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Date : 20230525


Dossier : T‑1416‑20

Référence : 2023 CF 738

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2023

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

FRASER POINT HOLDINGS LTD.

demanderesse

et

VISION MARINE TECHNOLOGIES INC.

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS :

I. Aperçu

[1] La défenderesse introduit la présente requête en appel de la décision Fraser Point Holdings Ltd. c Vision Marine Technologies Inc., 2022 CanLII 134244 [l’ordonnance], par laquelle la juge adjointe Alexandra Steele a rejeté sa requête en radiation après avoir conclu que la Cour fédérale avait compétence pour instruire l’action intentée par la demanderesse en vue d’être indemnisée du coût des réparations d’un bateau de plaisance que celle‑ci a acheté à la défenderesse.

[2] La question au cœur du présent appel est de savoir quelle est l’incidence, s’il en est, de l’arrêt Desgagnés Transport Inc. c Wärtsilä Canada Inc., 2019 CSC 58 [Wärtsilä] sur la compétence de la Cour fédérale quant à un litige relatif à l’achat d’un navire lorsque le contrat a été conclu au Québec. Le contrat en question, qui porte sur la vente d’un bateau de plaisance, ne contient ni clause relative au droit applicable, ni clause attributive de compétence ou d’élection de for.

[3] Dans l’arrêt Wärtsilä, la question centrale était de savoir si un fabricant et fournisseur de moteurs de navires pouvait invoquer la clause de limitation de responsabilité qui figurait dans le contrat qu’il avait conclu avec le propriétaire du bateau, qui avait subi des pertes et des dommages à la suite d’une panne du moteur. La question en appel était de savoir si l’action intentée par le propriétaire du bateau était régie par le droit maritime canadien ou le Code civil du Québec, RLRQ c CCQ-1991 [le Code civil]. La Cour suprême a conclu que la vente de pièces de moteurs de navires destinées à un bâtiment commercial présentait un scénario à double aspect en ce que, même si ce type de vente est régi par le droit maritime canadien, l’article 1733 du Code civil qui porte sur les clauses de garantie figurant dans les contrats de vente vise aussi la même situation de fait (au para 5). Ce n’est pas parce que le droit maritime canadien s’appliquait à la question en litige que la règle provinciale avec laquelle il y avait chevauchement ne pouvait pas tout aussi valablement régir la vente (aux para 80‑81). La Cour suprême a finalement conclu que l’article du Code civil qui porte sur les garanties était opérant et régissait le litige puisqu’il l’emportait sur le droit maritime canadien non statutaire invoqué par le fabricant (aux para 103‑106).

[4] La défenderesse, la partie requérante, soutient que l’arrêt Wärtsilä de la Cour suprême signifie que le Code civil a préséance sur le droit maritime canadien dans les affaires telles que celle qui nous occupe. Il s’ensuit, selon elle, qu’il n’existe plus d’ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige. Par conséquent, il n’est pas satisfait au deuxième volet du critère à trois volets relatif à la compétence énoncé par la Cour suprême dans l’arrêt International Terminal Operators Ltd c Miida Electronics Inc., [1986] 1 RCS 752 [ITO], ce qui veut dire que la Cour fédérale n’a pas compétence pour instruire la présente action. Bien que l’objet du contrat de vente, et du litige qui en résulte, soit un bateau de plaisance, l’affaire est, selon la défenderesse, entièrement régie par le Code civil. Le droit maritime canadien ne permet pas de résoudre l’affaire parce que le Code civil est un ensemble complet de règles de droit.

[5] La défenderesse soutient en outre que la juge adjointe Steele a commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu que le critère de l’arrêt ITO était respecté et que la Cour avait compétence. Elle a en outre commis une erreur, selon la défenderesse, en concluant qu’il n’appartient pas à la Cour de décider du droit applicable au litige lorsqu’elle est saisie d’une requête en radiation. Elle a en fait conclu que, à ce stade, « la Cour doit uniquement déterminer s’il est évident et manifeste qu’elle n’a pas compétence pour faire droit à la demande de la demanderesse parce que l’affaire ne porte pas sur la navigation ou sur les bâtiments ou navires ». La défenderesse fait valoir qu’en concluant ainsi, la juge adjointe Steele a commis une erreur de droit.

[6] La demanderesse soutient que la compétence n’est pas en cause dans l’arrêt Wärtsilä, qui porte exclusivement sur la question du droit applicable. Elle fait valoir que la Cour suprême n’a pas restreint ou modifié la compétence de la Cour fédérale, selon l’interprétation qu’on en donnait avant l’arrêt Wärtsilä, mais qu’elle a plutôt élargi le droit applicable de façon à inclure des matières qui, constitutionnellement, présentent un double aspect, comme c’est le cas pour la vente de marchandises. Il est vrai que, dans l’arrêt Wärtsilä, la Cour suprême a conclu que le droit maritime canadien non statutaire ne l’emportait pas sur les dispositions du Code civil, mais il reste que la Cour fédérale a toujours compétence en matière maritime. La demanderesse fait valoir que le présent litige relève intégralement du domaine maritime, à savoir la vente et la livraison d’un bateau qui n’était pas en état de naviguer. Elle soutient donc que, selon l’arrêt Tropwood AG et autres c Sivaco Wire & Nail Co. et autres, [1979] 2 RCS 157 [Tropwood], la Cour fédérale a compétence même si ce n’est pas le droit maritime canadien qui s’applique en l’espèce, mais le droit d’un autre ressort, en l’occurrence le Québec.

[7] La demanderesse plaide que la juge adjointe Steele n’a pas commis d’erreur en concluant que la Cour avait compétence pour instruire sa demande. Elle attire l’attention sur les nombreuses décisions confirmant la compétence de la Cour fédérale sur les litiges découlant de la vente d’un navire. Elle soutient que la présente affaire relève intégralement du domaine maritime et qu’elle soulève des questions telles que l’hivernage du bateau, sa préparation au transport, son état de navigabilité et le coût des réparations du moteur et du bateau lui‑même. Elle ajoute que la déclaration renvoie aux recours prévus par le droit maritime canadien ainsi qu’à certains articles du Code civil, et affirme que la juge adjointe a conclu avec raison (i) que la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, de même que la compétence de la Cour sur les questions relevant du droit maritime canadien, ne sont pas écartées par le fait qu’une législation provinciale valide puisse également régir la vente d’un navire; et (ii) qu’il n’est pas évident et manifeste que le droit maritime canadien ne s’applique pas à l’ensemble ou à une partie de la demande, ou que seul le Code civil devrait s’appliquer en l’espèce.

[8] L’affaire qui nous occupe est difficile en ce qu’elle touche à la compétence de la Cour fédérale, par suite de l’arrêt Wärtsilä de la Cour suprême, lorsqu’elle est saisie d’une affaire qui a pris naissance au Québec ou qui a un lien avec cette province. En effet, bien que le présent litige découle de la vente d’un bateau de plaisance, ses ramifications, s’agissant de la compétence de la Cour en matière maritime et des affaires de droit fédéral non statutaire, vont beaucoup plus loin.

[9] Je remercie les avocats de la demanderesse et de la défenderesse, qui sont des spécialistes en droit maritime, pour les observations judicieuses et réfléchies qu’ils ont présentées sur la question de la compétence de la Cour. Comme ils l’ont fait remarquer au cours de l’audience, il s’agit de la première affaire où l’incidence de l’arrêt Wärtsilä à cet égard fait l’objet d’un examen.

II. Contexte

[10] La défenderesse est une entreprise qui est établie à Boisbriand, au Québec, et qui fabrique et vend des bateaux de plaisance. La demanderesse est une société de portefeuille de la Colombie‑Britannique qui agit en tant que fiduciaire pour la famille Potter et qui est établie à West Vancouver. Le 23 novembre 2017, la demanderesse a acheté un bateau de plaisance de vingt‑deux pieds, de modèle Bruce 2016, ainsi qu’une remorque, tous deux en démonstration, pour la somme de 55 000 $ plus taxes. La vente a été conclue selon le principe du coût, de l’assurance et du fret en vue d’une livraison de la marchandise à Mill Bay, en Colombie‑Britannique, ce qui signifie que les coûts de livraison du bateau à destination, y compris les frais d’assurance, étaient à la charge de la défenderesse. Comme je l’ai mentionné, le contrat ne contient pas de clause relative au droit applicable, ni de clause attributive de compétence ou d’élection de for.

