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Date : 20230718


Dossier : T-1944-22

Référence : 2023 CF 978

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

DARIO CÉSAR LUZURIAGA SORRIBES

demandeur

et

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA /

CANADIAN BROADCASTING CORPORATION

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Dario César Luzuriaga Sorribes, porte en appel l’ordonnance corrigée du juge adjoint Duchesne, datée du 6 juin 2023 [Ordonnance du 6 juin]. Dans l’Ordonnance du 6 juin, le juge adjoint a rejeté la requête de M. Luzuriaga portant sur des questions écrites posées à la déclarante d’un affidavit signifié par la défenderesse, Société Radio-Canada/Canadian Broadcasting Corporation [SRC]. M. Luzuriaga demande que l’Ordonnance du 6 juin soit infirmée et que la déclarante soit obligée de répondre aux questions.

[2] Pour les motifs qui suivent, la requête en appel de M. Luzuriaga est rejetée. Il n’a pas établi que le juge adjoint a commis une erreur qui mérite l’intervention de cette Cour dans l’Ordonnance du 6 juin.

II. Norme de contrôle

[3] La décision discrétionnaire d’un juge adjoint doit être révisée par la Cour selon les normes de contrôle habituelles en appel, soit la norme de la décision correcte pour les questions de droit et celle de l’erreur « manifeste et dominante » pour les questions de fait et les questions mixtes de droit et de fait : Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Trust for Rheumatology Research, 2020 CAF 177 [Hospira 2020] au para 6, citant Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215.

[4] La décision d’un juge adjoint sur la question de savoir s’il faut contraindre une partie à répondre à des questions lors d’un interrogatoire est généralement une question mixte de droit et de fait assujettie à la norme de l’erreur manifeste et dominante : Hospira 2020 au para 7. M. Luzuriaga ne prétend pas que le juge adjoint a fait une erreur en énonçant les principes de droit au sujet de la portée d’un contre-interrogatoire sur affidavit. Il conteste plutôt l’application du droit aux questions qu’il a posées à la déclarante dans les circonstances de cette demande. M. Luzuriaga doit donc établir que le juge adjoint a fait une erreur manifeste et dominante.

III. Observations préliminaires sur le dossier de requête

A. Le dossier de requête n’est pas complet

[5] Un dossier de requête contient « les autres documents ou éléments matériels déposés qui sont nécessaires dans le cadre de la requête » : Règle 364(2)f), Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Cette exigence s’applique au dossier de requête en appel selon la Règle 51. Ceci indique que la partie appelante doit mettre dans son dossier tout document nécessaire pour déterminer son appel. En particulier, elle ne peut pas présumer que son dossier de requête original serait devant la Cour lors de l’appel. Il n’appartient ni à la Cour ni au greffe de récupérer des documents du dossier de la Cour : Ewert v Assistant Commissioner Policy and Programs, 2022 CanLII 117825 (FC) au para 3.

[6] Le dossier de requête de M. Luzuriaga ne contient pas de nombreux documents qui sont critiques pour l’appréciation de son appel y compris, au moins, l’avis de demande, qui définit les questions en litige et donc la question de la pertinence; l’affidavit de la déclarante; les questions posées par M. Luzuriaga; les objections de la SRC aux questions; et les réponses de la déclarante aux questions. La Cour serait en mesure de rejeter l’appel sur cette base : Ewert aux para 3–4.

[7] Cela dit, pour éviter tout délai pouvant résulter de la nécessité d’un dossier de requête modifié, et reconnaissant que M. Luzuriaga se représente lui-même, la Cour a récupéré l’avis de demande et le dossier de requête original du dossier de la Cour pour s’assurer que tous les documents pertinents soient devant la Cour. En faisant cela, la Cour (i) n’accepte pas la pertinence de tous les documents dans le dossier de requête original; et (ii) n’indique pas qu’elle prendra de telles mesures à l’avenir.

B. Le dossier de requête comprend un document inadmissible

[8] Le dossier de requête de M. Luzuriaga comprend un courriel envoyé le 6 juin 2023 au sujet de sa plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne contre la SRC. La Cour convient avec la SRC que ce document n’est pas pertinent à l’appel et n’est pas admissible.

