), aux p 214‑222 (conclusion no 17) [Rapport de la CRPA]; R. c Pamajewon, [1996] 2 RCS 821 [Pamajewon] aux para 24‑25; Mitchell c M.N.R., 2001 CSC 33 aux para 165, 169).

[89] Selon l’article 25 de la Charte, la protection de « certains droits et libertés » dans la Charte « ne porte pas atteinte aux droits ou libertés — ancestraux, issus de traités ou autres — des peuples autochtones du Canada [...] ». L’article 25 fait partie de la Charte et reconnaît donc le droit inhérent des Premières Nations à l’autonomie gouvernementale.

[90] Selon une interprétation téléologique de l’article 32, et de la Charte dans son ensemble, les gouvernements autochtones sont soumis à la Charte. Premièrement, elle permet aux Autochtones de bénéficier de la même protection que le reste de la population canadienne contre tout pouvoir de contrainte adopté par tout ordre de gouvernement ayant compétence à leur égard. Comme l’a fait valoir le juge Bastarache dans l’arrêt Kapp, « [i]l n’existe aucune raison de croire que l’art. 25 ait exclu les Autochtones du régime de protection de la [Charte] » (Kapp, au para 99).

[91] L’élargissement de la portée de l’article 32 aux gouvernements autochtones apporte également un contenu important à la protection collective des Premières Nations en vertu de l’article 25 de la Charte. En d’autres termes, la portée de la signification et du contenu de l’article 25 serait réduite si les gouvernements autochtones n’étaient pas soumis à la Charte. L’article 25, d’un point de vue collectif, n’est pas nécessaire dans le cadre de la Charte, car ces droits collectifs sont déjà protégés par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

[92] Si les gouvernements autochtones ne sont pas visés par la Charte sur le fondement de l’article 32, cela pourrait rendre l’article 25 quelque peu redondant.

[93] En revanche, si l’article 32 s’applique aux gouvernements autochtones, le contenu de l’article 25 devient alors très important et accorde une autonomie accrue aux Premières Nations, dans la mesure où les dispositions adoptées en vertu de leurs pouvoirs de gouvernance respectent les conditions requises pour être reconnues comme des « droits ancestraux, issus de traités ou autres ». Par exemple, dans la décision Woodward (aux para 25‑26), le juge O’Reilly a d’abord conclu que la Charte s’appliquait à un code électoral coutumier, puis il a appliqué l’article 25 pour trancher la question de savoir si le code électoral pouvait l’emporter sur la Charte. Il a alors conclu que l’article 25 de la Charte protégeait à première vue contre toute violation des droits ancestraux et issus de traités, ce qui pourrait soustraire les pratiques coutumières à l’examen de la Charte. Toutefois, dans ce cas particulier, il a conclu que le Règlement sur les élections coutumier de la bande ne constituait pas une pratique coutumière. L’article 25 ne pouvait donc pas soustraire les règlements électoraux à l’examen de la Charte dans cette affaire.

[94] En ce qui concerne l’arrêt Dickson, il était soutenu que l’article 25 s’appliquait, ce qui avait pour effet de restreindre certains droits protégés par la Charte. La Cour d’appel du Yukon a conclu que l’article 25 protégeait effectivement certains éléments de la constitution de la Nation parce qu’ils reprenaient les traditions et les coutumes relatives à la gouvernance et aux dirigeants, et constituent l’exercice d’un droit qui, dans sa forme moderne, [traduction] « est lié aux peuples autochtones du Canada » (au para 147; voir également les paras 143‑162).

[95] Dans la décision McCarthy, aux paragraphes 148‑149, le juge Favel a conclu que l’article 25 ne pouvait pas sauvegarder le Règlement sur les élections (le même qui est contesté en l’espèce) parce qu’il ne s’agissait pas d’une coutume adoptée conformément au droit inhérent de la Première Nation à l’autonomie gouvernementale, puisque la coutume alléguée n’était pas soutenue par un large consensus de la communauté concernant « l’identité distinctive, collective et culturelle d’un groupe autochtone » (McCarthy, au para 101).