[11] Le bateau a été inspecté dans les locaux de la défenderesse par un représentant de la demanderesse. La demanderesse allègue qu’au moment de la vente, les représentants de la défenderesse lui ont confirmé que, compte tenu des conditions hivernales de l’Ouest du Québec, tous les travaux d’hivérisation et de préparation nécessaires pour que le bateau puisse supporter les écarts de température pendant le transport avaient été faits. Elle s’appuie, entre autres, sur une clause du contrat qui stipule que le bateau et la remorque devaient être arrimés, préparés, protégés et couverts, aux frais de la défenderesse, en vue de leur transport par camion plate‑forme.

[12] En décembre 2017, le bateau et la remorque ont été transportés par camion du Québec vers la Colombie-Britannique. Il a été accusé réception de la marchandise à Mill Bay, le 5 janvier 2018. La demanderesse affirme que le bateau est demeuré couvert et qu’il a immédiatement été entreposé pour le reste de l’hiver.

[13] La demanderesse allègue qu’après que le bateau fut sorti de l’entrepôt, en juillet 2018, elle a constaté que le moteur ne démarrait pas, qu’il avait été irrémédiablement endommagé par la présence de liquides dans les tuyaux alors qu’il était exposé à des températures glaciales, et ce, parce que la défenderesse avait omis de le vidanger. La demanderesse ajoute que d’importantes fissures apparaissaient sur le pont, le revêtement, les incrustations de bois et la fibre de verre, un signe de préparation inadéquate pour le transport. La demanderesse soutient que ces défauts ont nui à la navigabilité du bateau.

[14] Dans un premier temps, la demanderesse a cherché à faire annuler la vente et à obtenir que le prix d’achat lui soit remboursé, ce que la défenderesse a refusé. La demanderesse a donc fait remplacer le moteur et réparer le bateau au coût approximatif de 110 000 dollars.

[15] Le 20 novembre 2020, la demanderesse s’est adressée à la Cour afin d’être indemnisée du coût des réparations. Dans sa déclaration, la demanderesse invoque tous les droits et recours prévus par le droit maritime canadien ainsi que ceux prévus par les articles 1726 et 1729 du Code civil.

[16] La défenderesse a alors demandé que la déclaration soit radiée sans autorisation de modification, conformément à l’article 221 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], pour absence de compétence. S’appuyant sur l’arrêt Wärtsilä, elle a fait valoir que la déclaration se rapportait clairement à la propriété et aux droits civils, une matière qui relève exclusivement de la compétence provinciale. Elle a souligné que la Cour avait conclu par le passé que le droit régissant la vente d’un bateau de plaisance n’était pas intrinsèquement lié au droit maritime et qu’une telle vente relevait donc de la compétence législative provinciale.

[17] La demanderesse s’est opposée à la requête en radiation, faisant valoir que la vente d’un navire relève clairement du droit maritime canadien et qu’elle est intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires, de sorte que la Cour a compétence. Elle a fait valoir que l’arrêt Wärtsilä n’écarte ni ne limite la compétence de la Cour fédérale sur les affaires maritimes : en fait, l’arrêt Wärtsilä ne porte pas sur la question de la compétence, mais plutôt sur celle du droit applicable, ce qui est une question de fond, d’autant plus que le contrat en litige en l’espèce ne précise pas la ou les règles de droit qui s’appliquent.

[18] La juge adjointe Steele s’est penchée sur les conditions à remplir pour conclure à la compétence de la Cour, telles qu’elles sont énoncées dans l’arrêt ITO, ainsi que sur la Loi sur les Cours fédérales, RSC 1985, c F‑7 [la Loi sur les Cours fédérales], qui confère à la Cour une vaste compétence concurrente dans les cas où une demande de réparation ou un recours est présenté en vertu du droit maritime canadien ou de toute autre loi du Canada concernant la navigation et la marine marchande (art 22(1) de la Loi sur les Cours fédérales). Le critère énoncé par la Cour suprême à la page 766 de l’arrêt ITO est le suivant :

1. Il doit y avoir attribution de compétence par une loi du Parlement fédéral.

2. Il doit exister un ensemble de règles de droit fédérales qui soit essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence.

3. La loi invoquée dans l’affaire doit être « une loi du Canada » au sens où cette expression est employée à l’art. 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

[19] La juge adjointe Steele a fait observer que, dans l’arrêt Wärtsilä, la Cour suprême a conclu que la vente d’un navire, de même que la vente d’équipement essentiel à son fonctionnement, est intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires, de sorte que le droit maritime canadien peut valablement s’étendre et s’appliquer à de telles ventes (ordonnance, au para 30; Wärtsilä, aux para 74-77).

[20] En réponse à l’argument avancé par la défenderesse, à savoir que la demande ne porte pas sur « les titres de propriété ou la possession, en tout ou en partie, d’un navire ou sur le produit, en tout ou en partie, de la vente d’un navire », conformément à l’alinéa 22(2)a) de la Loi sur les Cours fédérales, et que la Cour n’a donc pas compétence, la juge adjointe Steele a conclu que ni le paragraphe 22(1) ni l’article 22 n’avaient un effet aussi limitatif que le prétendait la défenderesse. Elle a conclu qu’« [i]l serait illogique que la Cour fédérale ait compétence sur les questions liées à la violation de contrat, aux garanties et aux dommages touchant l’équipement d’un navire, mais qu’elle n’ait pas compétence sur ces mêmes questions lorsque celles‑ci s’appliquent à la vente du navire lui-même » (ordonnance, au para 33).

[21] La juge adjointe Steele a conclu que le critère à trois volets de l’arrêt ITO était respecté, à savoir : 1) la Loi sur les Cours fédérales confère compétence à la Cour; 2) il existe un ensemble de règles de droit fédérales, soit le droit maritime canadien, qui permet de résoudre les questions comme celles en litige en l’espèce; et 3) il ne fait aucun doute que le droit maritime canadien et la Loi sur les Cours fédérales sont des « lois du Canada » (aux para 36, 41). S’appuyant sur l’arrêt Wärtsilä, elle a ajouté que si la Cour « peut appliquer le droit étranger dans l’exercice de sa compétence en matière de droit maritime, nul doute qu’elle peut appliquer une loi provinciale relevant du [Code civil] dans l’exercice de cette compétence » (ordonnance, au para 38).

[22] La juge adjointe a finalement conclu que la défenderesse ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer qu’il était évident et manifeste, à la lecture de l’acte de procédure, que notre Cour n’avait pas compétence (ordonnance, aux para 42‑44).

III. Norme de contrôle applicable

[23] Les décisions sur les requêtes en radiation sont de nature discrétionnaire (Feeney c Canada, 2022 CAF 190 au para 4) [Feeney]). La norme de contrôle applicable à l’appel d’une ordonnance discrétionnaire rendue par un juge adjoint au titre de l’article 51 des Règles est énoncée aux paragraphes 64, 66 et 79 de l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 [Hospira]. De telles ordonnances doivent être examinées selon la norme de contrôle applicable en appel (Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33 [Housen]) et « ne devraient être infirmées que lorsqu’elles sont erronées en droit, ou fondées sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits » (Hospira, au para 64). Les questions mixtes de fait et de droit sont contrôlées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, tandis que les questions de droit et les questions mixtes de droit et de fait contenant une question de droit isolable sont assujetties à la norme de la décision correcte (Worldspan Marine Inc c Sargeant III, 2021 CAF 130 au para 48).

[24] L’exercice par un juge adjoint de son pouvoir discrétionnaire suppose l’application d’une norme juridique aux faits constatés. Pour les besoins du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Housen, l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire est une question mixte de fait et de droit (Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 au para 72 [Mahjoub]. Les conclusions qui portent sur des questions mixtes de fait et de droit, y compris l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, ne peuvent être annulées que s’il y a eu erreur manifeste et dominante, sauf s’il existe une erreur de droit ou de principe isolable (Mahjoub, au para 74). Dans l’arrêt Mahjoub, la Cour d’appel fédérale a expliqué la notion de question de droit isolable en donnant l’exemple suivant :

[74] [...] Donc, par exemple, si un tribunal d’appel peut discerner une erreur de droit ou de règle de droit sous-tendant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal de première instance, il peut renverser l’exercice du pouvoir discrétionnaire aux motifs de cette erreur. En d’autres termes, il s’agit de savoir si le pouvoir discrétionnaire était « entaché ou vicié » d’une méconnaissance de la loi ou de la règle de droit : arrêt Housen, au paragraphe 35.

