Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

A. Date : 20230623


Dossier : IMM-9389-21

Référence : 2023 CF 884

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

ZEWDNESH TEKTEL ENGDAWORK

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

II. Survol

[1] La demanderesse, Zewdinesh Teketel Engdawork (« Mme Engdawork »), a présenté une demande de visa de résidence permanente au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie des personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières (le « visa de résidence permanente ») au sens des articles 144 à 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227. Elle a fui l’Éthiopie, son pays de citoyenneté, il y a environ dix ans et elle vit depuis en Israël avec un statut temporaire précaire. Un agent de migration à l’ambassade du Canada en Israël (l’« agent ») a reçu Mme Engdawork en entrevue d’évaluation, puis il a rejeté sa demande de visa de résidence permanente en décembre 2021. Elle conteste cette décision par voie de contrôle judiciaire.

[2] À l’appui de sa contestation, Mme Engdawork fait valoir plusieurs arguments, qu’il ne sera pas nécessaire de traiter individuellement. J’estime que l’analyse de l’agent présente plusieurs lacunes graves, et je doute fort du raisonnement et de la décision de ce dernier. L’agent n’a pas évalué la demande de Mme Engdawork avec l’attention particulière requise, surtout au regard des enjeux touchant cette dernière, dont la situation était précaire depuis de nombreuses années et qui attendait depuis environ trois ans qu’on traite sa demande de visa de résidence permanente (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 133).

[3] Je conclus que l’agent a mal interprété la preuve documentaire sur laquelle reposait une conclusion fondamentale quant à la crédibilité. Je conclus également que l’agent a tiré des conclusions déraisonnables relativement à des invraisemblances quant à la capacité de Mme Engdawork de quitter l’Éthiopie en utilisant son propre passeport ou de renouveler ce passeport en Israël. L’évaluation par l’agent reposait sur des conjectures et des hypothèses plutôt que sur la preuve.

[4] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

III. Contexte

[5] Mme Engdawork était membre de l’Unité pour la démocratie et la justice [Unity for Democracy and Justice – « UDJ »], parti de l’opposition éthiopien. Elle occupait à l’époque un poste d’enseignante en milieu préscolaire. Elle a déclaré qu’elle avait parlé à des parents du travail de l’UDJ et que cette activité avait attiré l’attention des autorités. Selon Mme Engdawork, plus tard, soit en 2012, des membres des forces de sécurité se sont présentés à son domicile pour l’informer qu’elle faisait l’objet d’une enquête pour ses activités contestataires. Elle a ensuite été détenue pendant environ quatre mois. Elle a affirmé que, après sa libération, les forces de sécurité surveillaient ses activités.

[6] Avant sa détention, Mme Engdawork avait obtenu un visa de groupe pour se rendre en Israël en vue de participer à un pèlerinage. En 2013, elle a quitté l’Éthiopie à l’aide de ce visa. Elle a présenté une demande d’asile en Israël, qui est toujours en attente d’une décision. Comme elle l’a indiqué dans sa demande de visa de résidence permanente pour le Canada, elle doit renouveler son visa conditionnel temporaire obtenu en Israël et, au titre de ce visa, elle n’est autorisée ni à travailler, ni à fréquenter un établissement scolaire, ni à se déplacer librement dans le pays.

[7] En décembre 2018, Mme Engdawork a présenté sa demande de visa de résidence permanente. Elle n’avait pas retenu les services d’un conseiller juridique. En décembre 2021, l’agent l’a reçue en entrevue avec l’aide d’un interprète. Les notes de l’agent sur cette entrevue figurent dans le dossier certifié du tribunal et sont considérées comme faisant partie des motifs de la décision (Sedoh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1431 au para 36). Lors de l’entrevue, l’agent a exposé plusieurs préoccupations à Mme Engdawork et il a informé cette dernière, à la fin de la rencontre, que ses réponses n’étaient pas convaincantes. Deux jours plus tard, il a rendu sa décision rejetant officiellement la demande de visa de résidence permanente.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[8] Les questions en litige en l’espèce, soit l’appréciation de la preuve par l’agent et les conclusions d’invraisemblance, portent sur le bien-fondé de la décision. Par conséquent, j’examinerai la décision selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov, au para 10).

