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Date : 20230628


Dossier : T-1397-16

Référence : 2023 CF 908

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 juin 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

DUNN’S FAMOUS INTERNATIONAL HOLDINGS INC.

demanderesse

et

INA DEVINE, STANLEY DEVINE

1222187 ONTARIO LIMITED

1924599 ONTARIO INC.

2189944 ONTARIO INC.

9702938 CANADA INC.

GRAY JOHNSON

2474234 ONTARIO INC.

LA SUCCESSION DE FEU MOISHE SMITH

TIM LONG CHANG

RIPON AHMED

VINCENT GOBUYAN

10 199 087 CANADA CORPORATION

10199052 CANADA LTD.

 

défendeurs

ET ENTRE

INA DEVINE

STANLEY DEVINE

1222187 ONTARIO LIMITED

1924599 ONTARIO INC.

2189944 ONTARIO INC.

 

demandeurs reconventionnels

 

et

DUNN’S FAMOUS INTERNATIONAL HOLDINGS INC.

PLACEMENT ISB INC.

ELLIOT KLIGMAN

défendeurs reconventionnels

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 19 janvier 2021, la Cour a accordé un jugement par défaut dans le cadre de l’action intentée par la demanderesse pour contrefaçon de marque et violation des droits d’auteur (voir Dunn’s Famous International Holdings Inc. c Devine, 2021 CF 64 [le jugement par défaut]).

[2] Dans la présente requête, déposée au titre du paragraphe 399(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles], deux des défenderesses visées par le jugement par défaut, à savoir 2474234 Ontario Inc. [247] et la succession de M. Moishe Smith [M. Smith] [collectivement, les défenderesses requérantes], cherchent à faire annuler le jugement par défaut.

[3] Comme il est expliqué plus en détail ci-dessous, la présente requête est rejetée parce que les défenderesses requérantes n’ont pas démontré qu’elles ont une explication raisonnable pour justifier l’omission de déposer une défense.

II. Contexte

[4] La demanderesse, Dunn’s Famous International Holdings Inc., est une société canadienne située à Montréal, au Québec, qui exploite une entreprise de développement, de commercialisation, d’octroi de licences et de distribution en gros de produits de consommation au détail. Dans la présente action, la demanderesse invoque des causes d’action découlant de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13, et de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, contre divers défendeurs, dont les défenderesses requérantes, qui auraient violé les droits que la demanderesse détient en vertu de ces lois.

[5] Les éléments relatifs aux marques de commerce invoqués par la demanderesse dans le cadre de la présente action sont les suivants :

  1. les marques de commerce déposées au Canada LMC724,615 pour « UNNS FAMOUS & DESIGN », LMC1075279 pour « DUNN’S FAMOUS & DESIGN », LMC1075280 pour « DUNN’S EST. 1927 & DESIGN », et LMC1024058 pour « DUNN’S EXPRESS & DESIGN »;

  2. les demandes d’enregistrement de marque de commerce no 1945271 pour « DUNN’S » et no 1945272 pour « DUNN’S FAMOUS »;

  3. les noms commerciaux « Dunn’s Famous Delicatessen », « Restaurant Dunn’s Famous » et « Dunn’s Famous Smoked Meat »;

  4. tous les droits conférés par la Loi sur les marques de commerce, ainsi que tous les droits correspondants en common law, à l’égard des enregistrements radiés LMC357,531 pour « DUNN’S FAMOUS SMOKED MEAT SHOPPES »et LMC360,232 pour « DUNN’S FAMOUS & DESIGN » [collectivement, les marques de commerce Dunn’s].

[6] La présente action concerne les activités de certains des défendeurs, à savoir Ina Devine et Stanley Devine, ainsi que les sociétés qu’ils possèdent et contrôlent, soit 1222187 Ontario Limited, 1924599 Ontario Inc. et 2189944 Ontario Inc. [collectivement, les défendeurs Devine]. La demanderesse allègue que les défendeurs Devine ont conclu, entre 2007 et 2018, une série d’ententes avec des tiers, sans son autorisation, censées fournir des licences à ces, derniers relativement aux marques de commerce en cause en l’espèce. La demanderesse a désigné ces tiers comme défendeurs.

[7] Les défendeurs Devine et certains des autres défendeurs avec lesquels ces derniers avaient conclu des contrats de licence ont finalement consenti à des jugements, dans lesquels ils ont reconnu que les marques de commerce Dunn’s appartenaient à la demanderesse et qu’elles étaient valides.