[25] La norme de l’erreur manifeste et dominante est une norme qui commande un degré élevé de retenue (Feeney, au para 4). Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire (Canada c South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165 au para 46 [South Yukon]). Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier (South Yukon, au para 46; Mahjoub, au para 61).

[26] La défenderesse soutient que la norme de la décision correcte s’applique parce que la juge adjointe Steele a commis une erreur de droit lorsqu’elle a conclu que (i) le critère à trois volets de l’arrêt ITO était respecté en l’espèce, et (ii) qu’elle n’avait pas besoin de déterminer, à ce stade et au vu du dossier, le droit applicable au contrat. Elle soutient en outre que la juge adjointe a commis une erreur mixte de fait et de droit comportant une question de droit isolable à laquelle s’applique la norme de la décision correcte, lorsqu’elle a conclu qu’il n’était pas évident et manifeste que le droit maritime canadien ne s’appliquait pas à tout ou partie de la demande de la demanderesse.

[27] En l’espèce, il ne fait aucun doute – et cela n’est pas contesté par les parties – que la juge adjointe Steele a appliqué le bon critère juridique, à savoir le critère établi dans l’arrêt ITO, lorsqu’elle s’est demandé s’il était évident et manifeste que la Cour n’avait pas compétence pour entendre la demande de la demanderesse (ordonnance, au para 23). À mon avis, les observations de la défenderesse visent en fait la façon dont la juge adjointe Steele a appliqué le critère de l’arrêt ITO aux faits de la présente espèce. À cet égard, j’estime que les observations faites par la juge Cecily Y. Strickland dans la décision Del Ridge Homes Inc. c Ledgemark Homes Inc., 2022 CF 566, sont instructives :

[27] Les questions de droit sont des questions qui concernent la détermination du critère juridique applicable; les questions de fait portent sur ce qui s’est réellement passé entre les parties; les questions mixtes consistent à déterminer si les faits satisfont au critère juridique, ou, en d’autres termes, supposent l’application d’une norme juridique à un ensemble de faits (Teal Cedar Products Ltd. c Colombie-Britannique, 2017 CSC 32 [Teal Cedar] au para 43). L’application d’un critère juridique à un ensemble de faits est une question mixte. Toutefois, si, durant cette application, le critère juridique sous‑jacent a pu être altéré – par exemple si un élément essentiel de ce critère a été négligé – une question de droit se pose. Il s’agit là d’une question de droit isolable (Teal Cedar, au para 44). Toutefois, « [l]es tribunaux doivent se montrer vigilants lorsqu’il s’agit de faire une distinction entre une partie qui allègue que le critère juridique a pu être altéré lors de son application (une question de droit isolable; Sattva, par. 53) et une partie qui allègue que le critère juridique, qui n’a pas été altéré, aurait dû, lors de son application, donner lieu à un résultat différent (une question mixte) » (Teal Cedar, au para 45).

[28] J’ai examiné les observations de la défenderesse et je ne crois pas que la norme de la décision correcte s’applique en l’espèce. Cela dit, même si j’avais conclu que la norme de la décision correcte s’appliquait à l’une ou à plusieurs des erreurs alléguées, ma décision aurait en définitive été la même.

IV. Analyse

[29] Le critère régissant la radiation d’un acte de procédure au titre de l’alinéa 221(1)a) des Règles consiste à déterminer s’il est « évident et manifeste » que la demande ne révèle aucune cause d’action raisonnable (R c Imperial Tobacco Ltd, 2011 CSC 42 au para 17 [Imperial]). Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Imperial, et comme l’a récemment rappelé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Feeney, la requête en radiation ne saurait être accueillie à la légère, mais elle est utile lorsqu’elle permet d’élaguer les litiges en écartant les demandes vaines et en assurant l’instruction des demandes susceptibles d’être accueillies (Imperial, au para 9; Feeney, au para 8).

[30] Lorsque c’est sur l’absence de compétence que repose une requête en radiation, le critère du caractère évident et manifeste est celui qu’il convient encore d’appliquer pour décider si la demande doit être radiée (Hodgson c Ermineskin Indian Band No. 942, (2000) 180 FTR 285, conf par (2000), 267 NR 143 (CAF); Windsor (City) c Canadian Transit Co., 2016 CSC 54 au para 24 [Windsor City]; Apotex Inc. c Ambrose, 2017 CF 487 au para 39 [Ambrose]; Black & White Merchandising Co. Ltd. c Deltrans International Shipping Corporation, 2019 CF 379 aux para 32-33 [Deltrans]).

[31] Lorsque la question qui se pose en est une de compétence, les parties peuvent produire des éléments de preuve à l’appui de l’absence de compétence (Deltrans, au para 33). En l’espèce, la défenderesse a déposé l’affidavit de son directeur des opérations, Patrick Bobby, auquel était annexé le contrat conclu entre les parties. Ainsi, la juge adjointe Steele était au courant des faits exposés dans la déclaration, l’affidavit de M. Bobby et le contrat de vente lorsqu’elle a rendu sa décision.

[32] Quant au critère applicable en matière de radiation pour défaut de compétence, j’estime que la juge adjointe Steele a énoncé le bon critère et a bien cerné la jurisprudence applicable.

[33] En ce qui concerne le critère permettant de déterminer si la Cour fédérale a compétence, la juge adjointe Steele a correctement énoncé le critère à trois volets de l’arrêt ITO, cité dans la partie II de la présente ordonnance et motifs, ci‑dessus. De même, la juge adjointe Steele a eu raison de dire que la première étape de l’analyse relative à la compétence était de déterminer la nature ou le caractère essentiel de la demande (Windsor City, aux para 25-26; Deltrans, au para 38). La Cour a jugé que cet exercice se limitait à cerner les faits importants dont elle avait besoin pour savoir si la demande relevait de la compétence attribuée par la loi dont il est question au premier volet du critère de l’arrêt ITO (Ambrose, au para 48; Deltrans, au para 38).

[34] J’estime que la juge adjointe Steele a considéré chacun des éléments du critère à trois volets de l’arrêt ITO, tout comme elle a tenu compte de l’étape initiale consistant à apprécier le caractère essentiel de la demande, et qu’elle a appliqué ledit critère aux faits qui lui ont été soumis. Il n’y a pas de question de droit isolable, étant donné que la juge adjointe n’a pas modifié le critère de l’arrêt ITO et qu’elle n’a pas omis de tenir compte d’un de ses volets. La question à trancher en l’espèce est donc de savoir si la conclusion de la juge adjointe, selon laquelle il n’est pas évident et manifeste que la Cour n’a pas compétence pour entendre la demande de la demanderesse, est juridiquement défendable selon la norme de l’« erreur manifeste et dominante ». À mon avis, c’est le cas.

[35] Comme l’application du droit maritime canadien, et l’incidence que cela peut avoir sur la compétence de la Cour, sont en cause en l’espèce, il est utile de définir ce qu’est le droit maritime canadien. La juge adjointe Steele a consacré plusieurs paragraphes à le définir et, pour ce faire, elle a renvoyé à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales et à l’arrêt Wärtsilä (ordonnance, aux para 25‑26). J’ai moi‑même récemment expliqué en détail en quoi consistait le droit maritime canadien dans la décision Duval c Seapace (Navire), 2022 CF 575 [Duval] :

[34] La Cour suprême a réaffirmé dans l’arrêt Wärtsilä que « [l]a compétence du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires, et en conséquence la portée du droit maritime canadien, est vaste » (para 5). Les juges majoritaires ont confirmé que le droit maritime canadien est un ensemble complet de règles de droit, uniformes partout au Canada, dont l’objet est de régir toutes les demandes en matière maritime et d’amirauté, sous réserve seulement de la portée de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires prévue au paragraphe 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867 (para 9), tout en reconnaissant qu’un texte législatif provincial valide pourra avoir des effets accessoires sur un chef de compétence fédérale, comme la navigation et les bâtiments ou navires, à moins qu’il soit conclu que la doctrine de l’exclusivité des compétences ou celle de la prépondérance fédérale s’applique (para 87 et 88).