[9] En règle générale, l’appel d’une ordonnance d’un juge adjoint se fait exclusivement sur la preuve qui était devant lui ou elle : Canjura c Canada (Procureur général), 2021 CF 1022 au para 12. Exceptionnellement, de nouveaux éléments de preuve peuvent être admis si : (1) ils n’auraient pas pu être disponibles auparavant; (2) leur admission servira les intérêts de la justice; (3) ils aideront la Cour; et (4) leur admission ne portera pas sérieusement préjudice à la partie adverse : Canjura au para 12, citant Fondation David Suzuki c Canada (Santé), 2018 CF 379 au para 37.

[10] Dans le cas actuel, le courriel partage la date de l’Ordonnance du 6 juin. La Cour accepte qu’il ne pouvait pas être disponible auparavant. Néanmoins, ce courriel n’a aucune incidence sur l’appel, qui porte sur la pertinence de certaines questions posées à la déclarante d’un affidavit en contre-interrogatoire. Son admission ne servirait donc pas les intérêts de la justice et n’aiderait pas la Cour. Le courriel n’est pas admissible.

IV. Analyse de l’appel

A. Cadre d’analyse et principes

[11] Comme indiqué, M. Luzuriaga ne conteste pas les principes pertinents à la portée d’un contre-interrogatoire sur affidavit. Ces principes viennent des arrêts cités par le juge adjoint, tels que Thibodeau c Administration des aéroports régionaux d’Edmonton, 2021 CF 146 aux para 12–14; CBS Canada Holdings Co c Canada, 2017 CAF 65 au para 29; Ottawa Athletic Club inc (Ottawa Athletic Club) c Athletic Club Group inc, 2014 CF 672 aux para 130–133; Merck Frosst Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1996] ACF no 1038 au para 9. Le juge adjoint a énoncé ces principes et il n’est pas nécessaire de les répéter. Suffit de dire, pour les fins de cet appel, qu’une question en contre-interrogatoire doit être pertinente aux questions en litige. Une déclarante peut refuser de répondre à une question qui n’est pas pertinente et qui ne découle pas de l’affidavit : CBS au para 29, citant Ontario v Rothmans Inc, 2011 ONSC 2504 au para 143 et Ottawa Athletic Club au para 132. Elle peut aussi refuser de répondre à une question si l’information demandée est protégée par le secret professionnel de l’avocat : Williamson c Canada (Procureur général), 2004 CAF 432 aux para 4, 16–17.

[12] Comme l’a souligné le juge adjoint, la demande de M. Luzuriaga est une demande selon le paragraphe 41(1) de la Loi sur l’accès à l’information, LRC 1985 c A-1 [la « Loi »]. Pour clarifier, la Cour d’appel fédérale a récemment indiqué qu’une demande selon l’article 44 de la Loi (et donc également une demande selon l’article 41) n’est pas une demande « de contrôle judiciaire », mais une demande de novo, même si la terminologie de contrôle judiciaire est souvent utilisée : Canada (Santé) c Preventous Collaborative Health, 2022 CAF 153 aux para 9, 12–15; Lukács c Canada (Sécurité publique et de la Protection civile), 2023 CAF 55 aux para 1–2, 7; Loi, art 44.1. Une telle demande n’est donc pas un contrôle judiciaire du compte rendu du Commissaire à l’information, même si M. Luzuriaga l’a décrite de cette façon : Preventous au para 13. Ceci dit, rien ne repose sur cette distinction ou caractérisation dans la présente affaire.

[13] En tant que demande selon le paragraphe 41(1), la seule question en litige est de savoir si les documents qui font l’objet de la demande de communication de M. Luzuriaga selon la Loi doivent être divulgués ou s’ils sont assujettis, entièrement ou en partie, à une des exemptions prévues par la Loi, notamment celles aux paragraphes 19 et 23 de la Loi. Il est important d’accentuer en particulier que cette demande ne porte pas sur (i) la plainte de M. Luzuriaga en discrimination contre la SRC; ou (ii) ses qualifications académiques et professionnelles ou son aptitude aux postes auxquels il a postulé. Même si ces questions forment une partie du contexte de la demande de communication de M. Luzuriaga, elles ne sont pas en jeu dans le cadre de cette demande. Contrairement aux arguments de M. Luzuriaga, le fait qu’une question est décrite comme portant sur « le contexte » ne la rend pas pertinente pour déterminer si les paragraphes 19 ou 23 de la Loi s’appliquent.