[96] L’interprétation de l’article 32 selon laquelle la Charte s’applique à toutes les décisions prises par les gouvernements autochtones est également étayée par l’article 28, qui fait également partie de la Charte. L’article 28, comme le paragraphe 35(4), garantit des droits égaux aux hommes et aux femmes, indépendamment de toute autre disposition de la Charte (Beckman c Première nation de Little Salmon/Carmacks, 2010 CSC 53 [Beckman] au para 98). Il est clair que l’intention est de limiter l’application de certains articles, notamment l’article 25. En effet, même si une coutume pouvait être adoptée et préservée en dépit d’une atteinte à un droit garanti par la Charte, cette coutume devrait céder le pas à la Charte si l’atteinte concernait l’égalité des genres. L’arrêt Dickson en est un bon exemple. La coutume peut protéger la décision d’une bande quant à la résidence de ses dirigeants, mais elle ne peut pas, comme la Cour l’a conclu dans la décision McCarthy, limiter le droit de vote des femmes.

[97] D’autre part, si la Charte ne s’appliquait pas au droit inhérent des gouvernements autochtones à l’autonomie, certaines lois limitant l’accès et la participation des femmes au gouvernement pourraient être soustraites à la protection de la Charte. Pour paraphraser les motifs de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Taypotat, au paragraphe 38, il serait incongru d’interpréter la Charte de manière à exclure une partie de la population canadienne qui a tout autant droit aux protections et aux avantages des droits et libertés et de les empêcher de revendiquer les mêmes droits que d’autres auprès de leurs propres gouvernements, les laissant dans un ghetto juridique dans lequel ils ont moins de droits que le reste de la population canadienne.

[98] La conclusion selon laquelle l’article 32 s’applique à la gouvernance autochtone, quelle que soit la source du pouvoir, est également étayée par les conclusions et les recommandations du rapport de la CRPA, dans lequel la Commission a examiné la question de savoir si la Charte s’appliquait aux gouvernements autochtones exerçant des pouvoirs inhérents en vertu du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (par opposition aux pouvoirs délégués en vertu de la Loi sur les Indiens).

[99] La Commission a d’abord considéré que la Charte devait s’appliquer aux gouvernements autochtones parce que l’ensemble de la population canadienne doit bénéficier de la même protection à l’égard de chaque entité gouvernementale au Canada. L’article 32 de la Charte n’est donc pas exhaustif et son objectif principal est d’indiquer que ce sont les gouvernements et non les particuliers qui y sont soumis (Rapport de la CRPA, à la p 252) :

De ce point de vue, le paragraphe 32(1) a donc principalement pour objet d’indiquer que ce sont les actes des gouvernements plutôt que ceux des particuliers qui sont assujettis à la Charte. Il nomme certains des principaux organismes gouvernementaux assujettis à la Charte, mais il n’indique pas que celle‑ci s’applique exclusivement à eux et ne fournit pas non plus une liste exhaustive des organismes concernés. En fait, il n’exclut donc pas la possibilité que d’autres organismes gouvernementaux non mentionnés dans ce paragraphe soient assujettis aux dispositions de la Charte. La reconnaissance tacite d’un ordre de gouvernement autochtone au paragraphe 35(1) correspond à cette possibilité.

[100] La Commission examine ensuite l’approche opposée selon laquelle les gouvernements autochtones ne devraient pas être soumis à la Charte au motif que le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 reconnaît le droit autochtone et le droit issu de traités à l’autonomie gouvernementale et que ce paragraphe n’est pas inclus dans la Charte. Selon cette approche, les gouvernements autochtones seraient donc soumis aux normes internationales en matière de droits de la personne, mais pas aux juridictions canadiennes en cas d’atteinte présumée à la Charte. Cette approche opposée indique également que l’article 25 de la Charte protège l’autonomie gouvernementale, parce qu’il s’agit de droits « ancestraux, issus de traités ou autres » et que la Charte « ne porte pas atteinte » à l’exercice des pouvoirs inhérents à l’autonomie gouvernementale autochtone. Puisque toute restriction des droits prévus par la Charte constituerait une atteinte ou une violation des pouvoirs d’autonomie gouvernementale, il s’ensuit que cette approche rendrait la Charte inapplicable aux gouvernements autochtones.