[35] [...] il est utile d’aborder brièvement la définition du droit maritime canadien donnée au paragraphe précédent. Le droit maritime canadien est un ensemble vaste et complet de lois fédérales. Comme l’a noté la Cour suprême, le droit maritime canadien est issu du droit maritime anglais dont l’application relevait de la Haute Cour d’amirauté d’Angleterre jusqu’en 1874, pour ensuite relever de la Haute Cour de justice (Wärtsilä, au para 11). Bien que l’on ait tendance à faire référence aux cours d’amirauté et à la juridiction d’amirauté, le droit maritime canadien contemporain (et le terme droit maritime en général) a une portée beaucoup plus large que les domaines traditionnellement abordés par le droit de l’amirauté (Chircop A. et al., Canadian Maritime Law, 2e éd. (2016) Irwin, à la page 1 [Canadian Maritime Law]).

[36] Bien que le droit maritime canadien soit enraciné dans le droit maritime anglais, il serait inexact de l’assimiler à la common law (Wärtsilä, au para 12). Le droit maritime anglais s’est développé dans un contexte anglais depuis le 14e siècle. Cependant, [traduction] « le droit était fortement de nature civile, malgré de fortes influences de la common law » (Canadian Maritime Law, à la page 168). Le droit dont l’application relevait de la Haute Cour d’amirauté était distinct de la common law générale d’Angleterre, et les sources de droit civil et le droit comparé ont joué un rôle important dans l’évolution du droit maritime (QNS Paper Co c Chartwell, 1989 CanLII 35 (CSC), [1989] 2 RCS 683 [Chartwell] à la page 715, selon la juge L’Heureux‑Dubé dans ses motifs concordants). En effet, jusqu’en 1858, la plaidoirie devant la Cour d’amirauté d’Angleterre était réservée aux docteurs en droit civil (Canadian Maritime Law, à la page 168).

[37] Le corps de règles qui constitue le droit maritime canadien est issu d’une longue tradition internationale qui s’inspire en grande partie de la common law et du droit civil (Chartwell, pages 691 et 692, selon la juge McLachlin dans ses motifs concordants; voir aussi l’arrêt Wärtsilä, au para 19; Succession Ordon c Grail, 1998 CanLII 771 (CSC), [1998] 3 RCS 437 [Succession Ordon] au para 71). Il est également de nature internationale et doit être interprété dans le contexte moderne du commerce et de la navigation (Chartwell, pages 691 et 692, selon la juge McLachlin dans ses motifs concordants). L’importance de l’uniformité entre les juridictions en matière maritime est reconnue depuis longtemps (Succession Ordon, aux para 71 et 79; Wärtsilä, aux para 55 et 56).

[38] En fin de compte, il ne saurait y avoir de réponse simple à la question de savoir ce qu’est le droit maritime canadien. Les sources du droit maritime canadien ont été résumées dans Canadian Maritime Law [à la page 173], et comprennent :

[traduction]

· Les lois fédérales, notamment la Loi sur les Cours fédérales, l’Admirality Act 1890 et l’Admirality Act 1934, et toute autre loi de droit maritime adoptée par le Parlement du Canada, comme la Loi sur la marine marchande du Canada de 2001 et la Loi sur la responsabilité en matière maritime;

· La jurisprudence, notamment la jurisprudence des tribunaux anglais jusqu’en 1934, la jurisprudence des tribunaux canadiens avant 1934 et depuis lors, à la fois fédérale et provinciale;

· Les principes du droit civil et de common law qui peuvent être jugés applicables par les tribunaux à la suite d’une méthodologie comparative dans un contexte de droit maritime;

· Les conventions de droit maritime international.

[39] Dans les arrêts Succession Ordon et Wärtsilä, la Cour suprême a souligné que le droit maritime canadien a des sources qui sont à la fois législatives et non législatives, nationales et internationales, de common law et civilistes, et que ces sources comprennent, mais sans s’y restreindre, à la fois les règles et principes spéciaux applicables en matière d’amirauté ainsi que les règles et principes appliqués aux affaires d’amirauté, tels qu’ils étaient appliqués en Angleterre, et qui ont depuis lors été modifiés par le Parlement canadien et se sont développés jusqu’à ce jour au gré de la jurisprudence (Wärtsilä, au para 21; Succession Ordon, au para 75).

[36] Je passe maintenant à l’arrêt Wärtsilä de la Cour suprême, sur lequel reposent la plupart des observations de la défenderesse. C’est pourquoi il est utile de l’examiner en détail. Le cadre d’analyse constitutionnelle qui s’applique au droit maritime canadien (et au droit fédéral non statutaire) a quelque peu changé par suite de l’arrêt Wärtsilä (Duval, au para 33). La demanderesse soutient que l’analyse relative au droit applicable a changé, en ce que ce n’est plus le droit d’un seul ressort, mais bien celui de deux ressorts, fédéral et provincial, qui peuvent s’appliquer – d’où le double aspect. La demanderesse fait valoir que, dans une affaire maritime où le droit de deux ressorts s’applique, peu importe celui qui prévaut, la compétence de la Cour n'est pas touchée. La défenderesse soutient quant à elle que ce double aspect et la conclusion selon laquelle le Code civil a préséance font que la Cour n’a plus compétence pour instruire l’affaire.

[37] Comme je l’ai mentionné, la question centrale dans l’arrêt Wärtsilä était de savoir si un fabricant et fournisseur de moteurs de navires pouvait invoquer la clause de limitation de responsabilité qui figurait dans le contrat qu’il avait conclu avec le propriétaire du bateau, qui avait subi des pertes et des dommages à la suite d’une panne du moteur. La question en appel était de savoir si l’action intentée par le propriétaire du bateau était régie par le droit maritime canadien ou le Code civil. Le contrat contenait une clause relative au choix du droit applicable qui stipulait qu’il était régi par les « lois en vigueur à l’endroit où est établi le siège social du fournisseur », que la juge de première instance a interprété comme étant le lieu d’affaires du fabricant à Montréal, au Québec (au para 6).

[38] La Cour suprême a conclu que la vente de pièces de moteurs de bateau destinées à un bâtiment commercial présentait un scénario à double aspect, en ce que, même si cette vente est régie par le droit maritime canadien, l’article du Code civil – qui porte sur les clauses de garantie figurant dans les contrats de vente – vise aussi la même situation de fait (au para 5). Ce n’est pas parce que le droit maritime canadien s’appliquait à la question en litige que la règle provinciale avec laquelle il y avait chevauchement ne pouvait pas tout aussi valablement régir la vente (aux para 80-81).

[39] Les juges majoritaires ont souligné qu’« un texte législatif provincial valide pourra avoir des effets accessoires sur un chef de compétence fédérale – en l’occurrence la navigation et les bâtiments ou navires – à moins qu’il soit conclu que la doctrine de l’exclusivité des compétences ou celle de la prépondérance fédérale s’applique » (au para 87). Ils ont conclu que la question contractuelle soulevée par l’affaire ne touchait pas au contenu essentiel de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires, ce qui fait qu’ils n’ont pas appliqué la doctrine de l’exclusivité des compétences de façon à rendre l’article du Code civil en cause inapplicable à de telles affaires maritimes (aux para 5, 94, 97). Lorsqu’ils ont examiné la question de l’exclusivité des compétences, les juges majoritaires ont donné l’exemple des questions de négligence en matière maritime, expliquant que la négligence est au cœur de la compétence fédérale, parce qu’il est essentiel d’établir un ensemble cohérent et uniforme de règles particulières afin de réglementer la conduite de ceux qui exercent des activités maritimes (au para 96).

