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Date : 20230731


Dossier : T-2071-22

Référence : 2023 CF 1050

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 31 juillet 2023

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE:

EXPORTATION ET DÉVELOPPEMENT CANADA

demanderesse

et

SUNCOR ÉNERGIE INC.

SUNCOR ENERGY OIL (NORTH AFRICA) GMBH

SUNCOR ENERGY EN NAGA LIMITED

SUNCOR ENERGY LIBYA EXPLORATION B.V.

SUNCOR ENERGY VENTURES (NORTH AFRICA) LIMITED

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande d’ordonnance visant la nomination d’un arbitre conformément à la clause de résolution des différends (la clause d’arbitrage) d’une police d’assurance des risques politiques (la police).

[2] Exportation et Développement Canada (EDC) est une société d’État fédérale. Suncor Énergie Inc. (Suncor) est une société par actions canadienne constituée sous le régime de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, LRC 1985, c C-44 [la Loi].

[3] EDC, à titre d’assureur, a émis la police en 2006 à l’intention de Petro-Canada, la société remplacée par Suncor. La police offre une protection relativement aux actifs pétroliers dans plusieurs pays étrangers en cas de pertes attribuables à l’expropriation ou à la violence politique, notions qui sont définies dans la police. Suncor a fusionné avec Petro-Canada en 2009 et est devenue l’assuré visé par la police.

[4] Suncor Energy Oil (North Africa) GmbH, Suncor Energy En Naga Limited, Suncor Energy Libya Exploration BV et Suncor Energy Ventures (North Africa) Limited sont des filiales de Suncor (collectivement, les filiales).

[5] En 2015, devant l’instabilité politique affectant les activités pétrolières en Libye, Suncor a présenté une demande d’indemnisation au titre des sinistres liés à ses actifs pétroliers libyens. Un premier arbitrage a permis d’évaluer les dommages subis par Suncor et a accordé à l’entreprise une indemnité de plus de 300 millions de dollars (le premier arbitrage). Avec les intérêts, EDC a versé 347 millions de dollars et cherche maintenant à faire trancher un différend quant à ses droits de recouvrement des sommes versées (le deuxième arbitrage). Selon l’avis d’arbitrage transmis par EDC le 15 mai 2022, les actifs libyens possèdent encore une valeur importante et continuent de générer un revenu pour Suncor et ses filiales. EDC cherche à recouvrer les montants réalisés en lien avec les actifs en question jusqu’à ce que l’indemnité de 347 millions de dollars soit remboursée en totalité. Elle s’appuie sur deux motifs principaux : a) les divers droits et voies de recours dont elle bénéficie en vertu de la police (les droits de recouvrement); b) les dispositions de la Loi relatives aux abus.

[6] EDC et Suncor ont enclenché des négociations en vue de la constitution d’une formation arbitrale qui serait saisie du deuxième arbitrage. Les parties se trouvant dans une impasse, EDC a introduit la présente demande en vertu de la clause d’arbitrage.

[7] EDC et Suncor s’entendent sur la compétence de notre Cour pour agir en qualité d’autorité responsable des nominations. Les parties demandent à la Cour d’établir les critères qui devraient être pris en considération aux fins de la nomination d’un arbitre unique chargé du deuxième arbitrage puis de décider qui sera cet arbitre. EDC demande à la Cour de nommer une des huit personnes qu’elle a proposées. De son côté, Suncor a fourni le nom de quatre arbitres possibles, mais estime que deux d’entre eux sont les meilleurs candidats et demande à la Cour de nommer une de ces personnes.

[8] Même si elles ont été désignées par EDC à titre de défenderesses dans l’avis d’arbitrage, les filiales soutiennent qu’elles n’ont pas accepté de participer à un arbitrage en cas de différend avec EDC et que notre Cour n’a pas compétence pour nommer un arbitre d’une manière qui aurait un effet contraignant à leur endroit. Les filiales demandent à la Cour de les retirer de l’instance à titre de défenderesses ou, subsidiairement, de prononcer une ordonnance nommant un arbitre dont la décision serait applicable seulement à Suncor et à EDC.

[9] Les filiales n’émettent aucune opinion sur le choix de l’arbitre qui serait saisi du litige opposant Suncor et EDC ni sur la qualité de l’une ou l’autre des candidatures.

II. Les questions en litige

[10] La demande en l’espèce soulève cinq questions :

  1. La question préalable no 1 : La Cour a-t-elle compétence pour nommer un arbitre unique aux fins du deuxième arbitrage?

  2. La question préalable no 2 : Les filiales devraient-elles être retirées à titre de parties à l’instance ou, subsidiairement, la Cour devrait-elle limiter la portée de son ordonnance?

  3. La question préalable no 3 : La preuve présentée par EDC soulève-t-elle des préoccupations?

  4. La principale question à trancher no 1 : Quels sont les critères appropriés pour choisir un arbitre unique aux fins du deuxième arbitrage?

  5. La principale question à trancher no 2 : Qui devrait être nommé arbitre unique aux fins du deuxième arbitrage?

[11] Au début de l’audience, Suncor a fait valoir qu’elle n’avait pas eu suffisamment de temps pour prendre connaissance des 29 décisions et articles de doctrine supplémentaires transmis par EDC le vendredi précédant l’audience prévue pour le lundi. L’entreprise n’a pas contesté l’admission des décisions et de la doctrine par la Cour; elle exprimait plutôt des doutes quant à leur utilité et a réclamé une certaine souplesse afin de pouvoir réagir aux questions inattendues qu’EDC pourrait soulever. EDC a soutenu que les décisions et articles de doctrine supplémentaires visaient simplement à répondre aux questions formulées par les défenderesses dans leurs mémoires, soit aux points B et C ci-dessus. À son avis, elle devrait être autorisée à répondre aux questions qui ont été soulevées par les défenderesses. Si la présente instance était une action, les défenderesses pourraient soulever ces questions par voie de requête et EDC aurait la possibilité d’y répondre.

[12] J’ai admis les décisions et articles de doctrine supplémentaires, car ils visent à répondre aux questions soulevées par les défenderesses. Ces dernières ont pu aborder les décisions et la doctrine en question à l’audience.

III. Analyse

A. La question préalable no 1 : La Cour a-t-elle compétence pour nommer un arbitre unique aux fins du deuxième arbitrage?

[13] EDC et Suncor s’entendent sur la compétence de notre Cour pour nommer un arbitre unique aux fins du deuxième arbitrage. Les filiales reconnaissent que la Cour est bien l’autorité responsable des nominations; cependant, elles affirment que cette compétence est limitée à la nomination d’un arbitre qui tranchera le différend opposant EDC et Suncor.

[14] Selon les parties, il s’agit en l’espèce du premier cas où la Cour fédérale agit en qualité d’autorité responsable des nominations. Elles n’ont pu trouver aucune décision, publiée ou pas, où la Cour aurait assumé ce rôle, et je n’ai pas pu en retracer non plus. Puisqu’il semble que ce soit la première fois que la Cour fédérale agisse à ce titre, je présenterai les observations des parties quant à la source de cette compétence de la Cour. Je suis convaincue que notre Cour possède la compétence d’agir en qualité d’autorité responsable des nominations.

[15] La clause d’arbitrage est rédigée en ces termes :

[traduction]
8.18 a) Les différends, controverses ou demandes attribuables ou liés à la présente police, au non-respect des modalités de la police ou encore à l’invalidité ou à la résiliation de celle-ci sont réglés par arbitrage, conformément au Règlement d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (la CNUDCI), tel qu’il a été adopté dans la Loi sur l’arbitrage commercial du Canada, à moins d’indication contraire dans les présentes.

8.18 b) Dans un délai de deux mois suivant la réception d’une demande d’arbitrage présentée par une partie, l’assuré et l’assureur nomment un arbitre. Si les parties ne peuvent s’entendre sur le choix de l’arbitre, l’assuré ou l’assureur peuvent l’un ou l’autre demander à la Cour fédérale du Canada de nommer un arbitre en conformité avec le Règlement d’arbitrage de la CNUDCI. Sauf convention contraire, l’arbitrage se déroule à Ottawa et en anglais.

