Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230602


Dossier : T-1209-22

Référence : 2023 CF 774

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 2 juin 2023

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE

LA SOCIÉTÉ KIVA HEALTH BRANDS LLC

demanderesse

et

LES SOCIÉTÉS LIMONEIRA COMPANY et ASSOCIATED CITRUS PACKERS INC.

défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision rendue par la Commission des oppositions des marques de commerce [la Commission] relativement à une procédure de radiation qui concerne la marque de commerce « KIVA », conformément aux articles 45 et 56 de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13. La demanderesse, Kiva Health Brands LLC [KHB], fait appel de la décision de la Commission de maintenir l’enregistrement.

[2] Les parties conviennent que la marque de commerce KIVA était employée et qu’elle ne constituait donc pas du « bois mort ». La question en litige que doit trancher la Cour est celle de savoir si la marque de commerce a été employée par sa propriétaire au cours de la période pertinente et, plus précisément, si la Commission a commis une erreur en acceptant sans réserve un changement dans le titre, inscrit au registre, après l’envoi de l’avis prévu à l’article 45 à la propriétaire inscrite.

[3] À titre préliminaire, la Cour doit juger si l’affidavit et les éléments de preuve déposés par la demanderesse pour traiter la question précise de la propriété, y compris la preuve de l’enregistrement et du renouvellement de la marque de commerce KIVA aux États-Unis, sont des éléments de preuve admissibles et pertinents.

[4] La demanderesse soulève aussi, en plus d’un argument sur le fond, une allégation de crainte raisonnable de partialité à l’encontre de l’agent d’audience.

II. Les faits

[5] Le 25 octobre 2019, à la demande de KHB, le registraire des marques de commerce a transmis un avis au titre de l’article 45 à la défenderesse, Associated Citrus Packers Inc. [Associated Citrus], lui enjoignant de fournir une preuve de l’emploi de la marque de commerce KIVA d’octobre 2016 à octobre 2019 [la période pertinente].

[6] Le 24 janvier 2020 (c’est-à-dire un jour avant l’échéance du délai de trois mois), l’avocat d’Associated Citrus a demandé une prorogation de quatre mois, soit une prorogation jusqu’au 25 mai 2020, pour déposer sa preuve d’emploi de la marque de commerce, en indiquant que [traduction] « l’inscrivant a besoin d’un délai supplémentaire pour examiner pleinement l’affaire, rassembler les documents et les informations nécessaires, puis préparer et déposer la preuve nécessaire ». Cette demande de prorogation de délai a été accordée.

[7] En juin 2020, la défenderesse Limoneira Company [Limoneira] a déposé un affidavit souscrit le 10 juin par son vice-président et contrôleur de la société, Greg Hamm, en réponse à l’avis du registraire. En plus de démontrer clairement l’emploi de la marque de commerce KIVA par Limoneira au Canada au cours de la période pertinente, M. Hamm aborde la question de la propriété de la marque de commerce ainsi :

[traduction]
6. Limoneira a acquis les droits pour la marque de commerce KIVA au moyen d’une cession par Associated Citrus Packers, Inc. (l’inscrivant) subséquemment à l’acquisition par Limoneira de l’inscrivant en 2013. Plus particulièrement, le 6 septembre 2013, Limoneira a conclu un accord et plan de fusion (l’accord de fusion) avec l’inscrivant. En vertu de l’accord de fusion, le 6 septembre 2013, l’inscrivant est devenu une filiale en propriété exclusive de Limoneira (la fusion). Dans le cadre de la fusion, Limoneira a fait l’acquisition de tous les actifs de l’inscrivant, y compris [des] droits pour la marque de commerce KIVA partout dans le monde. Une copie de l’accord de fusion m’est présentée et indiquée à titre de sous-section 1 de la pièce « A ».

7. Par conséquent, bien que Limoneira n’ait pas encore entrepris les démarches pour inscrire la cession de la marque de commerce KIVA auprès de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, Limoneira est la propriétaire légitime de la marque de commerce KIVA depuis le 6 septembre 2013.

[Non souligné dans l’original, caractères gras ajoutés.]

[8] Comme il en sera question plus en détail ci-dessous, le paragraphe 6 de l’affidavit a été rédigé avec soin, parce que l’accord de fusion ne révèle pas en soi une cession de la marque de commerce en faveur de Limoneira. Il révèle plutôt une fusion entre une filiale en propriété exclusive de Limoneira et Associated Citrus, celle-ci ayant survécu à la fusion en tant que filiale en propriété exclusive de Limoneira. Par conséquent, et comme l’indique en partie le paragraphe 6 de l’affidavit de M. Hamm, il est question d’une transaction d’actions et non d’une transaction d’actifs.

