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Date : 20230608


Dossier : T-1631-16

Référence : 2023 CF 782

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2023

En présence de madame la juge St‑Louis

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION

demanderesses/défenderesses reconventionnelles

et

TEVA CANADA LIMITED

défenderesse/demanderesse reconventionnelle

ORDONNANCE ET MOTIFS PUBLICS

I. Introduction

[1] La présente ordonnance porte sur les dépens et débours payables à la suite du jugement et des motifs par lesquels j’ai accueilli les demandes reconventionnelles des défenderesses Teva Canada Limited (Teva), Pharmascience Inc. et Laboratoire Riva Inc., Apotex Inc. et Mylan Pharmaceuticals ULC, conclu que les revendications invoquées par les demanderesses (collectivement, Lilly) dans les lettres patentes canadiennes no 2,226,784 (le brevet 784) étaient invalides pour cause de portée excessive et d’insuffisance, et rejeté l’action en contrefaçon de Lilly contre chacune des défenderesses en ce qui concerne le brevet 784 (2022 CF 1398). J’ai ensuite mis en délibéré la question des dépens et permis aux parties de déposer des observations écrites à cet égard, mais j’ai adjugé à Lilly les dépens afférents à la requête concernant le ouï-dire conformément à l’article 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Teva et Lilly ont présenté des observations écrites concernant les dépens afférents au procès sommaire.

[2] Je dois donc déterminer laquelle des parties a droit aux dépens, ainsi que le montant des dépens à adjuger.

[3] Étant donné que les défenderesses ont eu gain de cause à l’issue du procès sommaire, j’adjugerai des dépens à Teva et, compte tenu des circonstances de l’espèce, je les accorderai sous forme de somme globale pour un montant qui correspond aux dépens équivalant à l’échelon supérieur de la colonne IV du tarif B, ainsi que les débours. J’adjugerai donc un montant total de 124 793,77 $, représentant 80 000 $, taxes incluses, et des débours de 44 783,77 $. La déduction des dépens afférents à la requête concernant le ouï-dire payables à Lilly (1 084,80 $) figure dans le montant total.

II. Les positions des parties

[4] Selon ses observations écrites, Teva sollicite :

  • Une ordonnance adjugeant à Teva 228 728,42 $, représentant 50 % de ses honoraires d’avocat (162 782,88 $), taxes (21 161,77 $) et débours (44 783,77 $) inclus;

  • À titre subsidiaire, une ordonnance accordant à Teva 182 742,26 $, représentant 37,5 % de ses honoraires d’avocat (122 087,16 $), taxes (15 871,33 $) et débours (44 783,77 $) inclus;

  • Subsidiairement encore, 150 672,30 $ représentant les honoraires taxables à l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B (93 706 $), taxes (12 181,67 $) et débours (44 783,77 $) inclus;

· Un montant de 1 500 $ au titre des dépens pour ces observations.

[5] Teva s’appuie sur l’affidavit de Mme Dawn Trach, une auxiliaire juridique du cabinet d’avocats Aitken Klee LLP. Mme Trach, qui n’a pas été contre-interrogée, a déposé, entre autres, une copie des factures relatives au brevet 784 (pièce A, partiellement caviardée), une copie des débours liés au brevet 784 (pièce B), une feuille de calcul résumant les honoraires d’avocat et les débours facturés à Teva par Aitken Klee LP à l’égard du brevet 784 (pièce C), et un mémoire de dépens préparé conformément à l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B pour les étapes relatives au brevet 784 (pièce E).

[6] Dans son analyse de l’échelle des dépens appropriée à appliquer en l’espèce, Teva fait valoir que les facteurs suivants, énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, militent fortement en faveur d’une augmentation des dépens qui lui sont payables, que ce soit sous forme d’une somme globale ou en application de l’échelon supérieur de la colonne V du tarif B : 1) le résultat de l’instance (alinéa 400(3)a)); 2) la complexité de l’instance (alinéa 400(3)c)); 3) la conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance (alinéa 400(3)(i)); 4) la question de savoir si plus d’un mémoire de dépens devrait être accordé lorsque deux ou plusieurs parties sont représentées par différents avocats (alinéa 400(3)(l)); et 5) la question de savoir si les dépenses engagées pour la déposition d’un témoin expert sont justifiées compte tenu de la nature technique des questions en litige (alinéa 400(3)n.1)).