[…]

[16] La compétence de la Cour fédérale lui est conférée par le législateur et la Cour doit agir dans les limites de ses pouvoirs légaux. Les parties soutiennent que la compétence conférée à la Cour par la loi lui permettant d’agir comme autorité responsable des nominations prend sa source dans la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la LCF], la Loi sur l’arbitrage commercial, LRC 1985, c 17 (2e supp) [la LAC] et le Code d’arbitrage commercial, soit l’annexe 1 de la LAC [le Code].

[17] L’article 26 de la LCF prévoit ce qui suit :

26 La Cour fédérale a compétence, en première instance, pour toute question ressortissant aux termes d’une loi fédérale à la Cour d’appel fédérale, à la Cour fédérale, à la Cour fédérale du Canada ou à la Cour de l’Échiquier du Canada, à l’exception des questions expressément réservées à la Cour d’appel fédérale.

26 The Federal Court has original jurisdiction in respect of any matter, not allocated specifically to the Federal Court of Appeal, in respect of which jurisdiction has been conferred by an Act of Parliament on the Federal Court of Appeal, the Federal Court, the Federal Court of Canada or the Exchequer Court of Canada.

[18] L’article 2, le paragraphe 5(2) et l’article 6 de la LAC sont libellés comme suit :

Définitions

Definitions

2 Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

2 In this Act,

Code Le Code d’arbitrage commercial — figurant à l’annexe 1 — fondé sur la loi type adoptée par la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international le 21 juin 1985

Code means the Commercial Arbitration Code, based on the model law adopted by the United Nations Commission on International Trade Law on June 21, 1985, as set out in Schedule 1;

[…]

[…]

Restriction

Limitation to certain federal activities

5 (2) Le Code ne s’applique qu’au cas d’arbitrage où l’une des parties au moins est Sa Majesté du chef du Canada, un établissement public ou une société d’État ou qu’aux questions de droit maritime.

5 (2) The Code applies only in relation to matters where at least one of the parties to the arbitration is Her Majesty in right of Canada, a departmental corporation or a Crown corporation or in relation to maritime or admiralty matters.

[…]

[…]

Définition de tribunal ou tribunal compétent

Definition of court or competent court

6 Dans le Code, tribunal ou tribunal compétent s’entend, sauf indication contraire du contexte, de toute cour supérieure, de district ou de comté.

6 In the Code, court or competent court means a superior, county or district court, except when the context requires otherwise.

[19] The Code provides as follows:

ARTICLE PREMIER

ARTICLE 1

[…]

[…]

2 Les dispositions du présent code, à l’exception des articles 8, 9, 35 et 36, ne s’appliquent que si le lieu de l’arbitrage est situé au Canada.

(2) The provisions of this Code, except articles 8, 9, 35 and 36, apply only if the place of arbitration is in Canada.

ARTICLE 5.

ARTICLE 5

Domaine de l’intervention des tribunaux

Extent of Court Intervention

Pour toutes les questions régies par le présent code, les tribunaux ne peuvent intervenir que dans les cas où celui-ci le prévoit.

In matters governed by this Code, no court shall intervene except where so provided in this Code.

ARTICLE 6.

ARTICLE 6

Tribunal ou autre autorité chargé de certaines fonctions d’assistance et de contrôle dans le cadre de l’arbitrage

Court or Other Authority for Certain Functions of Arbitration Assistance and Supervision

Les fonctions mentionnées aux articles 11-3, 11-4, 13-3, 14, 16-3 et 34-2 sont confiées à la Cour fédérale ou à une cour supérieure, de comté ou de district.

The functions referred to in articles 11(3), 11(4), 13(3), 14, 16(3) and 34(2) shall be performed by the Federal Court or any superior, county or district court.

ARTICLE 10.

ARTICLE 10

Nombre d’arbitres

Number of Arbitrators

1 Les parties sont libres de convenir du nombre d’arbitres.

(1) The parties are free to determine the number of arbitrators.

2 Faute d’une telle convention, il est nommé trois arbitres.

(2) Failing such determination, the number of arbitrators shall be three.

ARTICLE 11.

ARTICLE 11

Nomination de l’arbitre ou des arbitres

Appointment of Arbitrators

2 Les parties sont libres de convenir de la procédure de nomination de l’arbitre ou des arbitres, sans préjudice des dispositions des paragraphes 4 et 5 du présent article.

(2) The parties are free to agree on a procedure of appointing the arbitrator or arbitrators, subject to the provisions of paragraphs (4) and (5) of this article.

3 Faute d’une telle convention :

(3) Failing such agreement,

[…]

[…]

b) en cas d’arbitrage par un arbitre unique, si les parties ne peuvent s’accorder sur le choix de l’arbitre, celui-ci est nommé, sur la demande d’une partie, par le tribunal ou autre autorité visé à l’article 6.

(b) in an arbitration with a sole arbitrator, if the parties are unable to agree on the arbitrator, he shall be appointed, upon request of a party, by the court or other authority specified in article 6.

4 Dans le cadre d’une procédure de nomination convenue par les parties, l’une d’entre elles peut prier le Tribunal ou autre autorité visé à l’article 6 de prendre la mesure voulue dans l’un des cas suivants :

(4) Where, under an appointment procedure agreed upon by the parties,

[…]

[…]

b) les parties, ou deux arbitres, ne peuvent parvenir à un accord conformément à cette procédure;

(b) the parties, or two arbitrators, are unable to reach an agreement expected of them under such procedure, or

[…]

[…]

any party may request the court or other authority specified in article 6 to take the necessary measure, unless the agreement on the appointment procedure provides other means for securing the appointment

5 La décision sur une question confiée au tribunal ou autre autorité visé à l’article 6, conformément aux paragraphes 3 et 4 du présent article, n’est pas susceptible de recours. Lorsqu’il nomme un arbitre, le tribunal tient compte de toutes les qualifications requises de l’arbitre par convention des parties et de toutes considérations propres à garantir la nomination d’un arbitre indépendant et impartial et, lorsqu’il nomme un arbitre unique ou un troisième arbitre, il tient également compte du fait qu’il peut être souhaitable de nommer un arbitre d’une nationalité différente de celle des parties.

(5) A decision on a matter entrusted by paragraph (3) or (4) of this article to the court or other authority specified in article 6 shall be subject to no appeal. The court or other authority, in appointing an arbitrator, shall have due regard to any qualifications required of the arbitrator by the agreement of the parties and to such considerations as are likely to secure the appointment of an independent and impartial arbitrator and, in the case of a sole or third arbitrator, shall take into account as well the advisability of appointing an arbitrator of a nationality other than those of the parties.

[20] D’après les dispositions précitées, je suis d’accord que notre Cour a compétence pour nommer un arbitre aux fins du deuxième arbitrage.

B. La question préalable no 2 : Les filiales devraient-elles être retirées à titre de parties à l’instance ou, subsidiairement, la Cour devrait-elle limiter la portée de son ordonnance?

[21] Selon les filiales, la compétence conférée à la Cour par la loi ne s’étend pas à la nomination d’un arbitre d’une manière qui aurait un effet contraignant à leur endroit.

[22] Les filiales avancent la thèse que l’arbitrage n’existe que par la seule volonté des parties : voir p ex Peace River Hydro Partners c Petrowest Corp, 2022 CSC 41 au para 49 [Peace River]. Les parties visées par la police sont EDC et Suncor. Les filiales sont des personnes morales distinctes de Suncor. Elles n’ont aucun droit aux termes de la police et ne sont pas les parties assurées.

[23] Les filiales font valoir que les dispositions précitées conférant une compétence à la Cour fédérale ne s’appliquent pas à elles, car le pouvoir d’intervention de la Cour est limité aux situations où les parties ont convenu d’une procédure de nomination : art 5 et 11(4)b) du Code. Les filiales n’ont pas conclu d’entente d’arbitrage avec EDC et n’ont pas convenu d’une procédure de nomination d’un arbitre. À leur avis, une inversion des rôles permet d’illustrer leur position. Par exemple, si une d’entre elles avait saisi la Cour d’une demande en vue de la nomination d’un arbitre qui trancherait un différend l’opposant à EDC, il n’y aurait pas vraiment de doute quant au fait que la Cour n’est pas compétente pour statuer sur la demande en question.

[24] Les filiales soulignent qu’elles se sont opposées à leur désignation en qualité de parties dans l’avis d’arbitrage d’EDC et ont demandé à celle-ci de les exclure de l’arbitrage. En réponse à la demande en l’espèce, les filiales soulignent expressément dans leur avis de comparution qu’elles ne considèrent pas avoir été régulièrement constituées comme parties dans la présente instance ni que notre Cour a compétence à leur égard, étant donné qu’elles ne se sont pas soumises à la compétence de la Cour fédérale.

