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Date : 20230801

Dossier : T-1551-21

Référence : 2023 CF 1038

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er août 2023

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

LE COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE

demandeur

et

GOOGLE CANADA CORPORATION

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La défenderesse, Google Canada Corporation, sollicite une ordonnance de confidentialité en vertu de l’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles) afin que soient mis sous scellés certains renseignements dans le dossier de la Cour.

[2] Pour les motifs suivants, je conclus que la requête doit être rejetée, sans dépens.


I. Événements à l’origine de la présente requête

[3] Le contexte qui sous-tend la présente requête vise, d’une part, des enquêtes menées aux États‑Unis et au Canada sur des comportements anticoncurrentiels auxquels se seraient livrées Google LLC et (au Canada) la défenderesse et, d’autre part, des procédures judiciaires intentées contre Google LLC aux États‑Unis.

[4] Par souci de simplicité, dans les présents motifs, je désignerai la défenderesse et les entités Google connexes comme « Google ».

A. La demande fondée sur l’article 11 présentée par le commissaire et la requête déposée par Google en vertu de l’article 151 des Règles des Cours fédérales

[5] Le 18 décembre 2020, le commissaire de la concurrence (le commissaire) a ouvert une enquête en vertu du sous-alinéa 10(1)b)(ii) de la Loi sur la concurrence, LRC 1985, c C-34, au motif qu’il avait des raisons de croire qu’il existait des motifs justifiant une ordonnance en vertu de la partie VIII de la Loi sur la concurrence. L’enquête concernait la conduite de Google relativement à l’affichage publicitaire en ligne et, plus précisément, la question de savoir si Google [traduction] « tirait parti de son emprise sur le marché de l’offre d’espace réservé à la publicité lors de la diffusion de vidéos pour influer sur les marchés adjacents de technologies publicitaires ».

[6] Le 12 octobre 2021, le commissaire de la concurrence a déposé une demande ex parte en vertu de l’article 11 de la Loi sur la concurrence afin de solliciter une ordonnance enjoignant à Google de produire des documents et de fournir des déclarations énonçant les renseignements se rapportant à l’enquête ouverte en vertu de l’article 10.

[7] Le 15 octobre 2021, Google a déposé un avis de requête pour solliciter une ordonnance de confidentialité ou de mise sous scellés en vertu de l’article 151 des Règles afin que soient mises sous scellés certaines parties du dossier de la demande fondée sur l’article 11 présentée par le commissaire. Le dossier de requête de Google, déposé le 19 octobre 2021, comprenait un affidavit d’un assistant principal des litiges au sein du cabinet d’avocats canadien représentant Google (une correspondance ayant été jointe) et un affidavit d’un avocat américain spécialisé en droit de la concurrence qui présentait des renseignements sur les lois et pratiques américaines relatives aux enquêtes en matière d’antitrust menées par le département de la Justice des États‑Unis. Cet affidavit décrivait les mesures de protection de la confidentialité s’appliquant aux parties faisant l’objet d’une demande d’enquête au civil, déposée par le département de la Justice des États‑Unis, en vertu de l’article 1311 et des articles suivants de l’Antitrust Civil Process Act, 15 USC, des États‑Unis.

[8] En octobre 2021, Google a indiqué dans sa requête que le commissaire avait inclus des renseignements confidentiels dans le dossier de la demande fondée sur l’article 11 qu’il a présentée. Google considérait ces renseignements comme confidentiels puisqu’elle les avait fournis sur une base non volontaire aux autorités américaines d’application des lois antitrust, qui, elles, les avaient communiqués au commissaire au titre d’une renonciation écrite de la société mère originaire de Google par l’intermédiaire de ses avocats américains (la renonciation). À l’époque, Google soutenait que les renseignements confidentiels demeuraient confidentiels et que, sans une ordonnance de la Cour, le dossier déposé par le commissaire [traduction] « invaliderait indirectement » les mesures de protection de la confidentialité dont jouit Google en vertu de la législation américaine.

[9] Initialement, la requête de Google devait être présentée le 20 octobre 2021, au même moment que la demande fondée sur l’article 11 du commissaire.

B. Ordonnance provisoire de confidentialité et ordonnance fondée sur l’article 11

[10] Le 20 octobre 2021, à la suite d’une audience, la Cour a rendu une ordonnance provisoire de confidentialité, avec le consentement du commissaire, en attente de l’instruction de la requête déposée par Google en vertu de l’article 151 des Règles. Lors de la même audience, la Cour a entendu des arguments du commissaire en l’absence de l’autre partie concernant la demande fondée sur l’article 11.

[11] L’ordonnance provisoire de confidentialité mettait sous scellés des renseignements précis figurant dans le dossier de demande déposé par le commissaire le 12 octobre 2021 et exigeait le dépôt d’une version publique de ce dossier. Les renseignements suivants ont été mis sous scellés en vertu de l’ordonnance provisoire de confidentialité :

  • a)une lettre des avocats canadiens de Google adressée aux avocats du commissaire qui était datée du 23 avril 2021, laquelle était une pièce jointe à l’affidavit appuyant la demande fondée sur l’article 11 présentée par le commissaire;

  • b)les annexes de la renonciation, lesquelles faisaient référence, d’une part, aux employés de Google qui avaient témoigné en réponse aux demandes d’enquête au civil du département de la Justice des États-Unis et, d’autre part, aux employés de Google qui étaient responsables de documents;

  • c)l’annexe VI de l’ébauche d’ordonnance fondée sur l’article 11 proposée par le commissaire, laquelle faisait état d’une liste de noms de responsables des documents aux fins d’une disposition particulière de l’ordonnance fondée sur l’article 11 proposée par le commissaire;

  • d)un paragraphe de l’affidavit présenté à l’appui de la demande fondée sur l’article 11 du commissaire, et le paragraphe correspondant dans les observations écrites du commissaire, mentionnant qu’un organisme d’application de la loi avait fourni une transcription de la déposition de quatre personnes nommées et employées par Google.

