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Date : 20230907


Dossier : IMM-4292-22

Référence : 2023 CF 1207

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2023

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

FRANCOISE MUNEDU MUHEMBA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Résumé

[1] La Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a conclu, dans une décision rendue le 22 avril 2022, que la demanderesse, citoyenne de la République démocratique du Congo [la RDC], était interdite de territoire au Canada en vertu des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La SI a conclu que la demanderesse avait été membre du Mouvement de libération du Congo [le MLC] de 2000 à 2016 et que le MLC était une organisation qui avait été l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement du gouvernement de la RDC par la force.

[2] Dans sa demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI, qu’elle a présentée au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR, la demanderesse soutient que la SI a commis une erreur à trois égards : a) dans l’appréciation de sa crédibilité; b) en faisant abstraction de la preuve ou en omettant de l’apprécier; c) en appliquant le mauvais critère pour établir son appartenance à l’organisation au sens de l’alinéa 34(1)f).

[3] Après avoir pris ces arguments en considération, je conclus qu’une seule question est soulevée, soit : la décision de la SI est-elle raisonnable?

[4] Le défendeur soutient que la demanderesse n’a pas réussi à démontrer que la décision de la SI est déraisonnable et, par conséquent, que sa demande doit être rejetée.

[5] Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II. Contexte

[6] La demanderesse est arrivée au Canada en 2016, accompagnée de ses filles. Elle affirmait qu’elle avait fui la RDC puisqu’elle y craignait les forces de sécurité en place.

[7] Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA], la demanderesse a déclaré avoir été membre du MLC de janvier 2000 à septembre 2016. Au cours d’une entrevue réalisée par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], la demanderesse a réitéré qu’elle avait été membre du MLC de 2000 à 2016. Un rapport d’interdiction de territoire a été préparé d’après ses déclarations aux termes duquel la demanderesse était interdite de territoire en vertu des alinéas 34(1)b) et 34(1)f) de la LIPR. La demanderesse a été déférée à la SI pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR.

[8] Avant et pendant son audience devant la SI, la demanderesse a déclaré qu’elle avait été membre du MLC à partir de 2010. Elle a précisé qu’elle avait indiqué par erreur qu’elle en était devenue membre en janvier 2000 dans son formulaire FDA ainsi qu’au cours de son entrevue avec l’ASFC.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] Pour examiner l’interdiction de territoire, la SI s’est tout d’abord penchée sur la question de savoir si la demanderesse avait été membre du MLC.

[10] La SI a conclu que la demanderesse avait été membre sur une base volontaire du MLC de janvier 2000 à septembre 2016, et qu’elle avait été chargée de l’organisation de réunions, du recrutement et de la mobilisation de tiers à des fins d’adhésion. Dans le cadre de son examen de la question de l’adhésion à l’organisation, la SI a :

  1. Fait observer que la LIPR ne définit pas l’expression « être membre d’une organisation ». Cependant, elle a cité le paragraphe 27 de l’arrêt Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85, qui indique que le terme « membre » doit recevoir une interprétation large et libérale en fonction de la nature et de la durée des activités de la personne au sein de l’organisation;

  2. Reconnu les dates rectifiées de la demanderesse quant à son adhésion au MLC, mais a accordé peu de poids à son témoignage sur ce point. Elle a affirmé que, même si elle devait croire qu’elle avait fait une erreur dans son formulaire FDA, elle ne pouvait pas expliquer le fait que la demanderesse avait réitéré les mêmes renseignements lors de son entrevue auprès de l’ASFC;

  3. Conclu que la preuve documentaire présentée à l’appui des dates rectifiées de la demanderesse quant à son adhésion au MLC n’étaient pas crédibles. La SI a souligné que, même si elle devait parvenir à une conclusion autre en matière de crédibilité, la preuve documentaire ne permettait pas d’expliquer la dichotomie des renseignements présentés dans le formulaire FDA de la demanderesse, puis réitérés lors de son entrevue auprès de l’ASFC.