[7] Teva affirme qu’une somme globale représentant 50 % de ses honoraires d’avocat réels est appropriée en l’espèce. Elle souligne que la Cour a reconnu que les dépens accordés selon le tarif dans le cadre de litiges complexes en matière de propriété intellectuelle entre des parties averties sont « ridiculement peu élevé[s] » (Apotex Inc c Syntex Pharmaceuticals International Ltd, [1999] ACF no 1465 (CF) aux para 2-4 [Syntex], conf par 2001 CAF 137). Par conséquent, la Cour a régulièrement dérogé au tarif dans de telles affaires en faveur de sommes globales situées dans une fourchette de 25 à 50 % des honoraires réels. Teva soutient que sa demande visant à obtenir 50 % des honoraires est conforme à un certain nombre de dépens adjugés dans le cadre d’affaires récentes de brevets (Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada SRI, 2020 CF 505 au para 24 [Seedlings]; Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2021 CF 186 au para 2 [Allergan]; Janssen Inc c Teva Canada Ltd, 2022 CF 269 au para 12 [Janssen]; Hospira Healthcare c Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2018 FC 1067 au para 26 [Hospira]), ainsi que de procès sommaires récents entre des parties averties (ViiV Healthcare Company c Gilead Sciences Canada, Inc, 2020 CF 486 au para 181 [ViiV]; Steelhead LNG (ASLNG) Ltd c ARC Resources Ltd, 2022 FC 998 au para 91 [Steelhead]).

[8] Subsidiairement, Teva est d’avis que l’échelon supérieur de la colonne V est approprié. Elle invoque un certain nombre d’actions récentes en matière de brevets pour lesquelles des dépens ont été accordés selon la colonne V du tarif B (voir, par exemple, Swist c MEG Energy Corp, 2021 CF 198 au para 25 [Swist]; Bristol-Myers Squibb c Pharmascience Inc, 2021 FC 354).

[9] Dans leurs observations préliminaires et finales lors du procès sommaire, les défenderesses ont proposé que la question des dépens soit tranchée après le prononcé de la décision, tandis que Lilly a sollicité des dépens majorés. Par son utilisation du terme [traduction] « majorés », il n’est pas clair si Lilly faisait alors référence à des dépens prévus dans le tarif, mais supérieurs à la colonne III, ou plutôt à des dépens allant au-delà de ce que prévoit le tarif.

[10] Quoi qu’il en soit, dans ses observations écrites sur les dépens, Lilly soutient que la Cour ne doit pas accorder les dépens demandés par Teva selon la colonne V du tarif B, qu’elle qualifie de majorés, ni selon un pourcentage des honoraires d’avocat réels de Teva. Lilly fait valoir que la Cour devrait accorder les dépens selon l’échelon supérieur de la colonne III du tarif ou, subsidiairement, qu’elle devrait adjuger des dépens n’allant pas au-delà de la colonne IV. Lilly demande que les dépens du procès sommaire soient réduits d’un montant correspondant aux dépens qu’elle s’est vu adjuger relativement à la requête concernant le ouï-dire et qui, selon ses calculs, s’élèvent à 1 084,80 $; j’accorderai ces dépens à Lilly.

[11] Lilly a présenté l’affidavit de Mme Kathy Paterson, une auxiliaire juridique de Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L., qui a déposé, entre autres : deux mémoires de dépens relatifs au procès sommaire, dont l’un a été préparé selon l’échelon supérieur de la colonne III du tarif B, pour un total de 81 988,79 $ (38 289,82 $ plus les débours de 44 783,77 $, taxes incluses, moins les dépens de Lilly afférents à la requête concernant le ouï-dire), et l’autre a été calculé selon l’échelon supérieur de la colonne IV du tarif B, pour un total de 95 595,80 $ (51 896,83 $ plus les débours de 44 783,77 $, taxes incluses, moins les dépens de Lilly afférents à la requête concernant le ouï-dire) (pièces F et I); un mémoire de dépens à l’égard de la requête concernant le ouï-dire des défenderesses, pour un total de 1 084,80 $ (pièce E); et diverses correspondances entre les défenderesses et les avocats de Lilly.