[8] La demanderesse a ensuite déposé un avis de requête, daté du 17 août 2020, visant l’obtention d’un jugement par défaut, en vertu du paragraphe 210(1) des Règles, contre les défendeurs qui n’avaient pas consenti à un jugement et qui n’avaient pas déposé une défense dans le délai prévu par les Règles [défendeurs en faute]. Les défenderesses requérantes faisaient partie des défendeurs en faute. La demanderesse a déposé sa requête ex parte contre les défendeurs en faute, comme le permet le paragraphe 210(2) des Règles.

[9] Après une audience tenue le 20 décembre 2020, la Cour a accueilli (en partie) la requête de la demanderesse et rendu le jugement par défaut contre les défendeurs en faute le 19 janvier 2021. Le jugement par défaut comprend les motifs qui expliquent la décision de la Cour quant à la réparation qui y est accordée, mais il ne comprend pas toutes les réparations demandées par la demanderesse dans sa requête.

[10] La Cour a ensuite délivré un bref de saisie-exécution, daté du 20 avril 2021, à l’encontre des défendeurs requérants.

[11] Par un avis de requête daté du 23 février 2023, les défenderesses requérantes ont déposé la présente requête, au titre du paragraphe 399(1) des Règles, en vue de faire annuler le jugement par défaut, dans la mesure où il s’applique à eux, et d’obtenir une prorogation du délai pour déposer une défense.

[12] La première défenderesse requérante, 247, est une société qui détenait et exploitait un restaurant qui a utilisé les marques de commerce Dunn’s de 2015 à 2018. La deuxième défenderesse requérante est la succession de Moishe Smith. M. Smith, qui est décédé le 18 janvier 2023, était président et administrateur de 247.

III. Réparation demandée

[13] En l’espèce, les défenderesses requérantes demandent le prononcé d’une ordonnance :

  1. annulant, conformément au paragraphe 399(1) des Règles, le jugement par défaut rendu contre elles;

  2. prorogeant à trente (30) jours à compter de la date à laquelle la Cour rend une ordonnance annulant le jugement par défaut le délai dans lequel elle peuvent signifier et déposer une défense ou toute requête à l’égard de la déclaration;

  3. annulant le bref de saisie-exécution daté du 20 avril 2021 contre elles;

  4. différant, jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard de la présente requête, l’établissement du droit des parties à des dépens et la taxation du mémoire de frais de la demanderesse, qui font actuellement l’objet d’une instruction de l’officier taxateur Garnet Morgan datée du 10 novembre 2022, et différant, jusqu’à un moment opportun, le délai qui leur a été imparti pour présenter leurs observations;

  5. leur adjugeant les dépens relatifs à la présente requête sur la base d’une indemnisation complète.

IV. Question en litige

[14] La question à trancher en l’espèce est celle de savoir si la Cour doit annuler le jugement par défaut et accorder la réparation accessoire demandée par les défenderesses requérantes.

V. Analyse

A. Principes généraux

[15] La requête en annulation d’un jugement par défaut est présentée au titre du paragraphe 399(1) des Règles, qui confère à la Cour le pouvoir discrétionnaire d’annuler ou de modifier une ordonnance dans certaines circonstances :

Annulation sur preuve prima facie

Setting aside or variance

399 (1) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier l’une des ordonnances suivantes, si la partie contre laquelle elle a été rendue présente une preuve prima facie démontrant pourquoi elle n’aurait pas dû être rendue :

399 (1) On motion, the Court may set aside or vary an order that was made

 

a) toute ordonnance rendue sur requête ex parte;

(a) ex parte; or

b) toute ordonnance rendue en l’absence d’une partie qui n’a pas comparu par suite d’un événement fortuit ou d’une erreur ou à cause d’un avis insuffisant de l’instance.

(b) in the absence of a party who failed to appear by accident or mistake or by reason of insufficient notice of the proceeding,

 

if the party against whom the order is made discloses a prima facie case why the order should not have been made.

 

[16] Le critère auquel doit satisfaire le défendeur requérant dans le cadre d’une requête au titre du paragraphe 399(1) des Règles est bien établi. Il exige que ce dernier démontre : (i) qu’il a une explication raisonnable pour justifier son omission de déposer une défense; (ii) qu’il a une défense prima facie sur le fond à opposer à la demande; et (iii) qu’il a agi promptement ou dans un délai raisonnable pour faire annuler le jugement par défaut (Babis (Domenic Pub) c Premium Sports Broadcasting Inc, 2013 CAF 288 [Babis] aux para 5-6).