[12] Conformément à l’ordonnance provisoire de confidentialité, le commissaire a déposé une version publique du dossier de demande dans laquelle les renseignements précisés étaient caviardés. La quasi-totalité du dossier de demande est demeurée publique.

[13] Je souligne que les renseignements dont il est maintenant question dans la requête de Google, mise à jour en 2023, figurent dans les pages du dossier de demande du commissaire qui ont été rendues confidentielles par l’ordonnance provisoire de confidentialité. Cependant, les renseignements dont Google sollicite la protection ont depuis été restreints de sorte à inclure seulement le nom, le poste et les coordonnées des personnes qui sont des employés de Google, mais qui ne font pas partie de la direction de celle-ci.

[14] Le 20 octobre 2021, la requête déposée par Google en vertu de l’article 151 des Règles a été ajournée, et une date de présentation devait être fixée par le greffe en consultation avec les parties, une fois que le commissaire aurait eu l’occasion de déposer un dossier de requête en réponse.

[15] Le 22 octobre 2021, la Cour a rendu l’ordonnance fondée sur l’article 11 qu’avait sollicitée le commissaire. La Cour a diffusé une version publique de cette ordonnance dans laquelle était caviardée la liste de responsables des documents figurant à l’annexe VI.

C. Événements postérieurs à octobre 2021

(i) Mesures prises devant la Cour

[16] Dans une lettre adressée au greffe datée du 10 novembre 2021, le commissaire a fait savoir que la renonciation avait été retirée. La conformité à l’ordonnance fondée sur l’article 11 supposait l’existence de la renonciation. Cela dit, le commissaire a indiqué qu’il ne sollicitait pas un recours de la Cour pour l’instant, tout en réservant ses droits. Dans sa lettre, le commissaire a mentionné qu’il examinait encore sa position concernant la demande d’ordonnance de mise sous scellés présentée par Google et qu’il ferait part à la Cour de sa décision sur cette question en temps voulu après avoir tenu des discussions avec Google.

[17] Le 12 octobre 2022, le commissaire a déposé un dossier de requête en réponse à l’égard de la requête déposée par Google en vertu de l’article 151 des Règles.

[18] À la mi-mars 2023, j’ai eu connaissance du dossier de requête qu’a déposé le commissaire en octobre 2022. J’ai donné une directive de convoquer une conférence de gestion de cas afin de faire le point sur l’état de l’affaire et de fixer un calendrier pour l’instruction de la requête de Google.

[19] La conférence préparatoire a eu lieu le 27 mars 2023. Juste avant, Google a fourni au commissaire un avis de requête modifié non déposé concernant sa requête fondée sur l’article 151 des Règles.

[20] L’avis de requête modifié non déposé reflétait la position révisée et actualisée de Google. Cette dernière se fondait maintenant sur plusieurs ordonnances obtenues de tribunaux américains pour étayer sa requête présentée en vertu de l’article 151 des Règles. Ces ordonnances sont résumées ci-après.

[21] À la suite de la conférence préparatoire, la Cour a donné une directive enjoignant aux parties de conférer ensemble et de convenir d’un calendrier de dépôt des documents en vue de la tenue d’une audience la semaine du 12 juin 2023.

[22] Le 28 mars 2023, Google a déposé son avis de requête modifié (ordonnance de mise sous scellés).

[23] Les parties se sont entendues sur un calendrier pour le dépôt d’autres documents et sur le 12 juin 2023 comme date de l’audience. Google a déposé un dossier de requête supplémentaire le 24 avril 2023 (lequel comprenait des éléments de preuve supplémentaires), et le commissaire a déposé d’autres observations écrites le 23 mai 2023.


(ii) Les ordonnances des tribunaux américains

[24] Comme il a été mentionné, depuis que la présente requête a été initialement déposée, Google a obtenu six ordonnances de mise sous scellés dans le cadre de procédures judiciaires intentées aux États‑Unis, dont plusieurs ordonnances rendues par la Cour de district des États‑Unis pour le district sud de New York lors de procédures introduites par divers États américains, le Texas en tête, à l’encontre de Google LLC (la procédure de l’État du Texas) et deux ordonnances rendues par la Cour de district des États‑Unis du district est de la Virginie lors de procédures introduites par les États‑Unis d’Amérique à l’encontre de Google LLC (la procédure du département de la Justice).

[25] Dans la procédure de l’État du Texas, les États demandeurs ont déposé leurs actes de procédure, en en caviardant certains renseignements à la demande de Google. Après que la Cour de district a demandé à Google les raisons pour lesquelles les actes de procédure ne devaient pas être déposés publiquement, Google a cherché à maintenir les caviardages appliqués au deuxième acte de procédure modifié déposé à la Cour de district.

[26] Par voie d’une ordonnance rendue le 15 octobre 2021, la Cour de district a accueilli la requête présentée par Google en vue du caviardage du nom, du poste et de l’adresse électronique des employés de Google cités dans l’acte de procédure. La Cour de district a mentionné ce qui suit :

[traduction]

Il se peut qu’une personne qui n’est pas partie à une action ait d’« importants intérêts en matière de respect de la vie privée » qui militent en faveur du caviardage de renseignements identifiants [citation omise]. Le nom et les coordonnées de ces employés n’ont manifestement aucune incidence sur les questions en litige en l’espèce. Le droit à la vie privée de ces employés de Google l’emporte sur la forte présomption d’accessibilité du public.

[27] Le 6 décembre 2021, la Cour de district a rejeté une requête présentée par Facebook, Inc. en vue du caviardage du titre de son administrateur général du troisième acte de procédure modifié. Dans l’ordonnance manuscrite de la Cour de district, on peut lire qu’en [traduction] « accueillant la demande de Google, la Cour visait à masquer le nom, le poste et les coordonnées des employés de Google qui ne faisaient pas partie de la direction ».

