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Date : 20230523


Dossier : T-1991-22

Référence : 2023 CF 713

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 23 mai 2023

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

DEBBIE MAE RUSSELL

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse a présenté à la Cour une demande de contrôle judiciaire présentée visant une décision défavorable relativement à la Prestation canadienne de la relance économique [la PCRE]. Le défendeur reconnaît que la présente demande devrait être accueillie, mais il conteste la demande de dépens de la demanderesse; cette dernière demande 2 500 $ au titre des honoraires d’avocat et 1 227,13 $ au titre des débours, pour des frais de transcription. Le défendeur propose de lui rembourser ses frais pour deux dépôts à la Cour fédérale (soit 2 x 50 $), et il invoque les offres de règlement de l’affaire faites avant l’audience comme raison de ne pas lui accorder une somme supérieure.

[2] Lors de l’audience, j’ai indiqué que la demanderesse avait droit à des dépens d’un montant supérieur à celui proposé par le défendeur. Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour accorder une somme forfaitaire de 1 500,00 $ à la demanderesse.

II. Le contexte

[3] La demanderesse a lancé une entreprise de photographie d’animaux de compagnie à l’automne 2019. Sa dernière facture a été émise en décembre 2019 avant qu’elle ne prenne une pause durant le temps des fêtes. En janvier 2020, alors qu’elle rentrait chez elle à Vancouver depuis les États-Unis avec son époux, leur remorque, qui contenait un grand nombre de leurs biens, y compris des documents relatifs à l’entreprise de la demanderesse, a été volée.

[4] Il a fallu un certain temps pour gérer les conséquences du vol, et lorsque la demanderesse se préparait à reprendre ses activités professionnelles en mars 2020, la pandémie avait commencé à sévir et elle a dû annuler toutes les séances de photos prévues. Ensuite, la demanderesse a présenté une demande de PCRE et elle a reçu des paiements de cette prestation pour des périodes de paie à la quinzaine entre septembre 2020 et mai 2021. Tout au long de cette période, il ressort d’une feuille de calcul relative à l’admissibilité qui a été versée au dossier certifié du tribunal que la demanderesse a d’abord été jugée inadmissible à la prestation pour chacune des périodes en question, puis, à la suite d’un deuxième examen, elle a été jugée admissible.

[5] À un moment donné, l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] a décidé qu’il était nécessaire d’affecter un agent de validation de la prestation pour déterminer l’admissibilité de la demanderesse. Cet agent a examiné les revenus déclarés dans la déclaration de revenus de 2019 de la demanderesse et les factures d’entreprise de 2019 soumises à l’appui de ses allégations et il a établi qu’il était nécessaire de la contacter pour obtenir plus de renseignements. Les efforts déployés pour joindre la demanderesse par téléphone et par courrier n’ont pas abouti et, le 24 novembre 2021, une lettre de refus de la prestation lui a été envoyée. Le 30 novembre 2021, la demanderesse a demandé la tenue d’un deuxième examen, en soumettant des renseignements supplémentaires.

[6] Le deuxième examen a été effectué par un autre agent, et ce dernier a également conclu qu’il était nécessaire de contacter la demanderesse pour obtenir des renseignements supplémentaires, car elle n’avait pas prouvé qu’elle avait gagné un revenu d’au moins 5 000 $ en 2019. La demanderesse et l’agent se sont entretenus le 1er avril 2022. Cet agent a informé la demanderesse qu’une preuve de paiement était nécessaire pour confirmer ses revenus de 2019. À la suite d’un examen plus approfondi de son dossier, la demanderesse a reçu une lettre d’inadmissibilité datée du 9 juin 2022.

[7] En réponse à cette lettre, la demanderesse a déposé une demande de contrôle judiciaire. Le défendeur a accepté de procéder à un nouvel examen du dossier et la demande en question a fait l’objet d’un désistement le 21 juillet 2022. Un troisième agent chargé de l’examen du dossier de la demanderesse a contacté cette dernière le 28 juillet 2022 par téléphone. Au cours de leur entretien, la demanderesse a informé l’agent de l’ARC qu’elle avait retenu les services d’un avocat et qu’elle enregistrait l’appel.

[8] La demanderesse a soumis des renseignements supplémentaires, y compris une déclaration sous serment, en août 2022. Une lettre automatisée relative à la révision de son dossier lui a été envoyée le 18 août 2022; celle-ci informait la demanderesse qu’elle devait 15 000,00 $.

[9] Le 23 septembre 2022, l’ARC a écrit une autre lettre à la demanderesse. Cette lettre indiquait de nouveau qu’elle n’était pas admissible à la PCRE, parce qu’elle ne remplissait pas la condition relative au fait d’avoir gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets d’un travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande de prestation. C’est cette décision relative à l’inadmissibilité de la demanderesse qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[10] Le défendeur reconnaît que cette décision est déraisonnable. Les faits en l’espèce sont similaires à ceux des affaires Yousof c Canada (Procureur général), 2023 CF 349 [Yousof] et Sjogren c Canada (Procureur général), 2022 CF 951, dans lesquelles la Cour a conclu à l’existence d’une erreur susceptible de contrôle. Dans les deux cas, comme en l’espèce, les agents s’étaient écartés des lignes directrices relatives à la PCRE en exigeant des relevés bancaires et en n’expliquant pas la raison pour laquelle les factures présentées par la partie demanderesse constituaient une preuve de revenu insuffisante.