[17] Comme ce critère est conjonctif, l’incapacité de la partie requérante à satisfaire à l’un des trois volets se traduit nécessairement par le maintien de l’ordonnance rendue initialement (voir l’arrêt Babis, au para 5; UBS Group AG c Yones, 2022 CF 487 au para 17; Moroccanoil Israel Ltd c Laboratoires parisiens Canada (1989) Inc., 2012 CF 962 [Moroccanoil] au para 20).

B. Existe-t-il une explication raisonnable justifiant l’omission de déposer une défense?

[18] Avant d’aborder les arguments des défenderesses requérantes selon lesquels elles ont une explication raisonnable qui justifie leur omission de déposer une défense en l’espèce, il est utile de passer en revue certains événements qui ont mené au jugement par défaut le 19 janvier 2021.

[19] La demanderesse a introduit la présente action contre les défendeurs Devine au moyen d’une déclaration déposée le 19 août 2016. Par la suite, la demanderesse s’est jointe aux autres défendeurs, y compris les défenderesses requérantes, dans la présente instance et a signifié la déclaration modifiée qui en a résulté à 247 le 24 février 2017 et à M. Smith le 2 mars 2017.

[20] En novembre 2018, la demanderesse a conclu un accord de règlement avec les défendeurs Devine.

[21] Le 15 janvier 2019, l’avocat de la demanderesse a envoyé un courriel à M. Smith indiquant qu’on lui avait signifié la déclaration modifiée, qu’il n’avait pas contesté l’action de la demanderesse et que l’affaire serait bientôt instruite par défaut contre lui, puisqu’un règlement avait été conclu avec Ina et Stanley Devine. M. Smith a répondu par courriel le 26 janvier 2019, soulignant qu’il n’avait plus de restaurant Dunn’s et déclarant qu’il ne souhaitait pas se quereller avec la demanderesse.

[22] À la suite du règlement conclu avec les défendeurs Devine, la demanderesse a demandé à la Cour de rendre un jugement sur consentement contre ces derniers. En réponse, la juge en chef adjointe Gagné rendu une ordonnance à cet effet en date du 17 octobre 2019.

[23] La demanderesse a ensuite demandé l’ajout d’autres défendeurs. Conformément à une ordonnance de la juge adjointe Steele datée du 4 décembre 2019, la demanderesse a déposé une deuxième déclaration modifiée, qu’elle a signifiée aux défenderesses requérantes à la fin février et au début mars 2020. Le 2 mars 2020, M. Smith a envoyé à l’avocat de la demanderesse, par l’intermédiaire d’une plateforme de média social (la même par laquelle la deuxième déclaration lui avait été signifiée, conformément à une ordonnance autorisant la signification substitutive), un message invitant ce dernier à lui téléphoner.

[24] À un certain moment, les parties ont aussi pris part à des pourparlers en vue d’un règlement qui ont abouti en la transmission par M. Smith, en avril 2020, de certains documents financiers de 247 à l’avocat de la demanderesse. Je me pencherai de façon plus approfondie sur ces pourparlers en vue d’un règlement plus loin dans les présents motifs.

[25] Le 6 novembre 2020, la demanderesse a déposé sa requête en jugement par défaut contre les défendeurs en faute (y compris les défenderesses requérantes). La Cour a reçu les observations orales le 20 décembre 2020 et a rendu le jugement par défaut le 19 janvier 2021.

[26] Dans le contexte de ces faits, dont aucun n’est, à ma connaissance, contesté par l’une ou l’autre des parties, les défenderesses requérantes soutiennent que, même lorsque la deuxième déclaration modifiée leur a été signifiée en février et mars 2020, elles étaient raisonnablement convaincues que la demanderesse n’avait plus l’intention d’intenter une action, parce que :

  1. L’affaire avait été réglée avec les défendeurs Devine, auprès desquels 247 prétend avoir obtenu une licence d’emploi des marques de commerce Dunn’s;

  2. La demanderesse ne pouvait obtenir que des mesures de réparation limitées à l’égard de 247, étant donné que cette dernière avait cessé d’utiliser les marques de commerce Dunn’s par suite du règlement conclu entre la demanderesse et les défendeurs Devine;