[101] La Commission conclut que la meilleure interprétation est un point de vue intermédiaire suivant lequel la Charte s’applique aux gouvernements autochtones dans l’exercice de tout pouvoir. En effet, « toutes les personnes au Canada ont le droit de bénéficier de la protection des dispositions générales de la [Charte] dans leurs rapports avec les gouvernements au Canada, où qu’elles se trouvent au Canada ou quel que soit le gouvernement concerné. [...] la position des gouvernements autochtones par rapport à la [Charte] est fondamentalement identique à celle des gouvernements fédéral et provinciaux » (Rapport de la CRPA, à la p 255). Cependant, il faut donner une interprétation large à l’article 25 de la Charte, de sorte que son application aux gouvernements autochtones permet d’« interpréter la [Charte] en prenant largement en considération les conceptions philosophiques, les cultures et les traditions distinctives des autochtones » (Rapport de la CRPA, à la p 255).

[102] Par conséquent, la Charte s’applique aux gouvernements autochtones lorsque l’exercice de leurs pouvoirs publics touche leurs membres. Dans la mesure où il y a atteinte à un droit garanti par la Charte, le gouvernement autochtone peut s’appuyer sur l’article 25 pour faire valoir que le droit de la nation à l’autonomie gouvernementale prime sur la violation de la Charte si la règle en question représente un large consensus de la communauté concernant « l’identité distinctive, collective et culturelle d’un groupe autochtone » (McCarthy, aux para 101, 148 Kapp, au para 89; Pamajewon, aux para 24‑25; R. c Van der Peet [1996] 2 RCS 507 au para 46; Renvoi à la CAQ au para 485; Dickson, aux para 67, 123). Si le gouvernement autochtone parvient à faire valoir cette coutume, le Règlement sur les élections est alors « protégé » d’une atteinte à la Charte. Cependant, même s’il existe un consensus quant au fait que la Charte ne s’applique pas au Règlement, ce dernier reste soumis à la Charte en cas de discrimination fondée sur des motifs sexuels, en application de l’article 28 de la Charte.

[103] Comme l’a opiné la juge Deschamps dans l’arrêt Beckman, au paragraphe 98, les droits ancestraux et issus de traités des peuples autochtones sont reconnus par l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. L’article 25 de la Charte fait également partie de la Loi constitutionnelle de 1982 et « le fait qu’il reconnaisse des droits et libertés fondamentaux aux personnes et citoyens ne devait pas être jugé en soi incompatible avec la reconnaissance de droits spéciaux aux peuples autochtones ». Par conséquent, la Charte doit s’appliquer, mais les articles 25 de la Charte et 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 pactes ne doivent pas être interprétés « de sorte qu’ils entrent en conflit, mais plutôt qu’ils se complètent ».

[104] Il existe d’autres raisons pour lesquelles la Charte s’applique en l’espèce. La même interdiction de voter a été déclarée inopérante par le juge Favel dans la décision McCarthy et, comme je l’ai indiqué précédemment, j’adhère à ses motifs, y compris en ce qui concerne l’application de la Charte. Suivant les faits de l’espèce, le Règlement sur les élections contesté est de nature hybride et éparse (Shirt no 1, au para 18; Shirt c. Nation Crie de Saddle Lake, 2022 CF 321 au para 3). Bien qu’il soit « coutumier » en ce que les élections ne se déroulent pas en vertu de la Loi sur les Indiens, le Règlement sur les élections inclut par renvoi les articles 73 à 78 de la Loi sur les Indiens. De plus, l’élection donne lieu à la reconnaissance du conseil élu par le gouvernement fédéral en vertu de l’article 2 de la Loi sur les Indiens; le conseil représente la NCSL no 462 pour l’édiction des règlements et la gestion des programmes gouvernementaux. Comme l’a conclu le juge Favel, au paragraphe 133, qui vaut également en l’espèce, la NCSL n° 462 et la NCSL n° 125 exercent au moins une partie de leur autorité gouvernementale au sein de la sphère de compétence fédérale et elles agissent en tant qu’entités gouvernementales, ce qui suffit en l’espèce pour conclure que la Charte s’applique (voir également Taypotat, au para 36).

