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Date : 20230728

Dossier : T-201-23

Référence : 2023 CF 1033

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 28 juillet 2023

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

ROBERT TAILLEFER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET

SYLVAIN FREDETTE

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Au moyen d’une requête présentée conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], l’Institut de la propriété intellectuelle du Canada/Intellectual Property Institute of Canada [IPIC] demande en vertu de l’article 109 l’autorisation d’intervenir dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente.

[2] Les avocats du demandeur ont indiqué qu’ils appuyaient l’intervention proposée par l’IPIC, mais n’ont présenté aucune observation à cet égard.

[3] Quant aux défendeurs, le procureur général du Canada conteste la requête en intervention de l’IPIC, et Sylvain Fredette n’a présenté aucune observation au sujet de la requête.

I. Contexte

[4] Dans la demande sous-jacente, le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 20 décembre 2022 par laquelle le commissaire aux brevets [le commissaire] a refusé de rétablir la demande de brevet du demandeur, réputée abandonnée, parce que ce dernier n’avait pas exercé la « diligence requise » pour maintenir sa demande de brevet en état. La demande de contrôle judiciaire a été déposée le 27 janvier 2023, et la date d’audience a été fixée au 25 septembre 2023.

[5] L’IPIC a déposé sa requête le 28 juin 2023. Dans les documents joints à sa requête, l’IPIC se décrit de la manière suivante :

[traduction]
L’Institut de la propriété intellectuelle du Canada/Intellectual Property Institute of Canada (IPIC) est l’association professionnelle canadienne à laquelle adhèrent les agents de brevets, les agents de marques de commerce, les avocats et les universitaires spécialisés en propriété intellectuelle. Pour s’acquitter de sa mission de protection des droits de propriété intellectuelle au Canada, l’IPIC intervient depuis longtemps devant les tribunaux. De plus, il lui arrive souvent de présenter au législateur ses observations au sujet de nouvelles politiques ou dispositions législatives relatives à la propriété intellectuelle, comme dans le cas des modifications apportées en 2019 à la Loi sur les brevets, lesquelles ont introduit la notion de « diligence requise ».

[6] L’IPIC explique qu’il demande à intervenir dans la demande sous-jacente afin d’aider la Cour dans son examen du caractère raisonnable de l’interprétation, donnée par le commissaire, de la norme de la « diligence requise » prévue à l’alinéa 45(5)b) de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4. Il ajoute que la demande sous-jacente constitue la première occasion où la Cour se penchera sur la norme de la « diligence requise » introduite dans les récentes modifications apportées à la Loi sur les brevets.

II. Question en litige

[7] La seule question à examiner consiste à savoir si l’IPIC devrait être autorisé à intervenir dans la demande sous-jacente.

III. Analyse

[8] Selon le paragraphe 109(1) des Règles, « [l]a Cour peut, sur requête, autoriser toute personne à intervenir dans une instance ».

[9] La Cour d’appel fédérale a énoncé le critère à trois volets encadrant l’octroi de la qualité d’intervenant, au paragraphe 10 de l’arrêt Right to Life Association of Toronto and Area c Canada (Emploi, Développement de la main‑d’œuvre et Travail), 2022 CAF 67 :

  1. La personne qui se propose d’intervenir fournira-t-elle d’autres observations, précisions et perspectives utiles qui aideront la Cour à se prononcer sur les questions juridiques soulevées par les parties à l’instance, et non sur de nouvelles questions? Pour déterminer l’utilité, il faut poser quatre questions :

  • Quelles sont les questions que les parties ont soulevées?

  • Quelles observations l’intervenant éventuel a-t-il l’intention de présenter concernant ces questions?

  • Les observations de l’intervenant éventuel sont-elles vouées à l’échec?

  • Les observations défendables de l’intervenant éventuel aideront-elles la Cour à trancher les véritables questions en jeu dans l’instance?

  1. La personne qui se propose d’intervenir [a-t-elle] un véritable intérêt dans l’affaire dont la Cour est saisie de façon à ce que la Cour puisse être certaine que la personne qui se propose d’intervenir a les connaissances, les compétences et les ressources nécessaires et qu’elle les appliquera à la question devant la Cour?

  2. Est-il dans l’intérêt de la justice que l’intervention soit autorisée? La liste des facteurs à considérer n’est pas fermée, mais comprend les questions suivantes :

  • L’intervention est-elle compatible avec les impératifs de l’article 3 des Règles? Par exemple, le cours ordonné de l’instance ou le calendrier de celle-ci seront-ils indûment perturbés?