  3. M. Smith n’a jamais utilisé les marques de commerce Dunn’s à titre personnel.

[27] J’accorde peu de valeur à ces observations en tant qu’efforts déployés par les défenderesses requérantes pour démontrer qu’elles ont une explication raisonnable qui justifierait leur omission de déposer une défense. L’élément de preuve principal sur lequel elles s’appuient pour étayer la présente requête est l’affidavit de Renée Claudine Bates [Mme Bates], la veuve de M. Smith et l’exécutrice testamentaire et fiduciaire de sa succession. Toutefois, le seul élément de preuve de son affidavit qui soit utile relativement aux observations précitées est sa déclaration selon laquelle 247 avait cessé ses activités en 2018, après avoir appris qu’Ina et Stanley Devine avaient consenti, cette année-là, à un jugement dans le cadre de la présente affaire.

[28] Dans son affidavit, Mme Bates ne mentionne nullement que les défenderesses requérantes croyaient, par suite du règlement avec les défendeurs Devine, de la cessation de l’utilisation des marques de commerce Dunn’s en 2018 ou de la nature du rôle que jouait M. Smith à titre personnel, que la demanderesse n’avait plus l’intention de poursuivre la présente action. Il n’aurait pas non plus été logique de la part des défenderesse requérantes de croire que la demanderesse ne verrait plus d’intérêt à poursuivre son action contre elles pour l’un ou l’autre de ces motifs. La demanderesse avance que les défenderesses requérantes violent ses droits au moins depuis le 11 novembre 2015. Par ailleurs, les défenderesses requérantes n’ont rien relevé permettant de conclure que le règlement avec les défendeurs Devine avait résolu l’action de la demanderesse contre elles.

[29] Les défenderesses requérantes soutiennent également que le message envoyé par M. Smith le 2 mars 2020 pour demander à l’avocat de la demanderesse de lui téléphoner démontre sa confusion face à la réception de la deuxième déclaration modifiée, qui a été envoyée après le règlement de l’affaire avec les défendeurs Devine. Or, les défenderesses requérantes n’ont présenté aucun élément de preuve permettant de démontrer que M. Smith était confus quant à l’état du litige à ce stade, et je ne vois aucune raison de déduire qu’il l’était en raison du fait qu’il avait demandé à l’avocat de la demanderesse de lui téléphoner.

[30] Enfin, les défenderesses requérantes invoquent les pourparlers en vue d’un règlement qui ont eu lieu en 2020 pour affirmer qu’elles croyaient qu’il n’était alors plus nécessaire de déposer une défense, puisque les parties s’efforçaient de parvenir à un règlement. En ce qui concerne cet argument, je remarque que la Cour a déjà statué que les pourparlers en vue d’un règlement peuvent, dans certaines circonstances et sur la foi des éléments de preuve requis, constituer une explication raisonnable justifiant l’omission d’avoir déposé une défense (voir Benchmuel c Gags N Giggles, 2017 CF 720 [Benchmuel] au para 36).

[31] À l’appui de cet argument, Mme Bates déclare dans son affidavit qu’elle était d’avis que M. Smith avait fourni les états financiers de 247 à l’avocat de la demanderesse pour tenter de régler l’affaire. Elle précise aussi que, à son avis, les défenderesses requérantes croyaient qu’il n’était plus nécessaire de déposer une défense, puisque les parties s’efforçaient de trouver une solution.

[32] Le témoignage de Mme Bates ne contient aucun détail sur les pourparlers en vue d’un règlement. Il ne fournit pas non plus de détail quant à l’information sur laquelle elle fonde l’avis en question, si ce n’est qu’elle est l’épouse de M. Smith. Par exemple, elle ne déclare pas avoir été informée par M. Smith qu’il croyait ne pas avoir à déposer une défense en raison de ces pourparlers. Je n’accorde donc que peu de poids à son témoignage pour étayer l’argument des défenderesses requérantes.

[33] Toutefois, le dossier de réponse à la requête de la demanderesse comprend l’affidavit de l’un de ses avocats, M. Leonard Seidman [M. Seidman], qui fournit plus de détails sur ces pourparlers. C’est avec M. Seidman que M. Smith a eu l’échange de courriels de janvier 2019 dont il est question plus haut dans les présents motifs. M. Seidman déclare dans son affidavit que M. Smith a communiqué avec lui par téléphone peu de temps après cet échange, afin de lui proposer de régler l’action intentée par la demanderesse. M. Seidman lui aurait répondu que, pour régler l’action intentée par la demanderesse contre lui, M. Smith devait lui fournir ses formulaires de versement de la TVH pour les ventes qu’il avait effectuées au cours de la période où, à ses dires, il a exploité un restaurant Dunn’s non autorisé, à savoir de 2016 à 2018. M. Seidman a reçu les formulaires de versement de la TVH de M. Smith en avril 2020. Il n’existe aucune preuve de communications ultérieures entre les parties avant le prononcé du jugement par défaut, en janvier 2021.