B. L’interdiction de voter est contraire à l’article 15 de la Charte

[105] Il n’est pas controversé entre les parties que si l’article 32 de la Charte s’applique à l’interdiction de voter, elle est contraire à l’article 15 de la Charte et l’analyse du juge Favel dans la décision McCarthy vaut en l’espèce.

[106] Je fais mienne l’analyse du juge Favel, mais je dois tout de même procéder à une analyse de l’article 15 au regard des faits de l’espèce.

[107] La Cour suprême du Canada a récemment réaffirmé le critère applicable à l’article 15 de la Charte. Dans l’arrêt R c Sharma, 2022 CSC 39, au paragraphe 28, la Cour suprême du Canada a conclu que le critère d’examen de la demande fondée sur l’article 15 oblige le demandeur à démontrer que la loi ou la mesure de l’État contestée :

a) crée, à première vue ou de par son effet, une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue;

b) impose un fardeau ou nie un avantage d’une manière qui a pour effet de renforcer, de perpétuer ou d’accentuer le désavantage [Renvois omis].

[108] En l’espèce, l’interdiction de voter crée bel et bien une distinction fondée sur le sexe qui prive les femmes du droit de voter, alors que les hommes ne sont pas touchés.

[109] Je retiens l’argument de la demanderesse selon laquelle la violation d’un droit fondamental tel que le droit de voter a pour effet de renforcer la discrimination vécue par les femmes autochtones étiquetées comme des membres ayant retrouvé leur statut grâce au projet de loi C‑31. Par conséquent, l’article 15 joue. Cette distinction fondée sur le sexe a engendré, et engendre toujours, des effets néfastes et systémiques pour les femmes de la NCSL n° 462 et leurs descendants.

[110] En effet, comme le soutient la demanderesse dans ses observations écrites, au paragraphe 74, les femmes visées par le projet de loi C‑31 ont été traitées comme si elles n’étaient pas « vraiment indiennes » ou « pas assez indiennes ». L’interdiction de voter perpétue la discrimination et les traumatismes subis par les femmes de la NCSL no 462 qui ont été catégorisées comme « Indiennes détentrices de coupons rouges ».

[111] Je conclus donc que les deux volets du critère sont remplis et que l’interdiction de voter est contraire à l’article 15 de la Charte. Je fais remarquer également que l’interdiction de voter en l’espèce a également été jugée contraire à l’article 15 de la Charte dans la décision McCarthy, aux paragraphes 155 et 170, ainsi que dans la décision Scrimbitt c Conseil de la bande indienne de Sakimay (1re inst.), [2000] 1 CF 513 [Sakimay].

C. L’atteinte ne peut être justifiée au regard de l’article premier de la Charte

[112] La défenderesse n’a pas tenté de justifier l’atteinte à l’article 15 de la Charte et n’a présenté aucun argument en ce sens. Au contraire, la partie défenderesse a admis à l’audience que si la Charte s’appliquait en l’espèce, l’analyse du juge Favel dans la décision McCarthy valait également et que l’atteinte ne pouvait pas être justifiée au regard de l’article premier.

[113] Je suis du même avis.

[114] Comme l’a conclu le juge Favel, le cadre juridique permettant d’apprécier si une atteinte peut être justifiée au regard de l’article premier est exposé dans l’arrêt Frank c Canada (Procureur général), 2019 CSC 1, aux paragraphes 36‑37, et dans l’arrêt R. c Oakes, [1986] 1 RCS 103, aux paragraphes 138‑140.

[115] En l’espèce, et comme le soutient la demanderesse, l’atteinte à la Charte ne peut être justifiée au regard de l’article premier. La restriction n’est pas prévue par la loi parce que le Règlement sur les élections ne constitue pas une coutume (McCarthy, au para 171; voir aussi Shirt #1, aux para 34, 41‑42; Sakimay, aux para 65‑66). En fait, comme le soutient la demanderesse, le Règlement sur les élections semble aller à l’encontre du principe Nehiyaw selon lequel tous les membres doivent être traités sur un pied d’égalité.

