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Date: 20230818

Dossier: IMM-4845-22

Référence: 2023 CF 1121

Ottawa (Ontario), le 18 août 2023

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

MAXO LAUTURE

partie demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Lauture [le demandeur] est un citoyen haïtien qui a également sa résidence permanente au Mexique. La Section d’appel des réfugiés [SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] selon laquelle le demandeur est exclu de la protection offerte par le Canada par le biais de l’article 1E de la Convention des Nations Unies relatives au statut des réfugiés, 28 juillet 1951 189 RTNU 137, RT Can 1969 no 6 [Convention] et de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], parce qu’il n’a pas établi qu’il faisait face à un risque ou une possibilité sérieuse de persécution dans son pays de résidence, le Mexique. Le demandeur sollicite désormais le contrôle judiciaire de la décision de la SAR [la Décision].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Le demandeur ne m’a pas convaincu que la Décision de la SAR est déraisonnable à la lumière de la preuve et des arguments soumis devant la SAR. De plus, les procédures adoptées par la SPR et la SAR n’ont pas violé le droit du demandeur à l’équité procédurale.

II. Faits

[3] Le demandeur a quitté Haïti pour se rendre au Mexique où il a vécu pendant 11 ans et a obtenu sa résidence permanente grâce à la mère de son enfant qui est citoyenne du Mexique. Il affirme être retourné à Haïti en 2013 en raison du climat de discrimination raciale qu’il vivait au Mexique. Par la suite, le 22 septembre 2016, il a quitté définitivement Haïti pour se rendre aux États-Unis en raison de menaces qui lui ont été proférées.

[4] Le 4 septembre 2017, M. Lauture est arrivé au Canada et a demandé l’asile.

[5] Dans sa demande d’asile, le demandeur a sollicité la protection du Canada à la fois contre son pays de résidence, le Mexique et contre son pays de nationalité, Haïti.

[6] Pour le Mexique, le demandeur a demandé la protection du Canada en vertu de l’article 96 de la LIPR aux motifs d’une crainte d’être persécuté en raison de sa race, de sa nationalité et de son appartenance à des groupes sociaux à titre de « leader social » ou de « défenseur des droits des membres de la communauté afro-mexicaine et/ou immigrants du Mexique ».

[7] Pour Haïti, il a demandé le statut de réfugié aux motifs d’une crainte d’être persécuté en raison d’une opinion politique réelle ou imputée et/ou d’une appartenance au groupe social des leaders sociaux. Il allègue avoir reçu des menaces de mort à cause des positions qu’il véhiculait dans les médias et à la radio.

[8] Il a subsidiairement sollicité le statut de personne à protéger en vertu de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR contre les deux pays.

[9] La SPR a effectué une analyse du risque auquel faisait face le demandeur dans son pays de résidence, le Mexique, avant de déterminer s’il était visé par l’article 1E de la Convention et l’article 98 de la LIPR.

[10] Après cette analyse, la SPR a conclu que le demandeur était exclu par l’effet combiné de la section E de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR et a rejeté sa demande d’asile. Les deux questions déterminantes étaient « le fondement objectif de la crainte alléguée » contre le Mexique ainsi que le manque de crédibilité.

III. Décision contestée

[11] En appel devant la SAR, le demandeur a invoqué le manquement à l’équité procédurale et a présenté de nouveaux éléments de preuve qui démontraient l’existence d’un fondement objectif à sa crainte de persécution au Mexique.

[12] Après avoir procédé à une analyse indépendante du dossier, la SAR a convenu que la question déterminante était l’exclusion selon l’article 1E de la Convention. Le demandeur n’a pas contesté la conclusion voulant qu’il soit un résident permanent du Mexique et n’a pas nié avoir essentiellement les mêmes droits que les citoyens mexicains.

[13] La SAR a confirmé que la décision de la SPR d’évaluer les risques pour le demandeur au Mexique était correcte et qu’aucun manquement à l’équité procédurale n’a été commis.