[14] M. Luzuriaga cite les arrêts Bande de Montana c Canada, [2000] 1 CF 267 (1re inst); Benisti Import-Export Inc c Modes TXT Carbon Inc, 2002 CFPI 179; et Charkaoui (Re), 2008 CF 61. Bande de Montana confirme qu’une partie n’est pas exigée de répondre aux questions non pertinentes : Bande de Montana au para 32. L’arrêt Benisti que cite M. Luzuriaga porte sur une requête en radiation. La Cour présume qu’il voulait citer Benisti Import-Export inc c Modes TXT Carbon inc, 2005 CF 1587, qui porte, entre autres, sur la pertinence des questions en interrogatoire. Ce dernier ne fait qu’appliquer les principes cités auparavant. Quant à Charkaoui, cet arrêt porte sur la contraignabilité des journalistes comme témoins, la confidentialité des sources humaines des journalistes, et la pertinence de certaines questions dans une affaire de sécurité nationale. Il n’a aucune pertinence en l’espèce.

B. Les questions posées

[15] Des 19 questions écrites posées par M. Luzuriaga, 18 sont en jeu (toutes sauf la question no. 17, à laquelle la déclarante a répondu). La déclarante a aussi répondu à la question 1, sous réserve d’objection sur sa pertinence. Elle a refusé de répondre aux questions 2 à 16, 18 et 19. Toutes les objections soulèvent la pertinence de la question. Les objections aux questions 2 et 18 soulèvent aussi le secret professionnel de l’avocat. Le juge adjoint n’a pas maintenu les objections fondées sur le secret professionnel de l’avocat, mais il a maintenu les objections fondées sur la pertinence.

[16] Dans ses prétentions écrites déposées dans la présente demande, M. Luzuriaga n’identifie pas d’erreur manifeste et dominante dans l’analyse du juge adjoint. Au contraire, il cite et répète ses « arguments donnés en détail dans le dossier de requête du Demandeur du 17 avril 2023 », soit celui déposé devant le juge adjoint, et constate qu’il « souhaite la réévaluation de tels arguments par un autre juge de la Cour ». Ceci n’est pas une justification pour infirmer une ordonnance d’un juge adjoint.

[17] De toute façon, ayant considéré les arguments de M. Luzuriaga, l’affidavit de la déclarante et les questions posées, la Cour conclut que le juge adjoint n’a pas commis d’erreur, encore moins une erreur qui pourrait être considérée comme manifeste et dominante.

[18] Question 1 : Cette question demande pourquoi la déclarante a décrit une liste de près de 100 positions comme étant [traduction] « plus que 60 ». Bien qu’elle se rapporte à une déclaration dans l’affidavit, la question est triviale, inutile et n’a aucune pertinence à la question en litige, c’est-à-dire l’application de l’article 19 ou de l’article 23 de la Loi aux documents demandés par M. Luzuriaga. Le juge adjoint avait raison de conclure qu’elle n’a pas à être répondue.

[19] Questions 2 à 9 et 15 : Ces questions portent sur le fond de la plainte de M. Luzuriaga; la réponse et/ou l’attitude de la SRC et la déclarante quant à la plainte; et d’autres plaintes reçues par la SRC. Elles n’ont pas de pertinence à la question en litige, c’est-à-dire l’application de l’article 19 ou de l’article 23 de la Loi aux documents demandés par M. Luzuriaga. Le juge adjoint avait raison de conclure qu’elles n’ont pas à être répondues.

[20] Questions 10 à 13 et 16 : Ces questions portent sur les qualifications académiques et professionnelles de M. Luzuriaga et/ou son aptitude aux postes auxquels il a postulé. Elles n’ont pas de pertinence à la question en litige, c’est-à-dire l’application de l’article 19 ou de l’article 23 de la Loi aux documents demandés par M. Luzuriaga. Le juge adjoint avait raison de conclure qu’elles n’ont pas à être répondues.