[116] Quoi qu’il en soit, la NCSL n° 462 n’a présenté aucun élément de preuve qui pourrait éventuellement justifier l’atteinte, tout comme dans l’affaire McCarthy, à l’exception du fait qu’elle ne reçoit aucun financement pour les membres visés par le projet de loi C‑31. Cet élément de preuve ne suffit pas en soi pour justifier l’atteinte.

[117] Étant donné qu’il incombe à la NCSL n° 462 de justifier l’atteinte à la Charte et qu’elle n’a pas produit suffisamment d’éléments de preuve ou d’arguments sur la question à notre Cour, l’interdiction de voter n’est pas justifiée en l’espèce.

D. Les articles 25 et 28 de la Charte

[118] Indépendamment de la portée du sens de l’article 25 de la Charte, et de la question de savoir si l’interdiction de voter constitue une coutume de la NCSL n° 462, celle‑ci n’est pas protégée par l’article 28 de la Charte.

[119] L’article 28 de la Charte prévoit ce qui suit :

28 Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes.

28 Notwithstanding anything in this Charter, the rights and freedoms referred to in it are guaranteed equally to male and female persons.

[120] L’article 28 vise à protéger les personnes contre la discrimination fondée sur le sexe, plus que tout autre motif prévu à l’article 15.

[121] En l’espèce, si la NCSL n° 462 démontrait que l’interdiction de voter constitue une coutume, cela pourrait théoriquement justifier l’atteinte à la Charte. Par exemple, une coutume établie selon laquelle le droit de voter est accordé à partir de 21 ans pourrait exclure la thèse voulant qu’elle est discriminatoire en raison d’une distinction fondée sur l’âge.

[122] Cependant, l’article 28 prévoit qu’« [i]ndépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes ». Comme cela est indiqué ci‑dessus, l’article 25 est inclus dans la Charte et donc dans « la présente charte », conformément à l’article 28. Par conséquent, l’article 28 exclut les distinctions fondées sur le sexe, qui ne seraient pas autrement protégées par des droits ancestraux, issus de traités ou autres revendiqués en vertu de l’article 25. Je retiens les observations de mon collègue le juge Favel dans la décision McCarthy :

[140] Premièrement, l’article 25 ne peut s’appliquer pour sauvegarder la politique sur vote en vertu du projet de loi C‑31, car, comme le concède la PNWL, cette politique crée une discrimination fondée sur le sexe (McIvor, aux para 87‑94). L’article 28 de la Charte prévoit qu’« [i]ndépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes. » Comme l’a remarqué le juge Bastarache dans l’arrêt Kapp :

[97] Le bouclier est‑il absolu? Bien sûr que non. Premièrement, il est restreint par l’art. 28 de la Charte, qui établit l’égalité des sexes « [i]ndépendamment des autres dispositions de la présente charte ». Deuxièmement, il est limité à son objet, les droits et libertés garantis par la Charte étant juxtaposés aux droits et libertés des peuples autochtones. L’arrêt R. c. Van der Peet, [1996] 2 R.C.S. 507, donne au par. 46 des précisions utiles à cet égard.

[Non souligné dans l’original.]

[141] Comme j’ai conclu que la Charte s’applique au Règlement sur les élections de la PNWL, l’article 28 limite clairement l’application de l’article 25 en ce qui concerne la politique sur vote en vertu du projet de loi C‑31.

[123] Par conséquent, même si l’interdiction de voter avait constitué une coutume en l’espèce, l’article 25 n’aurait pas justifié l’atteinte à la Charte, car l’article 28 s’applique.

E. Mesures

[124] La Cour annule la décision du membre du personnel électoral et déclare que l’interdiction de voter est inconstitutionnelle et sans effet.