[9] Cependant, ce qui n’est pas indiqué dans l’affidavit, c’est qu’il n’y a pas de cession d’actifs envisagée dans cet accord de fusion.

[10] Cela dit, le 14 mars 2022 (deux semaines avant l’audience devant la Commission), le registraire a pris acte d’un transfert de l’enregistrement de la marque de commerce d’Associated Citrus à Limoneira. La date du changement dans le titre est indiquée comme étant le 6 septembre 2013.

[11] L’audience de la Commission a eu lieu le 31 mars 2022 et la décision de maintien de l’enregistrement a suivi le 12 avril 2022.

[12] À l’appui de sa demande dont est saisie la Cour, la demanderesse a déposé l’affidavit de Sandra Ortiz pour traiter à la fois de la question de la partialité (aux para 2-9 et pièces A-G) et de la question de la propriété de la marque de commerce (aux para 10-13 et pièces H-J). La défenderesse conteste l’admissibilité et la pertinence de la dernière partie de l’affidavit [la preuve contestée] et a déposé une requête interlocutoire visant à la rayer du dossier.

[13] Le juge associé Trent Horne a rejeté la requête de la demanderesse, en renvoyant la question de la pertinence et de l’admissibilité de la preuve contestée au juge appelé à statuer sur le fond de la présente affaire.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[14] La décision faisant l’objet du contrôle est publiée sous la référence Kiva Health Brands LLC c Limoneira Company, 2022 COMC 68. Elle a été rendue le 12 avril 2022 par le membre Robert A. MacDonald.

[15] Le membre de la Commission a pris en compte la jurisprudence établissant le pouvoir discrétionnaire conféré au registraire d’examiner le registre des marques de commerce et celle portant sur le champ d’application et l’objet de l’article 45 de la Loi sur les marques de commerce. Il en tire la conclusion que l’article 45 vise à assurer une procédure simple, sommaire et expéditive pour débarrasser le registre du « bois mort », que la propriétaire inscrite n’a qu’à établir une preuve prima facie d’emploi et que ce fardeau de preuve à atteindre est bas [aux para 7-9].

[16] Le membre de la Commission a conclu tout d’abord que la preuve par affidavit de M. Gregg Hamm démontre l’emploi de la marque de commerce KIVA au Canada au cours de la période pertinente, en relevant que la partie requérante avait admis ce point au cours de l’audience [au para 14].

[17] En ce qui concerne la question de la propriété de la marque de commerce KIVA, le membre de la Commission a conclu que l’inscription par le registraire de Limoneira en tant que propriétaire inscrite a permis de trancher la question de la propriété [au para 16]. Le membre de la Commission cite des décisions antérieures de la Commission à l’appui de la proposition selon laquelle un changement dans le titre inscrit par le registraire « doit être [accepté] prima facie ». Le membre de la Commission relève en outre qu’il est bien établi que les procédures entamées en vertu de l’article 45 ne visent pas à déterminer des droits de fond comme la propriété, et que les questions de cette nature sont réglées de manière adéquate au moyen de procédures de radiation en application de l’article 57 de la Loi sur les marques de commerce. Par conséquent, le membre de la Commission a maintenu l’enregistrement, ayant été convaincu que Limoneira était la propriétaire de la marque de commerce KIVA et que l’emploi de cette dernière au cours de la période pertinente était établi [aux para 19-20].

IV. La question en litige et la norme de contrôle

[18] Le présent appel soulève les questions suivantes :

A. Les éléments de preuve contestés sont-ils admissibles et, dans l’affirmative, sont-ils pertinents?

B. Le membre de la Commission a-t-il commis une erreur en se fondant sur l’inscription du changement dans le titre de la marque de commerce au lieu d’examiner l’accord de fusion?

C. Le membre de la Commission a-t-il suscité une crainte raisonnable de partialité?

[19] Les parties conviennent qu’une norme de contrôle d’appel s’applique lorsqu’il existe un droit d’appel prévu par la loi, comme en vertu de l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce (Clorox Company of Canada, Ltd. c Chloretec s.e.c., 2020 CAF 76 au para 22 et 23). Selon l’arrêt Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, la norme applicable est donc celle de l’erreur manifeste et déterminante pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, et celle de la décision correcte pour les questions de droit.