[40] Les juges majoritaires ont établi une distinction entre les questions contractuelles soulevées par le propriétaire du navire et les questions de négligence maritime. Ils ont souligné que les parties averties qui ont conclu un contrat de vente d’équipement maritime peuvent décider à l’avance qu’« un ensemble de règles fédérales adaptées aux réalités pratiques des joueurs commerciaux dans le secteur maritime » (par exemple, le droit maritime canadien) régira leur contrat (au para 97). De même, « si les parties avaient désigné expressément le [Code civil] dans la clause de leur contrat portant sur la détermination du droit applicable, il n’aurait fait aucun doute que celui‑ci régirait le présent litige et aucune analyse sur le partage des compétences ne serait nécessaire » (au para 97). Les juges majoritaires ont expliqué leur raisonnement comme suit :

[97] [...] Comme l’a écrit le juge en chef Laskin dans l’arrêt Tropwood, il est en effet possible que, dans l’exercice de sa compétence concurrente sur les affaires maritimes, la Cour fédérale doive appliquer le droit étranger choisi par contrat (p 166‑167). À notre avis, il ressort clairement de ce qui précède que, contrairement à ce qui était nécessaire pour la négligence en matière maritime, il n’est pas essentiel à l’exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires qu’un seul ensemble de règles de droit – le droit maritime canadien – réglemente ces contrats.

[41] Après avoir conclu que la doctrine de l’exclusivité des compétences ne s’appliquait pas, les juges majoritaires ont examiné la question de la prépondérance fédérale. Ils ont conclu qu’« il serait contraire à l’objet de la doctrine de la prépondérance fédérale de déclarer que les règles non statutaires du droit maritime canadien peuvent l’emporter sur des lois provinciales valides » (au para 103). Ils ont refusé de rendre inopérant la disposition en cause du Code civil en raison de son incompatibilité avec la règle contenue dans la Sale of Goods Act, 1893 (R.‑U.), 56 & 57 Vict., c. 71, qui permet de limiter la responsabilité du vendeur et qui a été appliquée par la suite par les cours d’amirauté canadiennes et anglaises (au para 103). Les juges majoritaires ont également rejeté l’argument du fabricant selon lequel l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, qui décrit le contenu substantiel du droit maritime canadien (dont une grande partie est non statutaire), a pour effet de donner préséance au droit maritime canadien dans son ensemble sur les lois provinciales (au para 104). Ils ont conclu que la disposition en cause du Code civil était opérante et qu’elle régissait le litige entre les parties, puisqu’elle l’emportait sur le droit maritime canadien non statutaire conformément au principe de la primauté d’un texte législatif (au para 106).

[42] En résumé, les juges majoritaires ont conclu que le droit maritime canadien et le Code civil régissaient valablement le litige, mais qu’en fin de compte, le Code civil s’appliquait en ce qui concerne la garantie contractuelle, car le droit maritime canadien non statutaire ne pouvait l’emporter sur un texte législatif. Ils ont confirmé que la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, et en conséquence, la portée du droit maritime canadien, était vaste. Leur raisonnement est résumé dans le paragraphe introductif suivant :

[5] La compétence du Parlement sur la navigation et les bâtiments ou navires, et en conséquence la portée du droit maritime canadien, est vaste. À notre avis, la vente de pièces de moteur de navire destinées à un bâtiment commercial est suffisamment liée à la navigation et aux bâtiments ou navires pour être valablement régie par le droit maritime canadien. Cependant, il ne fait également aucun doute que l’art. 1733 [du Code civil] – qui porte sur les clauses de garantie figurant dans les contrats de vente – est une disposition législative provinciale valablement adoptée qui, de par son caractère véritable, touche à la propriété et aux droits civils aux termes du par. 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Dans la présente affaire, la vente de pièces de moteur de navire présente donc un double aspect : un ensemble de règles de droit fédérales de source non statutaire et une disposition législative provinciale visant valablement la même situation de fait se chevauchent. Cependant, l’art. 1733 [du Code civil] demeure applicable et opérant. Ni la doctrine de l’exclusivité des compétences ni celle de la prépondérance fédérale n’écartent l’application de l’art. 1733 [du Code civil] : l’exclusivité des compétences est inapplicable parce que les questions contractuelles qui entourent la vente des pièces de moteur de navire ne font pas partie du contenu essentiel de la compétence sur la navigation et les bâtiments ou navires, et le droit maritime canadien non statutaire ne peut faire entrer en jeu la doctrine de la prépondérance fédérale. Deux ensembles de règles de droit sont applicables, mais l’art. 1733 [du Code civil] est en définitive la disposition qui régit le présent litige, car étant donné qu’il s’agit d’un texte législatif, le droit maritime canadien non statutaire ne peut l’emporter sur cette disposition.

[43] Ce qui ressort clairement de cet arrêt de la Cour suprême, c’est que l’affaire en cause était suffisamment liée à la navigation et aux bâtiments ou navires pour être valablement régie par le droit maritime canadien. Les juges majoritaires ont souligné le caractère complet des règles de droit maritime canadien, qui a été reconnu dans les arrêts ITO, Q.N.S. Paper Co. c Chartwell Shipping Ltd., 1989 CanLII 35 (CSC), [1989] 2 RCS 683, et Bow Valley Husky (Bermuda) Ltd. c Saint John Shipbuilding Ltd., 1997 CanLII 307 (CSC), [1997] 3 RCS 1210, de sorte qu’elles constituent « un ensemble homogène de règles de droit qui existe parallèlement à la common law et qui permet de résoudre tout litige relevant de son champ d’application », et que « [d]e cette façon, il n’y a pas de “vide” dans le droit maritime canadien » (Wärtsilä, au para 17).

[44] Ce qui distingue l’arrêt Wärtsilä des trois arrêts de la Cour suprême susmentionnés, c’est qu’à l’époque des plus anciens arrêts, notamment l’arrêt ITO, on considérait que, dès lors que l’on concluait que l’affaire en cause était intégralement liée aux affaires maritimes, au point de relever du champ d’application du droit maritime canadien, l’application du droit provincial était exclue. Plus tard, dans l’arrêt Colombie‑Britannique (Procureur général) c Lafarge Canada Inc., 2007 CSC 23 [Lafarge], la Cour suprême a souligné que l’activité maritime, combinée à l’aménagement commercial et résidentiel du front de mer à Vancouver, « pose alors un défi au partage séculaire, “dans des compartiments étanches”, de la compétence législative fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires, d’une part, et de la compétence provinciale sur la propriété et les droits civils, d’autre part » (Lafarge, au para 1).

[45] Au moment où l’arrêt Wärtsilä a été rendu, la vision compartimentée et la notion de « compartiments étanches » étaient devenues chose du passé. La Cour suprême a dit clairement que, lorsqu’elle applique des doctrines constitutionnelles, elle « préfère adopter une approche souple – qui permet dans bien des cas aux deux ordres de gouvernement d’agir – plutôt que de créer “des compartiments étanches” » (Wärtsilä, au para 86). Elle a par ailleurs précisé que « la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires n’est pas “étanche” et demeure assujettie à cette conception souple du partage des compétences » (Wärtsilä, au para 87). Elle a ajouté que des décisions plus récentes avaient « supplanté la jurisprudence antérieure traitant de l’interaction entre les règles du droit maritime canadien et les lois provinciales » (Wärtsilä, au para 88).

[46] Qu’est-ce que cela signifie pour l’affaire qui nous occupe? Dans l’arrêt Wärtsilä, la Cour suprême a conclu qu’un litige contractuel portant sur la vente de pièces de moteurs de navire était intégralement lié à la navigation et aux bâtiments ou navires, bien qu’elle ait ultimement conclu que le Code civil régissait le litige (au para 30). Si l’arrêt Wärtsilä avait été rendu à l’époque de l’arrêt ITO, avant que l’approche compartimentée soit écartée au profit d’une approche souple, on aurait pu alors s’attendre à ce que la relation entre les parties soit régie par le droit maritime canadien, compte tenu de la conclusion de la Cour suprême selon laquelle l’affaire était intégralement liée à la navigation et aux bâtiments ou navires. De même, si la présente affaire avait été introduite à l’époque de l’arrêt ITO, on aurait également pu s’attendre à ce que l’application du droit provincial ne soit pas mise en cause.