[125] La Cour suspend la déclaration d’invalidité afin que la NCSL n° 462 puisse modifier le Règlement sur les élections de manière à refléter le large consensus des membres de la NCSL n° 462 dans un délai de six mois afin de préparer la prochaine élection. Si aucun consensus ne peut être atteint, la prochaine élection aura lieu conformément au Règlement sur les élections actuel, sauf que l’expression [traduction] « à l’exception des Indiennes détentrices de coupons rouges » seront supprimés (à moins qu’un large consensus n’émerge au‑delà des six prochains mois, mais avant la prochaine élection, sur des modifications plus justes au Règlement sur les élections qui suppriment l’interdiction de voter). La demanderesse et tous les autres membres dans une situation similaire ont le droit de voter. En d’autres termes, si une modification reflétant un large consensus des membres n’est pas adoptée (dans les six mois ou à tout moment avant la prochaine élection), l’alinéa 2a) du Règlement sur les élections applicable à la prochaine élection sera ainsi libellé :

Tout membre de la bande âgé de plus de 21 ans le jour de l’élection a le droit de voter, qu’il soit résidant ou non de la réserveà l’exception des Indiennes détentrices de coupons rouges.

[126] La Cour n’ordonnera pas la tenue d’une nouvelle élection. Bien que la demanderesse ait présenté des demandes de brefs de quo warranto et de mandamus, je suis d’avis qu’il n’est pas dans l’intérêt de la NCSL no 462 et de la NCSL no 125 d’organiser une nouvelle élection. Bien que la demanderesse et de nombreux membres n’ont pu voter, une nouvelle élection porterait atteinte aux droits des personnes qui verraient leur vote de 2022 annulé si une nouvelle élection était tenue.

[127] En ce qui concerne la demande de la demanderesse en bref de quo warranto pour annuler l’élection de juin 2022 et révoquer les élus actuellement en place, il convient de répondre par l’affirmative aux questions suivantes (Gagnon c Bell, 2016 CF 1222 au para 45) :

  1. La Cour est‑elle compétente à l’égard de la personne qui détient la charge en question?

  2. La demanderesse satisfait‑elle aux règles d’octroi du bref de quo warranto telles que définies dans la décision Jock v R, 1991 CarswellNat 126 (CFPI) [Jock]?

  3. La personne en poste détient‑elle la charge de manière illégale?

[128] Pour obtenir l’annulation de l’élection, la demanderesse doit démontrer que la procédure de vote contrevenait à la pratique électorale, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[129] Dans l’arrêt Assiniboine c Meeches, 2013 CAF 177, la Cour d’appel fédérale a indiqué que deux conditions étaient requises pour annuler une élection :

[63] En règle générale, et contrairement à la destitution, une élection ne sera pas annulée si ses résultats ne paraissent pas avoir été compromis par les irrégularités alléguées. Cette règle a été formulée dans les décisions Camsell c. Rabesca, [1987] N.W.T.R 186 et Flookes and Longe c. Shrake (1989), 100 A.R. 98, 70 Alta. L.R. (2d) 374 (B.R.), et confirmée par la Cour suprême du Canada par l’arrêt Opitz c. Wrzesnewskyj, 2012 CSC 55, [2012] 3 R.C.S. 76 (Opitz), aux paragraphes 55 à 57. La règle a été exprimée en ces termes dans la décision Flookes and Longe c. Shrake, précitée :

À mon avis, après examen des précédents et sous réserve de modifications de la Loi, la règle peut être résumée de la façon suivante : le scrutin n’est considéré comme entaché de vices que s’il est démontré que les irrégularités étaient telles que, selon la prépondérance des probabilités, le résultat des élections aurait pu être différent, et, deuxièmement, que le scrutin ne pouvait pas être considéré comme un scrutin, c’est‑à‑dire que, dans l’ensemble, il n’a pas été mené conformément aux pratiques électorales prévues par les lois actuelles.

[130] En effet, dans la décision Standingready c Première Nation Ocean Man, 2021 CF 434, la Cour a conclu qu’un bref de quo warranto ne peut être délivré que lorsqu’une illégalité liée à l’éligibilité à un poste est démontrée et qu’elle ne repose pas sur des querelles politiques.