[25] Les filiales sollicitent une ordonnance afin d’être mises hors de cause : art 104(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Subsidiairement, elles demandent à la Cour de limiter son ordonnance en énonçant qu’elle nomme un arbitre qui tranchera le différend entre Suncor et EDC précisément.

[26] EDC répond que les filiales seront directement touchées par le deuxième arbitrage et qu’elles ne peuvent en être dissociées. Suncor détient les actifs assurés par l’intermédiaire de ses filiales. Le deuxième arbitrage concerne les droits de recouvrement à l’égard des puits pétroliers en Libye qui ont et conserveront une valeur importante. Les puits produisent actuellement du pétrole et génèrent des revenus. Les filiales de Suncor sont parties aux accords de partage de l’exploration et de la production (APEP) conclus avec la société pétrolière nationale de la Libye. Bien qu’elles n’aient pas qualité d’assuré aux termes de la police, Suncor s’est engagée à faire en sorte que les filiales se conforment aux modalités de la police. En outre, EDC affirme que plusieurs clauses de la police impliquent directement les filiales, y compris certaines modalités pertinentes au regard de la réparation qu’elle veut obtenir par la voie du deuxième arbitrage.

[27] Selon EDC, les filiales sont déjà parties au deuxième arbitrage. En effet, l’avis d’arbitrage nomme les filiales et vise à obtenir réparation contre elles, l’avis leur a été signifié et les avocats de Suncor présenteront des observations à l’arbitre en leur nom, au moins pour demander qu’elles soient mises hors de cause dans le deuxième arbitrage. EDC soutient qu’il appartient à l’arbitre de décider si les filiales sont régulièrement constituées comme parties au deuxième arbitrage. Notre Cour n’a pas le pouvoir de les mettre hors de cause dans le deuxième arbitrage, et même si elle l’avait, il conviendrait qu’elle s’en remette à l’arbitre sur ce point. Suivant le principe de compétence-compétence, qui se dégage de l’article 16 du Code, les questions touchant la compétence de l’arbitre relèvent des pouvoirs qui sont conférés à ce dernier et devraient, à tout le moins en premier lieu, être tranchées par l’arbitre lui-même : Canada (Procureur général) c Aéroports de Montréal, 2016 CF 775 aux para 34–35 [Aéroports de Montréal].

[28] Dans la présente instance, EDC fait valoir qu’elle était tenue de désigner à titre de défendeur toute personne directement touchée par l’ordonnance recherchée : art 303(1)a) des Règles. À tout le moins, l’arbitre nommé décidera si les filiales sont régulièrement constituées comme parties au deuxième arbitrage. La décision de la Cour touchera donc les filiales, et il n’était pas inopportun de les constituer comme parties aux fins de la présente instance pour leur permettre de présenter des observations. Même s’il est possible de remettre en question la nécessité de constituer les filiales comme défenderesses en l’espèce, EDC estime que leur retrait n’aurait aucune conséquence sur l’arbitrage, puisque la décision de les mettre hors cause dans le deuxième arbitrage appartiendra quand même à l’arbitre.

[29] À mon avis, les filiales ont été régulièrement constituées comme parties à la demande en l’espèce. Le rôle de la Cour dans la présente affaire consiste à nommer un arbitre qui procédera au deuxième arbitrage, et la décision de la Cour touchera les filiales.

[30] Premièrement, je suis d’accord avec EDC quand elle affirme que les filiales seront touchées par l’ordonnance de la Cour, au moins du fait que l’arbitre délimitera la compétence et décidera si les filiales ont été régulièrement constituées à titre de parties au deuxième arbitrage. L’article 16 du Code dispose qu’un tribunal arbitral (qui peut être constitué d’un arbitre unique) peut statuer sur sa propre compétence, soit en la traitant comme une question préalable, soit dans sa sentence sur le fond. Toutes les parties sont d’accord, d’un point de vue général, pour dire que les tribunaux devraient donner préséance au processus arbitral et permettre à l’arbitre d’exercer son pouvoir de se prononcer en premier lieu sur sa propre compétence : Aéroports de Montréal, aux para 34–35; voir aussi Peace River, aux para 39–41.

[31] Deuxièmement, même si les filiales ne participent pas au deuxième arbitrage à titre de défenderesses, les questions en litige entre EDC et Suncor peuvent les mettre en cause : par exemple, du fait qu’elles sont contraintes à respecter certaines clauses de la police ou en raison des droits de subrogation d’EDC.

[32] Les filiales affirment que le principe de compétence-compétence appuie leur position. Étant donné que ce devrait être l’arbitre qui statue sur le fait que les filiales sont ou non régulièrement constituées comme parties au deuxième arbitrage, notre Cour ne devrait pas nommer d’arbitre d’une manière qui aurait un effet contraignant sur les filiales.

[33] J’abonde dans le même sens que les filiales et j’estime que l’ordonnance de la Cour ne devrait pas usurper le rôle de l’arbitre. Dans son avis de demande, EDC sollicite [traduction] « une ordonnance visant à nommer un arbitre unique qui trancherait le différend commercial entre EDC, Suncor Énergie et les filiales »; selon moi, en raison de son libellé, cette demande pourrait être considérée comme un empiétement sur le rôle de l’arbitre. Pour la même raison, il ne serait pas approprié non plus de restreindre la portée de l’ordonnance en précisant que l’arbitre désigné statue uniquement sur le litige opposant Suncor et EDC. L’ordonnance ne devrait pas contenir de modalités qui pourraient être interprétées comme une décision sur les questions relevant de la compétence de l’arbitre ou qui favoriseraient la thèse de l’une ou de l’autre partie.

[34] La question de savoir si les filiales ont été régulièrement constituées comme parties à la présente demande est tout à fait distincte et ne permet pas de se prononcer sur la compétence au nom de l’arbitre. Le fait pour une partie d’avoir participé à la désignation d’un arbitre ne la prive pas du droit de soulever l’exception d’incompétence de l’arbitre : art 16(2) du Code.

[35] Bref, je ne suis pas convaincue que les filiales devraient être mises hors de cause dans la présente demande. La Cour a compétence pour agir à titre d’autorité responsable des nominations relativement au deuxième arbitrage, et son ordonnance devrait simplement servir à nommer un arbitre à cette fin. L’application de l’ordonnance ne devrait pas être restreinte à EDC et à Suncor. La Cour ne statue pas sur les limites de la compétence de l’arbitre ni sur le fait que les filiales sont régulièrement constituées parties au deuxième arbitrage. Une fois que la Cour exerce son pouvoir en nommant un arbitre, il appartient à celui-ci de trancher ces questions.

C. La question préalable no 3 : La preuve présentée par EDC soulève-t-elle des préoccupations?

[36] EDC et Suncor se fondent sur des affidavits auxquels sont joints, entre autres, la correspondance avec les candidats et des renseignements sur les qualités des candidats. EDC s’appuie sur les affidavits d’un de ses employés, Robert Caouette, et de Dennie Michielsen, parajuriste recherchiste dans un des cabinets d’avocats la représentant. Suncor a contre-interrogé MM. Michielsen et Caouette.

[37] Suncor a déposé un affidavit souscrit par Michael Munoz, un de ses employés. EDC n’a pas contre-interrogé M. Munoz et Suncor affirme que la preuve qu’il présente n’est pas contestée.

[38] Suncor mentionne trois préoccupations au sujet de la preuve d’EDC.

[39] Premièrement, Suncor soutient qu’EDC, en se fondant sur l’affidavit d’un membre de son équipe juridique, M. Michielsen, contrevient à l’article 82 des Règles. Ainsi, sauf avec l’autorisation de la Cour, un avocat ne peut à la fois être l’auteur d’un affidavit et présenter à la Cour des arguments fondés sur cet affidavit; les membres ou les employés d’un cabinet d’avocats ne devraient pas fournir de preuve concernant des questions litigieuses : art 82 des Règles; Toys “R” Us (Canada) Ltd c Herbs “R” Us Wellness Society, 2020 CF 682 aux para 10–11; Cross-Canada Auto Body Supply (Windsor) Ltd c Hyundai Auto Canada, 2006 CAF 133 aux para 4, 6.

