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Date : 20230628


Dossier : IMM-9292-22

Référence : 2023 CF 904

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 28 juin 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

MANMEET SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Manmeet Singh, est un citoyen de l’Inde. Il a présenté, avec son épouse et leurs deux enfants, une demande d’autorisation de voyage électronique [AVE] en août 2022 pour un court séjour au Canada.

[2] Le demandeur a fourni des renseignements concernant son emploi et son salaire, ainsi que des relevés bancaires et des déclarations de revenus pour démontrer qu’il dispose de suffisamment d’argent pour financer le voyage de sa famille.

[3] Le 19 août 2022, un agent d’immigration a envoyé une lettre d’équité procédurale au demandeur pour l’informer qu’il soupçonnait que le demandeur n’avait pas satisfait à l’exigence énoncée au paragraphe 16(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Dans la lettre, l’agent a expliqué :

[traduction]

Plus exactement, je crains que vous ne soyez interdit de territoire pour fausses déclarations. La déclaration de revenus indienne de 2022‑2023 que vous avez soumise à l’appui de votre demande a fait l’objet d’une vérification et nous avons confirmé qu’elle était frauduleuse.

[4] Après que le demandeur a fait parvenir sa réponse à la lettre d’équité procédurale et des documents supplémentaires, son dossier a été transmis à un décideur délégué pour examen. À la suite de son examen, le décideur délégué a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur avait fait une fausse déclaration dans sa demande qui aurait entraîné une erreur dans l’application de la LIPR et qu’il n’avait pas réussi à dissiper les doutes soulevés dans la lettre d’équité procédurale. Par conséquent, le décideur délégué a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR [la décision contestée].

[5] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision contestée. La demande sera accueillie. Je conclus qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale, car la lettre d’équité procédurale n’était pas suffisamment claire et ne permettait pas au demandeur de dissiper les doutes de l’agent.

II. Questions préliminaires

[6] Avant d’examiner la décision contestée, je traiterai d’abord de deux questions préliminaires.

A. Dossier certifié du tribunal

[7] La question qui devait être tranchée était de savoir si le demandeur disposait de suffisamment d’argent pour financer le voyage de sa famille. Comme je l’ai indiqué précédemment, le demandeur a notamment joint ses déclarations de revenus à sa demande d’AVE.

[8] La veille de l’envoi de la lettre d’équité procédurale au demandeur, un agent a procédé à une vérification de la demande et a saisi la note suivante dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] :

[traduction]

Vérifications effectuées. En fonction des renseignements recueillis lors de la vérification des faits, j’ai des motifs de croire que les déclarations de revenus fournies sont frauduleuses. Envoyer une lettre d’équité procédurale. Prévoir un rappel dans 10 jours. VEUILLEZ INSCRIRE LA NOTE CI-DESSOUS DANS LE MODÈLE DE LETTRE D’ÉQUITÉ PROCÉDURALE : Plus exactement, je crains que vous ne soyez interdit de territoire pour fausses déclarations. La déclaration de revenus indienne de 2022‑2023 que vous avez soumise à l’appui de votre demande a fait l’objet d’une vérification et nous avons confirmé qu’elle était frauduleuse.

[9] Le demandeur conteste le dossier certifié du tribunal [le DCT] produit aux fins du présent contrôle judiciaire et soutient qu’il est incomplet. Plus précisément, il y manque une note du SMGC qui explique comment la déclaration de revenus de 2022‑2023 a fait l’objet d’une vérification et pourquoi elle a été considérée comme frauduleuse. La note manquante, datée du 18 août 2022, a été fournie dans le dossier de demande et est ainsi libellée :

[traduction]

***NE PAS DIVULGUER*** Les renseignements suivants sont destinés à être utilisés dans le cadre de l’administration de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et/ou de la Loi sur la citoyenneté. Les renseignements sont visés par l’alinéa 16(1)c) de la Loi sur l’accès à l’information, car leur divulgation risquerait vraisemblablement de nuire aux activités destinées à faire respecter les lois fédérales ou provinciales ou au déroulement d’enquêtes licites. Le contrôle visuel de la déclaration de revenus de 2022‑2023 a mené à une conclusion défavorable. Il était impossible de balayer le code-barres. Il s’agit d’un contrôle standard pour la détection de la fraude. Par conséquent, je suis convaincu que la déclaration de revenus est frauduleuse.

[10] Le demandeur soutient qu’il a reçu la note du SMGC, parce qu’elle faisait partie des motifs écrits de la décision contestée. Il affirme que le défendeur a intentionnellement omis de l’inclure dans le DCT.

[11] Le défendeur ne semble pas s’opposer à l’inclusion de cette note dans le DCT et ne fournit pas d’explication quant à son omission.

