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Date : 20230825


Dossier : IMM-5622-22

Référence : 2023 CF 1155

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 25 août 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

ABAYOMI OLUWOLE LAWRENCE AJAYI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel qu’il avait interjeté à l’égard de la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Cette dernière avait conclu qu’il n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur est un citoyen du Nigéria de confession chrétienne. Il affirme qu’il était candidat pour l’un des principaux partis politiques au Nigéria. Lorsqu’il a été sélectionné pour représenter le parti, il lui a été demandé de subir des rituels religieux traditionnels qui étaient censés purifier son esprit et prouver sa loyauté envers le parti. Ces pratiques étant contraires à sa foi religieuse, il a refusé de s’y soumettre. Le demandeur déclare qu’il craint d’être persécuté en raison de son refus de participer aux rituels et parce que les chefs traditionnels chercheront à lui porter préjudice afin de conserver le caractère secret des détails de ces pratiques. Il affirme que des membres de sa famille et d’autres personnes qui sont au courant des pratiques traditionnelles l’ont informé du risque auquel il était exposé en raison de ses gestes, ce qui l’a amené à fuir le Nigéria et à demander l’asile au Canada.

[3] La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur, principalement parce qu’elle a conclu que la preuve objective n’appuyait pas son affirmation selon laquelle de tels rituels traditionnels étaient pratiqués au Nigéria, et que celui-ci n’avait pas démontré l’existence d’un risque prospectif. En appel devant la SAR, le demandeur a déposé de nouveaux éléments de preuve à l’appui de sa demande, notamment un affidavit confirmant son intention de poursuivre ses activités politiques s’il retournait au Nigéria, ainsi que des articles démontrant la mesure dans laquelle les pratiques et rituels traditionnels font partie de la vie politique au Nigéria. L’affidavit mentionne également le risque auquel le demandeur serait exposé de la part de dirigeants traditionnels qui voudront l’empêcher de divulguer de l’information sur leurs pratiques. La SAR a accepté les nouveaux éléments de preuve, mais a rejeté la demande d’audience du demandeur.

[4] La SAR a conclu que la preuve objective appuyait l’affirmation du demandeur selon laquelle de nombreux politiciens au Nigéria s’étaient soumis à des cérémonies et pratiques traditionnelles, et elle a donc infirmé la conclusion de la SPR à cet égard. Toutefois, la SAR a estimé que le demandeur n’avait pas établi qu’il serait exposé à un risque prospectif, car s’il refusait de se soumettre aux pratiques traditionnelles, il ne pourrait pas être candidat et se présenter aux élections, mais il pourrait toujours y participer en votant. Ayant conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il était recherché depuis qu’il avait fui le Nigéria, et compte tenu du temps écoulé, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il serait exposé à un risque prospectif à son retour au Nigéria. Par conséquent, elle a rejeté l’appel.

[5] Deux questions sont déterminantes pour le présent contrôle judiciaire. Premièrement, j’estime que la SAR n’a pas fourni d’explication raisonnable justifiant son refus de tenir une audience. Deuxièmement, j’estime que la SAR n’a pas examiné un élément essentiel de la demande d’asile du demandeur, à savoir sa crainte envers les dirigeants traditionnels qui voulaient le « réduire au silence ».

[6] Les deux questions doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[7] En résumé, selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). L’exercice de tout pouvoir public par un décideur administratif doit être « justifié, intelligible et transparent » (Vavilov, au para 95). Il incombe au demandeur de démontrer que la lacune ou la déficience qu’il invoque est « suffisamment capitale ou importante » (Vavilov, au para 100). Il faut interpréter la décision en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle elle a été rendue et, entre autres, considérer la preuve dont disposait le décideur et les observations des parties (Vavilov, au para 94). À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas les conclusions de fait tirées par le décideur (Vavilov, au para 125). « Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties » peut rendre une décision déraisonnable (Vavilov, au para 128).