[28] La Cour de district a subséquemment rendu quatre autres ordonnances :

  • Une ordonnance datée du 12 janvier 2022 autorisant le caviardage, dans le troisième acte de procédure modifié, du nom, du poste et de l’adresse électronique des employés de Google qui y étaient mentionnés;

  • Une ordonnance datée du 16 février 2022 confirmant des caviardages dans une pièce jointe à un affidavit déposé à l’appui d’une requête de Google, qui était une copie d’un accord entre des entités de Google et des entités de Facebook qui comprenait des dispositions de négociation. Eu égard au droit à la vie privée des tierces parties, l’ordonnance prévoyait le caviardage du nom de quatre [traduction] « cadres supérieurs » de Google et de Facebook, ainsi que le nom et le titre des signataires de l’accord pour le compte de Google et de Facebook;

  • Une ordonnance datée du 1er novembre 2022 maintenant la mise sous scellés du contenu caviardé d’un registre de documents confidentiels;

  • Une ordonnance datée du 18 novembre 2022 maintenant la mise sous scellés du nom et du poste caviardés d’employés de Google faisant des déclarations au soutien des actes de procédure de Google.

[29] Dans la procédure du département de la Justice, la Cour de district des États‑Unis du district est de la Virginie a rendu une ordonnance datée du 10 mars 2023 mettant sous scellés le nom de 41 employés, anciens et actuels, mentionnés dans une pièce jointe à une déclaration déposée. La Cour de district a conclu que la mise sous scellés des renseignements était [traduction] « nécessaire pour respecter la vie privée des personnes qui n’étaient pas parties à ce litige ». La même cour a rendu une ordonnance préventive le 4 avril 2023 afin de masquer des renseignements divulgués lors du processus de communication préalable.

D. La requête modifiée de Google

[30] Dans son avis de requête modifié, Google sollicitait une ordonnance de mise sous scellés des documents qui avaient été ou qui seraient déposés relativement à la demande fondée sur l’article 11 [traduction] « dans la mesure où ces documents ou ces renseignements ont été mis sous scellés dans le dossier de la cour dans le cadre de procédures intentées devant des tribunaux américains » (les renseignements confidentiels). L’avis de requête modifié mentionnait également ce qui suit :

[traduction]

Que le commissaire ait versé devant la Cour des renseignements confidentiels dans le dossier public de la Cour compromet et met à mal la force exécutoire des ordonnances de mise sous scellés […] que Google a obtenues de tribunaux dans le cadre de procédures introduites aux États‑Unis qui mettaient en cause des documents, des renseignements et des thèmes identiques ou très similaires.

[31] Dans les observations écrites qu’elle a déposées le 24 avril 2023, Google a précisé sa demande de mise sous scellés des « renseignements confidentiels » divulgués dans le dossier de demande du commissaire, qu’elle a définis comme [traduction] « le nom, le titre et les coordonnées des employés de Google ne faisant pas partie de la direction et des employés de tierces parties » [en italique dans l’original]. Google soutenait que, si la Cour ne rend pas une ordonnance de confidentialité qui met sous scellés ces renseignements de sorte qu’ils ne soient pas divulgués au public, les mesures de protection de la confidentialité qu’elle a obtenues dans les ordonnances rendues par les tribunaux américains seraient perdues ou, pour reprendre ses mots, [traduction] « indirectement invalidées ». Google a fait savoir que les noms des employés qui étaient des cadres supérieurs n’étaient plus visés par sa requête puisque leurs noms n’ont pas été protégés contre la divulgation dans les ordonnances des tribunaux américains. Google n’a pas fourni de définition ou de description de ce qu’elle entend par [traduction] « employé ne faisant pas partie de la direction » (non-senior executive employee).

[32] En précisant le recours qu’elle propose, Google a fait référence à des pages particulières du dossier où figurent les noms des employés ne faisant pas partie de la direction, qui correspondaient aux pages visées par l’ordonnance provisoire de confidentialité. Google n’a pas présenté les caviardages qu’elle proposait pour ces pages du dossier, mais a suggéré que ses avocats conviennent des parties à caviarder avec les avocats du commissaire et qu’ils les rapportent subséquemment à la Cour.

[33] Les pages désignées du dossier ne mentionnent pas les coordonnées des employés. Y figurent des noms et quelques mentions du titre de certains employés qui, apparemment, [traduction] « ne font pas partie de la direction ».

E. La position du commissaire

[34] Le commissaire ne s’est pas opposé à la requête de Google et, officiellement, n’a pas pris de position à l’égard du caractère suffisant de la preuve présentée par Google au soutien de sa demande d’ordonnance de mise sous scellés. Dans ses observations écrites, le commissaire visait à aider la Cour en mentionnant des faits pertinents additionnels et en formulant des commentaires sur la jurisprudence applicable.

[35] Le commissaire a fait des observations à propos du fait que la position de Google a changé depuis octobre 2021. Il a souligné que les ordonnances des cours de district des États‑Unis ont toutes été rendues après qu’il a déposé ses documents relatifs à la demande fondée sur l’article 11. (La première a été rendue le 15 octobre 2021.) Le commissaire a présenté des observations au sujet des dispositions des ordonnances rendues par les cours de district et a fait valoir qu’aucun élément de preuve produit devant la Cour ne prouve que les noms, les titres et les coordonnées caviardés en application des ordonnances des cours de district correspondaient aux noms, aux titres et aux coordonnées dont Google a demandé la mise sous scellés en vertu de l’article 151 des Règles.

[36] Le commissaire a fait remarquer que la norme que les tribunaux américains ont appliquée pour statuer sur la demande d’ordonnances de mise sous scellés de Google diffère de celle que les tribunaux canadiens utilisent pour déterminer s’il y a lieu de rendre une ordonnance de confidentialité. En outre, les observations du commissaire soulignaient que l’intérêt en matière de vie privée qui avait été soulevé par Google aux États‑Unis ne concernait pas les types de renseignements personnels reconnus comme justifiant une ordonnance de mise sous scellés dans la jurisprudence canadienne, notamment dans l’arrêt Sherman (Succession) c Donovan, 2021 CSC 25.