[131] En l’espèce, le conseil actuel a été légitimement élu conformément au Règlement sur les élections en vigueur à l’époque, incluant l’interdiction de voter, et qui bénéficie de la présomption de constitutionnalité (Murray‑Hall c Québec (Procureur général), 2023 CSC 10 au para 79). Étant donné que le processus électoral de juin 2022 a été géré conformément au Règlement sur les élections de l’époque, qui prévoyait à l’alinéa 2a) que les « Indiennes détentrices de coupons rouges » ne pouvaient pas voter, le chef et le conseil actuels ont été élus légalement et n’occupent pas leur charge illégalement. Par conséquent, rien ne justifie d’ordonner une nouvelle élection.

[132] En ce qui concerne la demande de bref de mandamus de la demanderesse en vue d’ordonner que la NCSL n° 462 et la NCSL n° 125 tiennent une nouvelle élection dans les 90 jours suivant la décision de la Cour, le critère applicable comprend huit (8) conditions, lesquelles sont énoncées dans l’arrêt Apotex Inc. c Canada (Procureur général) (CA), [1994] 1 CF 742, à la page 766, et plus récemment discutées dans le contexte de l’immigration dans l’arrêt Dragan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CA), 2003 CFPI 211.

[133] Le critère n’est pas respecté en l’espèce : il n’y a pas (1) d’obligation légale d’agir à caractère public, (3) de droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation et (8) la prépondérance des inconvénients ne milite pas en faveur de l’ordonnance demandée. Premièrement, le bref de mandamus a pour objet d’exiger l’exécution d’une obligation légale. En l’espèce, le membre du personnel électoral n’est pas légalement tenu de convoquer une nouvelle élection étant donné que l’élection de 2022 s’est déroulée conformément au Règlement sur les élections et que l’interdiction de voter était valide à l’époque. Il n’existe donc pas de droit clair à l’exécution de l’obligation (de convoquer une nouvelle élection) et, comme je l’ai affirmé, la prépondérance des inconvénients ne milite pas en faveur de la tenue d’une nouvelle élection.

[134] La Cour ordonne aux avocats de présenter des observations supplémentaires sur la question des dépens, comme cela est indiqué dans le jugement ci‑dessous.

VII. Conclusion

[135] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier T‑1153‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T‑1153‑22 est accueillie. La décision du membre du personnel électoral est déraisonnable parce qu’elle ne représente pas une mise en balance proportionnée entre les droits garantis par la Charte et l’objet du Règlement sur les élections.

  2. La Charte s’applique au processus de sélection des dirigeants de la NCSL n° 462 ou de la NCSL n° 125, tel qu’il est défini dans le Règlement sur les élections.

  3. L’interdiction de voter est contraire au paragraphe 15(1) de la Charte et ne peut être justifiée au regard de l’article premier.

  4. L’article 25 de la Charte ne peut justifier l’interdiction de voter, car il ne s’agit pas d’une coutume de la bande et parce que l’article 28 de la Charte s’applique, quoiqu’il en soit.

  5. La Cour déclare que l’interdiction de voter est inconstitutionnelle et sans effet. La déclaration d’invalidité est suspendue pendant six (6) mois à compter de la date du présent jugement.

  6. La Cour ordonne que de nouvelles observations soient présentées sur les dépens. La demanderesse signifiera et déposera ses conclusions sur les dépens au plus tard le 29 septembre 2023. La demanderesse signifiera et déposera ses conclusions sur les dépens au plus tard le 13 octobre 2023. Les observations ne dépasseront pas 10 pages.

« Guy Régimbald »

Juge

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1153‑22

 

INTITULÉ :

GAIL COLLINS c NATION CRIE DE SADDLE LAKE no 462

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

EDMONTON (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 FÉVRIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 13 SEPTEMBRE 2023

MODIFIÉS

LE 18 MARS 2024

COMPARUTIONS :

Orlagh O’Kelly

POUR LA DEMANDERESSE

Dennis Callihoo K.C.

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Roberts O’Kelly Law

Avocats

Edmonton, Alberta

 

POUR LA DEMANDERESSE

Callihoo Law Office

Avocats

Edmonton, Alberta

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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