[20] La question de savoir s’il existe une crainte raisonnable de partialité est une question d’équité procédurale qui devrait être examinée selon une norme qui s’apparente à celle de la décision correcte; la Cour doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54.

[21] La question de savoir si l’accord de fusion aurait dû faire l’objet d’un examen par le membre de la Commission est une question de droit à l’égard de laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Toutefois, la question de savoir si Limoneira aurait dû être considérée comme la propriétaire de la marque de commerce KIVA (en fonction de l’interprétation de l’acte de cession) est une question mixte de fait et de droit à l’égard de laquelle la norme de contrôle de l’erreur manifeste et déterminante s’applique.

V. Analyse

A. Les éléments de preuve contestés sont-ils admissibles et, dans l’affirmative, sont-ils pertinents?

[22] La demanderesse soutient que la preuve contestée, qui concerne l’enregistrement de la marque de commerce KIVA aux États-Unis, est admissible.

[23] Bien que la demanderesse reconnaisse que les parties ne sont généralement pas autorisées à déposer de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision rendue au titre de l’article 45, elle soutient que la partie requérante pourrait y être autorisée dans des circonstances particulières, notamment lorsqu’il existe une réelle possibilité que les éléments de preuve ayant été présentés à la Commission soient inexacts.

[24] La demanderesse s’appuie sur la décision Benson & Hedges (Canada) Ltd v Kiewel-Pelissier Breweries Ltd No .1) 5 CPR (2d), 212, 1972 CarswellNat 457. Dans cette décision, la Section de première instance de la Cour fédérale a conclu que la partie requérante devrait être autorisée à présenter des éléments de preuve lorsqu’il semble, d’après sa preuve par affidavit, qu’il y ait une « forte possibilité » qu’une déclaration importante faite dans la seule preuve présentée à la Commission soit entièrement fausse ou qu’elle n’établisse pas les faits véritables (Benson & Hedges, para 7-9).

[25] La demanderesse reconnaît que l’arrêt Plough (Canada) Ltd. c Aerosol Fillers Inc., 1980 CanLII 2739 (CAF), [1981] 1 CF 679 [Plough], et la décision Osler, Hoskin & Harcourt c Canada (Registrar of Trade-Marks), 1997 CanLII 5927 (CF), [1997] ACF no 1671 [Osler], tous rendus ultérieurement, font état d’une conclusion contraire. Toutefois, elle soutient que le fait de suivre le raisonnement qui a été suivi par la Cour dans les affaires Plough et Osler conduirait à des résultats absurdes et serait donc contraire au principe d’interprétation des lois selon lequel le législateur ne peut avoir voulu entraîner des conséquences absurdes. Selon la demanderesse, si le raisonnement énoncé dans ces affaires était suivi, la Cour ne disposerait que d’éléments de preuve inexacts sur lesquels fonder sa conclusion quant à l’emploi de la marque de commerce; une telle situation se traduirait par la subsistance d’enregistrements de « bois mort » dans le registre, ce que la disposition est censée empêcher.

[26] La demanderesse soutient que la preuve contestée satisfait au critère d’admissibilité, notamment par son importance, sa valeur probante et sa fiabilité (citant Vass c Leaf Inc., 2022 CF 1192 au para 27). Selon elle, la preuve contestée contredit carrément la déclaration de M. Hamm selon laquelle, grâce à la fusion, Limoneira a acquis « les droits pour la marque de commerce KIVA partout dans le monde ». Selon la preuve contestée, Associated Citrus est la propriétaire inscrite de la marque de commerce KIVA aux États-Unis.

[27] Enfin, la demanderesse s’appuie sur le paragraphe 56(5) de la Loi sur les marques de commerce, en faisant valoir qu’il ne contient aucune restriction explicite quant au dépôt des éléments de preuve par la partie requérante.

[28] D’autre part, la défenderesse soutient qu’il est établi noir sur blanc en droit que, dans le cadre d’une procédure entamée en vertu de l’article 45, la partie requérante ne peut déposer une preuve à quelque étape que ce soit. Elle cite l’arrêt Plough et la décision Osler, en relevant que la décision Benson & Hedges est antérieure à ces affaires et qu’elle n’a pas été suivie depuis. Dans l’arrêt Plough, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :

[18] Afin d’en finir avec cette question, je désire ouvrir une parenthèse au sujet de l’affidavit déposé par l’intimée lors de l’appel interjeté devant la Division de première instance. À mon avis, toute preuve produite par la partie à la demande de qui a été donné l’avis prévu au paragraphe 44(1), est irrecevable aussi bien sur appel interjeté contre la décision du registraire que devant ce dernier.