II. Analyse

A. Les conditions à appliquer aux termes de l’article 151 des Règles des Cours fédérales

[37] Les parties ont convenu que les conditions applicables à une ordonnance de confidentialité en vertu de l’article 151 des Règles ont été établies dans l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 RCS 522 au paragraphe 53 :

Une ordonnance de confidentialité en vertu de la règle 151 ne doit être rendue que si :

a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.


[38] Dans Sierra Club, la Cour suprême a également établi ce qui suit :

  • a)Le risque en cause doit être réel et important, en ce qu’il est bien étayé par la preuve et menace gravement l’intérêt commercial en question (au para 54);

  • b)L’« intérêt commercial important » dont il est question ne doit pas se rapporter uniquement et spécifiquement à la partie qui demande l’ordonnance de confidentialité. Il doit s’agir d’un intérêt qui peut se définir en termes d’intérêt public à la confidentialité. La règle de la publicité des débats judiciaires ne cède le pas que dans les cas où le droit du public à la confidentialité l’emporte sur le droit du public à l’accessibilité (au para 55);

  • c)L’expression « autres options raisonnables » oblige la Cour non seulement à se demander s’il existe des mesures raisonnables autres que l’ordonnance de confidentialité, mais aussi à restreindre l’ordonnance autant qu’il est raisonnablement possible de le faire tout en préservant l’intérêt commercial en question (au para 57).

[39] Point important, la Cour suprême a souligné que les tribunaux doivent avoir pleinement conscience de l’importance fondamentale de la règle de la publicité des débats judiciaires. La conception du critère applicable reflétait ses liens avec les principes constitutionnels et le rôle du principe de la publicité des débats judiciaires dans notre démocratie : Sierra Club, aux para 37‑40, 44‑45.

[40] Dans Sherman (Succession), la Cour suprême a confirmé que le critère énoncé dans Sierra Club est un guide approprié (au para 43). La Cour a reformulé le critère autour de trois conditions préalables obligatoires et cumulatives qui s’appliquent à une ordonnance, sans modifier l’essence du critère :

[L]a personne qui demande au tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité doit établir que :

(1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important;

(2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et

(3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs.

Ce n’est que lorsque ces trois conditions préalables sont remplies qu’une ordonnance discrétionnaire ayant pour effet de limiter la publicité des débats judiciaires — par exemple une ordonnance de mise sous scellés, une interdiction de publication, une ordonnance excluant le public d’une audience ou une ordonnance de caviardage —pourra dûment être rendue. Ce test s’applique à toutes les limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaires, sous réserve uniquement d’une loi valide […]

(Sherman (Succession), au para 38.)

[41] Dans Sherman (Succession), la Cour a fait remarquer que le principe de la publicité des débats judiciaires est constitutionnalisé sous le régime de l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et elle l’a décrit comme l’un des fondements de la liberté de la presse. La Cour a souligné l’importance du principe pour maintenir l’indépendance et l’impartialité des tribunaux, la confiance du public à l’égard de leur travail et sa compréhension de celui‑ci, et, au bout du compte, la légitimité du processus. Ainsi, il existe une forte présomption — quoique réfutable — en faveur de la tenue de procédures judiciaires publiques : Sherman (Succession), au para 39.

[42] En outre, dans Sherman (Succession), la Cour a conclu que « l’obligation de démontrer l’existence d’un risque sérieux pour un intérêt important établit un seuil valable nécessaire au maintien de la présomption de publicité des débats » (au para 43). Il ne s’agit pas simplement de mettre en balance les avantages et les effets négatifs de l’imposition d’une limite à la publicité des débats judiciaires.

[43] Par conséquent, dans le cadre d’une requête déposée en vertu de l’article 151 des Règles, la Cour doit examiner attentivement et prendre en compte l’intérêt du public dans le maintien de la publicité des débats judiciaires, notamment parce qu’il s’agit d’un principe constitutionnel : Sherman (Succession), aux para 3, 39; Desjardins c Canada (Procureur général), 2020 CAF 123 au para 60. L’intérêt public se trouve au cœur de l’approche analytique requise pour rendre des ordonnances de confidentialité : voir Canada (Commissioner of Competition) v Parrish & Heimbecker, Limited, 2021 Comp Trib 2, particulièrement au para 45.

[44] Il s’ensuit que la Cour peut uniquement rendre une ordonnance en vertu de l’article 151 des Règles dans des circonstances exceptionnelles où des intérêts opposés justifient de restreindre le principe de la publicité des débats judiciaires. Dans Sherman (Succession), la Cour suprême a mentionné que le fardeau dont doit s’acquitter la partie requérante constitue un « seuil élevé » à atteindre selon les circonstances et les faits particuliers établis dans la preuve : Sherman (Succession), aux para 3, 34, 62‑63, 84; voir aussi Desjardins, aux para 85, 89, 94.

[45] De surcroît, la partie requérante doit fournir une preuve convaincante pour justifier qu’une ordonnance soit rendue en vertu de l’article 151 des Règles, particulièrement pour démontrer l’existence d’un risque sérieux de préjudice; des allégations générales ne suffiront pas. L’existence du risque en question doit être fondée et « bien étayée par la preuve » : Sherman (Succession), aux para 35, 62, 102; Sierra Club, aux para 46, 54; Desjardins, aux para 82, 87‑88, 94.

[46] Compte tenu de ces principes, passons à la présente requête.

B. Existe-t-il un risque sérieux pour un intérêt public important?

(i) Intérêt public important

[47] Google a fait valoir que l’intérêt public important qu’elle cherche à protéger consiste en l’intégrité des ordonnances qu’elle a obtenues de tribunaux américains en vertu de la législation américaine. Google s’est fondée sur le principe de la courtoisie internationale entre les tribunaux au Canada et aux États‑Unis ainsi que l’intérêt public général à l’égard de [traduction] « l’administration de la justice ».