[14] La SAR a rejeté la présentation de certains nouveaux éléments de preuve et a confirmé le rejet de la demande d’asile du demandeur. Elle a conclu que le demandeur ne serait pas persécuté à son retour au Mexique et qu’il était donc exclu par l’effet combiné de l’article 98 de la LIPR et de l’article 1E de la Convention.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[15] Les trois questions déterminantes sont les suivantes :

  1. La SAR a-t-elle violé le droit du demandeur à l’équité procédurale?

  2. Est-ce que le demandeur est exclu en vertu de l’article 1E de la Convention et de l’article 98 de la LIPR?

  3. La Décision de la SAR est-elle déraisonnable quant à la crainte de persécution du demandeur au Mexique?

[16] La norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la raisonnabilité. Il n’y a aucune raison de déroger à la présomption que cette norme s’applique (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17, 23-25).

[17] Quant à la question portant sur l’équité procédurale, la norme applicable est « particulièrement bien reflétée dans la norme de la décision correcte », même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP] au para 54).

[18] La Cour d’appel fédérale [CAF] précisait d’ailleurs dans CFCP au paragraphe 56, que :

[56] Peu importe la déférence qui est accordée aux tribunaux administratifs en ce qui concerne l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire de faire des choix de procédure, la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu une possibilité complète et équitable d’y répondre. Cela pourrait s’avérer problématique si une décision a priori sur la question de savoir si la norme de contrôle applicable est la norme de la décision correcte ou la norme de la décision raisonnable donnait une réponse différente à ce qui est une question singulière fondamentale à la notion de justice ― a-t-on accordé à la partie le droit d’être entendue et la possibilité de connaître la preuve qu’elle doit réfuter? L’équité procédurale n’est pas sacrifiée sur l’autel de la déférence.

[19] Il va sans dire que « l’équité procédurale concerne la manière avec laquelle une décision a été rendue, plutôt que l’essence de la décision comme l’a à juste titre observé le juge Binnie dans l’arrêt S.C.F.P. c. Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 R.C.S. 539, au paragraphe 102. Ce qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non » (Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

V. Analyse

A. La SPR et la SAR n’ont pas violé le droit du demandeur à l’équité procédurale

[20] Premièrement, le demandeur soumet qu’il a été empêché de soumettre des éléments de preuve pertinents à la prise de décision de la SPR puisque le Commissaire ne l’a pas averti que l’une des questions déterminantes était le « fondement objectif » de sa crainte vis-à-vis le Mexique. Il affirme qu’il aurait pu déposer des soumissions écrites et des preuves additionnelles avant qu’une décision ne soit rendue pour répondre aux incertitudes de la SPR, au lieu d’être limité aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR devant la SAR. Le demandeur se base sur l’arrêt Gomes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 419 au paragraphe 12 et sur la décision Kerimu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 264 au paragraphe 27 pour appuyer son argument.

[21] Le demandeur affirme que la SAR a erré en concluant que la SPR n’avait pas commis de manquement à l’équité procédurale au sujet de la « question déterminante ».

[22] Sur ce point, le demandeur soumet que la SPR a étudié sa revendication par rapport à son pays de résidence, le Mexique, et a trouvé que la crainte objective était la question déterminante. Elle n’a pas informé le demandeur alors qu’elle aurait dû le faire, car la décision Zeng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2010 CAF 118 [Zeng] oblige seulement au décideur d’étudier le risque auquel serait exposé le demandeur dans son pays d’origine et non dans son pays de résidence. Le demandeur soumet que s’il avait su qu’une telle analyse aurait été faite par rapport au pays de résidence, il aurait fourni plus de preuves.

[23] En d’autres termes, le demandeur soumet que la SPR a omis de l’aviser que la question déterminante était la crainte objective au Mexique, ce qui contrevient aux principes d’équité procédurale.

[24] Or, comme le soulève le demandeur dans son mémoire, la SPR a bien noté que la question de l’exclusion en vertu de l’article 1E était l’une des questions déterminantes, et a aussi avisé le demandeur que la question du risque de persécution au Mexique, son pays de résidence, était en jeu.

[25] De plus, comme le mentionne la SAR au paragraphe 23 de ses motifs, le demandeur a même soumis de nouvelles preuves à l’audience devant la SPR sur la situation de discrimination vécue par les noirs au Mexique. Ainsi, le demandeur savait que la question était pertinente. Il savait que le Ministre interviendrait et que l’exclusion de l’article 1E et sa crédibilité étaient contestées. Il n’a donc pas été empêché de présenter une défense pleine et entière. Par conséquent, le demandeur devait s’attendre à ce que la SPR analyse la question du risque dans son pays de résidence avant de conclure que l’exclusion s’appliquait (voir Jean c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 242 [Jean]).