[11] Après qu’elle eut conclu que la demanderesse avait été membre du MLC, la SI s’est penchée sur la question de savoir s’il y avait des motifs raisonnables de croire que le MLC avait été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force. La SI a examiné l’historique et la raison d’être du MLC. Elle est parvenue aux conclusions suivantes :

  1. Le MLC est une organisation ayant été créée en 1998 dans l’objectif de renverser le gouvernement de la RDC;

  2. Le MLC est devenu un parti politique, mais il dispose néanmoins d’une branche armée et compte notamment sur la « lutte armée » pour atteindre ses objectifs;

  3. Il existe des motifs raisonnables de croire que le MLC se soit livré à des actes visant au renversement du régime de la RDC par la force, particulièrement de 2000 à 2003.

IV. Norme de contrôle

[12] Les parties affirment que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], Opu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CF 650 au para 28 [Opu]).

[13] Lorsqu’elle procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit d’abord interpréter les motifs de façon globale et contextuelle en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur (Vavilov, aux para 91-97, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28-33). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, aux para 85, 99, 101, 105-106 et 194).

[14] Une lacune accessoire ou une erreur mineure de la part du décideur ne justifie pas d’intervention. Pour intervenir, la cour de révision doit être convaincue que la lacune est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

A. La décision de la SI est déraisonnable

[15] La demanderesse soutient que la SI est parvenue à des conclusions défavorables en matière de crédibilité qui ne sont ni transparentes ni justifiées, qu’elle a fait fi de la présomption de véracité et qu’elle n’a pas tenu compte de la preuve qui corroborait son témoignage. Elle affirme que les conclusions défavorables en matière de crédibilité de la SI ne tenaient pas compte de trois aspects de ses arguments : a) les précisions qu’elle a fournies pour justifier la rectification des dates de son adhésion au MLC; b) l’explication concernant le renouvellement de sa carte de membre du MLC après son départ de la RDC; c) les documents corroborants qu’elle a présentés.

[16] Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour la SI de conclure que les premières dates fournies par la demanderesse quant à son adhésion au MLC (c.-à-d., de 2000 à 2016) étaient véridiques et exactes et, par conséquent, qu’il était raisonnable pour la SI de conclure que ni la demanderesse ni les documents fournis pour corroborer le début de son adhésion au MLC en 2010 n’étaient crédibles.

[17] Comme l’a fait valoir le défendeur, il était peut-être loisible à la SI de préférer les dates d’adhésion que la demanderesse avait indiquées dans son formulaire FDA, puis confirmées lors de son entrevue auprès de l’ASFC, aux dates qu’elle a mentionnées dans son témoignage. Cependant, le caractère raisonnable d’une décision n’est pas seulement apprécié en fonction de l’issue. L’issue raisonnable doit également s’appuyer sur un raisonnement transparent et justifié. La décision de la SI comporte des lacunes à cet égard.

[18] La SI a rejeté le témoignage de la demanderesse portant qu’elle avait été membre du MLC de 2010 à 2016. Pour justifier son point de vue, la SI a affirmé ce qui suit : « Le tribunal accorde peu de poids au témoignage de Madame Muhemba sur ce point, car, même si le tribunal devait croire qu’elle a fait une erreur sur sa demande d’asile, comment expliquer que Madame ait réitéré les mêmes informations lors de son entrevue auprès de l’ASFC? »

[19] La SI se fonde sur une question rhétorique pour expliquer sa préférence et, par voie de conséquence, pour conclure que la demanderesse n’est pas crédible à cet égard. Cependant, cette question rhétorique n’équivaut en rien à un raisonnement transparent. L’affirmation de la SI donne à penser que la demanderesse n’a fourni aucune explication quant au fait qu’elle a répété les dates d’adhésion qu’elle avait mentionnées dans son formulaire FDA lors de son entrevue auprès de l’ASFC. Seulement, la demanderesse a expliqué cette répétition dans son témoignage devant la SI. La SI a-t-elle mal apprécié ce fait, ou a-t-elle tenu compte de l’explication donnée, mais l’a rejetée?