[48] Au soutien de sa position, Google a invoqué l’intérêt public dans la préservation de la confidentialité des renseignements associés à l’application transfrontalière de la loi. Elle a mentionné l’échange efficace de renseignements entre les autorités de la concurrence. Google a soutenu qu’il existe un lien entre les affaires visées par l’enquête du commissaire et les questions en litige dans les procédures intentées aux États‑Unis au cours desquelles elle a obtenu les ordonnances de mise sous scellés. Google a également souligné que l’enquête du commissaire découlait des enquêtes et litiges parallèles dans les deux pays. Google a fait référence à des passages sur le maintien de la confidentialité qui figurent dans des publications du commissaire : Bureau de la concurrence, Bulletin d’information sur la communication de renseignements confidentiels aux termes de la Loi sur la concurrence (Ottawa, Industrie Canada, 2013); Bureau de la concurrence, Demandes de renseignements présentées par des parties privées dans le cadre d’actions aux termes de l’article 36 de la Loi sur la concurrence (Gatineau, Bureau de la concurrence Canada, 2018).

[49] Pour les motifs qui suivent, je ne souscris pas à la position de Google.

[50] Dans la procédure devant notre Cour, à la différence de celles introduites devant les cours de district américaines, Google n’a pas désigné l’intérêt en cause comme le droit à la vie privée de ses employés ne faisant pas partie de la direction qui est associé à la protection de leurs noms, titres et coordonnées. L’intérêt à la confidentialité sous-jacent qui était protégé dans les ordonnances rendues par les tribunaux américains était le droit personnel à la vie privée des employés de Google qui n’étaient pas parties aux litiges, mais qui étaient mentionnés dans les actes de procédure. En l’espèce, le droit individuel à la vie privée des employés ne faisant pas partie de la direction ne serait pas considéré comme présentant un risque sérieux pour l’intérêt public qui justifierait qu’une ordonnance de confidentialité soit rendue en vertu de l’article 151 des Règles. Rien n’indique qu’il est ici question de renseignements personnels sensibles concernant ces employés ou de renseignements qui touchent au cœur même de leurs « renseignements biographiques » : Sherman (Succession), aux para 33‑35, 63‑65, 73‑76, 85. Autrement dit, si les renseignements concernant ces employés faisaient l’objet d’une requête isolée fondée sur l’article 151 des Règles, cette requête ne serait pas accueillie puisque les intérêts en matière de vie privée soulevés ne satisferaient pas à la norme établie dans Sherman (Succession).

[51] Dans la preuve et les observations qu’elle a présentées, Google n’a nullement tenté de décrire son intérêt commercial à l’égard des noms, titres et coordonnées de ses employés comme intrinsèquement confidentiel ou comme des renseignements assortis d’une forme quelconque d’obligations en matière de confidentialité. Par exemple, Google n’a mentionné aucune disposition contractuelle ou législative qui rendrait les renseignements exclusifs ou par ailleurs confidentiels.

[52] Dans Sierra Club, la Cour a conclu qu’un « intérêt commercial important » ne peut pas se rapporter uniquement et spécifiquement à la partie qui demande l’ordonnance; l’intérêt commercial privé doit pouvoir se définir en termes d’intérêt public à la confidentialité. Dans cette affaire, la Cour suprême a établi que l’intérêt en jeu était la préservation d’obligations contractuelles de confidentialité qui incombaient à Énergie atomique du Canada Ltée à l’égard des autorités chinoises ainsi que le droit de cette partie à un procès équitable (y compris l’intérêt du public et du judiciaire dans la recherche de la vérité et la solution juste des litiges civils) : Sierra Club, aux para 49‑51. En l’espèce, Google a fait valoir que l’intérêt public important à la confidentialité est entré en jeu en raison du principe de la courtoisie internationale, découlant de la législation des États‑Unis et des ordonnances des tribunaux américains.

[53] Google a invoqué une affaire récente, Re Original Traders Energy Ltd., dans laquelle le juge Osborne a accordé une ordonnance de mise sous scellés à l’égard d’un affidavit confidentiel et des pièces qui y sont jointes : In the Matter of the Companies’ Creditors Arrangement Act and In the Matter of a Plan of Compromise or Arrangement of Original Traders Energy Ltd. and 2496750 Ontario Inc., 2023 ONSC 753 (rôle comm.) au para 56. Le juge Osborne s’est exprimé comme suit au paragraphe 61 :

[traduction]

Cela dit, plus fondamental encore est le fait que les documents visés par la demande d’ordonnance de mise sous scellés font déjà l’objet d’une ordonnance de même nature rendue par un tribunal d’un autre ressort. Cette ordonnance, qui exige que le contenu de l’affaire soulevée dans ce ressort demeure sous scellés jusqu’à ce qu’une nouvelle ordonnance soit rendue par ce tribunal, a été rendue dans le cadre d’une procédure introduite par voie d’un acte de procédure vérifié qui lui-même a été déposé sous scellés. Je juge que la courtoisie et la coopération entre les tribunaux de différents ressorts constituent un intérêt public important.

[54] Je note par ailleurs que l’ordonnance rendue par la cour de l’Ontario s’apparentait sans doute à une ordonnance provisoire ou temporaire, puisqu’elle demeurait en vigueur jusqu’à l’annulation de l’ordonnance de mise sous scellés du tribunal étranger ou jusqu’à ce qu’une nouvelle ordonnance soit rendue par la cour de l’Ontario, selon la première des deux éventualités : Re Original Traders Energy Ltd., au para 66.

[55] Google a également invoqué des passages relatifs à la courtoisie internationale ou aux ordonnances de mise sous scellés d’un tribunal étranger qui figurent dans Paid Search Engine Tools, LLC c Google Canada Corporation, 2019 CF 559 aux para 59-61; Subway Franchise Systems v CBC, 2019 ONSC 2584 au para 7; Bard Peripheral Vascular Inc. c W.L. Gore & Associates, Inc., 2017 CF 585 au para 23; et une confirmation du juge Farley dans Muscletech Research and Development Inc., Re, 2006 CanLII 3282 (ON SC) au para 2.