[40] Deuxièmement, Suncor fait valoir que l’approche adoptée par EDC en contre-interrogatoire a causé un préjudice important à ses droits et l’a privée de l’occasion d’étudier valablement les qualités, l’indépendance et l’impartialité des arbitres proposés par EDC. Suncor affirme qu’EDC a refusé de laisser M. Michielsen répondre à des questions pertinentes sur les candidats proposés par la société d’État, de même que sur les communications entre ces derniers et les avocats, et qu’elle a mis fin prématurément au contre-interrogatoire de M. Michielsen. EDC s’est également opposée à des questions posées à M. Caouette sur les candidats et le processus de nomination des arbitres. Suncor affirme qu’il s’agissait de questions pertinentes et qu’il était inapproprié de la part d’EDC de s’y opposer au motif qu’elles sortaient de la portée des affidavits de MM. Michielsen et Caouette.

[41] Troisièmement, Suncor émet des doutes quant à l’intégralité de la preuve présentée par EDC au sujet de l’indépendance et de l’impartialité des arbitres. Elle soutient qu’EDC a demandé aux candidats de faire des déclarations conformes aux Lignes directrices de l’Association internationale du barreau (International Bar Association ou IBA) sur les conflits d’intérêts dans l’arbitrage international (les Lignes directrices de l’IBA). Or les parties ne se sont pas entendues sur l’application des Lignes directrices de l’IBA à l’arbitrage en l’espèce, et ces lignes directrices ne sont mentionnées ni dans la police ni dans la LAC. Suncor estime que les déclarations conformes aux Lignes directrices de l’IBA n’avaient pas une portée suffisante et ont pu avoir eu pour effet d’exclure certains renseignements pertinents, puisqu’elles ne couvrent pas certaines situations ayant une incidence sur l’indépendance et l’impartialité d’un arbitre. Par exemple, un des candidats d’EDC a été, pendant dix ans, membre du groupe d’arbitrage international d’un des cabinets d’avocats représentant la société d’État, un renseignement dont la déclaration n’était pas obligatoire en vertu des Lignes directrices de l’IBA, car le délai prescrit de trois ans était dépassé. Suncor ignore si les candidats ont exclu de l’information pertinente en raison des questions qui leur ont été posées. En outre, elle affirme avoir demandé à EDC de préciser toute situation où ses candidats ont agi à titre d’avocat ou d’arbitre pour le compte du gouvernement du Canada ou d’une entité gouvernementale, y compris des sociétés d’État, et de décrire toute relation ou toute interaction importantes antérieures entre les candidats d’EDC et la société d’État ou ses avocats. Suncor soutient qu’EDC a refusé dans une large mesure de fournir cette information.

[42] Par conséquent, Suncor estime que la preuve présentée par EDC concernant ses candidats [traduction] « doit être examinée avec beaucoup de circonspection ».

[43] EDC estime que la demande de Suncor, soit d’examiner avec circonspection la preuve qu’elle a présentée, n’équivaut pas à une demande de réparation précise et que la question relative à la preuve soulevée par l’entreprise est une [traduction] « manœuvre de diversion ».

[44] Selon EDC, l’affidavit de M. Michielsen n’enfreint pas l’article 82 des Règles. Son seul objectif est d’attester l’authenticité des documents, et il ne fournit aucun élément de preuve sur des questions litigieuses : UBS Group AG c Yones, 2022 CF 132 au para 21; AB Hassle c Apotex Inc, 2008 CF 184 au para 46; Canada c Mennes, 2004 CF 1731 au para 39; Subway IP LLC c Budway, Cannabis & Wellness Store, 2021 CF 583 aux para 14–16; Rebel News Network Ltd c Guilbeault, 2023 FC 121 au para 55 [Rebel News]. De même, l’affidavit de M. Caouette fournit de l’information contextuelle relative à la demande.

[45] EDC soutient que les contre-interrogatoires de MM. Michielsen et Caouette n’étaient pas nécessaires et que le différend qui est survenu découlait de divergences d’opinions entre les avocats quant à la portée appropriée de l’interrogatoire. Les questions adressées par Suncor à M. Michielsen en contre-interrogatoire ont dépassé la portée d’un affidavit déposé aux fins de la présentation de documents, empiété sur le secret professionnel de l’avocat et/ou le privilège relatif au litige et dépassé les connaissances dont a fait état M. Michielsen, car Suncor semblait présumer que celui-ci témoignait au nom d’une partie et était, par conséquent, tenu de se renseigner. EDC soutient que des points de désaccord semblables sont apparus lors du contre-interrogatoire de M. Caouette.

[46] EDC fait valoir que sa position était conforme aux règles régissant le contre-interrogatoire relatif à un affidavit établies dans la décision Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé) (1997), [1997] ACF no 1847, conf par 169 FTR 320 (note), 249 NR 15 (CAF) [Merck Frosst] au paragraphe 4 :

4 Il convient tout d’abord de rappeler certaines notions élémentaires. Le contre-interrogatoire n’est pas un interrogatoire préalable et il diffère de celui-ci sous plusieurs rapports importants. Plus particulièrement,

a) la personne interrogée est un témoin, et non une partie;

b) les réponses données sont des éléments de preuve, et non des aveux;

c) le témoin peut légitimement répondre qu’il ignore quelque chose; il n’est pas tenu de se renseigner;

d) on ne peut exiger d’un témoin qu’il produise un document que s’il en a la garde ou la possession, les mêmes règles s’appliquant à tous les témoins;

e) les règles relatives à la pertinence sont plus restreintes.

[47] La jurisprudence subséquente, dont l’arrêt Canada (Procureur général) c Fink, 2017 CAF 87 et la décision Rebel News, a confirmé que les principes énoncés dans la décision Merck Frosst constituent le bon cadre juridique à appliquer.

[48] Selon EDC, Suncor n’a pas demandé réparation relativement aux témoignages de MM. Michielsen ou Caouette. Suncor n’a pas été privée de l’occasion de poser des questions pertinentes en contre-interrogatoire et la Cour peut tirer des conclusions à partir de la preuve en lisant les transcriptions.

[49] EDC conteste l’affirmation de Suncor, selon laquelle sa décision de ne pas contre-interroger M. Munoz équivaut à une admission sans réserve de l’affidavit souscrit par celui-ci. Le fait qu’une partie ne procède pas à un contre-interrogatoire ne signifie pas qu’elle reconnaît la véracité de la preuve qui est présentée : Exeter c Canada (Procureur général), 2015 CAF 260 au para 9; SSE Holdings, LLC c Le Chic Shack Inc, 2020 CF 983 aux para 57–58. EDC n’a pas contre-interrogé M. Munoz parce que le témoignage de celui-ci est simple et factuel.

[50] J’estime, à l’instar d’EDC, que l’affidavit de M. Michielsen ne contrevient pas à l’article 82 des Règles. Cet affidavit présente les résultats des recherches effectuées par M. Michielsen sur les défenderesses (principalement ses recherches dans les registres des entreprises) et comporte en annexe la correspondance tirée du dossier des avocats d’EDC. Toute la correspondance est constituée des échanges entre les avocats de Suncor et les avocats d’EDC ou entre les avocats d’EDC et les candidats, avec les avocats de Suncor en copie. M. Michielsen affirme qu’il connaît le dossier de son cabinet, et il est la personne appropriée, à mon avis, pour présenter la correspondance en preuve. M. Michielsen ne témoigne pas sur des questions litigieuses, la correspondance n’est pas controversée et est censée figurer également dans le dossier des avocats de Suncor. Des éléments de preuve semblables présentés par Suncor par l’intermédiaire de M. Munoz se fondaient sur des renseignements reçus des avocats de l’entreprise.

[51] Suncor ne demande pas à la Cour d’exclure la preuve présentée par EDC et n’affirme pas non plus que cette preuve est inexacte ou non fiable. L’entreprise est plutôt préoccupée par le fait qu’EDC, en demandant aux candidats de faire des déclarations conformément aux Lignes directrices de l’IBA, en refusant de répondre à ses questions sur les relations ou les interactions avec les candidats et en la privant de la possibilité d’obtenir de l’information sur le sujet au moyen de contre-interrogatoires, présente une preuve qui pourrait être incomplète.