[47] S’il y a débat aujourd’hui au sujet de la compétence de la Cour, c’est en raison du double aspect que présente l’affaire qui nous occupe, à savoir deux ensembles de règles de droit applicables : le droit maritime canadien non statutaire et le Code civil. Comme l’a conclu la juge adjointe Steele à la lumière de l’arrêt Wärtsilä et de la jurisprudence qui y est citée, et je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion, un litige découlant de la vente d’un navire est intégralement lié à la navigation et aux bâtiments ou navires, de sorte que le droit maritime canadien peut valablement s’y appliquer (ordonnance, au para 30; Wärtsilä, aux para 74‑75, 77). L’arrêt Wärtsilä enseigne que le droit maritime canadien non statutaire, lorsqu’il s’applique, peut ne pas avoir préséance sur les dispositions applicables du Code civil. Selon la défenderesse, il n’existe aucun « ensemble de règles de droit fédérales qui [est] essentiel à la solution du litige et constitue le fondement de l’attribution légale de compétence », ce qui va à l’encontre du deuxième volet du critère de l’arrêt ITO. Le problème ne se serait sans doute pas posé si la présente affaire avait été portée devant la Cour immédiatement après que l’arrêt ITO a été rendu, en 1986.

[48] Si l’on tient compte de l’arrêt Wärtsilä et de la formulation du deuxième volet du critère de l’arrêt ITO – que le droit maritime canadien « est essentiel à la solution du litige », on peut comprendre pourquoi la défenderesse a avancé cet argument. Bien qu’à première vue la position de la défenderesse semble avoir un certain fondement, elle est vouée à l’échec. Il est tout simplement impossible que l’arrêt Wärtsilä et le libellé du critère de l’arrêt ITO, formulé il y a des décennies, à l’époque des « compartiments étanches », aient pour effet combiné de priver la Cour et la Cour d’appel fédérale de leur compétence en matière maritime dans les cas où (i) il existe deux ensembles de règles de droit applicables, le droit maritime canadien non statutaire et le droit provincial statutaire, et où (ii) le droit maritime canadien non statutaire ne l’emporte pas sur le droit provincial statutaire.

[49] La Cour suprême a reconnu l’interprétation large qui est donnée à la compétence fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires et en matière de droit maritime canadien, de même que la conception moderne du fédéralisme et du chevauchement des compétences (Wärtsilä, aux para 5, 43, 81‑82). La Cour fédérale a succédé à la Cour de l’Échiquier, à qui l’Admiralty Act 1891, SC 1891, c 29, a conféré la compétence exercée par la Haute Cour d’amirauté anglaise en matière d’amirauté et d’affaires maritimes. Cette compétence n’a cessé de s’élargir au fil du temps avec l’adoption successive de lois qui ont mené à la Loi sur les Cours fédérales, dont la Cour suprême a dit qu’elle conférait « une compétence illimitée en matière maritime et d’amirauté » (ITO, à la p 774). Si la Cour suprême, dans l’arrêt Wärtsilä, avait eu l’intention de priver les cours fédérales de leur compétence en matière maritime et d’amirauté, il aurait fallu qu’elle recoure à une formulation claire et explicite. Je ne vois aucune telle formulation de dans les motifs des juges majoritaires.

[50] Qui plus est, la position avancée par la défenderesse aurait un effet important sur toute affaire maritime ayant un lien avec le Québec, étant donné que le droit privé de cette province est codifié. La demanderesse soutient que la conclusion logique de cette position est que, dès lors qu’une affaire maritime découlant d’un litige de nature contractuelle a un lien avec le Québec, la Cour fédérale n’a pas compétence. Elle donne l’exemple du transport de marchandises par voie maritime, où la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6, ne s’applique qu’à certains types de documents et ne couvre les dommages causés à la cargaison que pour une partie donnée du voyage (de palan à palan). Étant donné que les expéditions de port à port ou au‑delà sont fréquentes en matière commerciale, et que tous les contrats de transport de marchandises par voie maritime ne commandent pas l’application de la législation fédérale, la Cour fédérale pourrait se voir privé de sa compétence sur les matières essentiellement maritimes. En outre, comme l’a souligné la demanderesse, le Code civil contient des dispositions relatives au transport maritime de marchandises, notamment les articles 2059 à 2084, intitulés « Des règles particulières au transport maritime de biens ». Or, ces articles du Code civil ne sont habituellement pas invoqués et les tribunaux du Québec appliquent plutôt le droit maritime canadien statutaire et non statutaire (voir, par exemple, Traversier Le Passeur inc. c Royale du Canada (La), compagnie d’assurances, 2004 CanLII 73206 (QC CA) au para 8; Allianz Global Risks US Insurance Company c Moosonee Transportation Ltd, 2009 QCCQ 7569).

[51] Il en va de même pour les articles 2001 à 2029 du Code civil, intitulés De l’affrètement, qui régissent la location de tout ou partie d’un navire et pour lesquels il n’existe aucune disposition législative fédérale correspondante. Le droit relatif aux chartes‑parties et à l’affrètement par charte‑partie, c’est-à-dire l’affrètement (la location) de navires, fait partie de l’ensemble des règles de droit maritime canadien non statutaire. Il n’existe pas non plus de loi fédérale régissant les contrats conclus entre parties privées concernant la vente, la construction, la réparation, l’équipement, l’approvisionnement ou le ravitaillement d’un navire. Il est à mon avis impossible que la Cour fédérale, qui est la cour d’amirauté du Canada, n’ait pas compétence pour instruire les litiges qui ont un lien avec la province de Québec. Cela est d’autant plus vrai que la Loi sur les Cours fédérales lui confère expressément compétence à cet égard (article 22).

[52] La demanderesse soutient que l’arrêt Wärtsilä n’a pas modifié la compétence de la Cour, mais qu’il a plutôt élargi la portée du droit applicable de manière à viser les affaires qui, d’un point de vue constitutionnel, présentent un double aspect. Durant l’audience, la demanderesse a parlé de l’incertitude et de la confusion qu’avait entraînées l’arrêt Wärtsilä, et elle a mentionné les articles cités au paragraphe 49 de la décision Duval. Les parties, ainsi que les membres de la communauté juridique qui conseillent leurs clients, ont besoin d’une certaine clarté et, dans la mesure du possible, de certitude.

[53] Si je peux apporter un peu de clarté, lorsqu’une affaire présente un double aspect et que le droit maritime canadien est l’un des ensembles de règles de droit applicables, la Cour fédérale demeure compétente pour instruire l’affaire. Cela demeure vrai même lorsque la législation provinciale l’emporte en définitive sur le droit maritime canadien non statutaire. Que la demanderesse puisse désormais se prévaloir de certaines dispositions du Code civil et du droit maritime canadien pour obtenir un redressement de la part de la défenderesse n’a pas pour effet de restreindre ou réduire la « compétence illimitée [de la Cour] en matière maritime et d’amirauté » (ITO, à la p 774).

[54] Selon l’approche souple exposée dans l’arrêt Wärtsilä quant au partage des compétences (aux para 86‑88), il suffit que le droit maritime canadien soit l’un des deux ensembles de règles de droit applicables à un litige pour qu’il soit satisfait au deuxième volet du critère de l’arrêt ITO. La possibilité que le droit maritime canadien, par ailleurs applicable, ne l’emporte pas en définitive sur la législation provinciale dans une affaire présentant un double aspect est sans importance pour les besoins du deuxième volet du critère de détermination de la compétence de la Cour.

[55] Lorsque la Cour conclut qu’un litige peut être valablement régi par le droit maritime canadien, la conception moderne du fédéralisme qui est exposée dans l’arrêt Wärtsilä n’a pas pour effet de la priver de sa compétence pour instruire ce litige s’il est intégralement lié aux affaires maritimes. À mon avis, il ne serait pas dans l’intérêt de la justice de favoriser l’incertitude et les querelles de compétence en mettant en doute la compétence illimitée de la Cour en matière maritime et d’amirauté. Il ne serait pas non plus dans l’intérêt de la justice de le faire dans d’autres domaines de droit fédéral non statutaire qui relèvent de la compétence de la Cour.

[56] Dans une requête en radiation, comme je l’ai mentionné en commençant mon analyse, la partie requérante doit démontrer qu’il est évident et manifeste que la demande ne révèle aucune cause d’action raisonnable pour défaut de compétence. La juge adjointe Steele a conclu qu’à ce stade, il n’était pas évident et manifeste que le droit maritime canadien ne s’appliquait pas à tout ou partie de la demande de la demanderesse (ordonnance aux para 39, 43). Je ne suis pas convaincue qu’elle a commis une erreur en tirant cette conclusion.