[21] Question 14 : Cette question porte sur les pratiques d’embauche à la SRC, en particulier l’auto-identification des demandeurs. Elle n’a pas de pertinence à la question en litige, c’est-à-dire l’application de l’article 19 ou de l’article 23 de la Loi aux documents demandés par M. Luzuriaga. Le juge adjoint avait raison de conclure qu’elle n’a pas à être répondue.

[22] Question 18 : Cette question, qui comprend cinq « sous-questions », cherche des détails sur la nature des communications sur lesquelles la SRC revendique le secret professionnel de l’avocat. Comme le prétend M. Luzuriaga, et comme l’a reconnu le juge adjoint, des questions sur les circonstances qui entourent une demande d’avis juridique ne sont pas elles-mêmes interdites par le secret professionnel de l’avocat. Par contre, comme l’a indiqué le juge adjoint, l’affidavit de la déclarante décrit déjà les circonstances qui répondent aux questions. La question est donc inutile et n’a pas de pertinence à la question en litige, c’est-à-dire l’application de l’article 19 ou de l’article 23 de la Loi aux documents demandés par M. Luzuriaga. Le juge adjoint avait raison de conclure qu’elle n’a pas à être répondue.

[23] Question 19 : Cette question porte sur les pratiques de recrutement à l’extérieur de la SRC et sur les perceptions de M. Luzuriaga à ce sujet. Elle n’a pas de pertinence à la question en litige, c’est-à-dire l’application de l’article 19 ou de l’article 23 de la Loi aux documents demandés par M. Luzuriaga. Le juge adjoint avait raison de conclure qu’elle n’a pas à être répondue.

V. Conclusion

[24] Pour ces motifs, M. Luzuriaga n’a pas démontré que le juge adjoint a commis une erreur, encore moins une erreur manifeste et dominante. L’appel est rejeté.

[25] La SRC réclame des dépens du montant de 500 $ payable sans délai, citant les Règles 401(1) et (2). En réponse, M. Luzuriaga note qu’il se représente seul et suggère que les frais ne devraient pas être payables à l’immédiat. Il y a certainement de la force dans les arguments de la SRC. Il semble que M. Luzuriaga continue d’essayer d’utiliser cette demande pour avancer ses arguments de discrimination, même si la Cour a expliqué que cette demande ne porte pas sur cette question. Cela dit, dans toutes les circonstances, la Cour conclut que des frais de 350 $, payables peu importe l’issue de la cause, sont justes et appropriés. Par souci de clarté, cela signifie que la SRC aura droit à des dépens de 350 $ à la conclusion de la demande, peu importe l’issue de la demande. Encore par souci de clarté, la Cour confirme que les frais ordonnés par le juge adjoint, qui n’ont pas été contestés par M. Luzuriaga, restent à être payés sans délai.

[26] Finalement, M. Luzuriaga demande que le délai pour la signification du dossier du demandeur soit prorogé de 40 jours, à partir du jour où la déclarante répond à toutes les questions posées. La SRC ne prend pas de position. Puisque la Cour n’ordonne pas que la déclarante réponde aux questions, la Cour n’accorde pas une prorogation de 40 jours. M. Luzuriaga doit signifier et déposer le dossier du demandeur selon la Règle 309 dans les 14 prochains jours.


ORDONNANCE dans le dossier T-1944-22

LA COUR ORDONNE que

  1. La demande en appel du demandeur est rejetée.

  2. Le demandeur paie la somme de 350 $ à titre de dépens pour cet appel à la défenderesse, peu importe l’issue de la cause.

  3. Le demandeur signifie et dépose son dossier du demandeur conformément à la Règle 309, dans les 14 jours suivant la date de cette ordonnance.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1944-22

 

INTITULÉ :

DARIO CÉSAR LUZURIAGA SORRIBES c SOCIÉTÉ RADIO-CANADA / CANADIAN BROADCASTING CORPORATION

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

Ordonnance ET MOTIFS:

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 juillet 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES :

DARIO CÉSAR LUZURIAGA SORRIBES

 

Pour SON PROPRE COMPTE

 

Elizabeth Cullen

Pour LA DÉFENDEResse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

PRÉVOST FORTIN D’AOUST S.E.N.C.R.L.

Boisbriand (Québec)

Pour lA DÉFENDEresse

 

 

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