[52] Par contre, je ne crois pas que les lettres de Suncor aux candidats étaient formulées en des termes plus larges que celles d’EDC. Les lettres de Suncor étaient plus générales (l’entreprise y demandait aux candidats d’attester l’absence de tout conflit d’intérêts et de déclarer toute situation susceptible d’entacher leur indépendance et leur impartialité), tandis que les lettres d’EDC étaient plus précises (les candidats devaient attester l’absence de tout conflit d’intérêts et déclarer toute situation susceptible d’entacher leur indépendance et leur impartialité conformément aux Lignes directrices de l’IBA). Cependant, les lettres d’EDC n’encourageaient pas les candidats à y répondre de façon partielle ou limitée et, en fait, ils ont offert des réponses détaillées et franches.

[53] En outre, je suis d’avis qu’EDC n’était pas tenue d’agir comme intermédiaire entre ses candidats et Suncor. Les candidatures ont été proposées avec la prémisse que l’arbitre chargé du deuxième arbitrage serait nommé conjointement par les parties. Suncor a reçu en copie toute la correspondance avec les candidats d’EDC, et si elle avait souhaité obtenir des candidats de l’information supplémentaire, elle aurait pu s’adresser à eux directement.

[54] Au sujet des renseignements qu’elle aurait [traduction] « refusé dans une large mesure de fournir » à la demande de Suncor, EDC a répondu n’être au fait d’aucun cas où elle avait embauché ou nommé un des candidats qu’elle proposait. La société d’État s’est opposée à d’autres demandes au motif qu’elles dépassaient son champ de connaissances ou que leur portée était exagérée. En outre, comme je le mentionne ci-dessus, les candidats d’EDC ont fourni des déclarations détaillées. Je ne suis pas convaincue que Suncor a été privée de l’occasion d’étudier valablement les qualités, l’indépendance et l’impartialité des arbitres proposés par EDC.

[55] Je suis d’accord avec Suncor qu’EDC n’avait pas de motif valable pour mettre fin au contre-interrogatoire de M. Michielsen. Selon moi, il aurait été préférable que l’avocat de Suncor demande à ce que ses questions soient consignées au dossier de l’instance et que l’avocat d’EDC fasse de même pour ce qui est de ses objections.

[56] Toutefois, je ne suis pas convaincue au bout du compte que la conduite d’EDC a nui à la capacité de Suncor de juger des qualités, de l’indépendance et de l’impartialité des arbitres proposés par la société d’État. Je suis consciente que l’avocat de Suncor a été privé de la possibilité de faire consigner toutes ses questions au dossier de l’instance, mais celles qu’il a posées n’avaient qu’un rapport ténu avec les questions à trancher en l’espèce. Les candidats eux-mêmes ont fourni des déclarations détaillées. Suncor avait le loisir, si elle le jugeait nécessaire, de leur demander directement des renseignements supplémentaires. J’ajouterais que l’obligation d’indépendance et d’impartialité d’un arbitre est de nature perpétuelle et que Suncor aura toujours la possibilité de faire valoir ses préoccupations à ce sujet auprès de l’arbitre.

D. La principale question à trancher o 1 : Quels sont les critères appropriés pour choisir un arbitre unique aux fins du deuxième arbitrage?

(1) Les observations des parties

[57] EDC soutient que la Cour devrait se reporter aux sources suivantes pour décider des critères qu’elle utilisera afin de choisir un arbitre qui sera chargé du deuxième arbitrage : (i) la police (qui est le point de départ); (ii) la nature du différend; (iii) les critères proposés par EDC; (iv) les critères proposés par Suncor.

[58] Selon EDC, les différences entre ses critères et ceux de Suncor reflètent des points de vue divergents quant à la portée du deuxième arbitrage. EDC a proposé des candidats qui possèdent une vaste expérience en arbitrage international. Les arbitres proposés par Suncor possèdent de l’expérience principalement en qualité de membres de la magistrature spécialisés en contentieux civil au Canada.

[59] Contrairement à la compétence des tribunaux judiciaires, qui tire son origine du principe de la territorialité, EDC est d’avis que celle des formations arbitrales se fonde sur le principe de l’autonomie des parties. Le pouvoir d’un arbitre de résoudre les différends repose uniquement sur la volonté des parties : Dell Computer Corp c Union des consommateurs, 2007 CSC 34 au para 51. Parmi les avantages offerts par l’arbitrage, il y a la liberté de déterminer les règles de procédure et de choisir les décideurs possédant une expertise pertinente : Peace River, au para 46. Selon la conception moderne, l’arbitrage constitue un processus autonome et indépendant auquel les parties acceptent de soumettre leurs différends afin qu’ils soient réglés par un arbitre plutôt que par les tribunaux judiciaires : Ibid.

[60] Dans la présente instance, d’après EDC, les parties ont exercé leur autonomie en s’appuyant sur des documents internationaux. Dans la clause d’arbitrage, les parties ont convenu de régler tout différend attribuable ou lié à la police [traduction] « par arbitrage, conformément au Règlement d’arbitrage de la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (la CNUDCI), tel qu’il a été adopté dans la [Loi] » et les parties ont aussi accepté que la Cour fédérale puisse nommer un arbitre [traduction] « en conformité avec le Règlement d’arbitrage de la CNUCDI ». Même si la LAC reprend effectivement, dans le Code, une forme de la loi type sur l’arbitrage commercial de la CNUDCI, la loi type en question concorde avec le Règlement d’arbitrage de la CNUDCI. Cette loi type devait servir à établir un cadre juridique moderne afin d’encourager le recours à l’arbitrage commercial international. Elle apporte une plus grande certitude et une meilleure prévisibilité en cas de différends commerciaux internationaux et reconnaît que l’arbitrage constitue un mécanisme distinct et indépendant des systèmes judiciaires nationaux : J Brian Casey, Arbitration Law of Canada: Practice and Procedure, 4e éd (Huntington, New York, Juris, 2022) à la p 23.

[61] EDC est d’avis que le paragraphe 11(5) du Code reflète l’approche moderne. Il énonce que la Cour, lorsqu’elle nomme un arbitre, doit tenir compte de toutes les qualifications requises de l’arbitre par convention des parties et de toutes considérations propres à garantir la nomination d’un arbitre indépendant et impartial et, lorsqu’elle nomme un arbitre unique ou un troisième arbitre, elle doit tenir compte également du fait qu’il peut être souhaitable de nommer un arbitre d’une nationalité différente de celle des parties.

[62] EDC souligne que la police est d’application mondiale. Elle a été émise en conformité avec le mandat d’EDC à titre d’agence canadienne de crédit à l’exportation et englobe toute activité exercée hors du Canada.

[63] Quant à la nature du différend, EDC estime que le deuxième arbitrage possède une portée [traduction] « nettement internationale ». Il concerne des actifs pétroliers en Libye que les filiales de Suncor exploitent en vertu des APEP. Ces accords jouent un rôle central dans le différend, parce que ce sont eux qui permettent de valoriser les actifs et les revenus tirés de l’exploitation de ces derniers. Ils sont régis par le droit libyen.

[64] Par contre, le premier arbitrage, selon EDC, avait un caractère essentiellement national. Suncor a présenté une demande d’indemnisation en vertu de la police à cause de la baisse des rentrées de fonds attribuable à la violence politique en Libye. EDC et Suncor ne s’entendaient pas sur la valeur des pertes subies, et Suncor a enclenché le premier arbitrage. Un des principaux enjeux de cet arbitrage avait trait à la méthode utilisée par Suncor pour évaluer ses pertes, compte tenu de l’interprétation de certaines clauses de la police. L’arbitre responsable du premier arbitrage ne s’est pas prononcé sur les droits de recouvrement d’EDC :

[traduction]
QUESTION EN LITIGE NO 5 : DROITS DE RECOUVREMENT D’EDC

273. EDC soutient que l’article 8.9 de la police lui confère des droits de recouvrement et qu’elle est donc fondée à recevoir les revenus que Suncor tire des actifs libyens jusqu’à ce qu’elle ait recouvré la totalité du pourcentage d’assurance de la perte nette. EDC n’a présenté aucun élément de preuve sur la question des droits de recouvrement.

274. Un seul témoin a traité de cette question : Andreas Granig, qui a précisé que les coûts engagés par Suncor postérieurement à la date du sinistre étaient de loin supérieurs à ses revenus.

275. Suncor fait valoir que ce fondement probant limité ne me permet pas d’examiner les questions découlant de la subrogation aux fins du recouvrement. Je suis d’accord.