[56] Je conviens que, dans le cas de requêtes fondées sur l’article 151 des Règles, la Cour devrait accorder une attention respectueuse aux ordonnances de mise sous scellés rendues par des tribunaux étrangers de même qu’aux motifs s’y rapportant. J’accepte également le principe général voulant que la courtoisie internationale puisse, dans certaines circonstances, satisfaire à l’aspect relatif à l’intérêt public des conditions établies dans Sierra Club et Sherman (Succession). Autrement dit, une partie peut montrer qu’il y a un intérêt public identifiable justifiant le respect d’une ordonnance d’un tribunal étranger, et les motifs s’y rapportant, qui établit que certains renseignements sont confidentiels. Une partie pourrait ainsi étayer son argument selon lequel un droit à la confidentialité donné qui a été reconnu dans l’ordonnance du tribunal étranger possède une dimension d’intérêt public au Canada dans une affaire en particulier.

[57] Toutefois, à mon avis, la courtoisie internationale ne contraint pas la Cour à rendre une ordonnance de confidentialité en vertu de l’article 151 des Règles tout simplement parce qu’un tribunal étranger – même un tribunal bien respecté des États‑Unis – a rendu une ordonnance de mise sous scellés visant des renseignements dans ses dossiers : voir Subway Franchise Systems, au para 7. Agir ainsi sans examiner le droit à la confidentialité sous-jacent qui, prétend-on, doit être protégé aurait comme effet de rendre automatique la délivrance d’une ordonnance. Rendre automatiquement une ordonnance en vertu de l’article 151 des Règles porterait atteinte au principe constitutionnel de la publicité des débats judiciaires, contournerait l’application des principes juridiques définis dans Sherman (Succession) et Sierra Club, et priverait la Cour du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 151 des Règles pour déterminer s’il y a lieu de rendre une ordonnance au regard des faits et des éléments de preuve relatifs à l’affaire : voir Desjardins, aux para 88‑90; Pro Swing Inc. c Elta Golf Inc, 2006 CSC 52, [2006] 2 RCS 612 au para 31. Le principe de la publicité des débats judiciaires ne peut pas être systématiquement sacrifié sur l’autel de la courtoisie internationale.

[58] Plutôt, compte tenu de l’importance constitutionnelle que revêt le principe de la publicité des débats judiciaires, la Cour est tenue d’appliquer les critères juridiques établis à la preuve. Certes, il se peut que la courtoisie internationale donne aux arguments leur dimension d’intérêt public, mais cela ne signifie pas que toute ordonnance de mise sous scellés étrangère entraînera automatiquement la délivrance d’une ordonnance en vertu de l’article 151 des Règles indépendamment du droit à la confidentialité sous-jacent. Ce droit, et les éléments de preuve qui le sous‑tendent, doivent être examinés afin d’établir si une ordonnance de confidentialité est justifiée.

[59] En l’espèce, la preuve ne montre pas que les renseignements visés – les noms, titres et coordonnées des employés ne faisant pas partie de la direction – constituent des renseignements confidentiels de Google. À mon avis, un intérêt public important à l’égard de la confidentialité de ces renseignements ne prend pas naissance pour la seule raison que des tribunaux américains ont rendu des ordonnances qui mettent leurs dossiers sous scellés sur la base d’un critère de pondération qui tient compte du droit à la vie privée des employés en tant que personnes n’étant pas parties aux procédures introduites aux États‑Unis.

[60] Je reconnais que la position initiale de Google dans le contexte de la présente requête en octobre 2021 était que les renseignements fournis au département de la Justice des États-Unis étaient confidentiels suivant les lois et les pratiques américaines relatives aux enquêtes en matière d’antitrust menées par le département de la Justice et qu’ils étaient soustraits à la communication sous le régime des lois américaines sur l’accès à l’information. Toutefois, dans ses plus récentes observations fondées sur les ordonnances rendues par les tribunaux américains, Google n’a pas invoqué cet argument, n’a pas tenté de lier les noms des employés ne faisant pas partie de la direction à des obligations de confidentialité découlant de l’enquête du département de la Justice des États-Unis (qui auraient pu être liées, par exemple, à des dépositions confidentielles qu’ils auraient faites) et n’a pas fait valoir qu’il est possible qu’il y ait atteinte à la vie privée de ces personnes si celles-ci sont identifiées dans le dossier public d’un tribunal. Au vu du dossier, j’estime que les éléments de preuve portant sur les lois et les pratiques américaines applicables aux enquêtes en matière d’antitrust n’établissent pas que les noms des employés de Google sont confidentiels en soi. Il se peut que le fait qu’une personne a fait une déposition soit traité, comme la déposition elle‑même, comme confidentiel suivant les lois et pratiques américaines, mais cette possibilité n’a pas été traitée directement dans la preuve et ne constitue pas la question en litige telle qu’elle a été définie dans la requête révisée de Google.

[61] Google a conclu ses observations écrites en avançant l’argument suivant :

[traduction]

À moins que des motifs impérieux le justifient, les mesures de protection de la confidentialité obtenues par Google aux États‑Unis ne devraient pas se volatiliser simplement parce que les mêmes renseignements ont été présentés par Google au commissaire. Toute autre conclusion aurait un effet paralysant sur les activités commerciales et d’application de la loi transfrontalières. Les entreprises américaines telles que Google seraient contraintes de revoir de fond en comble la manière dont elles font des affaires au Canada et interagissent avec les responsables de la réglementation comme le commissaire si des ordonnances obtenues de tribunaux américains peuvent être facilement et indirectement invalidées dans des procédures judiciaires canadiennes parallèles.

[62] La position exprimée par Google dans ce paragraphe pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, l’argument inverse à tort la charge de la preuve relativement à la présente requête déposée en vertu de l’article 151 des Règles, comme je le mentionne plus haut. En outre, Google n’a pas présenté ou invoqué des éléments de preuve faisant foi d’un [traduction] « effet paralysant sur les activités commerciales […] transfrontalières » ou montrant que Google – ou toute entreprise – serait contrainte [traduction] « de revoir de fond en comble la manière dont [elle fait] des affaires au Canada ». Faute d’éléments de preuve à l’appui, rien ne permet à la Cour d’examiner ces affirmations : voir, dans le même ordre d’idées, Administration de l’aéroport de Vancouver c Commissaire de la concurrence, 2018 CAF 24, [2018] 3 RCF 633 aux para 84‑85.