[26] Tel que l’a spécifié la SAR au paragraphe 23, la crainte est une question sous-jacente lorsqu’il s’agit de l’exclusion de l’article 1E et la SPR n’avait pas à aviser le demandeur de tous les tenants et aboutissants qui découlent des arrêts Shamlou c Canada (MCI), (1995), 103 FTR 241 [Shamlou] et Zeng.

[27] La SAR et la SPR n’ont pas manqué à leur obligation d’équité procédurale. La question du risque dans le pays de résidence faisait partie de la question déterminante, laquelle incluait implicitement une analyse de la crainte subjective et objective de persécution dans le pays de résidence.

B. La SAR devait analyser la question de l’analyse du risque dans le pays où le demandeur a une résidence permanente avant de vérifier si l’exclusion de l’article 1E s’appliquait

[28] L’article 1E de la Convention énonce qu’une personne qui jouit des droits et obligations attachés à la possession de la nationalité du pays dans lequel elle a établi sa résidence est exclue de l’application de la Convention :

Convention

Convention

1 E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

1 E. This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

[29] L’article 98 de la LIPR prévoit qu’une personne visée par l’article 1E de la Convention ne peut se voir reconnaître la qualité de réfugié ou de personne à protéger au Canada :

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

Exclusion — Refugee Convention

98 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

[30] En 2010, la CAF a établi dans Zeng au paragraphe 28 qu’il fallait tout d’abord se questionner à savoir si un demandeur a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays avant de conclure à l’application de l’exclusion:

[28] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[31] Ce paragraphe s’inscrivait dans un débat existant alors à savoir s’il fallait évaluer le risque ou la possibilité sérieuse de persécution dans le pays tiers où le demandeur détient un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays, ou si le demandeur devient exclu d’emblée en vertu de l’article 98 de la LIPR et de l’exclusion en vertu de l’article 1E de la Convention. Si tel était le cas, il ne faut pas évaluer la question du risque de persécution dans le pays de résidence.

[32] Par exemple, dans Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97, le juge Pamel s’est arrêté au premier volet de l’analyse de Zeng en affirmant que si le demandeur avait sensiblement les mêmes droits que les ressortissants du pays dont il avait la résidence, l’analyse s’arrêtait là :

1) Remarques préliminaires sur le critère développé dans l’arrêt Zeng

[33] La présente affaire nous offre l’occasion d’apporter des précisions au sujet du cadre d’analyse de l’article 1E de la Convention. Dans l’arrêt Zeng, la Cour d’appel fédérale a établi un critère qui sert de point de départ à toute l’analyse de l’article 1:

[28] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a‑t‑il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[34] Ce critère comprend trois volets. Au premier volet, il faut se demander si le demandeur a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants du pays en question. C’est ici qu’il faut examiner si le demandeur bénéficie essentiellement des mêmes droits qu’un ressortissant du pays visé par l’article 1E de la Convention. Cette analyse concerne les droits et protections fournis par l’État visé par l’article 1E de la Convention.

[…]

[37] Si la réponse est affirmative, l’exclusion codifiée à l’article 1E s’applique (Zeng, au paragraphe 28). L’analyse s’arrête là.

[33] Par contre, dans Jean, la juge Gagné (maintenant juge en chef adjointe) a plutôt spécifié que même si le demandeur avait sensiblement les mêmes droits que les ressortissants de son pays de résidence, il n’était pas directement exclu. Une analyse du risque dans ce pays de résidence devait quand même être effectuée avant de conclure à l’application de l’exclusion. Elle a expliqué les deux positions qui sont en conflit:

[23] Le demandeur ne s’est pas prononcé alors que le défendeur soumet que la SPR doit « examiner les risques allégués par un demandeur d’asile à l’égard d’un pays visé par la section E de l’article premier de la Convention » et que l’« étape à laquelle l’examen du risque dans le pays visé est complétée n’est pas une question déterminante ou susceptible d’entrainer une erreur dans l’application de la LIPR, puisque l’existence d’un risque ou d’une crainte raisonnable de persécution dans le pays visé fera échec à l’application de la clause d’exclusion ». Un peu plus loin, le défendeur précise sa pensée et ajoute que « du moment qu’il est déterminé qu’il existe un risque ou une crainte raisonnable de persécution dans le pays visé, la clause d’exclusion de la section E de l’article premier de la Convention ne peut s’appliquer. Ainsi, que cette crainte soit étudiée avant ou après la considération du statut de la personne à titre de résident ayant des droits et obligations analogues à celui qui possède la nationalité du pays visé ne porte pas à conséquence. »

[24] Avec respect, je vois une contradiction dans la position prise par le défendeur. Si un individu ne peut être visé par l’article 1E de la Convention s’il risque la persécution dans son pays de résidence, l’analyse du risque à l’égard de ce dernier pays doit nécessairement se faire avant de conclure que l’individu est visé par l’article 1E de la Convention puisqu’une fois cette conclusion retenue, l’individu est exclu de la protection du Canada.

[…]

[26] À mon avis, deux interprétations du mécanisme offert par les articles 1E de la Convention et 98 de la LIPR sont possibles. La première nécessite que l’on complète le texte de l’article 1E de la Convention alors que la seconde nécessite que l’on complète le texte de l’article 98 de la LIPR.

[27] On peut interpréter l’article 1E comme nécessitant une analyse du risque à l’égard du pays de résidence avant de conclure à la non-application de la Convention. On devrait donc interpréter cet article comme se lisant ainsi (l’emphase est mise sur l’ajout) :

(Convention) 1 E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays et ne craignant pas d'être persécutée dans ce pays du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ou d’être exposée au risque de torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitement ou peines cruels ou inusités, alors qu’elle ne peut bénéficier de la protection de ce pays et que le risque est présent dans tout le pays.

[28] Dans ce premier cas de figure, l’analyse du risque à l’égard du pays de résidence doit nécessairement se faire avant de conclure à l’application de l’article 1E de la Convention.

[29] Toutefois, il est également possible d’interpréter l’article 98 de la LIPR comme ne limitant l’exclusion de la protection du Canada qu’à l’égard du risque de retour dans le pays de citoyenneté du demandeur d’asile. L’article 98 devrait alors se lire comme suit (à nouveau l’emphase est mise sur l’ajout nécessaire) :

(LIPR) 98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger à l’égard de son pays de citoyenneté.

[30] Dans ce second cas de figure, l’analyse du risque à l’égard du pays de résidence peut se faire en tout temps.

[Emphase dans l’original et soulignements ajoutés.]

[34] Le juge Shore résume aussi bien le débat dans Mwano :

[21] Le demandeur soulevait ici un motif de persécution quant à son pays de résidence, par opposition à son pays de nationalité (la RDC). Lorsqu’un demandeur d’asile soulève un motif de persécution quant à son pays de nationalité alors qu’il est autrement exclu en vertu de l’article 1E de la Convention, la jurisprudence de cette Cour est claire : ce demandeur d’asile ne peut avoir le statut de réfugié ou de personne à protéger en vertu de la LIPR, et la SPR ou la SAR n’a pas à effectuer cette analyse (Augustin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1232 au para 34; Saint-Fleur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 407 au para 10; Milfort-Laguere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1361 au para 46). Lorsqu’un demandeur d’asile autrement exclu par l’application de l’article 1E soulève un motif de persécution quant à son pays de résidence, il demeure à ce jour un certain débat jurisprudentiel à savoir si la SPR ou la SAR doit effectuer l’analyse quant au pays de résidence [citations omises]. Dans la décision Celestin, le juge Pamel a certifié la question suivante :

Si le décideur a déjà conclu que le demandeur d’asile a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de son pays de résidence (une réponse affirmative au premier volet du critère établi dans l’arrêt Zeng), doit-il prendre en considération la crainte ou le risque soulevé par le demandeur d'asile dans son pays de résidence avant de l’exclure par l’effet combiné des articles 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[22] Dans la décision Saint Paul, la juge St-Louis a certifié la même question. Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a porté en appel cette décision.