[8] Le refus de tenir une audience est souvent considéré comme une question d’équité procédurale qui serait autrement examinée selon une approche qui s’apparente à la norme de la décision correcte (voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux para 54-56). Cependant, la décision de la SAR d’admettre ou non de nouveaux éléments de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR, et par extension sa décision de tenir ou non une audience visée au paragraphe 110(6) en raison de l’existence de nouveaux éléments de preuve, concerne l’interprétation des critères précis énoncés dans cette loi, qui sont évalués selon la norme de la décision raisonnable : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96 [Singh] aux para 29, 74; voir la discussion dans C.D. c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2022 CF 1582 aux para 6-12.

[9] En ce qui a trait à la première question, le demandeur a présenté de nouveaux éléments de preuve pour réfuter les conclusions de la SPR concernant la preuve objective sur les pratiques religieuses traditionnelles dans la sphère politique au Nigéria et son intention de poursuivre ses activités politiques. Il a demandé la tenue d’une audience. La SAR a refusé la demande en déclarant ce qui suit : « Même si les nouveaux éléments de preuve sont pertinents à l’égard de la demande d’asile [du demandeur], ils ne soulèvent pas une question importante en ce qui concerne la demande d’asile ou la crédibilité, et ils ne justifieraient pas que la demande d’asile soit accordée ou refusée, selon le cas. » (Décision de la SAR, au para 9).

[10] La SAR a ensuite rejeté l’appel du demandeur, mettant ainsi un terme à sa demande d’asile, au motif qu’il pouvait éviter les dangers qu’il craignait en acceptant de se soumettre aux rituels traditionnels ou en participant à la vie politique autrement qu’en se présentant comme candidat. Dans sa décision, la SAR a expressément souligné que la SPR n’a jamais demandé au demandeur s’il avait l’intention de faire un retour en politique. Ainsi, les conclusions de la SAR portaient sur l’interprétation des déclarations du demandeur sur ses intentions dans l’affidavit qu’il a présenté comme nouvel élément de preuve. Il s’agissait d’un élément clé de la conclusion de la SAR, et celle-ci a reconnu que le demandeur n’avait jamais eu l’occasion de s’expliquer ou de répondre à des questions à ce sujet.

[11] À la lumière de ce contexte, j’estime que les motifs invoqués par la SAR pour rejeter la demande d’audience du demandeur sont déraisonnables. Il est clair en droit que les audiences devant la SAR sont exceptionnelles et que les critères stricts énoncés dans la LIPR doivent être respectés, à commencer par la question de savoir si les nouveaux éléments de preuve sont admissibles devant la SAR : Singh, au para 35. Les conditions permettant d’établir s’il convient de tenir une audience au titre du paragraphe 110(6) de la LIPR « se rapportent indéniablement au caractère substantiel que revêtent les éléments de preuve nouveaux […] » (Singh, au para 48).

[12] Dans la présente affaire, l’explication de la SAR pour justifier son refus de tenir une audience est insuffisante, car cette explication ne correspond pas à ses conclusions ultérieures à l’égard des nouveaux éléments de preuve, conclusions qui sont au cœur de la décision qu’elle a finalement rendue. La SAR aurait dû en faire plus, et le fait qu’elle n’ait pas expliqué son raisonnement sur cette question est déraisonnable.

[13] Quant à la deuxième question, le point de départ est l’exigence issue du cadre établi dans l’arrêt Vavilov, selon laquelle la SAR doit démontrer qu’elle s’est attaquée aux questions clés du dossier du demandeur. Dans la présente affaire, la demande d’asile du demandeur reposait sur deux affirmations : il était exposé à un risque parce qu’il avait refusé de participer aux rituels traditionnels et il était exposé à un risque en raison de ce qu’il avait vu, c’est-à-dire que les dirigeants traditionnels avaient la motivation de lui porter préjudice afin de l’empêcher de divulguer ce qu’il avait appris sur les pratiques traditionnelles.