[Non souligné dans l’original.]

[29] Même si l’appelante était autorisée à déposer des éléments de preuve, la défenderesse soutient qu’il faudrait radier la preuve contestée, parce qu’elle n’est manifestement pas pertinente. Elle soutient que les marques de commerce revêtent un caractère territorial, de sorte qu’il n’y a rien d’inhabituel à ce que deux sociétés distinctes possèdent des marques de commerce identiques aux États-Unis et au Canada, et que la preuve tendant à démontrer l’identité du titulaire de l’enregistrement d’une marque de commerce aux États-Unis n’est pas pertinente.

[30] En ce qui concerne la première question, je conviens avec la demanderesse que la preuve contestée contredit la preuve de Limoneira selon laquelle, par l’entremise de la fusion, cette dernière aurait acquis la marque de commerce KIVA partout dans le monde.

[31] Toutefois, je suis d’accord avec la défenderesse pour dire que la jurisprudence est assez claire à ce sujet. Toute la jurisprudence de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale postérieure à la décision Benson & Hedges écarte l’idée que la partie requérante, qui peut ou non avoir un intérêt particulier dans l’issue de la procédure, puisse déposer des éléments de preuve ou contre-interroger le ou les déposants de la propriétaire inscrite. Cela est vrai tant au niveau de la Commission qu’en appel devant la Cour. Ce que le paragraphe 56(5) de la Loi sur les marques de commerce permet, c’est le dépôt d’une preuve supplémentaire par la propriétaire inscrite dans le cadre de l’appel (Plough, Osler, Berg Equipment Co. (Canada) c Meredith & Findlayson, [1991] ACF no 1318 (CAF), aux para 5-7).

[32] Cela dit, même si la preuve contestée était admissible, sa pertinence se verrait limitée à contredire l’affirmation selon laquelle, en septembre 2013, Associated Citrus a cédé son droit sur la marque de commerce KIVA aux États-Unis en faveur de Limoneira. Cela n’a qu’une pertinence très limitée par rapport aux questions dont la Commission était saisie, à savoir :

i. La marque de commerce KIVA a-t-elle été employée au Canada en liaison avec des agrumes frais au cours de la période pertinente?

ii. L’enregistrement effectué en mars 2022, avec effet rétroactif remontant à septembre 2013, constituait-il une preuve suffisante du changement de propriété relativement à la marque de commerce au moment de l’envoi de l’avis prévu à l’article 45?

[33] Pour les motifs qui précèdent, je ne tiendrai donc pas compte de la preuve contestée.

B. Le membre de la Commission a-t-il commis une erreur en se fondant sur l’inscription du changement dans le titre de la marque de commerce au lieu d’examiner l’accord de fusion?

[34] Dans sa décision, le membre de la Commission a reconnu que la seule véritable question à trancher était celle de la propriété de la marque de commerce KIVA au Canada relativement au moment où l’avis prévu à l’article 45 avait été envoyé et au cours de la période pertinente. Il a tranché la question en ces termes :

[16] Limoneira affirme que je n’ai pas à évaluer l’Accord de fusion, puisque l’inscription du changement dans le titre le 14 mars 2022, avec la date indiquant le 6 septembre 2013 pour le changement dans le titre, est déterminante quant à la question. Je suis d’accord.

[17] Comme il est noté dans True Software au para 23, une fois que le changement dans le titre a été inscrit par le registraire le 14 mars 2022 avec la date indiquant le 6 septembre 2013 pour le changement dans le titre, « [la cession] doit être acceptée prima facie » [voir également Barrette Legal Inc. c 1811350 Alberta Ltd, 2019 COMC 80, aux para 12 à 17; College of Podiatric Surgeons of British Columbia c North American School of Podology Inc., 2020 COMC 62, au para 25]. Par conséquent, j’accepte le fait que Limoneira était la propriétaire de la Marque au cours de la période pertinente.