[9] Je constate que Mme Engdawork a invoqué un argument relatif à l’équité procédurale se rapportant à la traduction de la date de délivrance de la carte de membre qu’elle a présentée à l’agent lors de l’entrevue. Je ne dispose d’aucun élément de preuve provenant de Mme Engdawork sur ce qui s’était passé au cours de l’entrevue. Mme Engdawork ne s’est pas plainte non plus de l’interprétation fournie. En outre, il n’existe aucun enregistrement de l’entrevue. Ainsi, je préfère évaluer l’argument subsidiaire de Mme Engdawork qui se rapporte à la carte de membre, à savoir que l’agent aurait dû tenir compte des éléments de preuve au dossier concernant le calendrier éthiopien lorsqu’il a tiré une conclusion fondée sur la date de délivrance. Les parties conviennent que je devrais examiner la question selon la norme de la décision raisonnable, et je suis d’accord.

[10] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a décrit une décision raisonnable comme étant « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et […] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Le décideur administratif doit s’assurer que l’exercice de son pouvoir public est « justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95).

V. Analyse

A. Conclusion défavorable fondée sur la date de délivrance de la carte de membre

[11] L’agent a tiré une conclusion défavorable du fait que Mme Engdawork avait été membre de l’UDJ pendant environ neuf ans avant d’être visée par les autorités. Sa conclusion de fait concernant la durée de l’adhésion à l’UDJ était déraisonnable. En outre, il a apprécié de façon erronée l’allégation de Mme Engdawork : l’événement déclencheur n’était pas son adhésion à l’UDJ, mais le fait qu’elle ait activement cherché à recruter d’autres membres.

[12] Au cours de l’entrevue, l’agent a demandé à Mme Engdawork quand elle avait adhéré à l’UDJ. Elle a répondu qu’elle n’en était pas sûre et a sorti sa carte de membre. Dans l’espace prévu pour la [traduction] « date de délivrance » sur la carte de membre, il était indiqué ce qui suit : 18/06/2003. L’agent en a conclu qu’elle avait adhéré au parti en 2003 selon le calendrier grégorien. C’est en se fondant sur cette date que l’agent a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité de Mme Engdawork en mentionnant qu’elle [traduction] « était membre depuis [neuf] ans lorsque, selon ses dires, elle a été persécutée en raison de ses activités ». Cette analyse présente plusieurs failles.

[13] D’abord, l’agent n’avait pas envisagé la possibilité que la date de délivrance ait été indiquée selon le calendrier éthiopien qui, comme le montre la preuve dont il disposait, accuse un retard de sept ou huit ans par rapport au calendrier grégorien. Par ailleurs, comme l’a fait remarquer l’avocat de Mme Engdawork, la preuve au dossier confirmait que l’UDJ avait été fondée en 2008 et toute date en 2003 était donc impossible. De plus, comme le défendeur l’a admis à l’audience, Mme Engdawork n’avait pas prétendu que son adhésion à l’UDJ avait suffi à attirer l’attention des autorités. Elle avait plutôt allégué qu’elle avait été prise pour cible en raison de ses discussions sur l’UDJ avec les parents d’enfants à qui elle enseignait en milieu préscolaire.

[14] Le défendeur a fait valoir que, même si elle était déraisonnable, la conclusion de l’agent sur ce point n’était pas déterminante, puisque la demande aurait été rejetée vu les autres conclusions de l’agent. Je n’ai pas à trancher la question de savoir si cette erreur est déterminante, étant donné mes autres conclusions relatives aux constatations d’invraisemblance de l’agent. Toutefois, à mon avis, il ne s’agit pas d’un facteur ou problème mineur dans le raisonnement de l’agent. Ce dernier a mal interprété les principaux fondements de la demande d’asile de Mme Engdawork, soit la durée de son adhésion au parti d’opposition politique et l’élément déclencheur pour lequel les autorités se sont intéressées à ses activités.

[15] Comme je l’explique ci-après, ma décision ne repose pas sur ce seul fondement. En effet, j’estime également déraisonnables les conclusions d’invraisemblance de l’agent.

