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Date : 20230713

Dossier : T-321-22

Référence : 2023 CF 959

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juillet 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

DAMON ATWOOD

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le caporal Damon Atwood [le demandeur] a demandé l’autorisation de déposer un affidavit complémentaire après avoir déposé sa preuve dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. La juge adjointe responsable de la gestion de l’instance a examiné la requête de M. Atwood, mais l’a rejetée, ayant conclu que l’affidavit complémentaire n’était pas pertinent quant aux questions en litige soulevées dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente et n’était d’aucune aide à la Cour.

[2] M. Atwood a interjeté appel de la décision rendue par la juge responsable de la gestion de l’instance. Je suis maintenant saisie de cet appel.

[3] M. Atwood soutient que la juge responsable de la gestion de l’instance a commis une erreur de droit parce qu’elle s’est basée sur les mesures de réparation demandées dans le contrôle judiciaire sous-jacent pour évaluer la pertinence de l’affidavit au lieu de se baser, de manière plus générale, sur les questions soulevées dans le contrôle judiciaire. Je ne suis pas du même avis. Comme je l’expliquerai, j’estime que cet argument est formaliste et qu’il n’a aucune incidence sur le résultat dans le contexte où la Cour était chargée d’examiner un certain nombre de facteurs. Puisque la décision de la juge responsable de la gestion de l’instance de rejeter la requête de M. Atwood est une décision discrétionnaire fondée sur les faits, je ne vois aucune raison de la modifier.

[4] Pour les motifs qui suivent, l’appel sera rejeté.

II. Historique des procédures

[5] Dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, M. Atwood conteste la décision de lui refuser l’accès aux décisions antérieures rendues par des arbitres dans le cadre de la procédure de la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] applicable aux griefs.

[6] Après que M. Atwood a signifié son affidavit en application de l’article 306 des Règles des Cours fédérales [les Règles], il a appris l’existence de la décision Stentaford c Canada (Procureur général), 2022 CF 1450 [Stentaford], rendue par notre Cour, qui portait sur le contrôle judiciaire d’une décision du commissaire de la GRC de refuser le remboursement des dépenses liées à la fécondation in vitro. M. Atwood a obtenu auprès du greffe de la Cour fédérale une copie d’un affidavit souscrit par Rebecca Morin, une employée du Bureau de la coordination des griefs et des appels de la GRC, qui avait été déposé par le défendeur dans l’affaire Stentaford. L’affidavit de Mme Morin contient des renseignements sur la procédure de la GRC applicable aux griefs et inclut à titre de pièces plusieurs décisions concernant les dépenses liées à la fécondation in vitro rendues dans le cadre de cette procédure.

[7] M. Atwood a informé le défendeur de son intention de produire en preuve l’affidavit de Mme Morin, mais le défendeur s’y est opposé. M. Atwood a ensuite déposé une requête officielle pour demander à la Cour d’admettre l’affidavit complémentaire au titre de l’article 312 des Règles. La requête a été traitée par écrit et rejetée par la juge responsable de la gestion de l’instance le 6 janvier 2023.

III. Question en litige et norme de contrôle

[8] La seule question à trancher dans le cadre du présent appel est de savoir si la Cour devrait annuler la décision par laquelle la juge responsable de la gestion de l’instance a refusé d’admettre l’affidavit au motif qu’il n’était pas pertinent.

[9] Dans le cas d’un appel interjeté en vertu de l’article 51 des Règles, la norme de contrôle applicable à la décision d’un juge responsable de la gestion de l’instance est celle de l’erreur manifeste et déterminante pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, sauf lorsqu’il existe une question de droit isolable, auquel cas, comme pour toute question de droit, la norme applicable est celle de la décision correcte (Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33; Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 aux para 64, 66).

[10] La conclusion relative à la pertinence tirée par la juge responsable de la gestion de l’instance en l’espèce relève d’une question mixte de fait et de droit. Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si un principe de droit isolable est en cause. M. Atwood soutient que la juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas appliqué le bon critère juridique, car elle a seulement tenu compte des mesures de réparation demandées dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente pour évaluer la pertinence de l’affidavit.

[11] Je n’ai pas à décider si un principe de droit isolable est en cause puisque, peu importe la norme de contrôle appliquée, je conclus qu’il n’y a aucune raison d’annuler la décision de la juge responsable de la gestion de l’instance.

IV. Conclusion relative à la pertinence

[12] M. Atwood soutient que la juge responsable de la gestion de l’instance a appliqué le mauvais critère juridique relativement à la question préliminaire de savoir si l’affidavit est pertinent quant aux questions qui font l’objet du contrôle judiciaire. Il fait valoir que la juge responsable de la gestion de l’instance a seulement tenu compte des mesures de réparation demandées, au lieu de se concentrer sur les questions soulevées dans l’avis de demande. Je suis d’avis qu’il s’agit là d’un argument trop formaliste dans le contexte où la décision était discrétionnaire et commandait l’examen de nombreux facteurs. M. Atwood ne prétend pas que la juge responsable de la gestion de l’instance n’avait pas le droit de tenir compte des mesures de réparation demandées, mais plutôt qu’elle en a tenu compte à la mauvaise étape de l’analyse.