[18] De plus, il est bien établi que les procédures en vertu de l’article 45 ne visent pas à déterminer les droits de fond comme la propriété [voir United Grain Growers Ltd c Lang Michener, 2001 CAF 66; Philip Morris Inc c Imperial Tobacco Ltd (1987), 13 CPR (3d) 289 (CF 1re inst)]. De telles questions sont réglées au moyen de procédures de radiation en vertu de l’article 57 de la Loi [Miller Thomson LLP c Hilton Worldwide Holding LLP, 2020 CAF 134, au para 9].

[35] Sur ce, sans examiner ni l’affidavit de M. Hamm ni l’accord de fusion, le membre de la Commission a été convaincu que Limoneira était la propriétaire de la marque de commerce KIVA au cours de la période pertinente.

[36] J’ai examiné attentivement la jurisprudence sur laquelle le membre de la Commission a fondé sa conclusion selon laquelle il lui était suffisant de se référer au registre.

[37] Tout d’abord, dans la décision True Software Scandinavia AB c Ontech Technologies Inc., exerçant également ses activités sous le nom d’Ontech Telecom, 2018 COMC 40, la Commission confirme qu’une cession, entre le déposant exerçant des activités sous le nom d’Ontech et la société du déposant, peut être valide même si elle n’est pas inscrite. Cette même décision confirme également la validité d’un acte de cession nunc pro tunc déposé auprès du registraire et accepté par ce dernier. Ce faisant, la Commission a déclaré ce qui suit :

24. En l’espèce, les observations [du déposant], de pair avec la réception et l’inscription subséquentes de la cession par le registraire, me portent à conclure que la cession en cause a eu lieu le 22 novembre 2011, mais n’a simplement pas été inscrite à ce moment. Par conséquent, j’admets qu’Ontech Technologies Inc. est la propriétaire de la Marque au cours de la période pertinente aux fins de cette procédure.

[38] La Commission a examiné la preuve fournie par la propriétaire inscrite et s’est assurée qu’il y avait bien eu cession des droits à l’égard de la marque de commerce. Plus particulièrement, la Commission a conclu que rien dans la preuve, à première vue, ne remet en question les déclarations sous serment du déposant concernant la propriété de la marque de commerce (True Software, au para 22).

[39] Dans la décision Barrette Legal Inc. c 1811350 Alberta Ltd., 2019 COMC 80, le registre a été mis à jour après l’envoi d’un avis au titre de l’article 45 pour prendre acte d’une cession qui avait eu lieu avant l’envoi de l’avis en question. La partie requérante a fait valoir que la preuve produite par la cessionnaire ne pouvait pas être prise en compte, parce que cette dernière n’était pas inscrite comme étant la propriétaire de la marque de commerce au cours de la période pertinente. En outre, la date figurant sur l’acte de cession en question avait été écrite à la main et il y avait une différence entre la façon dont la cessionnaire était désignée sur l’affidavit et l’acte de cession; dans celui-ci, elle était désignée comme étant une société canadienne et non comme une société albertaine. La Commission n’était pas d’accord avec la partie requérante; elle a conclu que rien n’oblige un propriétaire à faire inscrire la cession d’une marque de commerce et qu’un successeur en titre non inscrit peut très bien répondre à un avis envoyé au titre de l’article 45, à condition que le registraire soit convaincu que le successeur en titre non inscrit était effectivement le propriétaire de la marque de commerce au cours de la période pertinente. Bien que la Commission ait déclaré qu’une cession inscrite par le registraire doit être admise prima facie, elle a tout de même examiné l’acte de cession et s’est assurée que la cessionnaire était, en fait, la propriétaire de la marque de commerce au cours de la période pertinente.

[40] Dans la décision College of Podiatric Surgeon of British Columbia c North American School of Podology, 2020 COMC 62, il était question de la même situation factuelle; une cession de droits sur la marque de commerce a été inscrite après l’envoi d’un avis au titre de l’article 45. Dans la preuve produite par la cessionnaire en réponse à l’avis prévu à l’article 45, soit un document de mars 2018 intitulé [traduction] « Confirmation de cession », la cédante déclare qu’en date du 24 novembre 2013, elle a [traduction] « vendu, cédé et mis de côté à titre absolu [à la cessionnaire] à ses successeurs et [ayants droit], tous ses droits, titre et intérêts dans la marque de commerce [de la cédante] au Canada […] pour la marque de commerce C.POD, ainsi que l’achalandage y afférent ». Dans cette affaire, ce n’est pas le fait qu’une cession ait eu lieu qui est en cause, mais bien la date à laquelle elle s’est produite. La partie requérante contestait le fait qu’elle ait été antidatée. Tout d’abord, la Commission a rappelé qu’une cession peut être valide même si elle n’est pas inscrite auprès du registraire. La Commission, après avoir évalué à la fois la déclaration de la cessionnaire et le document de confirmation de cession, a été convaincue que la cession avait bien eu lieu à la date indiquée. La Commission a ajouté ce qui suit :