276. Suncor souligne que les parties ont montré dans le passé qu’elles sont capables de collaborer en vue de résoudre la question des droits de recouvrement. Suncor et EDC ont conclu un accord de recouvrement dans une autre situation. Suncor est ouverte à conclure une entente semblable dans la présente instance, à la condition d’être d’abord indemnisée au titre de sa perte nette.

277. Dans ces circonstances, je ne statue pas sur la question des droits de recouvrement.

[65] En dernier lieu, au sujet des critères proposés par les parties, EDC soutient qu’elle a fait les suggestions suivantes à Suncor pour ce qui est du choix de l’arbitre. Selon elle, ces critères permettront de choisir l’arbitre qui possède l’expérience et les compétences requises pour mener à bien le deuxième arbitrage :

[traduction]

Le candidat retenu doit être un avocat spécialisé en arbitrage international.

Le candidat retenu doit posséder une vaste expérience en qualité d’arbitre unique ou de président d’un tribunal administratif siégeant seul qui a déjà tranché des différends d’importance, complexes et de portée internationale.

Le candidat retenu doit être d’une nationalité différente de celle d’EDC, de Suncor ou des filiales et ne pas être non plus un ressortissant d’un des principaux pays où ces entités exercent leurs activités.

Le candidat retenu doit avoir une formation ou une expérience en common law et en droit civil (la police est essentiellement régie par les lois ontariennes ainsi que les lois fédérales du Canada et le lieu d’arbitrage est situé à Ottawa, mais les APEP sont essentiellement régis par le droit libyen et le lieu d’arbitrage est situé à Paris).

Le candidat retenu doit posséder de l’expérience dans le secteur pétrolier et gazier international.

Le candidat retenu doit posséder de l’expérience dans le règlement de différends qui touchent des actifs en Afrique du Nord ou à tout le moins au Proche-Orient.

Il est souhaitable que le candidat retenu possède de l’expérience dans le contentieux en assurance, particulièrement en assurance des risques politiques; toutefois, ce critère n’est pas essentiel, car il pourrait restreindre le bassin de candidats qui sont disponibles ou satisfont aux autres paramètres.

Il est souhaitable que le candidat retenu ait déjà travaillé avec des agences de crédit à l’exportation (p ex, avoir soutenu et développé les exportations de même que la capacité des entreprises nationales à faire du commerce à l’étranger et à tirer parti des débouchés commerciaux internationaux); toutefois, ce critère n’est pas essentiel, car il pourrait restreindre le bassin de candidats qui sont disponibles ou satisfont aux autres paramètres.

[66] En raison de la complexité des questions de fond et de procédure qui doivent être tranchées lors du deuxième arbitrage, EDC considère que le candidat idéal pour exercer les fonctions d’arbitre unique doit nécessairement posséder une longue expérience en qualité de président d’arbitrages similaires complexes et de portée internationale, particulièrement des arbitrages régis par le Règlement d’arbitrage de la CNUDCI. EDC demande à la Cour d’accorder un poids déterminant à ce critère. Il est possible qu’aucun candidat ne possède toutes les qualités recherchées, alors EDC invite la Cour à soupeser tous les critères de manière globale et en tenant compte de toutes les facettes de la présente affaire.

[67] Suncor propose deux critères déterminants et trois critères secondaires. Ainsi, elle est d’avis que l’arbitre doit absolument répondre aux critères suivants : (i) être indépendant et impartial; (ii) être qualifié pour appliquer les lois de l’Ontario aux fins de l’interprétation de la police. Les critères secondaires d’après l’entreprise sont : (i) l’expérience dans le secteur pétrolier et gazier; (ii) l’expérience en matière d’arbitrage et de règlement des différends; (iii) d’autres considérations pratiques, notamment la réduction des coûts au minimum et l’efficience.

[68] EDC est d’avis que les critères proposés par Suncor ne correspondent pas à la volonté des parties telle qu’elle se reflète dans le contrat. Elle soutient que Suncor a [traduction] « inventé » le critère déterminant selon lequel l’arbitre doit être qualifié pour appliquer les lois de l’Ontario aux fins de l’interprétation de la police, ce qui n’est pas une exigence stricte, pour trois raisons. Premièrement, il n’est pas obligatoire que l’arbitre soit qualifié en droit des contrats, ou dans un domaine quelconque du droit, à moins que les parties ne conviennent d’en faire une obligation. En l’espèce, la clause d’arbitrage n’exige pas la nomination d’un avocat de l’Ontario, et Suncor ajoute donc un critère qui n’est pas énoncé. Deuxièmement, l’arbitre ne fournit pas de services juridiques, et ainsi il n’est pas nécessaire que le candidat retenu soit inscrit au barreau de l’Ontario ou soit même avocat. Troisièmement, bien qu’EDC et Suncor se soient entendues pour confier le premier arbitrage à un ancien juge de l’Ontario, l’honorable Dennis O’Connor, leur entente à ce sujet est intervenue indépendamment de la police, dans le contexte d’un arbitrage portant sur un enjeu étroit, soit l’évaluation du sinistre aux termes de la police. EDC fait valoir qu’un des avantages de l’arbitrage tient à la latitude qu’il laisse aux parties pour choisir différents arbitres afin de régler différents litiges découlant d’un contrat. Le deuxième arbitrage concerne les activités menées en Libye par une société pétrolière multinationale et le transfert des revenus tirés des APEP vers le Canada par l’intermédiaire de la structure internationale de Suncor. EDC soutient que la Cour devrait nommer un arbitre en conformité avec le Règlement d’arbitrage de la CNUDCI, comme en avaient convenu les parties dans la police, et non pas en fonction d’un accord intervenu en dehors du cadre de la police pour les besoins du premier arbitrage.

[69] EDC souligne que les critères secondaires proposés par Suncor quant à la connaissance du secteur pétrolier et gazier ou quant à l’expérience en arbitrage et en résolution de différends sont problématiques, parce que la position de Suncor relativement à ces critères est centrée sur un aspect du litige, à savoir que ce sont les règles de droit ontariennes qui régissent la police. Or, non seulement le deuxième arbitrage porte-t-il sur l’interprétation de la police et sur des aspects du droit ontarien, mais il présente aussi des éléments factuels et juridiques étrangers importants. Selon EDC, la Cour devrait tenir compte de l’expérience des candidats proposés au regard de toutes les facettes du différend. La question des coûts ne devrait pas non plus intervenir, au dire d’EDC, car les coûts liés au travail de l’arbitre seront minimes par rapport aux coûts totaux de l’arbitrage dans son ensemble ou au montant en jeu.

[70] Considérant tout ce qui précède, EDC est d’avis que l’arbitre nommé par la Cour devrait satisfaire aux critères suivants : (i) la personne a déjà siégé comme arbitre unique ou président d’un tribunal administratif qui a déjà tranché des différends complexes de portée internationale; (ii) elle possède une nationalité différente de celle des parties et n’est pas ressortissante d’un des principaux pays où celles-ci exercent leurs activités; (iii) elle possède une formation ou une expérience en common law et en droit civil; (iv) elle possède de l’expérience dans le secteur pétrolier et gazier international; (v) elle a déjà participé à des différends portant sur des actifs en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient; (vi) elle possède de l’expérience en matière de différend en assurance des risques politiques ou connaît le travail des agences de crédit à l’exportation.

[71] Suncor soutient que la tâche la plus cruciale de l’arbitre qui doit trancher le deuxième arbitrage sur le fond consistera à interpréter la police sous le régime du droit ontarien, à prendre en considération les dispositions de la Loi relatives aux abus à la lumière de la jurisprudence canadienne et à appliquer les principes juridiques canadiens aux faits établis. L’entreprise fait valoir que les lois ontariennes et canadiennes jouent un rôle de première importance.

[72] Au moment de la rédaction de la police, les parties ont veillé, selon Suncor, à ce que seules les règles de droit ontariennes et canadiennes soient applicables – la police est régie par les lois de l’Ontario et les lois fédérales du Canada, le recours aux dispositions législatives d’autres ressorts est expressément interdit et la clause d’arbitrage porte que l’arbitre doit interpréter la police en fonction des lois ontariennes. Suncor soutient que le principe de l’autonomie des parties contraint les parties en l’espèce à se conformer à leur convention d’arbitrage. Il ressort de ces clauses qu’un critère est déterminant, soit que l’arbitre doit être qualifié pour appliquer les lois de l’Ontario. En outre, la clause d’arbitrage désigne la Cour fédérale – qui n’est pas un organe international – en qualité d’autorité responsable des nominations et dispose que le lieu d’arbitrage (lex loci arbitri) est situé à Ottawa. Le lieu de l’arbitrage est un choix juridique et non pas géographique : Casey, Arbitration Law of Canada: Practice and Procedure, section 3.12.5 à la p 110.