[14] Cette dernière affirmation a été étayée par la preuve objective concernant la situation dans le pays ainsi que par l’affidavit de l’oncle du demandeur, identifié comme un roi traditionnel de l’État d’Osun, au Nigéria. Au moment d’examiner la preuve objective concernant la situation dans le pays, la SAR a souligné que le cartable national de documentation interdit de discuter des pratiques traditionnelles, et elle a conclu que cela confirmait la déclaration du demandeur figurant dans son affidavit « selon laquelle les grands prêtres et les politiciens qui lui ont ordonné de prêter serment ont la motivation de le faire taire à tout jamais […] » (décision de la SAR, au para 16).

[15] Cependant, au moment d’analyser les risques prospectifs auxquels le demandeur serait exposé, la SAR n’a aucunement mentionné cet élément de preuve. Le défendeur souligne que la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il était recherché après avoir fui le Nigéria, et fait valoir que cela démontre que la SAR a traité cet aspect du risque auquel le demandeur serait exposé. Je ne suis pas convaincu par cet argument, car la SAR n’a pas établi de lien entre cette conclusion particulière et le risque allégué par le demandeur.

[16] Pour établir si cet aspect de la décision de la SAR est raisonnable, j’estime qu’il est important de tenir compte du fait que le demandeur a été clair et cohérent tout au long de la procédure sur le fait qu’il est exposé à un risque distinct en raison de ce qu’il a appris sur les pratiques traditionnelles. Il a noté cela dans son formulaire Fondement de la demande d’asile initial, l’a mentionné durant son témoignage devant la SPR et l’a répété dans l’affidavit qu’il a présenté dans le cadre de son appel devant la SAR. Bien qu’elle ait reconnu que la preuve appuyait la demande d’asile du demandeur quant à ce motif, la SAR n’en a pas tenu compte lorsqu’elle a examiné le risque prospectif auquel il serait exposé.

[17] La preuve n’indique pas que les dirigeants traditionnels auraient la motivation de porter préjudice au demandeur seulement s’il participe à la vie politique en tant que candidat pour un parti; selon la preuve, le risque associé à sa connaissance des pratiques traditionnelles ne semble pas lié à ses futures activités politiques. Par conséquent, les conclusions de la SAR à cet égard ne peuvent pas être traitées comme si elles couvraient implicitement les deux risques. La SAR était plutôt tenue d’examiner la preuve et d’expliquer sa conclusion quant aux deux risques distincts. Elle ne l’a pas fait, et je conclus que sa décision est déraisonnable.

[18] Dans l’ensemble, je suis convaincu que le traitement déraisonnable de ces deux questions par la SAR est suffisamment capital et important pour rendre la décision déraisonnable dans son ensemble : Vavilov, au para 100.

[19] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la SAR est annulée et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

[20] Il reste un dernier point à traiter. Mes conclusions quant à ces deux questions sont suffisantes pour infirmer la décision de la SAR, et il n’est donc pas nécessaire d’aborder la question pour établir le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur ne serait pas exposé à un risque prospectif parce qu’il pourrait décider de changer d’avis quant à sa participation aux rituels (allant ainsi à l’encontre de ses croyances religieuses) ou qu’il pourrait choisir « d’exercer son droit d’exprimer ses opinions politiques en votant pour son candidat préféré, sans personnellement occuper un poste politique ou accomplir des fonctions politiques » (limitant ainsi l’exercice de sa liberté politique). Mon silence à cet égard ne doit pas être interprété comme une approbation du raisonnement de la SAR, qui semble contraire à l’abondante jurisprudence : voir, par exemple, Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99 aux para 16-19; Khair c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 374 aux para 24-25, 43; Sadeghi‑Pari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 282 au para 29; Kenguruka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 895.

[21] Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-5622-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue le 31 mai 2022 par la Section d’appel des réfugiés est annulée. L’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvel examen.

  3. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5622-22

INTITULÉ :

ABAYOMI OLUWOLE LAWRENCE AJAYI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 23 août 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Pentney

DATE DES MOTIFS :

Le 25 août 2023

COMPARUTIONS :

Oluwatosin Falaiye

Pour le demandeur

Margherita Braccio

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Topmarke Attorneys

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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