[13] M. Atwood ne soutient pas que la juge responsable de la gestion de l’instance a formulé le mauvais critère pour déterminer s’il convenait d’admettre un affidavit complémentaire au titre de l’article 312 des Règles. Il n’est pas contesté que la juge responsable de la gestion de l’instance a énoncé le bon critère juridique et a cité les décisions applicables.

[14] Lorsque la Cour est saisie d’une requête fondée sur l’article 312 des Règles, elle doit se demander si deux exigences préliminaires sont remplies : i) Est-ce que l’affidavit complémentaire est pertinent quant à une question que la Cour doit trancher?; ii) Est-ce que l’affidavit est admissible? Si ces exigences préliminaires sont remplies, la Cour tient compte d’autres facteurs, notamment :

  • a)Est-ce que la partie avait accès aux éléments de preuve dont elle demande l’admission au moment où elle a déposé ses affidavits en application de l’article 306 ou 308 des Règles, selon le cas, ou aurait-elle pu y avoir accès en faisant preuve de diligence raisonnable?

  • b)Est‑ce que la preuve sera utile à la Cour, en ce sens qu’elle est pertinente quant à la question à trancher et que sa valeur probante est suffisante pour influer sur l’issue de l’affaire?

  • c)Est‑ce que l’admission des éléments de preuve entraînera un préjudice important ou grave pour l’autre partie? (Forest Ethics Advocacy Association c Office national de l’énergie, 2014 CAF 88 aux para 4-6 [Forest Ethics])

[15] Je suis d’accord avec M. Atwood pour dire qu’il est trop restrictif de se concentrer seulement sur les mesures de réparation demandées dans la demande sous-jacente pour évaluer la pertinence de l’affidavit à l’étape des exigences préliminaires. Je suis également d’accord pour dire que, règle générale, la question préliminaire de la pertinence vise à s’assurer que la nouvelle preuve ne soulève pas une nouvelle question qui n’a pas été envisagée dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente (Forest Ethics, au para 4; Campbell c Élections Canada, 2008 CF 1080 au para 35).

[16] Les motifs pour lesquels M. Atwood affirme s’appuyer sur l’affidavit ont été soulevés dans son avis de demande : est-ce que le fait de ne pas divulguer les décisions relatives aux griefs viole le principe de la publicité des débats judiciaires, l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés et les principes d’équité procédurale? Ces questions ont été régulièrement portées devant la Cour.

[17] Bien que je convienne qu’il est trop restrictif d’évaluer la pertinence à l’étape préliminaire uniquement à partir des mesures de réparation demandées dans le contrôle judiciaire sous-jacent, j’estime qu’il ne s’agit pas d’un motif suffisant pour annuler la décision de la juge responsable de la gestion de l’instance. Au bout du compte, la décision d’admettre ou non une preuve complémentaire est une décision fondée sur les faits dans le cadre de laquelle la Cour peut prendre en considération et évaluer un certain nombre de facteurs (Havi Global Solutions LLC c IS Container PTE Ltd, 2020 CF 803 aux para 45-46; Campbell, au para 27; Forest Ethics, aux para 4-5). Comme l’a fait remarquer la juge responsable de la gestion de l’instance, [traduction] « la jurisprudence ne précise pas comment la Cour doit […] apprécier [les facteurs] ».

[18] Parmi les facteurs communément pris en compte dans le cadre d’une requête fondée sur l’article 312 des Règles, notons la question de savoir si la preuve complémentaire pourrait aider la Cour à trancher les questions en litige dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. Il s’agit là aussi d’une forme de conclusion quant à la pertinence. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, la Cour d’appel fédérale a établi dans l’arrêt Forest Ethics qu’elle peut se poser la suivante : « Est-ce que la preuve sera utile à la Cour, en ce sens qu’elle est pertinente quant à la question à trancher et que sa valeur probante est suffisante pour influer sur l’issue de l’affaire? » (Forest Ethics, au para 6).

[19] La conclusion relative à la pertinence tirée par la juge responsable de la gestion de l’instance est étayée par le dossier et par ses motifs. La juge responsable de la gestion de l’instance a examiné les questions soulevées dans la demande sous-jacente et a relevé les mêmes questions que celles soulevées par M. Atwood en appel. Elle a aussi pris note des mesures de réparation précises demandées par M. Atwood et a conclu que l’affidavit complémentaire n’aiderait pas la Cour à trancher la demande sous-jacente. Plus précisément, elle a conclu que M. Atwood n’avait pas démontré que l’affidavit contenait quoi que ce soit qui aiderait la Cour à déterminer s’il existe une obligation publique de créer une base de données ou de divulguer les décisions des arbitres, ou à se prononcer sur l’argument juridique selon lequel certaines parties du Manuel d’administration de la GRC outrepassent les pouvoirs conférés par l’article 31 de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada.