  • L’affaire a-t-elle pris une dimension tellement publique, importante et complexe que la Cour doit être exposée à des perspectives autres que celles offertes par les parties qui comparaissent devant elle?

  • La cour de première instance dans cette affaire a-t-elle autorisé l’intervention de la partie?

  • L’autorisation de multiples intervenants va-t-elle emporter une « inégalité des moyens » ou un déséquilibre en faveur d’un camp ou en donner l’apparence?

[10] J’appliquerai le critère à trois volets ci-dessous.

A. Observations utiles

[11] En ce qui concerne la question de savoir si la personne qui se propose d’intervenir fournira d’autres observations utiles sans soulever de nouvelles questions, je remarque que l’IPIC entend fournir des observations sur le caractère raisonnable de la décision du commissaire eu égard à l’objet et au contexte de l’alinéa 46(5)b) de la Loi sur les brevets. L’IPIC ajoute qu’il présentera des observations sur l’interprétation de la norme de la « diligence requise » que ni l’une ni l’autre des parties n’ont soulevée ou sur laquelle elles n’ont formulé aucune observation.

[12] Dans ses observations écrites, l’IPIC dit :

[traduction]
6. S’il est autorisé à intervenir, l’IPIC fera valoir que la décision du commissaire était déraisonnable parce qu’elle ne montrait pas que ce dernier était conscient du contexte et de l’objet de l’alinéa 46(5)b) de la Loi sur les brevets. Partant, le commissaire a appliqué une norme de « diligence requise » déraisonnablement élevée qui va à l’encontre des principes modernes d’interprétation des lois. Plus précisément, la décision était déraisonnable pour les raisons suivantes :

a) elle ne tenait pas compte de l’objet du régime des taxes de maintien en état;

b) elle ne tenait pas compte de l’intention qu’avait le législateur lorsqu’il a adopté les modifications à la Loi sur les brevets;

c) elle ne tenait pas compte de l’économie générale de la loi;

d) elle ne respectait pas l’objet de la Loi sur les brevets.

[...]

29. L’IPIC, à titre d’intervenant proposé, n’a aucun intérêt direct ni dans le brevet ni dans les activités de M. Taillefer. Toutefois, s’il est autorisé à intervenir, il mettra son expertise, et son point de vue d’ensemble, en droit des brevets au service de la Cour afin de l’aider dans son examen du caractère raisonnable de la décision du commissaire eu égard à l’objet et au contexte de l’alinéa 46(5)b) de la Loi sur les brevets, conformément aux principes modernes d’interprétation des lois. [Notes de bas de page omises.]

[13] Les observations de l’IPIC portent essentiellement sur la méthode d’interprétation des lois qu’il convient d’adopter. Dans l’arrêt Le-Vel Brands, LLC c Canada (Procureur général), 2023 CAF 66, la Cour d’appel fédérale a directement examiné ce point dans le contexte du rôle des intervenants et a formulé la conclusion suivante :

[17] L’intervenant qui entend inviter la Cour à adopter une interprétation particulière de la loi et à l’imposer au décideur administratif fait fausse route. Sauf en de rares circonstances où un bref de mandamus est justifié, notre Cour, en tant que cour de révision qui procède au contrôle du caractère raisonnable d’une décision, ne donnera pas sa propre interprétation du Règlement, ne s’en servira pas comme critère pour comparer son interprétation à celle du décideur administratif, et n’imposera pas son interprétation au décideur administratif : Vavilov[,] au para. 83, renvoyant à l’arrêt Delios c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, [2015] A.C.F. no 549 (QL) au para. 28; voir également l’arrêt Hillier c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 44, [2019] A.C.F. no 228 (QL) aux para. 31-33. Après tout, il revient au décideur administratif de se prononcer sur le bien-fondé, y compris les questions d’interprétation législative. La cour de révision n’examine que la décision administrative, rien de plus : Bernard c. Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263; [2015] A.C.F. no 1396 (QL); Première nation de Namgis c. Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149, [2019] A.C.F. no 577, de même que les décisions qui y sont citées. Tout au plus, lors d’un contrôle du caractère raisonnable d’une décision, notre Cour peut encadrer le décideur administratif en lui enseignant la méthode d’interprétation législative et la façon de faire son travail. Elle ne peut toutefois pas indiquer au décideur administratif comment la méthode d’interprétation devrait entrer en jeu dans un cas donné.