[23] Au regard du droit et de la jurisprudence applicable, je dois conclure que la SAR se devait d’effectuer l’analyse du risque du demandeur quant à son pays de résidence. Tout comme mon collègue le juge Annis, je considère qu’une interprétation indument textuelle et restrictive de l’article 98 de la LIPR et de l’article 1E de la Convention imposerait un résultat incohérent et contraire aux objectifs de la LIPR (Constant c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 990 aux para 36-39). L’objectif de l’article 1E de la Convention est d’assurer qu’une personne qui fuit son pays de nationalité ne peut demander l’asile dans un tiers pays alors qu’elle peut déjà résider dans un autre pays. Si le demandeur d’asile craint d’être persécuté à la fois dans son pays de nationalité et de résidence (ce qui est le cas ici), cette interprétation ne refléterait pas l’esprit de l’ensemble de la loi et serait contraire aux obligations internationales du Canada qu’il ne puisse demander la protection du Canada du simple fait qu’il ait le droit de résidence dans les deux pays.

[24] Il s’agit par ailleurs de l’interprétation privilégiée à la fois par les auteurs Hathaway et Foster, et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés [UNHCR]. Hathaway et Foster interprètent l’article 1E au même effet que la juge Gagné l’a proposé dans Jean, c’est-à-dire en y lisant implicitement comme limite intrinsèque la protection dans le pays de résidence (The Law of Refugee Status, 2e éd (Cambridge (Royaume-Uni) : Cambridge University Press, 2014) à la page 509). Quant au UNHCR, il écrit dans son guide d’interprétation de la Convention :

[traduction] Même si les autorités compétentes d’un pays où la personne réside peuvent considérer qu’elle a les droits et les obligations afférents à la possession de la nationalité de ce pays, ce fait n’exclut pas la possibilité que lorsque cette personne est à l’extérieur de ce pays, elle puisse néanmoins avoir une crainte fondée de persécution si elle y retourne. Le fait d’appliquer l’article 1E à une telle personne, surtout lorsqu’un ressortissant de ce pays qui est dans la même situation ne serait pas exclu de la reconnaissance en tant que réfugié, nuirait à l’objet et au but de la Convention de 1951. En conséquence, avant d’appliquer l’article 1E à une telle personne, si elle soutient une crainte de persécution ou un autre préjudice grave dans le pays de résidence, un tel argument doit être évalué vis-à-vis ce pays. [La Cour souligne.]

(UNHCR Note on the Interpretation of Article 1E of the 1951 Convention relating to the Status of Refugees, au para 17.)

[Emphase dans l’original et soulignements ajoutés.]

[35] Le débat semble maintenant clos. Bien que la CAF n’ait pas directement tranché la question certifiée dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Saint Paul, 2021 CAF 246 [Saint Paul], puisque les parties se sont entendues qu’il fallait en effet considérer la question du risque dans le pays de résidence, il en ressort néanmoins que la CAF a rendu l’ordonnance suivante entérinant la position commune des parties :

CONSIDÉRANT que la Cour fédérale, en concluant comme elle l’a fait, a certifié la question suivante : « Si le décideur conclut que le demandeur d’asile, citoyen d’un pays, a un statut de résident dans un autre pays et que ce statut lui confère des droits semblables à ceux des citoyens de ce pays (une réponse affirmative au premier volet du critère établi dans l’arrêt Zeng), ce décideur doit-il prendre en considération la crainte ou le risque soulevé par le demandeur d'asile envers son pays de résidence avant de l’exclure par l’effet combiné des articles 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés et 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés? »;

CONSIDÉRANT que les parties s’entendent que la réponse à la question certifiée devrait être oui; […]

[Soulignements ajoutés.]

[36] Par conséquent, avant de refouler un demandeur en raison d’une exclusion en vertu de l’article 1E de la Convention, il faut trancher la question à savoir si le demandeur a un risque de persécution dans le pays tiers où il a un « statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays ».

[37] Ainsi, le demandeur ne peut pas revendiquer la protection du Canada alors qu’il est en mesure de retourner dans un pays où il détient le statut de résident et où il n’est pas persécuté. Par opposition, si le demandeur est persécuté dans le pays tiers où il détient le statut de résident, de même que dans son pays d’origine, il peut demander la protection du Canada à titre de réfugié.