[12] Je ne suis pas convaincue que l’omission de la note en question était intentionnelle. Je suis toutefois d’accord avec le demandeur pour dire que la note manquante constitue [traduction] « l’élément le plus important du dossier du tribunal parce qu’elle va au cœur des allégations des parties » et, par conséquent, qu’elle aurait dû se retrouver dans le DCT.

[13] Quelle que soit la raison pour laquelle la note du SMGC en question n’a pas été communiquée, son omission pourrait avoir privé le demandeur de la possibilité de comprendre pleinement pourquoi sa demande d’AVE a été rejetée et aurait pu empêcher la Cour de contrôler correctement la décision contestée. Je vais tenir compte de la note du SMGC même si elle ne figure pas au DCT.

B. Nouveaux éléments de preuve

[14] Le demandeur a également inclus dans son dossier de demande trois documents supplémentaires qui n’étaient pas à la disposition du décideur délégué, à savoir :

  1. Une copie de la lettre demandant la confirmation de l’authenticité de la déclaration de revenus, que le demandeur a envoyée au bureau des services fiscaux de l’Inde;

  2. Une copie de la déclaration de revenus dûment authentifiée par un notaire public du gouvernement indien;

  3. Les renseignements de connexion du demandeur au portail en ligne des services fiscaux.

[15] En outre, le demandeur a déclaré dans ses observations écrites que son dossier de demande faisait mention d’un courriel envoyé par le bureau des services fiscaux de l’Inde à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada qui confirme l’authenticité de sa déclaration de revenus. Toutefois, il a précisé qu’il n’avait pas pu obtenir de copie de la correspondance, car il s’agit d’un document interne du bureau des services fiscaux de l’Inde. Après avoir examiné le dossier de demande, je ne vois aucune référence au courriel de confirmation envoyé par le bureau des services fiscaux de l’Inde ailleurs que dans les allégations formulées par le demandeur dans ses observations écrites. Je n’en tiendrai donc pas compte.

[16] J’admets les documents supplémentaires soumis par le demandeur. Je ne le fais toutefois pas pour réfuter quelque conclusion négative qui aurait été tirée à l’égard du demandeur, comme celui-ci m’a demandé de le faire en s’appuyant sur la décision Dimgba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 14, au paragraphe 10. J’estime plutôt que, à la lumière des questions d’équité procédurale soulevées, la présente affaire est visée par l’une des exceptions au principe général selon lequel les tribunaux devraient seulement examiner la preuve qui était devant le décideur : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20.

III. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[17] Le demandeur soutient que la décision contestée a été rendue d’une manière inéquitable sur le plan procédural puisqu’il n’a pas eu l’occasion de répondre de manière complète et équitable aux doutes formulés dans la lettre d’équité procédurale. Le demandeur soutient également que la décision contestée est déraisonnable parce que le décideur délégué n’a pas tenu compte de la preuve qu’il avait fournie en réponse à la lettre d’équité procédurale et n’a pas mené une vérification adéquate de l’authenticité de sa déclaration de revenus.

[18] Je suis d’avis que la question de savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale est déterminante en l’espèce.

[19] Le défendeur affirme que, dans le contexte d’une demande de visa, l’obligation d’équité procédurale à laquelle a droit un demandeur se trouve à l’extrémité inférieure du registre : Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 (CA) au para 41. Le défendeur reconnaît toutefois que, lorsqu’il y a conclusion de fausses déclarations, l’obligation est plus élevée en raison des conséquences qui en découlent. J’estime que cette position est étayée par la décision Chahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 725, au paragraphe 22.

[20] Comme il a été confirmé aux paragraphes 54 à 56 de l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, le rôle de la Cour est de déterminer si le demandeur connaissait la preuve à réfuter, s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre et si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances. Je suivrai les indications données par la Cour d’appel fédérale pour trancher la présente affaire.

IV. Analyse

[21] Le demandeur soutient qu’il y a eu manquement à l’obligation d’équité procédurale puisqu’il n’a pas eu la possibilité de dissiper les doutes relatifs à sa demande, d’autant plus que ces doutes touchent des questions qui frisent la crédibilité : Opakunbi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 943 [Opakunbi] au para 8, citant Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283 au para 24.

[22] Le demandeur affirme que la lettre d’équité procédurale, au lieu de servir à lui communiquer les renseignements nécessaires concernant les doutes liés à sa déclaration de revenus, a plutôt été considérée comme une simple formalité. Le demandeur fait remarquer que l’objet d’une lettre d’équité procédurale est de donner au demandeur la possibilité de dissiper les doutes soulevés par l’agent chargé de l’examen de la demande. Le demandeur soutient que la Cour a confirmé qu’une lettre d’équité procédurale « doit indiquer les questions de façon suffisamment claire et détaillée pour que la partie touchée ait une véritable possibilité d’y répondre » : Pham c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 793 au para 32, citant Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 809 [Kaur] au para 42.