B. Possibilité de quitter le pays et de renouveler le passeport

[16] L’agent a tiré deux conclusions principales d’invraisemblance. Premièrement, il a jugé qu’il était invraisemblable que Mme Engdawork eût la possibilité de quitter l’Éthiopie sans incident alors que, selon les dires de cette dernière, elle était surveillée par les forces de sécurité. Deuxièmement, il n’a pas cru que Mme Engdawork aurait renouvelé son passeport auprès des autorités éthiopiennes en Israël si elle avait réellement eu peur. L’agent ne fait aucune mention d’éléments de preuve à l’appui de ces conclusions. Il fonde les deux conclusions d’invraisemblance sur des hypothèses.

[17] S’agissant de la possibilité de quitter l’Éthiopie, Mme Engdawork a expliqué à l’agent qu’elle était partie sans problème parce qu’elle avait obtenu, avant sa détention, un visa de groupe pour participer à un pèlerinage. L’agent n’a mentionné aucun élément de preuve concernant l’efficacité des mesures de sécurité à la sortie du pays, mais il a conclu que la crainte de Mme Engdawork à l’égard des autorités éthiopiennes n’était pas crédible puisqu’elle avait réussi à quitter le pays. Cette conclusion repose sur l’hypothèse de l’agent selon laquelle une personne surveillée par les forces de sécurité ne peut pas quitter le pays. L’agent ne renvoie à aucune preuve documentaire à l’appui.

[18] L’agent a tiré une deuxième conclusion d’invraisemblance quant au danger lié au renouvellement du passeport auprès des autorités éthiopiennes en Israël. Il a jugé qu’il était improbable que Mme Engdawork eût peur de retourner en Éthiopie, car elle s’était adressée aux autorités en vue de renouveler son passeport. La conclusion de l’agent repose sur l’hypothèse que le renouvellement d’un passeport éthiopien en Israël mettrait en danger un dissident éthiopien. Il n’y a aucune preuve à l’appui de cette hypothèse. Il se trouve que le raisonnement de l’agent ne tient pas la route sans cette hypothèse. En outre, lors de l’entrevue avec l’agent, Mme Engdawork a expliqué qu’on lui avait dit que son statut temporaire en Israël ne pouvait être renouvelé sans un passeport valide, renouvelable à l’ambassade de l’Éthiopie à Tel-Aviv. L’agent a pris acte de cette explication, mais n’en a pas tenu compte. Par exemple, il n’a pas envisagé ce que signifierait pour Mme Engdawork la perte de son statut en Israël, même si ce statut était conditionnel et temporaire.

[19] Le défendeur soutient que je devais considérer les conclusions de l’agent comme étant formulées par un expert qui a traité de nombreuses demandes d’asile et qui se fie à son expérience. L’agent n’explique cependant pas ses conclusions de la sorte et ses hypothèses ne prennent pas appui sur la preuve.

[20] Notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont à plusieurs reprises établi que les conclusions d’invraisemblance ne devraient être tirées que dans « les cas les plus évidents » si « les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend » (Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 [Valtchev] au para 7; Al Dya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 901 [Al Dya] aux para 27-29). On ne saurait dire que les conclusions d’invraisemblance sur lesquelles s’est fondé l’agent pouvaient être qualifiées comme relevant des « cas les plus évidents ».

[21] Le raisonnement de l’agent ne permet pas de conclure que les événements, tels que Mme Engdawork les a décrits, sont « clairement invraisemblable[s] [...] à la lumière du bon sens ou du dossier de preuve » ou qu’ils « débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre » (Al Dya, au para 32; Valtchev, au para 7).

VI. Conclusion

[22] L’agent n’a pas évalué la demande d’asile de Mme Engdawork en faisant preuve de l’attention particulière et du soin requis. Il a tiré des inférences défavorables sans preuve à l’appui. La décision est déraisonnable et la demande doit être renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9389-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9389-21

INTITULÉ :

ZEWDNESH TEKTEL ENGDAWORK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 janvier 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 23 juin 2023

COMPARUTIONS :

Daniel Kebede

POUR LA DEMANDERESSE

Ian Hicks

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Teklemichael Ab Sahlemariam

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.