[20] De façon similaire, l’appréciation par la SI de la preuve documentaire corroborante manque de transparence. La SI a conclu que la délivrance d’une carte de membre du MLC de remplacement en juillet 2016 était incompatible avec le témoignage de la demanderesse selon lequel elle avait été membre du MLC jusqu’en septembre 2016, lorsqu’elle est arrivée au Canada. L’incompatibilité qu’elle cite n’est pas apparente, et la SI ne l’explique pas. La SI conclut ensuite qu’elle n’accorde aucune crédibilité à la preuve documentaire, mais, là encore, elle n’explique pas sa conclusion.

[21] Enfin, la SI ne tient pas compte de la preuve démontrant que la demanderesse a indiqué les dates d’adhésion de 2010 à 2016 en novembre 2017, devant la Section de la protection des réfugiés, et qu’elle a indiqué ces mêmes dates dans les demandes de résidence permanente présentées au nom de ses filles.

[22] La SI n’était pas tenue d’examiner chaque élément de preuve dont elle était saisie. Néanmoins, la preuve, qui indiquait que la demanderesse avait antérieurement rectifié les dates de son adhésion au MLC dans le cadre d’instances fondées sur la LIPR relativement aux demandes d’asile de ses filles, concernait la question précise sur laquelle la SI était appelée à se pencher dans son analyse de l’adhésion de la demanderesse au MLC. Il était déraisonnable pour la SI de ne pas tenir compte de cette preuve.

[23] Je ne peux conclure que la manière dont la SI a traité la preuve liée à la durée de l’adhésion de la demanderesse au MLC ou que ses conclusions en matière de crédibilité à cet égard sont raisonnables.

[24] Le défendeur soutient que la principale conclusion de la SI, soit que la demanderesse a été membre du MLC, est déterminante. Il invoque l’opinion bien établie selon laquelle l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne comporte pas d’aspect temporel (Gebreab c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CF 1213 au para 23, conf 2010 CAF 274; Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922 au para 32; S.A. c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494 au para 16; Anteer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 232 aux para 50-57; Al Yamani c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1457 aux para 11-14).

[25] Je conviens que l’aspect temporel ne constitue habituellement pas un facteur lorsqu’on procède à une analyse au regard de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. Cependant, la jurisprudence reconnaît que l’alinéa 34(1)f) de la LIPR pourrait ne pas s’appliquer à une organisation dont la situation s’est transformée de façon radicale, notamment lorsqu’elle « s’est transformée en parti politique légitime et a explicitement renoncé à toute forme de violence » (Karakachian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 948 au para 48, citée dans Abdullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 949 au para 27).

[26] En l’espèce, la SI s’est fondée sur ses conclusions quant à cet aspect temporel pour trancher la question de l’adhésion de la demanderesse au MLC en fonction de la nature et de la durée de sa participation au sein de l’organisation. Il est également probable que les conclusions déraisonnables de la SI aient eu une incidence sur l’obligation qui lui incombait d’examiner la question de savoir si l’organisation s’était transformée de façon radicale de manière que l’alinéa 34(1)f) de la LIPR ne pouvait s’appliquer conformément à la jurisprudence citée plus haut, au paragraphe 24.

VI. Conclusion

[27] Je suis convaincu que la demanderesse a démontré le caractère déraisonnable de la décision. La demande est accueillie.

[28] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-4292-22

LA COUR STATUE :

1. La demande est accueillie.

2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

3. Aucune question n’est certifiée.

 

« Patrick Gleeson »

 

Juge

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4292-22

 

INTITULÉ :

FRANCOISE MUNEDU MUHEMBA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 AVRIL 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 SEPTEMBRE 2023

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

James Todd

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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