[73] Malgré certaines questions factuelles du litige qui concernent les activités pétrolières et gazières en Libye, Suncor soutient que les demandes d’EDC semblent toutes se rapporter au droit canadien. En effet, EDC sollicite réparation en vertu d’un contrat canadien régi par les règles de droit ontariennes et le recours relatif aux abus découle d’une loi fédérale canadienne. Dans son avis d’arbitrage, EDC s’appuie sur de la jurisprudence et des lois canadiennes, sauf pour une affaire du Royaume-Uni en matière d’assurance à laquelle se reportent couramment les tribunaux canadiens.

[74] Suncor affirme que l’accent mis par EDC sur le Règlement d’arbitrage de la CNUDCI accorde préséance à la procédure au détriment du fond. Même si les parties ont convenu d’appliquer les règles de la CNUDCI aux arbitrages les concernant, il n’y a rien de surprenant dans ce règlement ou dans la version canadienne de la loi type de la CNUDCI qui a été adoptée avec la promulgation du Code. Le Règlement d’arbitrage et la loi type de la CNUDCI intègrent des concepts que connaîtront bien tous les candidats et ne nécessitent pas un [traduction] « spécialiste des questions internationales ». Le Code lui-même n’est pas restreint aux affaires internationales et régit aussi les dossiers canadiens.

[75] Suncor affirme que la police lie seulement deux parties : Suncor elle-même, une société canadienne dont le siège social est situé à Calgary, et EDC, société d’État canadienne dont le bureau principal se trouve à Ottawa. EDC tente d’ajouter les filiales à titre de parties à l’arbitrage, contrairement aux termes de la police, qui énonce expressément que les filiales ne sont pas des parties assurées et qui ne leur confère aucun droit.

[76] Suncor ajoute que les parties, lors du premier arbitrage, ont nommé un juge de l’Ontario à la retraite et qu’EDC s’est appuyée exclusivement sur des sources juridiques canadiennes. Selon elle, le deuxième arbitrage n’est pas notablement différent : le premier portait sur le montant de ses pertes et le deuxième concerne le montant qu’EDC devrait recouvrer. À l’instar du premier arbitrage, le deuxième reposera sur les règles de droit ontariennes et canadiennes. Bien que le premier arbitre n’ait pas statué sur les droits de recouvrement d’EDC, la question de ces droits a été plaidée et restait irrésolue quand les parties se sont rangées à la décision rendue par l’arbitre à l’issue du premier arbitrage.

[77] D’après Suncor, aucune des parties n’a intérêt à ce que le deuxième arbitrage soit confié à quelqu’un qui n’a pas de formation en droit ontarien. La nomination d’une personne qui n’est pas qualifiée pour trancher les questions en application du droit canadien risque de saper l’autorité de l’arbitre.

[78] Suncor est d’avis que la nomination d’un arbitre dont la nationalité est différente de celles des parties n’est pas une considération pertinente, puisque les parties ont la même nationalité. Suncor et EDC sont toutes deux des entités canadiennes, et il n’est pas nécessaire d’insister sur ce principe.

(2) Analyse

[79] Dans mon évaluation des candidatures, j’ai décidé d’analyser d’abord l’importance relative des critères à la lumière du dossier. J’ai ensuite évalué les qualités et l’expérience de chaque candidat, puis je leur ai accordé un poids en fonction de la priorité relative des critères, et ce dans le but de cerner la personne qui, selon moi, convient le mieux pour mener le deuxième arbitrage.

[80] Je ne crois pas que le caractère indépendant et impartial de l’arbitre et le fait que ce dernier soit qualifié pour interpréter la police conformément aux lois de l’Ontario constituent des [traduction] « critères déterminants », ni par convention des parties ni aux termes des lois applicables. Le paragraphe 11(5) du Code exige en effet que la Cour tienne compte de toutes les qualités requises de l’arbitre par convention des parties et de toutes considérations propres à garantir la nomination d’un arbitre indépendant et impartial. Même si les qualités sur lesquelles s’entendent les parties ainsi que l’indépendance et l’impartialité sont importantes, le libellé du paragraphe 11(5) accorde une certaine souplesse. Le fait de ne pas posséder ces qualités n’empêcherait pas nécessairement un candidat d’être retenu et n’aurait pas préséance sur d’autres facteurs, et je ne les vois pas comme des [traduction] « critères déterminants ». J’abonde dans le sens d’EDC, soit qu’une autorité responsable des nominations doit procéder à une évaluation globale tenant compte de toutes les circonstances, dont la nature du litige que l’arbitre sera appelé à trancher.

[81] Cela étant dit, j’attribue la plus grande importance aux critères suivants : (i) la formation et l’expérience en droit canadien, particulièrement le droit de l’Ontario; (ii) l’indépendance et l’impartialité.

[82] Les parties ne nient pas que l’indépendance et l’impartialité soient des critères importants et, pour reprendre le libellé du paragraphe 11(5) du Code, la Cour « tient compte » des considérations propres à garantir la nomination d’un arbitre indépendant et impartial.

[83] Pour ce qui est des qualités dont ont convenu les parties, même si j’accepte l’argument d’EDC suivant lequel la clause d’arbitrage n’exige pas expressément que l’arbitre possède des connaissances ou de l’expérience en droit ontarien ou canadien, je considère que c’est tout comme. En effet, selon la clause d’arbitrage, l’arbitre [traduction] « applique la présente police et les lois de la province de l’Ontario selon son interprétation ». En outre, j’estime, à l’instar de Suncor, que le droit ontarien et le droit canadien revêtent une importance fondamentale dans les questions en litige. Les droits de recouvrement d’EDC découlent d’une police qui est régie par les lois de l’Ontario et par les lois fédérales du Canada qui s’y appliquent. Le recours en cas d’abus est un moyen conféré par une loi canadienne.

[84] L’attribution de la priorité la plus grande aux connaissances ou à l’expérience en droit ontarien ne signifie pas que l’arbitre doit être ou avoir été qualifié pour pratiquer le droit en Ontario. Je suis d’accord avec EDC pour dire que l’arbitre n’est pas tenu d’être inscrit au barreau de l’Ontario et d’avoir exercé dans cette province; toutefois, ce genre d’expérience est pertinente dans la mesure où elle dénote une expérience en droit ontarien.

[85] De la même manière, l’expérience au sein de la magistrature n’est pas nécessaire, mais elle peut indiquer qu’un candidat possède des qualités pertinentes, notamment qu’il connaît le droit ontarien. Cependant, les parties ont choisi l’arbitrage comme mécanisme de règlement de leurs différends au lieu de la voie judiciaire. Le fait d’avoir siégé en tant que juge, même en Ontario, ne signifie pas nécessairement qu’un candidat convient plus qu’un autre.

[86] À mon avis, l’expérience en arbitrage et dans la résolution de différends – particulièrement en qualité d’arbitre unique ou de président d’un tribunal administratif siégeant seul qui a déjà tranché des arbitrages complexes – s’avère d’une grande importance. Le fait d’avoir exercé les fonctions d’arbitre unique ou de président d’un tribunal administratif dans des dossiers d’arbitrages complexes de portée internationale revêt une importance moyenne. Tout comme EDC, j’estime que les aspects internationaux du deuxième arbitrage rendent ces qualités désirables, mais je leur ai attribué une priorité moindre qu’à l’expérience en arbitrage et dans la résolution de différends en général, parce que le litige en l’espèce repose sur la police, elle-même assujettie aux règles de droit ontariennes.

[87] N’importe quel candidat ayant suffisamment d’expérience en matière d’arbitrage et dans la résolution de différends serait apte à présider un arbitrage sous le régime du Règlement d’arbitrage de la CNUDCI ou de tout autre ensemble de règles d’arbitrage; je n’ai pas tenu compte de ce facteur dans mon analyse.