[27] Quoi qu’il en soit, étant donné que M. Smith a occupé le poste de directeur de l’exploitation à la fois de la Propriétaire et de l’Inscrivant au cours de la période pertinente, j’accepte le fait que M. Smith était la tête dirigeante des deux entités, de sorte que l’on peut raisonnablement conclure à l’existence d’une licence verbale et au contrôle requis de tout emploi de la Marque par la Propriétaire. [Renvois omis.]

[41] Là encore, bien que la cession ait été inscrite par le registraire au moment où la décision a été rendue, la Commission avait examiné la preuve déposée par la propriétaire inscrite.

[42] En ce qui concerne la jurisprudence citée par la Commission à l’appui de la proposition selon laquelle les procédures prévues à l’article 45 ne visent pas à statuer sur des droits substantiels tels que la propriété, je tiens d’abord à faire observer qu’aucune des décisions citées n’est pertinente en l’espèce. Les questions à trancher dans ces affaires étaient plutôt les suivantes :

  • la question de savoir si la marque de commerce était employée de façon à distinguer les produits ou services de la propriétaire inscrite (United Grain Growers Ltd. c Michener, 2001 CAF 66);

  • la question de savoir si la marque de commerce était abandonnée (Philip Morris Inc. c Imperial Tobacco Ltd. (1987), 13 CPR (3d) 289 (CF 1re inst));

  • les questions liées à des intérêts commerciaux concurrents (Miller Thomson S.E.N.C.R.L., s.r.l. c Hilton Worldwide Holding LLP, 2020 CAF 134).

[43] En d’autres termes, l’objectif d’une procédure entamée au titre de l’article 45 est d’évaluer l’emploi d’une marque de commerce, et non sa validité ni la question de savoir si elle aurait dû être inscrite en premier lieu.

[44] Toutefois, ce n’est pas tout. La Cour ne doit pas se prononcer au sujet de la propriété de la marque de commerce Kiva; elle doit plutôt se demander s’il existe certains éléments de preuve démontrant que la marque de commerce a été employée par son propriétaire au cours de la période pertinente. Une réponse négative à cette question ne permettrait pas de statuer sur la propriété de la marque de commerce, mais pourrait plutôt amener la Commission à conclure qu’une simple affirmation unilatérale de propriété par un cessionnaire allégué n’est tout simplement pas suffisante, au même titre qu’une simple affirmation qu’une marque de commerce a été employée n’est pas suffisante.

[45] Dans l’arrêt Star-Kist Foods Inc. c Canada (Registraire des marques de commerce), [1988] ACF no 233, 20 CPR (3d) 46 (CAF), la Section d’appel de la Cour fédérale du Canada a déclaré que la Commission devait examiner un accord de cession/fusion censé être nunc pro tunc et se prononcer sur sa date d’entrée en vigueur. Je conviens avec la défenderesse que cet arrêt n’est pas non plus pertinent. Dans cette affaire, la preuve a démontré que la cession nunc pro tunc, dans le cadre de laquelle un document de cession avait été signé après l’envoi d’un avis au titre de l’article 45, visait à attester d’une cession qui avait eu lieu au cours de la période pertinente. Ceci étant dit, je considère que les commentaires suivants de la Cour revêtent tout de même une certaine pertinence en l’espèce :

7. Il est permis de se montrer sceptique face à des transactions ayant pour effet de retarder la délivrance d’un avis prévu à l’article 44; lorsqu’une partie est au courant des véritables circonstances de l’affaire, elle devrait en faire part à la Cour. Il serait aberrant d’imposer ce fardeau à l’autre partie qui, dans ce contexte, ne peut exiger la production de preuves.

[Non souligné dans l’original.]

[46] À mon avis, il s’agit là d’une autre indication que la preuve d’une cession alléguée doit être évaluée par la Commission; celle-ci devrait examiner la qualité de la preuve présentée par la ou les parties qui sont au courant des véritables circonstances de l’affaire, soit la cessionnaire et la cédante.