[38] En l’espèce, l’approche choisie tant par la SPR que la SAR est celle qui fut confirmée par la CAF dans l’arrêt Saint Paul et qui bénéficie au demandeur en ce sens que tant la SPR que la SAR ont procédé à l’analyse du risque dans le pays tiers où le demandeur a le statut de résident, en évaluant si le demandeur avait une crainte ou une possibilité sérieuse de persécution au Mexique.

C. La Décision de la SAR est raisonnable quant à la crainte de persécution au Mexique

[39] En l’espèce, il faut donc premièrement déterminer si le demandeur bénéficie des mêmes droits que les citoyens au Mexique, selon l’arrêt Shamlou. En d’autres termes, le demandeur doit être en mesure de démontrer qu’il ne bénéficie pas d’un ou de plusieurs des quatre droits fondamentaux ci-dessous :

  • a)Le droit de retourner dans le pays de résidence;

  • b)Le droit de travailler librement sans restriction;

  • c)Le droit de poursuivre ses études;

  • d)Le plein accès aux services sociaux dans le pays de résidence.

[40] La SPR a examiné la preuve eu égard au critère de l’arrêt Shamlou et a conclu que le demandeur bénéficiait bel et bien des mêmes droits que les ressortissants mexicains. Le demandeur n’a pas contesté cette conclusion devant la SAR (voir les motifs de la SAR au paragraphe 30).

[41] La question ici est donc à savoir si le demandeur s’est déchargé de son fardeau de démontrer que la Décision n’est pas raisonnable quant à sa crainte ou possibilité sérieuse de persécution au Mexique.

[42] Afin de procéder à l’analyse du risque ou de la possibilité raisonnable de persécution au Mexique, la SAR devait procéder à une évaluation de la crainte subjective et objective (Sierra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 881 [Sierra]). Un demandeur peut sincèrement éprouver une crainte de persécution, mais cette crainte doit être fondée d’un point de vue objectif; c’est-à-dire qu’il doit y avoir une évaluation de la situation dans ce pays pour établir si la crainte subjective est effectivement fondée.

[43] Le demandeur soumet dans son mémoire que l’analyse effectuée par la SAR ne répond pas adéquatement aux éléments de preuve liés à sa crainte de persécution par rapport au pays de résidence et que les motifs fournis par la SAR ne satisfont pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité pour qu’une décision soit raisonnable (Vavilov au para 99).

[44] Premièrement, le demandeur affirme qu’il a fait l’objet d’une série d’incidents, lesquels l’ont poussé à fuir le Mexique pour retourner en Haïti et ensuite au Canada, et que par conséquent la SAR a erré en affirmant qu’« il ne suffit cependant pas de mentionner des documents du CND sur le Mexique pour que la preuve d’une possibilité sérieuse pour lui soit faite ».

[45] Selon le demandeur, la SAR a intégré une exigence relative à l’article 97, soit la personnalisation du risque, c’est-à-dire qu’« il serait exposé à un risque auquel les autres personnes qui se trouvent dans le pays ne sont pas généralement exposées », ce qui est incorrect dans l’analyse de l’article 96 de la LIPR. En effet, l’article 96 de la LIPR n’exige pas que le demandeur d’asile démontre qu’il ait été personnellement persécuté dans le passé (Abusamra c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 917 aux para 27-29). Le demandeur soutient donc que la SAR a exigé un fardeau supplémentaire et n’a pas tenu compte du traitement réservé aux personnes placées dans une situation semblable à celle du demandeur tel que l’exige l’article 96 de la LIPR et l’arrêt Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1990] 3 CF 250.

[46] Il soumet également que la preuve objective fournie appuie son récit selon lequel il serait à risque de comportements discriminatoires et xénophobes s’il retournait au Mexique. En appel, il a attiré l’attention du tribunal sur la preuve qui corrobore les conditions déplorables des Africains, des Haïtiens, des Afro-Mexicains, et les personnes qui n’ont pas la peau blanche au Mexique ainsi que sur la preuve de persécution, discrimination et risques pour les personnes noires comme lui.