[20] La juge responsable de la gestion de l’instance a également indiqué que le fait d’admettre l’affidavit ne serait pas conforme à l’article 3 des Règles, qui dispose que les Règles doivent être interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible, ce qui constitue une considération primordiale dans ce type de requêtes.

[21] J’ai examiné les deux arguments sur lesquels M. Atwood se base pour faire valoir que l’affidavit aiderait la Cour. Je ne suis pas convaincue, à la lumière de ces arguments, que la juge responsable de la gestion de l’instance a commis une erreur manifeste et déterminante ou une quelconque erreur de droit.

[22] Premièrement, M. Atwood affirme que la description de la procédure applicable aux griefs contribue à établir la nature quasi judiciaire de ces instances, laquelle est nécessaire pour démontrer que le principe de la publicité des débats s’applique. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que d’autres documents qui expliquent la procédure applicable aux griefs ont été présentés à la Cour, notamment la partie III de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, les Consignes du commissaire (griefs et appels) et l’affidavit de M. Atwood.

[23] Deuxièmement, M. Atwood affirme que l’affidavit en soi est un exemple de l’injustice qu’il dénonce dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente puisque cet affidavit fournit à la Cour des décisions relatives à des griefs qui n’étaient pas accessibles au demandeur (le plaignant) dans l’affaire Stentaford. Il ressort très clairement du paragraphe 20 de la décision Stentaford que la Cour avait accès aux décisions sur les griefs. L’une des principales questions dans l’affaire Stentaford consistait à savoir si le décideur s’était déraisonnablement écarté des autres décisions sur les griefs que la GRC avait fournies à la Cour.

[24] Que la conclusion soit caractérisée comme une conclusion quant à la pertinence à l’étape préliminaire ou comme un facteur déterminant dans l’évaluation faite par la Cour au titre de l’article 312 des Règles, le résultat est le même : la Cour a refusé d’admettre l’affidavit parce qu’elle a conclu qu’il n’était d’aucune aide pour trancher la demande de contrôle judiciaire sous-jacente. Je ne vois aucune erreur manifeste et déterminante dans cette conclusion. Je ne vois non plus aucune erreur de droit justifiant qu’il soit fait droit à l’appel, compte tenu de la nature généralement souple et discrétionnaire de la décision d’admettre ou non une preuve complémentaire au titre de l’article 312 des Règles.

V. Admissibilité de l’affidavit

[25] M. Atwood a aussi avancé deux arguments pour contester les commentaires de la juge responsable de la gestion de l’instance au sujet de l’admissibilité de l’affidavit. J’emploie le terme « commentaires » plutôt que « conclusions » puisque l’ordonnance précise que la décision de ne pas admettre l’affidavit est fondée sur la question de la pertinence. Les commentaires quant à l’admissibilité de l’affidavit ne constituent pas le fondement sur lequel s’appuie la juge responsable de la gestion de l’instance pour rejeter la requête de M. Atwood. Dans son ordonnance, la juge responsable de la gestion de l’instance n’a pas tiré de conclusion définitive quant à l’admissibilité de l’affidavit. Par conséquent, je ne formulerai aucun commentaire sur ces questions.

VI. Demande de modification de l’avis de demande

[26] M. Atwood demande l’autorisation en appel de modifier l’avis de demande. Il s’agit toutefois d’une question qui n’a pas été examinée par la juge responsable de la gestion de l’instance. Mon rôle en appel est de contrôler la décision par laquelle la juge responsable de la gestion de l’instance a refusé d’admettre l’affidavit. La demande de modification n’est pas liée à l’appel en l’espèce. M. Atwood peut présenter sa demande de modification de l’avis de demande à la juge responsable de la gestion de l’instance.

VII. Dispositif

[27] Je ne suis pas convaincue qu’il soit justifié d’annuler l’ordonnance de la juge responsable de la gestion de l’instance. Le présent appel est rejeté. M. Atwood s’est vu ordonner de payer les dépens afférents à sa requête devant la juge responsable de la gestion de l’instance. Je ne modifierai pas cette ordonnance. Étant donné la nature des observations en appel de M. Atwood, je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 400 des Règles pour adjuger d’autres dépens.

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

1. La requête en appel de l’ordonnance de la juge responsable de la gestion de l’instance datée du 6 janvier 2023, fondée sur l’article 51 des Règles, est rejetée.

2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

blanc

« Lobat Sadrehashemi »

blanc

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-321-22

 

INTITULÉ :

DAMON ATWOOD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 JUILLET 2023

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Damon Atwood

POUR SON PROPRE COMPTE

 

James Elford

Ministère de la Justice du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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