[12] Lilly affirme que les articles suivants du mémoire de dépens de Teva contenaient des revendications qui ne devraient pas donner lieu à des dépens et qui ont été déduits dans ses propres mémoires de dépens : 5, 10, 11, 14. Par conséquent, Lilly affirme que les dépens devraient être adjugés selon l’échelon supérieur de la colonne III du tarif B, avec des réductions pour divers articles ciblés dans sa proposition, pour un total de 38 289,82 $, taxes incluses, ou, subsidiairement, des dépens n’excédant pas l’échelon supérieur de la colonne IV du tarif B, avec des réductions pour divers articles ciblés dans sa proposition, pour un total de 51 896,83 $, taxes incluses.

[13] Essentiellement, Lilly est d’avis que Teva a droit à des dépens correspondant à l’échelon supérieur de la colonne III parce que 1) les requêtes en procès sommaires dans le cadre d’une procédure en matière de brevets justifient des dépens diminués (Janssen Inc c Apotex Inc, 2022 CF 107 [Apotex]; Janssen Inc c Pharmascience Inc, 2022 CF 62 [Pharmascience]; Mud Engineering Inc c Secure Energy (Drilling Services) Inc, 2022 FC 943 [Mud]); 2) les affaires citées par les défenderesses, à savoir l’arrêt Apotex Inc c Shire LLC, 2021 CAF 54 [Shire], et la décision Swist, ne sont pas comparables parce qu’il s’agissait de procès complets en matière de brevets (par opposition à une requête en procès sommaire); 3) les défenderesses ont inutilement prolongé et complexifié la procédure; 4) les défenderesses ont clairement effectué le même travail plus d’une fois; et 5) les dépens supérieurs aux montants correspondant à la colonne III seraient exceptionnels, et rien en l’espèce ne justifie de s’en écarter.

[14] Plus particulièrement, Lilly soutient que la jurisprudence reconnaissant que l’échelon supérieur de la colonne IV est raisonnable et approprié dans le cadre d’actions en matière de brevets ne s’applique que lorsque de tels litiges ont été instruits dans le cadre de procès complets (voir, par exemple, Shire et Allergan). Lilly s’appuie également sur les trois décisions mentionnées plus haut (c.-à-d. Apotex, Pharmascience et Mud) pour affirmer que la jurisprudence sur les procès sommaires en matière de brevets pharmaceutiques a créé une sorte de [traduction] « norme » selon laquelle les dépens sont adjugés selon la colonne III et qu’il n’existe donc pas de fondement jurisprudentiel pour déroger à la colonne III dans de telles circonstances.

[15] Lilly fait valoir que le montant et l’échelle des dépens réclamés par Teva sont exorbitants. En l’espèce, Lilly est d’avis que l’objectif de l’adjudication des dépens est d’accorder ceux-ci selon la colonne III. Plus précisément, elle affirme que le facteur déterminant concernant l’adjudication des dépens est le caractère juste et raisonnable (Bristol-myers Squibb Canada Co c Teva Canada Limitée, 2016 CF 991 au para 5), et qu’il serait déraisonnable pour Lilly d’indemniser les défenderesses pour les honoraires excessifs qu’elles réclament, c’est-à-dire pour les multiples avocats dont chaque partie a retenu les services.

[16] En outre, Lilly est d’avis que la Cour ne devrait pas accorder une somme globale calculée selon un pourcentage des honoraires de Teva plutôt que selon le tarif. Elle affirme que les affaires invoquées par Teva dans le cadre desquelles une somme globale de 50 % a été accordée sont inappropriées (c.-à-d. Hospira, Allergan et Janssen), que les honoraires pour les procès complets en matière de contrefaçon de brevets — ce qui n’est pas le cas en l’espèce — sont « exceptionnels » lorsqu’ils sont supérieurs à la fourchette de 25 à 33 % (Shire, au para 22), et que la somme globale de 50 % peut être appropriée « surtout dans des situations dans lesquelles la Cour désirerait exprimer son mécontentement à l’égard de la conduite de la partie qui a succombé », ce qui n’est pas le cas dans la présente affaire (Teva Canada Limited c Janssen Inc, 2018 CF 1175 au para 35).

[17] Dans l’éventualité où la Cour accorde une somme globale calculée en pourcentage des honoraires d’avocat de Lilly, celle-ci affirme que de tels dépens devraient être nettement inférieurs à 25 % des honoraires admissibles de Teva. De plus, elle soutient que les honoraires non indemnisables doivent être réduits du total des honoraires réclamés par Teva, y compris ceux pour les dossiers où ses requêtes ont été rejetées et pour un expert qu’elle n’a pas appelé à témoigner lors du procès.

