Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230901

Dossier : IMM-5279-22

Référence : 2023 CF 1191

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 1er septembre 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

AFOLABI SULAIMON OLUSOLA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Olusola, citoyen du Nigéria, a demandé un examen des risques avant renvoi [ERAR], car il allègue qu’il serait en danger s’il retournait dans son pays parce qu’il est bisexuel. L’agent d’ERAR n’était pas du même avis. Il a conclu à l’insuffisance de la preuve présentée par M. Olusola et il a rejeté sa demande d’ERAR. M. Olusola sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision. J’accueille sa demande, car l’agent d’ERAR a tiré des conclusions voilées en matière de crédibilité.

[2] La preuve présentée par M. Olusola se résumait essentiellement à son propre affidavit. Il déclare qu’un ami, appelé AW, l’a initié à l’homosexualité lorsqu’ils étaient adolescents. Son père a découvert cette relation et l’a battu, ce qui a provoqué un conflit entre ses parents. Pendant ses études universitaires, M. Olusola avait des petites amies, mais il a fini par renouer avec AW. Il est ensuite venu au Canada muni d’un permis d’études. Cependant, peu après son arrivée, son père l’a appelé pour lui dire qu’AW avait été arrêté et que la police avait trouvé des photos d’AW et lui partageant des moments intimes. Son père a cessé de le soutenir financièrement. Plus tard, sa mère lui a dit que son entreprise et celle de son père avaient été attaquées.

[3] Sans tenir d’audience, l’agent d’ERAR a conclu que l’affidavit du demandeur ne [traduction] « suffisait pas à établir les divers facteurs de [son] exposé qui sont particulièrement pertinents pour l’évaluation du risque, personnel ou permanent, auquel il serait confronté au Nigéria ». L’agent d’ERAR a examiné divers aspects de l’exposé de M. Olusola et a souligné le fait qu’aucun élément de preuve documentaire n’avait été présenté en appui. Par exemple, l’agent d’ERAR a affirmé que des parents ou des amis du demandeur auraient pu écrire des lettres pour corroborer sa relation avec AW, et que rien n’explique ce manquement. Dans l’ensemble, l’agent d’ERAR a conclu que l’exposé de M. Olusola [traduction] « ne suffit à établir ni les activités et relations passées du demandeur au Nigéria ni son profil réel ou perçu en tant qu’homme LGBTQ+ au Nigéria », et il a souligné « l’absence quasi totale de preuve au dossier ».

[4] Les agents d’ERAR n’ont pas le droit de tirer des conclusions défavorables en matière de crédibilité, à moins que le demandeur ne témoigne oralement. Il peut être difficile de distinguer les conclusions défavorables en matière de crédibilité de celles liées au caractère insuffisant de la preuve. La manière dont les agents d’ERAR décrivent leurs conclusions n’est pas déterminante. Dans la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207 au paragraphe 31, mon collègue le juge John Norris a proposé la méthode suivante pour faire la distinction entre une conclusion sur la crédibilité et l’insuffisance de la preuve :

Un critère utile dans le présent contexte est le suivant : il appartient à la cour de révision de se demander si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection. Dans la négative, la demande d’ERAR a alors échoué, non pas à cause d’une conclusion quelconque au sujet de la crédibilité, mais juste à cause du caractère insuffisant de la preuve. En revanche, si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande et que, malgré cela, cette dernière a été rejetée, cela donne à penser que le décideur avait des doutes sur la véracité de la preuve.

[5] En l’espèce, si les faits allégués par M. Olusola sont avérés, ils établissent qu’il a eu une relation homosexuelle pendant une période significative, que son père, la police et d’autres personnes de la communauté en ont eu connaissance et qu’elle était la cause de l’attaque contre ses parents. En tenant compte de ces faits et de la preuve objective sur la persécution des membres de la communauté LGBTQ+ au Nigéria, la demande devrait vraisemblablement être accueillie. L’affidavit de cinq pages de M. Olusola n’est pas une simple affirmation concernant sa crainte d’être persécuté, contrairement à celle jugée insuffisante dans l’affaire Azzam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 549. Par conséquent, en concluant que la preuve présentée était insuffisante et en exigeant qu’elle soit corroborée, l’agent d’ERAR a tiré des conclusions voilées en matière de crédibilité.

[6] Cela devient encore plus clair si l’on tient compte du fait que l’agent d’ERAR a cherché à de nombreuses reprises à obtenir des éléments de preuve supplémentaires à l’appui des faits allégués par M. Olusola. Par exemple, l’agent d’ERAR affirme ce qui suit :

[traduction]
Le demandeur fait de nombreuses références à son ami [AW], avec lequel il affirme avoir une relation homosexuelle intermittente depuis l’âge de 12 ans. Cependant, la preuve au dossier qui permettrait d’établir la nature de la relation du demandeur avec [AW] est très limitée.

[7] Pourtant, M. Olusola a une connaissance directe de sa relation avec AW. Si la preuve qu’il a présentée est insuffisante, c’est que l’agent ne l’a pas crue, ce qui constitue une conclusion voilée en matière de crédibilité. Il ne s’agit pas d’un cas où l’agent d’ERAR aurait souhaité obtenir la preuve de faits supplémentaires afin de consolider une conclusion sur une question fondamentale, comme le risque de persécution, ce qui serait alors qualifié de conclusion concernant le caractère suffisant de la preuve.

[8] La présente affaire ressemble à la décision Chekroun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 737, dans laquelle un agent d’ERAR a conclu que la preuve de l’homosexualité du demandeur était insuffisante, malgré l’affidavit de ce dernier. Ma collègue la juge Cecily Y. Strickland a conclu ce qui suit aux paragraphes 62 et 63 :

L’agent ne donne par ailleurs aucune raison pour expliquer pourquoi il doute de la véracité des éléments de preuve fournis par le demandeur au sujet de son orientation sexuelle. Comme le soutient le demandeur, l’agent ne cite aucune incohérence, contradiction ou invraisemblance dans le témoignage qu’il a donné sous serment. Il refuse tout simplement d’accepter que le demandeur est homosexuel ou refuse de croire l’affirmation de ce dernier qu’il est homosexuel au motif qu’il n’y a pas de documents corroborants.

Cette façon de faire est, à mon avis, erronée.

[9] J’estime que cela suffit à rendre la décision déraisonnable.

[10] Je tiens également à souligner que l’agent d’ERAR a fait remarquer que M. Olusola n’a pas demandé à diverses personnes au Nigéria de lui fournir des preuves corroborantes et qu’il n’a pas expliqué cette omission. Dans la mesure où l’agent d’ERAR s’est appuyé sur ce qu’il estimait être une absence d’explications pour conclure que la corroboration était requise, il a contrevenu à l’approche proposée dans la décision Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968. Les attentes de l’agent concernant la preuve corroborante devaient aussi tenir compte de la criminalisation de l’homosexualité au Nigéria, ce qui signifie que les témoins potentiels peuvent être réticents à s’incriminer ou à incriminer d’autres personnes.

[11] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5279-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1) La demande est accueillie.

2) L’examen des risques avant renvoi effectué le 10 mai 2022 est annulé et la question est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour réexamen.

3) Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-5279-22

INTITULÉ :

AFOLABI SULAIMON OLUSOLA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

DATE DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 AOÛT 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS

LE 1er SEPTEMBRE 2023

COMPARUTIONS :

Sifa Mahele

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Carolyn Phan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet François Kasenda Kabemba Ottawa, Ontario

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.