[57] La défenderesse soutient que la juge adjointe Steele a commis une erreur en concluant qu’elle n’était pas tenue, à ce stade, de déterminer si le droit maritime canadien ou le Code civil s’appliquait à la demande, car il appartiendrait en définitive à un juge de la Cour de le faire (ordonnance, au para 41). Je ne suis pas d’accord. La juge adjointe a conclu que le droit maritime canadien permettait de régler les questions comme celles en litige en l’espèce (ordonnance, au para 41), ce qui suffit pour conclure à la compétence de la Cour pour les besoins de la présente requête, peu importe que ce soit le droit maritime canadien ou le Code civil, ou les deux, qui régissent ultimement les droits et obligations entre les parties. Tout ce qu’il faut pour qu’une requête en radiation soit rejetée, c’est qu’il ne soit pas évident et manifeste que la Cour n’a pas compétence pour instruire l’affaire (Canadian National Railway Company c Hanjin Shipping Co. Ltd., 2017 CF 198 au para 9 [Hanjin]). Dans les cas appropriés, lorsque, à l’issue de l’instruction, il est démontré au vu des faits qu’une question peut en définitive ne pas relever de la compétence de la Cour, les parties peuvent toujours soulever cet argument (Hanjin, au para 9).

[58] Se fondant sur l’arrêt Wärtsilä, la juge adjointe a en outre conclu que si la Cour peut, dans l’exercice de sa compétence en matière de droit maritime, appliquer le droit étranger, elle peut alors assurément appliquer le Code civil lorsqu’elle exerce cette compétence. Dans l’arrêt Wärtsilä, les juges majoritaires se sont fondés sur l’arrêt Tropwood pour conclure qu’il est en effet possible que la Cour, dans l’exercice de sa compétence concurrente sur les affaires maritimes, doive appliquer le droit étranger choisi par contrat (Wärtsilä, au para 97). Selon eux, il n’est pas essentiel à l’exercice de la compétence fédérale sur la navigation et les bâtiments ou navires qu’un seul ensemble de règles de droit, à savoir le droit maritime canadien, réglemente les contrats de vente d’équipements destinés à un navire (ibid).

[59] La demanderesse soutient que, dans l’arrêt Tropwood, la Cour suprême a conclu qu’une fois qu’il est déterminé que la question en litige est de nature maritime ou qu’elle est intégralement liée à des questions maritimes, le droit maritime canadien, qui comprend les règles de conflit, permet de résoudre le litige et la Cour conserve sa compétence. Dans cette affaire, le propriétaire de la cargaison avait intenté une action pour dommages causés à des marchandises transportées de France à Montréal, et le contrat était régi par une convention internationale incorporée dans le droit français. Le transporteur faisait valoir que la Cour fédérale n’avait pas compétence parce que le propriétaire des marchandises ne cherchait pas à obtenir réparation en vertu du droit maritime canadien. La Cour suprême a conclu que le droit maritime canadien englobait les règles de conflit et permettait à la Cour fédérale de conclure à l’application du droit étranger à la réclamation qui lui était soumise (Tropwood, aux p 166‑167).

[60] La demanderesse a également invoqué la décision Ballantrae Holdings Inc c Phoenix Sun (Navire), 2016 CF 570 [Phoenix Sun], dans laquelle le juge Sean Harrington a conclu, en s’appuyant sur l’arrêt Tropwood, qu’il pouvait tenir compte de la Loi sur les sûretés mobilières de l’Ontario, une loi provinciale d’application générale qui s’applique aussi bien aux biens maritimes qu’aux biens non maritimes : « [s]i la Cour peut tenir compte du droit étranger, elle peut certainement tenir compte du droit provincial » (au para 129).

[61] La défenderesse soutient que l’on ne saurait faire une analogie entre le droit étranger et le droit provincial, car il faut prouver le droit étranger. Je reconnais qu’ils ne sont pas identiques, mais je ne crois pas que cette distinction soit importante en l’espèce. Qui plus est, la Cour a dans plusieurs cas appliqué le droit provincial dans le contexte d’affaires maritimes (Phoenix Sun, au para 129; Banque Nationale du Canada c Rogers, 2015 CF 1207 aux para 41‑43 [Banque Nationale]; Canada (Caisse d’indemnisation des dommages dus à la pollution par les hydrocarbures causée par les navires) c Dr. Jim Halvorson Medical Services Ltd., 2019 CF 35 aux para 79-82; Governor and Company of the Bank of Scotland c Nel (Le) (1re inst.), [1999] 2 CF 578 [Le Nel]). Dans la décision Banque Nationale, la Cour a appliqué le droit de l’Ontario, la province où la vente avait eu lieu (au para 41). Dans la décision Le Nel, la Cour a appliqué le Sale of Goods Act de la Colombie-Britannique, RSBC 1979, c 30, à un contrat de vente de soutes (carburant) à un navire. Comme je l’ai mentionné, dans l’arrêt Wärtsilä, les juges majoritaires ont conclu que la Cour pouvait appliquer le droit étranger et qu’il n’était pas essentiel, pour l’exercice de la compétence fédérale en matière de navigation et de bâtiments ou navires, que seul le droit maritime canadien régisse les contrats de vente d’équipements destinés à un navire (au para 97). Quoi qu’il en soit, les règles de conflit qui font partie du droit maritime canadien permettent à la Cour, dans l’exercice de sa compétence en matière d’amirauté, d’appliquer un droit autre que le droit maritime canadien, qu’il s’agisse du droit provincial ou du droit d’un pays étranger.

[62] En l’espèce, les parties n’ont pas prévu de clause de choix du droit applicable dans leur contrat. Que les parties aient choisi le droit applicable ou que la Cour doive déterminer quel droit s’applique au contrat ne change rien, selon moi, à l’analyse relative à la compétence de la Cour en matière d’affaires maritimes et d’amirauté. Aussi, dans l’affaire Le Nel, les parties n’avaient pas non plus choisi le droit applicable.

[63] Je conclus donc que la juge adjointe Steele n’a pas commis d’erreur en concluant que la Cour peut appliquer le Code civil dans l’exercice de sa compétence en matière de droit maritime. D’ailleurs, la Cour et la Cour d’appel fédérale sont bien outillées pour appliquer les dispositions du Code civil aux affaires maritimes et d’amirauté par suite de l’arrêt Wärtsilä. Les cours fédérales canadiennes sont des tribunaux bilingues et bijuridiques. Selon l’article 5.4 de la Loi sur les Cours fédérales, « [a]u moins cinq juges de la Cour d’appel fédérale et dix juges de la Cour fédérale doivent avoir été juges de la Cour d’appel ou de la Cour supérieure du Québec ou membres du barreau de cette province ». Un nombre important de membres de notre Cour ont été membres du Barreau du Québec.

[64] Je remarque avec intérêt que le Code de procédure civile du Québec, RLRQ c C‑25.01, reconnaît que la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale ont compétence dans certaines matières civiles au Québec :

LES PRINCIPES DE LA PROCÉDURE APPLICABLE DEVANT LES TRIBUNAUX DE L’ORDRE JUDICIAIRE

 

 

 

 

 

 

 

 

[65] Par ailleurs, je me fonde sur les observations récentes formulées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Salt Canada Inc. c Baker, 2020 CAF 127 [Baker]. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a examiné la compétence qu’a la Cour pour interpréter un accord comportant une clause de cession du titre de propriété du brevet en cause, sous réserve d’une clause réversive. Je reconnais que le contexte de l’affaire Baker diffère de celui de l’espèce, mais j’estime que les déclarations du juge Stratas sont instructives :

[24] La règle établie dans l’arrêt Kellogg est simple : la Cour de l’Échiquier (maintenant la Cour fédérale) peut interpréter des contrats entre particuliers pour autant que cette interprétation soit faite dans l’exercice d’une compétence fédérale valide conférée à la Cour fédérale. [...]

[...]