[18] Enfin, Lilly convient que Teva devrait avoir droit à des débours de 44 783,77 $, taxes incluses.

III. Les principes généraux de la taxation des dépens

[19] Le droit relatif aux dépens n’est pas une science exacte. Pour adjuger les dépens, les tribunaux tentent d’établir un juste équilibre entre trois objectifs principaux : l’indemnisation, l’offre de mesures incitatives en vue d’un règlement et la dissuasion quant à une conduite abusive dans une instance. À cet égard, le paragraphe 400(1) des Règles prévoit que la Cour « a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer ».

[20] Le paragraphe 400(3) des Règles prévoit une liste non exhaustive de facteurs dont un tribunal peut tenir compte lors de la taxation des dépens. En ce qui concerne les montants, l’article 407 des Règles exige que, dans le cadre de cette règle générale, les dépens soient adjugés conformément à la colonne III du tableau du tarif B (Consorzio del prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats Inc, 2002 CAF 417 au para 9 [Consorzio del Prosciutto]). Toutefois, le vaste pouvoir discrétionnaire de la Cour comprend le pouvoir d’ordonner une taxation des dépens en vertu d’une autre colonne du tarif B ou de déroger au tarif (Philip Morris Products SA c Marlboro Canada limitée, 2015 CAF 9 au para 4).

[21] Le paragraphe 400(4) autorise la Cour à fixer les dépens et à adjuger une somme globale au lieu de taxer les dépens conformément au tarif B.

[22] Au sujet des sommes globales, les tribunaux privilégient de plus en plus l’adjudication d’une telle somme au titre des dépens, car cette formule fait épargner aux parties temps et argent, en plus de contribuer à la réalisation de l’objectif d’apporter « une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible » (article 3 des Règles) (Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 au para 11 [Nova]). Lorsqu’il peut adjuger les dépens sous forme de somme globale, le tribunal n’a pas à faire une analyse détaillée, et les audiences portant sur l’adjudication des dépens ne se transforment pas en exercice de comptabilité (Nova, au para 11). Dans l’arrêt Nova, la Cour d’appel fédérale ajoute ceci : « [i]l peut convenir d’adjuger une somme globale dans des affaires relativement simples ou encore dans des affaires particulièrement complexes où un calcul précis des dépens serait inutilement laborieux et onéreux : Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 157 au para 11 » (Nova, au para 12). Au paragraphe 15 de l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 157, la Cour d’appel fédérale a déclaré que « […] la Cour devrait, lorsqu’elle adjuge une somme globale tenant lieu de dépens taxés, s’inspirer le plus possible des normes établies dans le tableau du tarif B ».

[23] Une somme globale peut donc être accordée pour un montant comparable à celui qui serait adjugé selon le tarif, ou elle peut représenter des [traduction] « dépens majorés », c’est-à-dire des dépens supérieurs aux valeurs du tarif, souvent calculés selon un pourcentage des honoraires d’avocat réels engagés.

[24] La Cour déroge souvent au tarif 1) pour la sanction d’une conduite répréhensible; et 2) lorsque le barème par défaut accorderait une indemnisation inadéquate dans une procédure particulièrement coûteuse ou complexe (Nova, au para 13). Dans le cas d’un litige coûteux et complexe, le tribunal doit déterminer si le barème par défaut du tarif serait injuste parce qu’il ferait en sorte que la partie ayant obtenu gain de cause ne serait pas suffisamment indemnisée (Crocs Canada Inc c Holey Soles Holdings Ltd, 2008 CF 384 au para 2). L’adjudication des dépens vise habituellement à assurer une « contribution raisonnable » aux honoraires d’avocat engagés par la partie qui obtient gain de cause (Nova, au para 13; Consorzio del Prosciutto, aux para 8, 9). La pratique qui consiste à adjuger les dépens sous forme de somme globale, selon un pourcentage des dépens réels raisonnablement engagés, est de plus en plus courante dans le cadre de « litiges complexes opposant des parties averties » (Seedlings, au para 4).