[47] Devant la Cour, le demandeur a réitéré avoir subi de la maltraitance dans les transports publics, des agressions verbales et physiques, de la discrimination et de l’abus au niveau de l’emploi et d’avoir rencontré des difficultés pour obtenir un logement. Il allègue également avoir été victime de harcèlement et d’extorsion. Il soutient que la preuve objective corrobore ses allégations, mais que tant la SPR que la SAR ne se sont pas prononcées sur celles-ci.

[48] Le défendeur réfute ces arguments et soumet qu’il ne suffit pas de citer des articles d’inégalité au Mexique pour prouver le fondement objectif d’une crainte de persécution en vertu de l’article 96. Le défendeur soutient également que le demandeur invite la Cour à réévaluer la preuve, et que le demandeur a déjà eu toutes les opportunités de démontrer qu’il était persécuté au Mexique, mais n’a pas été en mesure de le faire (Fodor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 218 aux para 41-43).

[49] À mon avis, les motifs de la SAR en l’espèce sont raisonnables. La SAR a noté que le demandeur a le fardeau de démontrer une possibilité sérieuse de persécution s’il retourne au Mexique et précise qu’il ne suffit pas de mentionner des documents du Cartable national de documentation [CND] du Mexique pour le prouver. À cet effet, la SAR note que bien que la preuve présentée par le demandeur tend à démontrer qu’il a vécu de la discrimination, cette discrimination n’équivaut pas dans son cas à de la persécution. Notamment, la SAR a cité la décision Noël c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062, dans laquelle la juge Gagné explique :

[29] Or, pour que la discrimination à l’égard d’un individu équivaille à de la persécution, elle doit être grave et répétée et doit occasionner de graves conséquences pour l’individu. Par exemple, lorsque l’on nie à un individu ses droits humains fondamentaux comme ceux de pratiquer sa religion ou d’exercer un métier (Sefa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1190 au para 10).

[50] Tel que j’ai conclu dans Sierra, même s’il est vrai que le demandeur n’est pas tenu sous l’article 96 de la LIPR de démontrer que sa crainte de persécution est « personnalisée » puisqu’il fait partie du groupe des Afro-Mexicains, il doit tout de même démontrer que ce groupe est sujet à persécution (Sierra au para 78).

[51] Par conséquent, pour réussir selon cet argument, encore faut-il que le demandeur se décharge de son fardeau, selon la prépondérance des probabilités, de démontrer qu’il fait partie d’un groupe qui subit une persécution généralisée. Le demandeur n’a pas été en mesure de le faire. Tant la SAR que la SPR ont conclu que la preuve n’établissait pas que le demandeur subirait une possibilité sérieuse de persécution en raison de son appartenance au groupe des Afro-Mexicains, nonobstant la discrimination à laquelle ce groupe fait face – cette discrimination n’équivaut pas à de la persécution (voir Camacho v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 1507 aux para 11, 14, 28; Sebok c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1107 aux para 7, 24, 25; Donarus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1457 aux para 12, 44-47).

[52] Dans sa Décision, la SAR a également précisé qu’il fallait tenir compte du fait que le demandeur vivait en banlieue de la ville de Mexico (Amecameca) et que par conséquent sa situation n’était pas la même que celles des migrants cités dans les preuves objectives qu’il avait fournies.

[53] De plus, la SAR a aussi considéré la preuve objective démontrant que plusieurs mesures étaient mises en place par le gouvernement mexicain pour combattre la discrimination.

[54] Ainsi, la SAR a tenu compte de la situation propre au demandeur et a conclu que dans son cas, même s’il faisait partie du groupe des Afro-Mexicains au Mexique, la discrimination vécue par le groupe n’équivalait pas à de la persécution. L’analyse de la SAR est donc intelligible, claire et justifiée. Il s’agit d’une conclusion raisonnable à la lumière de la preuve objective du CND, mais également qui lui a été présentée par le demandeur lui-même.

[55] La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[56] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier et je suis d’accord qu’il n’y en a aucune.

JUGEMENT dans le dossier IMM-4845-22

LA COUR STATUE:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER:

IMM-4845-22

INTITULÉ:

MAXO LAUTURE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE:

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE:

LE 7 JUIN 2023

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE Régimbald

DATE DES MOTIFS:

LE 18 août 2023

COMPARUTIONS:

Fabiola Ferreyra Coral

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Jean-Simon Castonguay

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

ROA Services Juridiques

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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