[63] Par conséquent, je conclus que Google n’a pas établi un intérêt public important aux fins du premier élément du critère défini dans Sherman (Succession) et Sierra Club.

(ii) Risque de préjudice réel et important

[64] Google a soutenu que le risque d’atteinte à l’intérêt public en matière de courtoisie internationale et à l’intégrité des ordonnances rendues par les tribunaux américains est réel et important puisque ces ordonnances seraient indirectement frappées de nullité.

[65] Cet argument est quelque peu exagéré étant donné qu’aucune ordonnance de la Cour ne saurait annuler ou frapper de nullité une ordonnance rendue par un autre tribunal. L’essentiel de l’argument de Google est que si les renseignements sont disponibles dans le dossier de la Cour au Canada, une personne qui n’aurait pas pu les obtenir aux États‑Unis pourrait les obtenir ici : voir Re Original Traders Energy Ltd., au para 62.

[66] Toutefois, comme l’a fait observer le commissaire, la preuve déposée en lien avec la présente requête n’étaye pas pleinement cet argument. Les ordonnances des tribunaux américains ont établi une catégorie de personnes dont le nom, le poste et les coordonnées sont caviardés des actes de procédure et des documents déposés auxquels a accès le public. Google n’a fourni aucun élément de preuve qui montre directement que les renseignements mis sous scellés en vertu de ces ordonnances de tribunaux américains correspondent aux noms, aux postes et aux coordonnées des personnes mentionnées dans le dossier de demande déposé par le commissaire en octobre 2021. Google n’a pas non plus proposé d’exemples de pages caviardées du dossier de demande du commissaire. Cela dit, elle a présenté dans sa preuve par affidavit une liste de personnes qui étaient des cadres supérieurs ou dont le nom a été rendu public dans le cadre des procédures judiciaires engagées aux États‑Unis.

[67] Selon Google, la Cour devrait déduire qu’il y a une correspondance entre la catégorie de personnes ou les noms de personnes dans les deux situations compte tenu des liens qui existent entre l’objet des procédures intentées aux États‑Unis et celui de l’enquête du commissaire, et parce que des centaines de personnes sont désignées comme des responsables des documents dans le dossier de demande du commissaire et que des noms ont été caviardés de registres de documents en fonction de la catégorie de personnes visée par certaines des ordonnances de tribunaux américains. Je conviens qu’il est juste de conclure qu’il existe une certaine correspondance, mais il n’est pas possible d’en déterminer la portée avec certitude.

[68] Cependant, même si j’accepte qu’il existe une certaine correspondance entre les renseignements protégés par les ordonnances des tribunaux américains et les renseignements visés par la présente requête, Google n’a invoqué aucun affidavit ou élément de preuve permettant de conclure qu’il existe un risque de préjudice pour les intérêts commerciaux de Google ou pour les employés dont le nom et le poste figurent dans le dossier de demande du commissaire (que ce soit en tant que groupe ou catégorie, ou individuellement). Il n’y a ni preuve directe de risque de préjudice ni fondement factuel permettant de tirer une inférence logique quant à l’existence d’un préjudice résultant de la divulgation du nom, du poste et des coordonnées des employés ne faisant pas partie de la direction : Sherman (Succession), au para 97; Desjardins, aux para 81‑94.

[69] Ainsi, aux fins de la présente requête, Google ne s’est pas acquittée de la lourde charge d’établir l’existence d’un risque de préjudice réel et important qui est bien étayé par la preuve.

[70] Bien que ces conclusions pour la première étape de l’analyse prévue dans Sherman (Succession) et Sierra Club soient suffisantes pour déterminer l’issue de la requête de Google, je traite des deux autres éléments du critère ci-dessous.


C. L’ordonnance est-elle rendue nécessaire par l’absence d’autres options raisonnables?

[71] Les parties ont convenu qu’il n’existe aucune option raisonnable autre qu’une ordonnance de confidentialité rendue en vertu de l’article 151 des Règles. Cet élément n’exige aucune autre analyse en l’espèce.

D. Proportionnalité : est-ce que les avantages de l’ordonnance proposée l’emportent sur ses effets négatifs?

[72] Pour cet élément du critère établi dans Sherman (Succession), Google a soutenu que les avantages d’une ordonnance rendue en vertu de l’article 151 des Règles l’emporteraient nettement sur ses effets négatifs. Google a réitéré sa position selon laquelle l’absence d’une ordonnance rendue en vertu de l’article 151 des Règles aurait comme effet d’invalider les six ordonnances rendues par des tribunaux américains lors des procédures [traduction] « parallèles » aux États‑Unis, au mépris de la courtoisie internationale. Qui plus est, Google a fait valoir que l’atteinte à la liberté d’expression serait minime étant donné que les renseignements mis sous scellés sont très ciblés et que, faute d’une ordonnance de confidentialité, il se peut que les entités faisant l’objet d’une enquête simultanément au Canada et aux États‑Unis soient réticentes à fournir volontairement des renseignements pertinents aux autorités d’application de la loi. Google a également invoqué des affaires canadiennes, notamment Subway Franchise Systems et Re Muscletech, pour réaffirmer l’importance de la courtoisie.

[73] Ayant conclu que Google n’a pas établi l’existence d’un risque réel et important d’atteinte à l’intérêt public, je dois également conclure qu’il n’existe aucun effet bénéfique important qui l’emporterait sur l’intérêt public à l’égard de la protection de la publicité des débats judiciaires.

[74] J’ajoute trois points.