[25] Le juge en chef Crampton a décrit les principes généraux qui doivent orienter la Cour dans l’adjudication des dépens (Allergan). Je souscris à ces principes et souligne particulièrement la déclaration suivante, figurant au paragraphe 27 :

Pour essentiellement les mêmes raisons que celles que nous venons d’évoquer, il est également de plus en plus courant dans les affaires de propriété intellectuelle d’adjuger une somme globale importante « dépassant largement le Tarif » : Venngo, précité, au para 85; Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862 au para 12 [Bauer]. À cet égard, une somme globale qui se situe entre 25 et 50 p. 100 des frais réels, plus les débours raisonnables, est souvent accordée : Nova c Dow, précité, aux para 17, 21; Seedlings, précitée, au para 6; Bauer, précitée, au para 13. Voir également Loblaws Inc c Columbia Insurance Company, 2019 CF 1434 au para 15. Pour en venir à la taxation en l’espèce, il faut garder à l’esprit que la détermination de l’ordre de grandeur de la somme globale « n’est pas une science exacte » : Nova c Dow, précité, au para 21.

[26] En ce qui concerne les éléments de preuve relatifs aux honoraires d’avocat, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Nova, a examiné l’exigence et a mentionné que « [l]’adjudication d’une somme globale au titre des dépens doit être justifiée au regard des circonstances de l’affaire et des objectifs qui sous‑tendent l’adjudication des dépens. Il ne s’agit pas d’en fixer le montant ou le pourcentage de façon arbitraire » (Nova, au para 15). Les parties devraient produire un mémoire de dépens et des éléments de preuve étayant les honoraires effectivement engagés (Nova, au para 18). « Ainsi, la preuve de la nature et de l’étendue des services fournis doit être suffisante pour permettre à la partie de prendre une décision éclairée quant au règlement des frais ou à leur contestation et à la Cour de conclure au caractère raisonnable des frais effectivement engagés et du pourcentage adjugé dans le cadre d’un litige » (Nova, au para 18).

[27] En ce qui concerne les débours, « [lorsque] l’avocat ne connaît pas le montant des débours, il convient généralement de fournir par affidavit à la Cour la preuve qu’ils ont effectivement été engagés et qu’ils étaient raisonnablement requis » (Nova, au para 20). Conformément à ce qui est indiqué au paragraphe 1(4) du tarif B, aucun débours n’est taxé ou accepté aux termes du tarif B à moins qu’il ne soit raisonnable et que la preuve qu’il a été engagé par la partie ou est payable par elle n’est fournie par affidavit ou par l’avocat qui comparaît lors de la taxation. La Cour d’appel fédérale a réitéré ce principe, affirmant qu’une partie est autorisée à recouvrer les débours lorsque ceux-ci sont raisonnables et nécessaires au déroulement de l’instruction (Exeter c Canada (Procureur général), 2012 CAF 153 au para 13, citant Merck & Co c Apotex Inc, 2006 CF 631).

IV. Application aux faits de l’espèce

A. Les dépens pour chaque défenderesse

[28] Chacune des défenderesses (Apotex Inc., Mylan Pharmaceuticals ULC, Pharmascience Inc. et Laboratoire Riva Inc., et Teva) a droit à ses propres dépens, et Lilly n’a pas contesté cette conclusion dans la présente instance. Dans des circonstances similaires où des procédures distinctes avaient été regroupées, la Cour a conclu que les défenderesses avaient chacune droit à des montants distincts (Packers Plus Energy Services Inc c Essential Energy Services Ltd, 2020 CF 68; Eli Lilly Canada Inc c Apotex Inc, 2023 FC 3 aux para 37-40). Par conséquent, je suis convaincue que Teva a droit à ses propres dépens.

B. La somme globale

[29] Après avoir examiné les circonstances de la présente affaire et les facteurs pertinents, je suis convaincue que l’adjudication de dépens sous forme de somme globale est justifiée. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale au paragraphe 11 de l’arrêt Nova, cette formule apporte « une solution au litige qui [est] juste et la plus expéditive et économique possible » (art 3 des Règles) et évite une analyse détaillée et un exercice de comptabilité.

C. L’échelle des dépens

[30] Les défenderesses ont eu gain de cause sur presque toutes les questions de fond lors du procès sommaire. La Cour a accueilli la requête des défenderesses en procès sommaire et a rejeté l’action de Lilly concernant le brevet 784, après avoir conclu que celui-ci était invalide pour cause d’évidence et de portée excessive.