[23] Je conclus qu’il est possible d’établir une distinction entre l’affaire Opakunbi et l’espèce puisque le demandeur ici a reçu une lettre d’équité procédurale, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire Opakunbi. Je me tourne plutôt vers la décision Kaur dans laquelle le juge Norris a fourni des instructions utiles sur la manière d’évaluer le caractère adéquat d’une lettre d’équité procédurale :

[…] lorsqu’une lettre d’équité procédurale est envoyée, il faut adopter une approche fonctionnelle pour évaluer son caractère adéquat. L’objet d’une lettre d’équité procédurale [traduction] « est de fournir suffisamment de renseignements à un demandeur pour qu’une réponse pertinente puisse être fournie » (Ntaisi, au para 6). Par conséquent, la question est la suivante : la lettre informe-t-elle la partie touchée des préoccupations du décideur? À cette fin, la lettre doit indiquer plus que des préoccupations générales. Elle doit indiquer les préoccupations du décideur de façon suffisamment claire et détaillée pour que la partie touchée ait une véritable possibilité d’y répondre. Voir AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 134 aux para 53 et 54, et Toki, au para 25.

[24] Suivant la décision Kaur, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la lettre d’équité procédurale aurait dû énoncer clairement les motifs pour lesquels l’agent chargé de l’examen soupçonnait que la déclaration de revenus était frauduleuse afin que le demandeur puisse dissiper les doutes qui avaient été soulevés.

[25] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur lorsqu’il affirme que la lettre d’équité procédurale fournissait [traduction] « suffisamment de détails » au sujet de l’origine et du bien-fondé des doutes qui avaient été soulevés. Avec égards, ces renseignements n’ont été mis au jour qu’après que le demandeur a déposé sa demande de contrôle judiciaire et qu’il a reçu les notes du SMGC, lesquelles font partie des motifs de la décision contestée. En outre, comme je l’ai déjà affirmé, la note du SMGC en question, qui contenait des renseignements pertinents, ne figurait pas dans le DCT au motif qu’elle risquait vraisemblablement de nuire aux activités destinées à faire respecter les lois.

[26] Le défendeur soutient que le décideur délégué n’avait aucune obligation de « chercher à obtenir d’autres renseignements » de la part du demandeur sur une question déjà soulevée, en particulier si celle-ci concernait les exigences prévues par la loi relativement au dépôt de la demande. Le défendeur fait l’analogie avec l’affaire Suri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 86 [Suri], dans laquelle la Cour a conclu qu’il n’y avait pas de manquement à l’équité procédurale puisque le demandeur avait profité de la possibilité qui lui était offerte de réfuter ce qu’on lui reprochait concernant un certificat de placement frauduleux : au para 20. Le défendeur fait également référence aux paragraphes 26 à 36 de la décision Kong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1183 [Kong], dans lesquels la Cour énonce les paramètres relatifs à l’authenticité de documents financiers et les obligations des agents concernant la vérification de leur authenticité.

[27] J’estime qu’il y a lieu d’établir une distinction entre l’espèce et ces deux affaires. Dans l’affaire Suri, la demanderesse n’a pas contesté la conclusion de l’agent selon laquelle le document financier était frauduleux et n’a pas traité de cette conclusion importante dans sa réponse : aux para 20-21. En l’espèce, l’allégation concernant le caractère frauduleux de la déclaration de revenus semble reposer uniquement sur un contrôle visuel sans aucune autre vérification; le demandeur continue de contester la conclusion qui a été tirée.

[28] De même, dans l’affaire Kong, l’agent a vérifié l’authenticité du document en communiquant avec l’institution bancaire concernée, et la réponse de la demanderesse à la lettre d’équité procédurale avait révélé qu’elle comprenait que les doutes soulevés concernaient le code de vérification : au para 17. En l’espèce, rien n’indique que l’authenticité de la déclaration de revenus a été vérifiée auprès du gouvernement indien, ou que le demandeur a été informé que le problème provenait de l’incapacité à balayer le code-barres.

[29] Sur la base de ce qui précède, je conclus qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, ce qui justifie l’annulation de la décision contestée. Je n’ai pas besoin d’examiner le reste des arguments du demandeur, mais j’insiste sur le fait que, lors du nouvel examen, je m’attends à ce qu’un nouveau décideur examine consciencieusement tous les documents et observations fournis par le demandeur à ce jour — ainsi que les nouveaux éléments de preuve, le cas échéant — avant de prendre une décision définitive.

V. Conclusion

[30] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[31] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9292-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9292-22

 

INTITULÉ :

MANMEET SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JUIN 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUIN 2023

 

COMPARUTIONS :

Folasade Olugbemi

 

Pour les demandeurs

 

Meenu Ahluwalia

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edomwonyi Omorotionmwan

Douglasdale Professional Centre

Calgary (Alberta)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

Pour le défendeur

 

 

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