[47] En l’espèce, le fait que la cédante – qui était la propriétaire inscrite au moment de l’envoi de l’avis prévu à l’article 45 et qui a demandé de reporter l’échéance de réponse à l’avis – soit restée silencieuse par la suite est une source de complications.

[48] Je conviens avec la défenderesse qu’il faut accorder une grande crédibilité aux affidavits présentés au titre de l’article 45 (Ogilvy Renault c Compania Roca-Radiadores, SA, 2008 CarswellNat 776 au para 14). Cependant, et comme il est indiqué ci-dessus, l’accord de fusion déposé à l’appui de l’affidavit de M. Hamm contredit le seul paragraphe de cet affidavit qui traite de la propriété.

[49] La défenderesse relève que toute l’argumentation de la demanderesse repose sur la prémisse que l’accord de fusion ne semble pas faire état d’une cession de la marque de commerce KIVA. Elle souligne toutefois que l’affidavit de M. Hamm n’indique pas que Limoneira a acquis les droits afférents à la marque de commerce KIVA au moyen de l’accord de fusion. L’affidavit indique plutôt que [traduction] « [d]ans le cadre de la fusion, Limoneira a fait l’acquisition [des] droits pour la marque de commerce ». La défenderesse fait valoir que, dans l’affidavit, les termes « accord de fusion » et « fusion » ont des significations distinctes et que rien ne permet d’affirmer que l’accord de fusion lui-même a donné lieu au transfert des actifs.

[50] En toute déférence, la défenderesse joue sur les mots; dans l’affidavit, le terme « fusion » renvoie au fait que [traduction] « le 6 septembre 2013, l’inscrivant est devenu une filiale à part entière de Limoneira ». Cela ne prouve pas une cession de droits ou un transfert d’actifs entre la filiale et la société mère.

[51] La défenderesse soutient également qu’en tout état de cause, [traduction] « l’accord de fusion tel qu’il a été déposé est incomplet, car la Commission ne disposait pas de l’intégralité de l’accord ». Si cela est techniquement vrai, il est également vrai que la Commission disposait de la table des matières de l’accord de fusion et que rien n’y indique qu’il fait état d’un transfert ou d’une cession d’actifs. Outre la section intitulée [traduction] « La fusion », l’accord contient les déclarations et garanties prévues dans le cadre d’une transaction d’actions. La section 3.13 de l’accord de fusion renvoie à l’annexe de divulgation qui comprend une liste de toutes les propriétés intellectuelles détenue par Associated Citrus (la nouvelle société affiliée) et sa filiale; Associated Citrus déclare ainsi qu’elles sont toutes valides et pleinement en vigueur. Aucune cession n’est prévue. Si l’intégralité de l’accord de fusion ou tout document annexe signé au moment de la fusion avait fait état d’une cession de la marque de commerce KIVA, il me semble que l’un ou l’autre des documents à cet effet aurait été déposé.

[52] Si une cession de la marque de commerce KIVA avait été faite verbalement, il me semble que M. Hamm y aurait fait référence dans son affidavit et que ce dernier aurait été corroboré par l’affidavit d’un représentant d’Associated Citrus qui était la propriétaire inscrite au moment de l’envoi de l’avis prévu à l’article 45. Aucune preuve de ce genre n’a été présentée à la Commission, bien qu’Associated Citrus ait demandé et obtenu une prorogation de délai qui a été fixé à trois mois, en partie dans le but explicite de préparer et de déposer les éléments de preuve nécessaires.

[53] Si l’identité de la personne ayant employé une marque de commerce au cours de la période pertinente n’avait aucune incidence sur une procédure entamée en vertu de l’article 45, il n’y aurait aucune raison d’intervenir dans la décision de la Commission. Je ne crois pas que ce soit le cas.

[54] À mon avis, la Commission a commis une erreur en refusant de prendre en considération la preuve déposée par Limoneira dans son examen visant à établir qui était la véritable propriétaire de la marque de commerce KIVA au moment de l’envoi de l’avis au titre de l’article 45 et au cours de la période pertinente. Pour ce seul motif, la décision de la Commission sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre membre de la Commission pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

C. Le membre de la Commission a-t-il suscité une crainte raisonnable de partialité?

[55] La preuve démontre qu’en mars 2019, M. MacDonald était associé chez Gowling WLG et qu’il représentait un tiers dont les intérêts étaient opposés à ceux de KHB relativement à la marque de commerce KIVA. Bien que KHB n’ait pas demandé au membre de la Commission de se récuser, elle affirme qu’il aurait dû le faire de sa propre initiative afin d’éviter de susciter une crainte raisonnable de partialité.