[31] Je suis d’accord avec Teva pour dire que l’objet présentait une certaine complexité technique et nécessitait un travail important de la part des parties. Les défenderesses alléguaient une portée excessive, une insuffisance et une inutilité. Les revendications relatives au brevet 784 portaient sur des sels physiologiquement acceptables de tadalafil ou de méthyltadalafil. L’une des questions clés lors du procès sommaire était de savoir si un sel physiologiquement acceptable de tadalafil pouvait être mis au point. Les affidavits de trois experts ont été présentés à l’audience; tous les experts ont été contre-interrogés lors du procès sommaire. L’audience a duré cinq jours. Comme la Cour l’a fait remarquer dans le passé, les questions de brevets ont une complexité inhérente (Pollard Banknote Limited c Babn Technologies Corp, 2016 CF 1193 au para 13; Teva Canada Limited c Janssen Inc, 2018 CF 1175 au para 14), et les affaires de brevets pharmaceutiques le sont tout particulièrement.

[32] Lilly et Teva soulèvent des questions concernant un certain nombre de comportements adoptés par chacune d’elles. J’accorderai un poids neutre à ce facteur. Chaque partie a vigoureusement défendu l’intérêt de sa cliente, et je ne vois aucune justification pour pénaliser l’une d’elles en particulier pour leur conduite en l’espèce. Comme l’a récemment fait remarquer le juge Grammond : « mon rôle, au moment d’adjuger les dépens, n’est pas d’effectuer une autopsie détaillée du procès et de critiquer en rétrospective les décisions stratégiques prises par les parties » (Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862 au para 32 [Bauer]).

[33] Les défenderesses dans la présente action sont des concurrentes. Lilly a choisi de poursuivre de nombreuses défenderesses dans de multiples procédures, et elles avaient chacune le droit d’être représentées par des avocats différents — et il n’était pas déraisonnable pour les défenderesses de choisir de l’être. La partie perdante ne devrait pas [traduction] « dire à la partie gagnante comment elle aurait pu obtenir gain de cause en en faisant moins ou en dépensant moins » (Hospira, au para 24).

[34] En ce qui concerne une [traduction] « norme » qui aurait été créée dans le cadre de procès sommaires, je ne suis pas d’accord avec Lilly. La Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer la colonne ou le montant approprié des dépens dans les circonstances, et je ne vois pas comment la jurisprudence pourrait créer une [traduction] « norme » qui porterait atteinte à ce pouvoir (art 400(1) des Règles; Betser-Zilevitch c Petrochina Canada Ltd, 2021 CF 151 au para 9; Guest Tek Interactive Entertainment Ltd c Nomadix, Inc, 2021 CF 848 au para 17 [Guest Tek]). En outre, les décisions citées par Lilly ne sont pas convaincantes dans les circonstances de la présente affaire, car elles ne semblaient pas porter sur des questions d’invalidité, ne fournissaient pas les détails des observations des parties quant aux dépens ou n’indiquaient pas que des observations sur les dépens avaient été présentées, et/ou ne fournissaient pas de motifs pour justifier l’adjudication de dépens selon la colonne III du tarif. Je note également d’autres décisions où des sommes globales ont été accordées, apparemment pour un montant excédant le tarif, dans des procès sommaires en matière de brevets, et dans lesquelles je n’ai vu aucune discussion portant sur la colonne III (Steelhead, au para 93; ViiV, aux para 179-181).

[35] Je ne suis pas disposée à accueillir la requête de Teva pour des dépens élevés, c’est-à-dire des dépens excédant le tarif et représentant 50 % ou 37,5 % de ses honoraires d’avocat réels, car je suis convaincue que les circonstances ne le justifient pas. Je suis également convaincue que les montants actuels du tarif établi dans les Règles prévoient un niveau d’indemnisation suffisant pour refléter de façon appropriée les frais réels engagés au cours du litige (Syntex, au para 4) et pour militer en faveur de l’objet de l’adjudication de dépens dans le cadre de litiges en matière de propriété intellectuelle (Bauer, aux para 10, 11).

[36] Teva invoque un certain nombre d’affaires où la Cour a adjugé des dépens correspondant à l’échelon supérieur de la colonne V dans le cadre de litiges complexes en matière de brevets. Toutefois, je suis d’avis que Teva n’a pas présenté une justification suffisante pour me contraindre à adjuger des dépens selon la colonne V.