III. Les questions en litige

[11] La demanderesse avait initialement demandé dans son avis de demande que la Cour rende une décision par laquelle celle-ci confirmerait qu’elle remplit les conditions d’admissibilité à la PCRE. Le défendeur s’est opposé à une cette demande qui n’a pas été mise de l’avant dans le plaidoyer écrit de la demanderesse ni dans les observations qu’elle a présentées de vive voix lors de l’audience. Quoi qu’il en soit, la Cour n’aurait pas donné suite à une telle demande, car c’est au défendeur qu’il incombe de se prononcer à cet égard. En l’espèce, nous ne sommes pas en présence d’une affaire exceptionnelle qui aurait amené la Cour à envisager de donner des instructions en vue du réexamen du dossier. Il ne ressort pas clairement de ce dernier que la demanderesse avait établi son droit à la prestation en fonction de son revenu de 2019.

[12] Par conséquent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire et je renverrai l’affaire à un autre agent pour nouvel examen.

[13] Compte tenu de l’admission du défendeur que la décision était déraisonnable, la seule question à trancher est celle de savoir s’il y a lieu d’adjuger des dépens en faveur de la demanderesse.

IV. Analyse

[14] Le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, prévoit que la Cour « a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer ». Dans l’adjudication des dépens, les tribunaux tentent d’établir un juste équilibre entre trois objectifs principaux : l’indemnisation, l’octroi d’incitatifs en vue d’un règlement et la dissuasion quant à une conduite abusive dans une instance.

[15] Aucun élément de preuve ne fait état d’une conduite abusive de la part du défendeur dans le dossier en l’espèce. Pour diverses raisons, notamment le vol de sa remorque et l’absence de tout relevé bancaire, la demanderesse n’a pas été en mesure de fournir des renseignements détaillés sur ses revenus et ses sources de revenus pour l’année 2019. Elle a également été très difficile à joindre, comme le démontre le relevé des tentatives de communication avec la demanderesse consignées par les agents de l’ARC.

[16] Cela dit, comme je l’ai mentionné lors de l’audience, la demanderesse obtient gain de cause en l’espèce et je suis d’avis qu’elle a droit à ce que des dépens soient adjugés en sa faveur.

[17] À l’appui de sa requête en adjudication de dépens, incluant les honoraires d’avocat et les débours, la demanderesse fait valoir qu’elle a perdu du temps, de l’argent et de l’énergie dans la poursuite de ses réclamations de la prestation et que le processus lui a causé un stress mental. La demanderesse demande qu’on lui accorde une somme forfaitaire de 2 500 $ pour le temps et les efforts qu’elle a consacrés à traiter avec l’ARC et pour les frais juridiques qu’elle a engagés.

[18] En règle générale, une partie n’a pas le droit de réclamer des dépens pour le temps et les efforts qu’elle a personnellement consacrés au litige, à moins qu’elle ne puisse démontrer l’existence d’un coût de renonciation, du fait qu’elle a cessé d’exercer une activité rémunératrice. Or, rien ne prouve que ce soit le cas en l’espèce. En outre, il ne s’agissait pas d’une affaire complexe et aucun mémoire de dépens n’a été soumis pour établir le temps et les efforts que l’avocat de la demanderesse a consacrés à l’affaire.

[19] La demanderesse a présenté une facture datée du 2 août 2022, d’un montant de 1 002,32 $, qu’elle avait reçue de la part de Veritext Litigation Solutions Canada Inc. et un relevé de carte Visa sur lequel figure un paiement à un service de transcription, daté du 30 septembre 2022, d’un montant de 124,81 $.

[20] On ne sait pas exactement pourquoi la demanderesse a jugé nécessaire d’enregistrer ses entretiens avec les agents de l’ARC. Cependant, je ne suis pas convaincu que les transcriptions de ces appels étaient nécessaires pour appuyer sa demande de contrôle judiciaire. Le premier entretien enregistré et transcrit, comme en fait foi le paiement de 124,81 $, a eu lieu le 15 juin 2022. Cet entretien enregistré ne semble pas avoir eu d’incidence sur l’issue du troisième examen, car sa transcription a été demandée et versée au dossier qu’en octobre 2022. Elle n’était pas entre les mains du troisième agent chargé de l’examen du dossier de la demanderesse lorsque la décision de refuser la prestation a été prise. En ce qui concerne l’appel téléphonique du 28 juillet 2022, la demanderesse a fait valoir que sa transcription était déterminante pour prouver que la décision était déraisonnable. Cependant, les notes de l’agent, telles qu’elles sont reproduites dans le dossier de la demanderesse et qui ont servi de motifs à la décision, permettent de conclure à l’existence d’une erreur susceptible de contrôle sans qu’il soit nécessaire de se référer à la transcription. Il appert des notes que l’agent n’a pas expliqué pourquoi les factures ne constituaient pas une preuve de revenu suffisante selon les lignes directrices de l’ARC. La transcription de l’appel du 28 juillet n’était pas nécessaire pour prouver l’existence de cette erreur.