[88] J’ai accordé une priorité moyenne aux facteurs suivants dans mon évaluation des candidats (l’ordre n’est pas important) : leur expérience en matière de différends internationaux dans le secteur pétrolier et gazier ou de différends en matière d’assurance. Je considère aussi que l’expérience concernant précisément les litiges en matière d’assurance des risques politiques est moyennement prioritaire; cependant, il ne s’agit pas d’un facteur pertinent puisqu’aucun des candidats ne semble posséder ce genre d’expérience.

[89] J’ai jugé peu prioritaires les connaissances ou l’expérience en droit civil en général. Aucun des candidats n’a exercé le droit en Libye, de sorte que ce facteur n’a pas fait partie de mon analyse.

[90] Je me range à l’argument de Suncor, lorsqu’elle souligne que le fait d’avoir une nationalité distincte de celle des parties n’est pas important en l’espèce et que cette exigence réduirait considérablement le bassin de candidats possédant l’expérience requise dans l’application des règles de droit ontariennes et fédérales canadiennes.

[91] Les facteurs que j’ai considérés comme étant les moins prioritaires sont les suivants : l’expérience précise en matière de différends concernant des actifs en Afrique du Nord ou au Moyen-Orient ainsi que la connaissance approfondie du contexte politique, juridique, culturel et historique de la Libye.

[92] À mon avis, des différences marquées pour ce qui est de l’accessibilité (je demeure consciente que l’accès à distance peut être adéquat à certains moments) auraient une importance moyenne, tandis que des écarts notables sur le plan des coûts seraient négligeables. Toutefois, le dossier ne met en lumière aucune différence importante au chapitre de l’accessibilité ou des coûts entre les candidats que j’ai jugé les plus appropriés à la lumière des autres critères, et ces deux éléments n’ont pas joué dans ma décision.

E. La principale question à trancher o 2 : Qui devrait être nommé arbitre unique aux fins du deuxième arbitrage?

[93] EDC et Suncor demandent toutes deux à la Cour de choisir un des candidats qu’elle a proposés.

[94] EDC fournit une liste de huit candidats ayant confirmé qu’ils étaient disponibles, prêts à accepter leur désignation et libres de tout conflit d’intérêts : (i) Tina Cicchetti; (ii) Stéphanie Cohen; (iii) Fabien Gélinas; (iv) Bernard Hanotiau; (v) John Judge; (vi) Gabrielle Kaufmann-Kohler; (vii) Jennifer Kirby; (viii) Ben Valentin, c.r.

[95] EDC a rejeté la proposition de Suncor de nommer à nouveau M. O’Connor. Comme il a présidé le premier arbitrage, ce dernier préfère ne pas se charger du deuxième, sauf avec l’accord des parties.

[96] Suncor fournit une liste de quatre candidats ayant confirmé qu’ils étaient disponibles, prêts à accepter leur désignation et libres de tout conflit d’intérêts : (i) Mary Comeau, FCIArb; (ii) l’honorable Adelle Fruman, IAS.A; (iii) l’honorable J Douglas Cunningham; (iv) l’honorable Robert Blair, c.r. Parmi ces personnes, Suncor affirme que MM. Cunningham ou Blair seraient les meilleurs candidats pour mener le deuxième arbitrage. M. Cunningham était un des candidats proposés par EDC pour le premier arbitrage.

[97] J’ai analysé les renseignements qui figurent au dossier relativement à ces candidats. Comme je le souligne plus haut, j’ai évalué les candidatures en fonction de la priorité relative que j’avais attribuée aux critères précités. À mon avis, le candidat le plus approprié pour mener le deuxième arbitrage est M. John Judge.

[98] Je suis d’accord avec le résumé de l’expérience de M. Judge présenté par EDC :

[traduction]
John Judge est un éminent arbitre international rattaché à Arbitration Place (Toronto) et est un ancien associé du cabinet Stikeman Elliot s.r.l. Il possède une vaste expérience en qualité d’arbitre unique et de président de tribunal administratif dans de nombreuses affaires d’arbitrage international complexes et de grande envergure, notamment des instances régies par le Règlement d’arbitrage de la CNUDCI. Il a ainsi arbitré des litiges en matière d’assurance ou relatifs à des projets industriels, pétroliers, gaziers et miniers ainsi qu’à des projets d’infrastructure. Il a également participé à la résolution de différends mettant en cause des parties du Moyen-Orient, des accords de partage de production pétrolière et gazière de même que des cas de force majeure en contexte de guerre civile. Il s’est également saisi d’arbitrages qui se déroulaient au Canada sous le régime de diverses lois canadiennes. M. Judge a plaidé devant des cours de première instance et d’appel, dont la Cour suprême du Canada. Il est membre du Barreau de l’Ontario.

[99] M. Judge connaît extrêmement bien le droit Ontarien, qualité qui a reçu la cote de priorité la plus élevée. Il possède également une longue expérience en matière d’arbitrage, qui est aussi un facteur très prioritaire.

[100] Suncor reproche à EDC d’avoir entravé les mesures raisonnables qu’elle a tenté de prendre pour cerner toute relation antérieure entre le gouvernement du Canada et M. Judge. Elle affirme avoir demandé à EDC de dévoiler les cas où elle-même ou le gouvernement canadien ont établi une relation avocat-client avec un des candidats proposés par la société d’État, mais sa demande a été rejetée. Après avoir pris connaissance du dossier, je constate cependant qu’EDC s’est opposée à certaines demandes de Suncor en raison de leur portée excessive, mais qu’elle a bel et bien répondu n’être au fait d’aucun cas où elle avait embauché ou nommé un des candidats qu’elle proposait. En outre, comme je le mentionne plus haut, si Suncor souhaitait obtenir de plus amples renseignements sur n’importe quel candidat, y compris M. Judge, elle aurait pu en faire la demande directement.

[101] M. Judge a transmis une réponse réfléchie et détaillée à la demande de divulgation que lui a présentée EDC. À mon avis, rien dans sa réponse ou dans la documentation ne soulève de doutes quant à un manque d’impartialité ou d’indépendance de sa part, facteur que j’ai considéré comme ayant la plus haute importance.

[102] Comparativement aux autres candidats qui ont obtenu comme lui une cote élevée aux facteurs jugés très prioritaires, M. Judge présente un profil supérieur pour ce qui est des critères de priorité moyenne ou faible.

[103] Parmi les candidats très qualifiés proposés par les deux parties, M. Judge s’est distingué, à mon sens, comme étant le candidat le plus approprié pour régler le différend en l’espèce.

IV. Conclusion

[104] La demande présentée par les filiales en vue d’être mises hors de cause dans la présente instance sera rejetée. La demande présentée par les filiales afin que l’ordonnance précise que l’arbitre est nommé pour trancher le différend opposant Suncor et EDC sera aussi rejetée.

[105] Exerçant le pouvoir de la Cour en qualité d’autorité responsable de nommer l’arbitre aux fins du deuxième arbitrage, je désignerai John Judge.

[106] EDC soutient que la nomination de l’arbitre fait partie du processus d’arbitrage et que toute adjudication des dépens relatifs à la présente instance devrait être laissée à la discrétion de l’arbitre. Compte tenu de la nature de la présente affaire et de la réparation demandée, je ne suis pas encline à me prononcer sur les dépens. La Cour avait pour rôle de désigner l’arbitre le plus approprié, de sorte qu’aucune partie n’a obtenu gain de cause. Je n’exprime aucune opinion quant à l’opportunité pour l’arbitre d’adjuger des dépens en lien avec la présente instance dans le cadre du processus d’arbitrage.


ORDONNANCE dans le dossier T-2071-22

LA COUR REND L’ORDONNANCE qui suit :

  1. La demande présentée par les filiales en vue d’être mises hors de cause dans la présente instance est rejetée.

  2. M. John Judge est nommé arbitre aux fins du deuxième arbitrage.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Corbeil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2071-22

INTITULÉ :

EXPORTATION ET DÉVELOPPEMENT CANADA c SUNCOR ÉNERGIE INC. ET AUTRES

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER MAI 2023

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 31 JUILLET 2023

COMPARUTIONS :

John Nicholl

Prachi Shah

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Andrew McDougall, c.r.

S.J. Calum Agnew

POUR LA DEMANDERESSE

 

Michael McCachen

Michael Dixon

Gina Murray

Brendan MacArthur-Stevens

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Clyde & Co Canada LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

White & Case LLP

Paris, France

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Blake, Cassels & Graydon S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

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