[75] Premièrement, la preuve produite dans le contexte de la présente requête n’étaye pas l’argument selon lequel les entités faisant l’objet d’une enquête simultanément au Canada et aux États‑Unis seraient réticentes à fournir volontairement des renseignements pertinents aux autorités d’application de la loi. De fait, dans ses observations écrites, le commissaire a fait savoir [traduction] « qu’après mûre réflexion », il estime que l’accueil ou le rejet de la requête de Google n’aura aucune incidence ni sur les activités transfrontalières d’application de la loi en matière de concurrence ni sur sa capacité de s’acquitter de son mandat d’application de la Loi sur la concurrence.

[76] Deuxièmement, je souligne le moment choisi pour déposer la présente requête au Canada relativement à la troisième étape de l’analyse prévue dans Sherman (Succession). Contrairement à ce qu’il s’est passé aux États‑Unis, la présente requête n’a pas été déposée au cours d’une procédure introduite au Canada afin d’exercer un recours sur la base d’une allégation de violation substantielle de la Loi sur la concurrence. Google a déposé sa requête en réponse à une demande d’ordonnance en vertu de l’article 11 de la Loi sur la concurrence. Le commissaire a sollicité une ordonnance enjoignant à Google de fournir certains renseignements qui l’aideraient à mener à bien son enquête, laquelle, selon l’article 10, sert à déterminer les faits et, essentiellement, à aider le commissaire à établir s’il y a lieu de tenter d’exercer un recours contre une partie en vue de résoudre des questions relevant de la Loi sur la concurrence.

[77] Concernant la troisième étape de l’analyse prévue dans Sherman (Succession), les parties à la présente requête n’ont pas traité expressément de l’incidence sur les objectifs sous-tendant le principe de la publicité des débats judiciaires – la liberté d’expression, l’accès à l’information dans les procédures judiciaires et l’appui à la recherche de la vérité et aux solutions justes – que pourrait avoir la divulgation de renseignements au cours de l’enquête du commissaire, alors que ce dernier n’a pas présenté une demande afin d’exercer un recours en lien avec une violation substantielle de la Loi sur la concurrence.

[78] Troisièmement, les employés de Google ne faisant pas partie de la direction de celle‑ci qui figurent dans le dossier de demande du commissaire ne sont pas parties à une procédure et ne sont pas désignés comme des témoins potentiels dans une procédure au Canada. Rien ne leur est reproché. Il s’agit de personnes qui sont mentionnées dans un acte de procédure parce qu’elles étaient des employées de Google en octobre 2021, qui peuvent détenir des documents pertinents aux fins de l’enquête du commissaire ou qui ont fait une déposition à un organisme d’application de la loi à l’extérieur du Canada.

[79] Dans ce contexte, je me reporte à des affaires canadiennes où la cour est réticente à rendre une ordonnance de confidentialité pour protéger l’identité de personnes qui sont parties à un litige ou qui sont des témoins réels ou potentiels dans le cadre d’une procédure. Outre les décisions rendues dans les affaires Desjardins et Parrish & Heimbecker, Limited, voir les décisions suivantes : Canadian Taxpayers Federation v Alberta (Election Commissioner), 2023 ABKB 161; Turner v Death Investigation Council et al., 2021 ONSC 6625 (Div Ct) aux para 51‑72, 73(b); Fairview Donut Inc. v The TDL Group Corp., 2010 ONSC 6688 aux para 31‑40; Adult Entertainment Association of Canada the Nuden v Ottawa (City), 2005 CanLII 16571 (ON SC); et B.G. et al v HMTQ, 2002 BCSC 1417 aux para 55‑60.

[80] Eu égard au principe constitutionnel de la publicité des débats judiciaires et aux facteurs susmentionnés, je conclus que les avantages d’une ordonnance de confidentialité rendue en vertu de l’article 151 des Règles, telle qu’elle est sollicitée, ne l’emportent pas sur ses effets négatifs.

III. Conclusion

[81] Sur la base du critère juridique pertinent prévu à l’article 151 des Règles des Cours fédérales, la requête de Google doit être rejetée.

[82] Le commissaire n’a pas sollicité de dépens en lien avec la présente requête. Aucuns dépens ne seront adjugés.

[83] Les parties ont convenu que l’ordonnance provisoire de confidentialité pouvait cesser d’avoir effet au moment où la Cour rendra sa décision sur la présente requête.

[84] Google a demandé à la Cour de reporter à court terme la date d’entrée en vigueur de son ordonnance relative à la présente requête afin de permettre à ses avocats d’obtenir des instructions concernant la possibilité d’interjeter appel ou de solliciter des mesures provisoires à la Cour d’appel fédérale. À cette fin, et étant donné que la quasi-totalité du dossier de demande du commissaire est accessible au public dans le dossier de la Cour, il est efficace d’ordonner que l’ordonnance provisoire de confidentialité demeure en place pendant 10 jours après que la Cour a rendu son ordonnance sur la présente requête.

[85] Je souhaiterais souligner le travail des avocats des deux parties qui est reflété dans leurs observations écrites, de même que les savantes observations orales formulées par M. Li et M. Clarke au sujet de la présente requête.


ORDONNANCE dans le dossier T-1551-21

 

  1. La requête visant à obtenir une ordonnance en vertu de l’article 151 des Règles est rejetée.

  2. L’ordonnance provisoire de confidentialité datée du 20 octobre 2021 cessera d’avoir effet 10 jours suivant la date de la présente ordonnance.

  3. La version confidentielle de l’ordonnance de la Cour datée du 22 octobre 2021 ne sera plus confidentielle après un délai de 10 jours suivant la date de la présente ordonnance.

  4. Il n’y a aucune adjudication de dépens.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1551-21

 

INTITULÉ :

LE COMMISSAIRE DE LA CONCURRENCE c GOOGLE CANADA CORPORATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO) (VIDÉOCONFÉRENCE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JUIN 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE.

 

DATE DES MOTIFS :

le 1er août 2023

 

COMPARUTIONS :

Ian Clarke

Hugh Craig

POUR LE DEMANDEUR

 

Chenyang Li

Elisa Kearney

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Services juridiques du Bureau de la concurrence

 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Davies Ward Phillips & Vineberg LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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