[34] Il n’est pas possible d’avoir la certitude que les formulaires de versement de la TVH mentionnés dans l’affidavit de M. Seidman sont les mêmes que les états financiers dont il est question dans l’affidavit de Mme Bates. Quoi qu’il en soit, j’admets qu’il y a eu des pourparlers en vue d’un règlement entre les parties, y compris le fait que M. Smith a fourni certains documents financiers relatifs à 247. En effet, l’avocat de la demanderesse a confirmé lors de l’audience que sa cliente ne conteste pas le fait que de tels pourparlers ont eu lieu. La demanderesse soutient plutôt que la Cour doit examiner la preuve quant à la nature de ces pourparlers. À son avis, la preuve ne permet pas de conclure que les pourparlers ont abouti à un règlement ou qu’ils étaient suffisamment avancés pour constituer une explication raisonnable qui justifierait l’omission des défenderesses requérantes de déposer une défense.

[35] La demanderesse s’appuie fortement sur la décision Benchmuel, dans laquelle les défendeurs faisaient valoir qu’ils avaient agi de bonne foi et qu’ils ne s’étaient pas conformés aux règles de la Cour parce qu’ils croyaient qu’un règlement hors cour était intervenu avec les demandeurs. Dans cette décision, le juge Gascon a conclu que, compte tenu de la preuve dont il disposait, cet argument ne constituait pas une explication raisonnable qui justifierait l’omission de déposer une défense (voir para 34).

[36] À mon avis, la décision Benchmuel n’est pas particulièrement pertinente dans la présente affaire. En effet, les défenderesses requérantes ne font pas valoir qu’elles pensaient qu’un règlement avait été conclu. Elles soutiennent plutôt qu’il était raisonnable pour elles de croire qu’il n’était pas nécessaire de déposer une défense parce que les parties s’efforçaient de parvenir à un règlement. Le juge de Montigny a examiné un argument semblable dans l’affaire Moroccanoil. Les défenderesses dans cette affaire avaient fait valoir qu’elles avaient été amenées à croire qu’elles en arriveraient à un règlement. Toutefois, la Cour a estimé que la preuve présentée n’étayait pas cette explication (au para 21). Le juge de Montigny a soutenu que le fait que les parties aient tenté de régler l’action au cours d’une période donnée ne les libérait pas de l’obligation de respecter les Règles (au para 23).

[37] En l’espèce, les défenderesses requérantes ont reçu signification (de la déclaration modifiée) en février et mars 2017, soit près de quatre ans avant que le jugement par défaut ne soit rendu en janvier 2021. Elles n’ont fourni aucune explication raisonnable pour justifier leur omission de déposer une défense pendant la période antérieure aux pourparlers en vue d’un règlement. Bien que la durée précise de ces pourparlers ne soit pas clairement établie par la preuve présentée à la Cour, il ressort de celle-ci que la dernière communication entre les parties en vue d’un règlement remonte à avril 2020, soit environ neuf mois avant que le jugement par défaut soit rendu. Aucun élément de preuve ne permet de conclure que les défenderesses requérantes ont fait un suivi auprès de la demanderesse à un quelconque moment au cours de ces neuf mois, ni que d’autres événements se sont produits pendant cette période pouvant laisser croire qu’un règlement était probable ou même que les pourparlers avançaient.

[38] En outre, la preuve dont dispose la Cour indique que les pourparlers en vue d’un règlement qui ont duré jusqu’en avril 2020 étaient de nature très générale. Il est impossible pour moi de savoir avec certitude si l’une ou l’autre des parties a même présenté une offre de façon concrète. À mon avis, la preuve relative à la nature et à la portée des pourparlers ne permet pas de conclure qu’il était raisonnable pour les défenderesses requérantes d’omettre de déposer une défense compte tenu de ces derniers. À ce titre, les défenderesses requérantes n’ont pas satisfait au premier volet du critère applicable à une requête présentée au titre du paragraphe 399(1) des Règles.