[21] Par conséquent, je suis d’avis que la demanderesse n’a pas le droit de recouvrer les deux frais de transcription en tant que débours relatifs à la présente demande.

[22] L’un des facteurs pouvant être pris en considération pour l’adjudication des dépens est l’existence de toute offre écrite de règlement. En l’espèce, le défendeur a proposé de renvoyer l’affaire aux fins d’un nouvel examen du dossier et de rembourser les droits de dépôt en novembre 2022, soit avant les dates auxquelles les parties devaient produire leurs dossiers. Le défendeur a reconnu que la décision était déraisonnable dans son mémoire des faits et du droit déposé le 16 janvier 2023.

[23] Les deux parties ont cherché à régler l’affaire avant la tenue de l’audience. Le défendeur a proposé de renvoyer l’affaire en novembre 2022 aux fins d’un réexamen, 5 mois avant l’audience, ce qui aurait entraîné des économies de temps et d’argent en frais juridiques pour la demanderesse. La demanderesse a également offert de se désister de la demande de contrôle judiciaire à plusieurs reprises. Le 20 janvier 2023, l’avocat de la demanderesse a soumis par courriel une offre fixant les dépens à 1 500 $, sans demander un réexamen de son admissibilité à la PCRE par un autre agent. Cette offre a été refusée par le défendeur dans une lettre datée du 24 mars 2023. Le 5 avril 2023, une autre offre de règlement a été faite; celle-ci proposait la fixation des dépens à 800 $ et la tenue d’un nouvel examen du dossier. Le 12 avril 2023, cette offre a été refusée par le défendeur qui a répondu par une contre-offre; celle-ci proposait l’octroi d’un montant de 50 $ et le réexamen de l’admissibilité de la demanderesse.

[24] La Cour a récemment été saisie de plusieurs affaires similaires dans lesquelles les dépens ont été adjugés en faveur des parties demanderesses. Dans la décision Kotowiecki c Canada (Procureur général), 2022 CF 1314, seuls les débours engagés relativement à l’audience devant la Cour ont été accordés à la demanderesse qui se représentait elle-même, puisque cette dernière « n’a[vait] pas démontré le coût de renonciation découlant de son incapacité d’exercer une activité rémunératrice pendant qu’elle préparait et présentait sa cause » : au para 40.

[25] Dans la décision Crook c Canada (Procureur général), 2022 CF 1670, qui portait sur une affaire semblable à celle en l’espèce, les parties ont convenu d’accorder 1 120 $ au titre de dépens à un demandeur qui se représentait lui-même. De même, dans la décision Sid Seghir c Canada (Procureur général), 2022 CF 466, les parties ont convenu d’accorder 1 875 $ au titre de dépens à un demandeur qui était représenté par un avocat.

[26] Dans la décision Yousof qui portait sur une autre affaire semblable à celle en l’espèce, le demandeur s’est vu accorder 800 $ après que le défendeur eut demandé la fixation des dépens à une somme moindre puisque le demandeur avait refusé à deux reprises son offre de règlement.

[27] Des dépens nettement plus élevés, soit d’un montant de 3 000 $, ont été accordés par la Cour dans la décision Richardson c Canada (Procureur général), 2023 CF 548, après avoir conclu que l’approche de l’ARC ne respectait pas les règles de l’équité procédurale, « compte tenu de la nature prolongée de ces procédures » et des efforts considérables déployés par le demandeur pour obtenir réparation.

V. Conclusion

[28] En l’espèce, il ne s’agissait pas d’une affaire complexe et celle-ci n’a pas exigé beaucoup d’efforts de la part de l’avocat. Le défendeur a reconnu très tôt que la décision n’était pas raisonnable; par conséquent, l’affaire aurait dû être réglée sans qu’il soit nécessaire de tenir d’audience. Les offres de remboursement des frais de dossier faites par le défendeur n’étaient pas suffisantes. Si la résolution du litige qui opposait les parties a pris un temps considérable, cela est dû en grande partie à la difficulté qu’ont eue les représentants du défendeur à contacter la demanderesse.

[29] La demande sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[30] Je considère que l’octroi d’un montant forfaitaire de 1 500,00 $ en faveur de la demanderesse constitue une somme raisonnable pour les dépens, débours compris.

 


JUGEMENT dans le dossier T-1991-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. La demanderesse se voit adjuger des dépens d’un montant de mille cinq cents dollars (1 500,00 $), débours compris.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1991-22

INTITULÉ :

DEBBIE MAE RUSSELL c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 avril 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

Le 23 mai 2023

COMPARUTIONS :

Ravneet Rakhra

POUR LA DEMANDERESSE

Aleksandra Djordjevic

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Buckley Hogan Law Office

Surrey (Colombie‑Britannique)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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