[56] Compte tenu de ma conclusion précédente, il n’est pas nécessaire que j’examine cette question. Je le ferai néanmoins au cas où ma décision ne serait pas confirmée dans le cadre d’un appel.

[57] Il existe une forte présomption que les décideurs administratifs tranchent les questions de manière impartiale (Colel Chabad Lubavitch Foundation of Israel c Canada (Revenu national), 2022 CAF 108 au para 37). On sait également que ces questions devraient être soulevées à la première occasion (Hennessey c Canada, 2016 CAF 180 au para 21 [Hennessey]). Pourtant, en l’espèce, la question n’a pas été soulevée auprès du membre de la Commission.

[58] La seule preuve attestant d’un rôle exercé par le membre de la Commission vis-à-vis du tiers se rapporte à une lettre qui lui a été adressée par l’ancien avocat de KHB. Or, il n’existe aucune preuve que cette lettre a effectivement été envoyée. En outre, la demande d’enregistrement de la marque de commerce en question du tiers a été déposée par un autre associé de Gowling WLG et la déclaration d’opposition que KHB a déposée à l’encontre la demande du tiers désigne un autre employé de Gowling WLG comme destinataire. Si le membre de la Commission avait été appelé à se prononcer sur cette question, il aurait pu fournir les renseignements nécessaires permettant d’établir s’il y avait effectivement présence d’un conflit d’intérêts.

[59] En outre, la Commission semble avoir mis en place une politique visant à traiter les conflits d’intérêts; si la demanderesse avait saisi le membre de la Commission de la question, au lieu de laisser celle-ci en suspens après avoir été déboutée, la question aurait pu être correctement tranchée au moyen de la politique servant de guide.

[60] À mon avis, la demanderesse a attendu trop longtemps avant de soulever la question. Bien que la demanderesse ait, lors de l’audience, établi le contexte utile permettant de comprendre que l’identité du membre de la Commission présidant l’audience n’a été connue que le jour même de l’audience, les propres éléments de preuve de la demanderesse donnent à penser qu’elle aurait eu, à ce moment-là, les renseignements nécessaires pour soulever la question peu après. L’audience s’est tenue le 31 mars 2022 et la décision de la Commission a été rendue le 12 avril 2022. La demanderesse disposait donc de 12 jours (8 jours ouvrables) pour se documenter davantage et soulever son allégation de crainte raisonnable de partialité. En l’absence de toute information de la part de la demanderesse indiquant pourquoi cela ne lui a pas été possible, cette dernière est considérée comme ayant renoncé à son droit de soulever une crainte raisonnable de partialité à l’encontre du membre de la Commission. Il ne s’agit certainement pas d’une question à soulever uniquement après avoir fait l’objet d’une décision défavorable (Hennessey, au para 21).

VI. Conclusion

[61] Comme je suis d’avis que le membre de la Commission a commis une erreur en n’examinant pas correctement la cession alléguée des droits à l’égard de la marque de commerce KIVA ayant fait l’objet d’une inscription après l’envoi de l’avis au titre de l’article 45, la décision du membre de la Commission sera annulée et l’affaire de la procédure de radiation sera renvoyée à un autre membre de la Commission pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[62] Au début de l’audience, les parties ont demandé la possibilité de présenter des observations écrites supplémentaires sur les dépens. Elles disposeront de deux semaines à compter de la date des présents motifs pour présenter des observations d’au plus deux pages.


JUGEMENT dans le dossier T-1209-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande est accueillie;

  2. La décision de la Commission des oppositions des marques de commerce datée du 12 avril 2022 est annulée et l’affaire de la procédure de radiation est renvoyée à un autre membre de la Commission des oppositions des marques de commerce pour qu’une nouvelle décision soit rendue;

  3. Les parties disposent de deux semaines à compter de la date des présents motifs pour présenter à la Cour leurs observations écrites, d’au plus deux pages, sur les dépens.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1209-22

 

INTITULÉ :

KIVA HEALTH BRANDS LLC c LES SOCIÉTÉS LIMONEIRA COMPANY et ASSOCIATED CITRUS PACKERS INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er mars 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

Le 2 juin 2023

 

COMPARUTIONS :

Ariel Breitman

Andy Chow

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Reagan Seidler

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLT Aikins LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Smart & Biggar LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDERESSES

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.