[31] [...] Les limites de la compétence de la Cour fédérale ne reposent pas sur l’exercice nébuleux consistant à déterminer s’il s’agit « principalement [...] d’un différend contractuel » ou si l’interprétation contractuelle permettra de « déterminer » le résultat final. Pour y arriver, il faudrait adopter une conception de la compétence digne du conte pour enfants Boucle d’Or et les Trois Ours, c’est-à-dire « éprouver » chaque affaire pour en déterminer la « teneur » fédérale et n’invoquer la question de la compétence que dans les affaires où la « teneur » fédérale est, selon l’opinion personnelle d’un juge, « parfaite ». La compétence ne devrait pas dépendre de l’appréciation du juge. De plus, pour des raisons d’accès à la justice et de réduction des frais de justice, le législateur n’établit pas des critères de compétence confus, mais adopte plutôt plus de lignes claires. Les tribunaux devraient analyser les questions de compétence en tenant compte de ces considérations. [...]

[...]

[33] Conformément à la Loi sur les Cours fédérales et aux lois qui l’ont précédée, le maintien d’un système de Cours fédérales au Canada visait à garantir une application et une interprétation uniformes des règles de droit fédérales. Il ne visait cependant pas à complexifier le droit canadien, en obligeant les parties à plaider devant deux tribunaux plutôt qu’un. Cette question est ressortie dans les débats législatifs entourant des modifications envisagées à la Loi sur les Cours fédérales. [...]

[...]

[40] Ce rejet explicite met en pièces l’idée que le législateur considère l’interprétation d’ententes comme étant une tâche étrangère aux Cours fédérales ou que ses juges sont incapables d’appliquer des principes contractuels. Il arrive que les Cours fédérales doivent interpréter ces ententes en vertu de la compétence que la loi leur a conférée. Lorsqu’elles sont saisies de différends contractuels, les Cours fédérales sont habilitées à régler ces différends, tout comme n’importe quel autre tribunal, et elles le font continuellement.

[41] Si les Cours fédérales refusaient d’entendre des affaires qui relèvent « principalement » d’un différend contractuel, elles n’auraient d’autres choix que de répartir un grand nombre de leurs dossiers entre les diverses cours supérieures à l’échelle du pays.

[Non souligné dans l’original.]

[66] Durant l’audience, la demanderesse a invoqué l’arrêt Kellogg Company v Kellogg, [1941] RCS 242 [Kellogg], cité par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Baker, précité, à l’appui de la proposition selon laquelle, dès lors que la Cour est saisie d’une question relevant de sa compétence, elle peut interpréter un contrat régi par le droit provincial. Cette proposition respecte la jurisprudence mentionnée ci‑dessus (Phoenix Sun; Banque Nationale; Le Nel).

[67] J’examinerai maintenant l’argument de la défenderesse qui soutient que, parce que le Code civil, qui est un code complet, régit l’ensemble des relations entre les parties, la demanderesse ne sollicite en réalité aucune réparation en vertu du droit maritime canadien qui établirait la compétence à la Cour (Loi sur les Cours fédérales, art 22(1)). Au regard des faits de l’espèce, la juge adjointe ne croyait pas que l’état de navigabilité du bateau n’était pas en cause, ou que le droit maritime canadien ne s’appliquait pas (ordonnance, aux para 40, 41 et 43). Elle a souligné que la demanderesse invoquait expressément le droit maritime canadien dans sa déclaration (ordonnance, au para 41).

[68] Je ne crois pas que la juge adjointe Steele a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas évident et manifeste que le droit maritime canadien ne s’appliquait pas et que la demanderesse invoquait expressément le droit maritime canadien comme étant l’un des fondements juridiques de son action contre la défenderesse. À la lumière des faits de l’affaire, la juge adjointe pouvait conclure que la Cour était saisie d’une demande de réparation présentée en vertu du droit maritime canadien et que, à ce stade, elle avait compétence. La déclaration soulève des questions relatives au défaut d’hivériser le bateau, au défaut de préparer le bateau pour le transport, aux dommages causés au moteur et au pont et à leur incidence sur l’état de navigabilité du bateau, et au risque d’infiltration d’eau et de défaillances prématurées. Je ne vois aucune raison d’intervenir.

[69] Enfin, la défenderesse soutient que la juge adjointe Steele a commis une erreur en concluant que la décision 9171-7702 Québec Inc c Canada, 2013 CF 832 [9171-7702 Québec] devait être examinée avec prudence. La défenderesse a invoqué cette décision dans laquelle la Cour a conclu que les obligations énoncées dans le Code civil régissaient la vente d’un navire par la Couronne. La Cour y mentionnait, bien qu’elle ne fût pas saisie de la question, qu’elle n’aurait sans doute pas compétence pour se prononcer sur la demande reconventionnelle parce que le litige était régi par le Code civil. La juge adjointe a fait remarquer que la décision 9171-7702 Québec avait été examinée par les juges minoritaires dans l’arrêt Wärtsilä, mais que les juges majoritaires ne l’avaient ni examinée ni appliquée. Elle a déclaré que la décision 9171-7702 Québec « et, plus précisément, les remarques incidentes formulées à l’époque par la Cour fédérale au sujet de sa propre compétence devraient être examinées avec prudence et interprétées en tenant compte de la décision des juges majoritaires dans l’arrêt [Wärtsilä] » (ordonnance, au para 33).

[70] La défenderesse fait valoir que la majorité de la Cour suprême a en fait adopté le raisonnement tenu par la minorité à l’égard de la décision 9171-7702 Québec en renvoyant au paragraphe dans lequel les juges minoritaires examinent, entre autres, les questions analysées dans la décision 9171-7702 Québec et celle de l’application des lois provinciales à la vente de navires (Wärtsilä, aux para 77 et 175). Il est vrai que les juges majoritaires ont reconnu qu’il existait des cas où les tribunaux avaient appliqué les lois provinciales à la vente de navires et ont fait référence à un point soulevé par les juges minoritaires (Wärtsilä, au para 77), mais j’estime que la déclaration de la juge adjointe ne saurait constituer une erreur susceptible de contrôle, et que son analyse de la décision 9171-7702 Québec n’est pas non plus erronée. Les remarques incidentes formulées dans la décision 9171-7702 Québec, rendue en 2012, au sujet de la compétence de la Cour, rendue en 2013, font figure d’exception et vont à l’encontre de la jurisprudence citée plus haut (Phoenix Sun; Banque Nationale; Le Nel). Je reconnais que les commentaires qui y sont faits en matière de compétence doivent être traités avec prudence.

V. Conclusion

[71] La juge adjointe a conclu que la défenderesse ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer qu’il était évident et manifeste à la lecture de l’acte de procédure que la Cour n’avait pas compétence (ordonnance, aux para 42‑44). Par conséquent, elle a rejeté la requête en radiation de la défenderesse. La défenderesse n’a pas réussi à me convaincre que la juge adjointe Steele avait commis une erreur susceptible de contrôle en arrivant à cette conclusion. La présente requête en appel de l’ordonnance rendue par la juge adjointe Steele, le 12 décembre 2022, est donc rejetée.

[72] La demanderesse sollicite des dépens. Compte tenu du pouvoir discrétionnaire que me confère l’article 400 des Règles, j’accorde des dépens de 1 500 dollars à la demanderesse.


ORDONNANCE dans le dossier T-1416-20

LA COUR ORDONNE :

  1. L’appel de la défenderesse à l’encontre de l’ordonnance de la juge adjointe Steele, datée du 12 décembre 2022, est rejeté.

  2. Le compteur de tous les délais prévus à la partie 4 des Règles des Cours fédérales [les Règles] est remis à zéro. Pour plus de clarté, le délai prévu à l’article 204 des Règles, pour la signification et le dépôt de la défense, commencera à courir à la date de la présente ordonnance, sous réserve de toute prolongation de délai convenue par les parties en vertu des Règles et de toute prolongation ordonnée ou prescrite par la Cour.

  3. Par la suite, les parties devront respecter les délais prescrits par la partie 4 des Règles.

  4. Des dépens de 1 500 $ sont accordés à la demanderesse.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1416‑20

INTITULÉ :

FRASER POINT HOLDINGS LTD. c VISION MARINE TECHNOLOGIES INC.

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 mars 2023

ORDONNANCE ET MOTIFS :

La juge ROCHESTER

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 25 mai 2023

COMPARUTIONS :

David G. Colford

Pour la DEMANDERESSE

Isabelle Pillet

Pour la DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brisset Bishop

Montréal (Québec)

Pour la demanderesse

De Man Pillet

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse

 

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