[37] Lilly ne m’a pas convaincue que la jurisprudence acceptant la colonne IV comme étant raisonnable et appropriée dans les actions en matière de propriété intellectuelle ne peut pas s’appliquer aux litiges portant sur des brevets qui sont introduits au moyen d’une requête en procès sommaire. Je note que, conformément à l’article 407 des Règles, la colonne III s’applique pour déterminer le montant des dépens à moins que la Cour n’en décide autrement, et qu’il ressort de la jurisprudence qu’elle est souvent jugée inappropriée puisqu’elle ne vise qu’à fournir une indemnisation partielle dans les « cas d’une complexité moyenne ou habituelle » (Allergan, au para 25). L’appréciation des divers facteurs prévus au paragraphe 400(3) des Règles démontre souvent que l’échelon supérieur de la colonne IV correspond à un montant approprié de dépens dans les cas de différends relatifs à des brevets (Shire; Allergan, au para 26; Guest Tek, au para 18). Ces facteurs, qui comprennent « une complexité supérieure à la moyenne, des parties averties, des notes d’honoraires d’avocat qui dépassent largement ce qui est prévu par la colonne III du tarif B, “incit[ent] les parties à prendre des décisions efficientes dans la conduite de l’instance judiciaire” » (Allergan, aux para 25, 26, citant Seedlings, au para 4). Souscrire à l’argument de Lilly selon lequel la colonne III constitue une sorte de norme pour les procès sommaires en matière de propriété intellectuelle nécessiterait de tenir pour acquis que ce type de procès est, par défaut, d’une complexité moyenne. Une telle norme empiéterait également sur le pouvoir discrétionnaire de la Cour. Bien que les procès sommaires puissent atténuer les considérations soulignées par le juge en chef dans la décision Allergan, je n’ai pas été convaincue qu’ils diminuent nécessairement ou toujours complètement la complexité d’un litige en matière de brevets pharmaceutiques au point que les facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles ne peuvent pas être examinés et jugés présents.

[38] À la lumière des facteurs prévus au paragraphe 400(3) des Règles et examinés plus haut, je serai orientée par les montants calculés selon l’échelon supérieur de la colonne IV, puisqu’ils constituent une compensation appropriée.

[39] Je suis d’accord avec Lilly pour dire que certains des postes sont irrécupérables. Compte tenu des mémoires de dépens et des observations présentés par les parties à titre de preuve, et en déduisant les dépens afférents à la requête concernant le ouï-dire, mon adjudication définitive des dépens sera de 80 000 $, taxes incluses.

D. Les débours

[40] Teva sollicite des débours totaux de 44 783,77 $, taxes incluses, et Lilly ne conteste pas le montant réclamé.

[41] Je suis convaincue que les débours demandés par Teva ont été effectivement engagés et sont raisonnables. Par conséquent, j’accorderai à Teva des débours de 44 783,77 $, taxes incluses.

V. Conclusion

[42] Pour les motifs qui précèdent, j’adjugerai à Teva des dépens de 124 783,77 $, y compris les frais, débours et taxes.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1631-16

LA COUR ORDONNE :

  1. Les dépens afférents à la requête concernant le ouï-dire payables à Lilly sont déduits des dépens du procès sommaire payables à Teva.

  2. Des dépens de 124 783, 77 $ sont adjugés à Teva, y compris les frais, débours et taxes.

  3. Aucuns dépens afférents à la présente ordonnance ne sont adjugés.

« Martine St‑Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christopher Cyr


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1631-16

INTITULÉ :

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DELCARIBE INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION INC. c TEVA CANADA LTD.

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 OCTOBRE 2021

ORDONNANCE ET MOTIFS PUBLICS :

LA JUGE ST‑LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 8 JUIN 2023

COMPARUTIONS :

Jamie Mills

Chantal Saunders

Beverley Moore
Adrian Howard

Pour les demanderesses/défenderesses reconventionnelles

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION

Jonathan Stainsby

Scott Beeser

Pour la défenderesse/demanderesse reconventionnelle

TEVA CANADA LTD.

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Ottawa (Ontario)

Pour les demanderesses/défenderesses reconventionnelles

Pour les demanderesses/défenderesses reconventionnelles

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL CARIBE, INC., LILLY, S.A. et ICOS CORPORATION

Aitken Klee LLP
Toronto (Ontario)

Pour la défenderesse/demanderesse reconventionnelle

TEVA CANADA LTD.

 

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