[18] L’arrêt de notre Cour Canada (Procureur général) c. Kattenburg, 2020 CAF 164, en est un bon exemple. Dans cette affaire, plusieurs parties cherchaient à intervenir dans un contrôle judiciaire pour montrer à la Cour l’interprétation qu’il fallait donner aux dispositions législatives en cause et l’application que devait recevoir le droit international. Toutefois, tel n’est pas le rôle de notre Cour en matière de contrôle judiciaire. Notre rôle consistait uniquement à procéder à un examen du caractère raisonnable de l’interprétation de la loi donnée par le décideur administratif et de son utilisation du droit international, et non à imposer [notre] propre point de vue sur les dispositions législatives et le droit international par rapport à celui du décideur administratif. Par conséquent, notre Cour a rejeté les requêtes en intervention au motif que les interventions proposées ne seraient d’aucune utilité pour elle.

[14] En conséquence, dans la mesure où l’IPIC entend présenter des observations sur la méthode d’interprétation des lois à adopter, une telle intervention est inappropriée, comme l’a souligné la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt précité.

[15] Les observations de l’IPIC ne me semblent pas suffisamment différentes de celles présentées par le demandeur. En outre, j’ai pu m’assurer que le demandeur soulèvera dans sa demande de contrôle judiciaire les intérêts privés et publics soulevés par l’IPIC.

[16] En somme, je ne suis pas convaincue que l’IPIC fournira des observations utiles.

B. Intérêt véritable

[17] Je tiens à souligner que le procureur général du Canada reconnaît que l’IPIC, en tant qu’organisme de l’industrie, a un intérêt véritable dans l’affaire.

C. Intérêt de la justice

[18] En l’espèce, la question de savoir si l’intervention servirait l’intérêt de la justice soulève certaines considérations.

[19] La première porte sur la complexité de l’affaire et la nécessité que la Cour soit exposée à des perspectives autres que celles offertes par les parties. Selon mon examen du dossier de demande, les questions en litige semblent relativement simples. Je juge que la participation de l’IPIC n’est pas nécessaire, ni souhaitable, étant donné que, de mon point de vue, elle pourrait compliquer ce qui ne semble être qu’un contrôle judiciaire régulier dont la question à trancher est celle de savoir si la décision discrétionnaire du commissaire était raisonnable.

[20] Une autre considération porte sur la présentation en temps opportun de la présente requête en intervention. Les parties ont produit leurs observations écrites en avril et en mai 2023, et l’audience est prévue en septembre 2023. S’il était autorisé à intervenir, l’IPIC aurait à présenter des observations, puis les parties devraient déposer une réponse. Dans les circonstances, ces observations supplémentaires perturberaient le déroulement ordonné et expéditif de la demande de contrôle judiciaire.

[21] Comme la Cour d’appel fédérale l’a mentionné au paragraphe 22 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien des réfugiés, 2021 CAF 13 :

L’intervention est un privilège accordé aux personnes compétentes et engagées qui contribueront réellement à trancher une véritable instance en cours. Les intervenants n’ont pas le droit de perturber les intérêts des personnes directement concernées par l’instance depuis le début, souvent à grands frais. Aucun intervenant n’est si important que la Cour l’autorisera à intervenir tardivement dans une instance, quel que soit le préjudice susceptible d’être causé à autrui ou à lui-même.

IV. Conclusion

[22] Dans les circonstances de l’espèce, je ne suis pas convaincue que l’intervention de l’IPIC sert l’intérêt de la justice, et la demande est rejetée.


 

ORDONNANCE dans le dossier T-201-23

LA COUR ORDONNE le rejet de la requête.

vide

« Ann Marie McDonald »

vide

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Brisebois


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS AU DOSSIER

 

DOSSIER :

T-201-23

 

 

INTITULÉ :

ROBERT TAILLEFER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET SYLVAIN FREDETTE

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER, À ottawa (ontario), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 28 JUILLET 2023

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Timothy M. Lowman

Amy Grenon

Kaitlin Soye

 

POUR LE DEMANDEUR

Laura Tausky

James Stuckey

POUR LES DÉFENDEURS

Kristin Wall

Chelsea Nimmo

POUR L’INTERVENANT PROPOSÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

AIRD & BERLIS LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

Norton Rose Fulbright Canada S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

POUR L’INTERVENANT PROPOSÉ

 

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