C. Autres analyses

(1) Faut-il examiner les autres volets du critère que prévoit le paragraphe 399(1) des Règles?

[39] La demanderesse souligne que le critère applicable est conjonctif et elle fait valoir que, si les défenderesses requérantes n’ont pas satisfait au premier volet du critère, il est inutile que la Cour examine les autres volets.

[40] Les défenderesses requérantes ne sont pas d’accord et elles renvoient la Cour à l’arrêt Babis, dans lequel la Cour d’appel fédérale a tranché l’appel interjeté contre une décision de la Cour fédérale qui avait rejeté une requête en annulation d’un jugement par défaut dans une action pour violation du droit d’auteur (voir para 1-2). Les défenderesses requérantes insistent surtout sur l’explication donnée par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 10, où elle indique qu’après avoir conclu que le défendeur n’avait fourni aucune explication raisonnable justifiant son omission de déposer une défense, la Cour fédérale avait reconnu que cela suffisait pour rejeter la requête, mais qu’elle avait tout de même examiné brièvement les deux autres volets du critère.

[41] L’arrêt Babis n’étaye pas la conclusion que la Cour doit examiner tous les volets de ce critère conjonctif lorsque le défendeur ne satisfait pas au premier volet. Au paragraphe 10 de l’arrêt Babis, la Cour d’appel fédérale indique que la Cour fédérale l’a fait dans ce cas particulier, bien qu’elle n’ait examiné que brièvement les deuxième et troisième volets du critère. Cependant, je ne crois pas que l’arrêt Babis enseigne qu’une telle approche est nécessaire ou même encouragée. Au contraire, comme l’a conclu le juge Gascon dans la décision Benchmuel, s’il n’est pas satisfait à un volet du critère, cela suffit pour rejeter la requête (au para 33) et il n’est donc pas nécessaire que la Cour détermine si les défendeurs ont présenté une défense prima facie sur le fond ou s’ils ont agi dans un délai raisonnable pour déposer leur requête (au para 60).

(2) La requête est-elle abusive, vexatoire et futile?

[42] La seule analyse qu’il reste à faire, outre l’adjudication des dépens, est celle de l’argument que la demanderesse a fait valoir, lors de l’audience relative à la présente requête, selon lequel la Cour doit déclarer la requête abusive, vexatoire et frivole. En toile de fond de la présente requête, je constate que la réponse initiale de la demanderesse à cette dernière a été de déposer une requête incidente en radiation de la requête des défenderesses requérantes, au motif qu’elle était abusive. Le 23 mai 2023, la juge adjointe Steele a rendu une ordonnance d’ajournement sine die de la requête incidente, dans laquelle elle mentionnait cependant que rien n’empêchait la demanderesse de soulever les faits ou arguments présentés à l’appui de sa requête incidente dans sa réponse à la requête en annulation du jugement par défaut des défenderesses requérantes.

[43] Je note que les arguments soulevés par la demanderesse en réponse à la requête en annulation du jugement par défaut comprenaient des arguments qu’elle avait soulevés dans sa requête incidente pour étayer sa position selon laquelle la requête des défenderesses requérantes était abusive. Toutefois, je n’ai tenu compte d’aucun de ces arguments dans l’analyse ci-dessus qui sous-tend ma décision de rejeter la requête des défenderesses requérantes. Je refuse donc de rendre un jugement déclaratoire comme celui demandé par la demanderesse.

VI. Dépens

[44] Dans ses observations écrites, chacune des parties a demandé des dépens majorés dans l’éventualité où sa requête était accueillie (les défenderesses requérantes réclament des dépens sur la base d’une indemnisation complète, tandis que la demanderesse sollicite des dépens spéciaux d’un montant de 20 000 $). Toutefois, à l’audience, la Cour a invité les avocats à explorer la possibilité de s’entendre sur une somme globale qui serait adjugée à la partie dont la requête serait accueillie.

[45] Les parties ont ainsi convenu d’une somme globale de 5 000 $ au titre des dépens, à payer sans délai. Je conviens que ce montant est approprié. J’adjugerai donc dans mon ordonnance des dépens de ce montant en faveur de la demanderesse, que les défenderesses requérantes devront payer sans délai.

 


ORDONNANCE dans le dossier T-1397-16

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête des défenderesses requérantes est rejetée.

  2. Des dépens de 5 000 $ afférents à la présente requête, à payer sans délai par les défenderesses requérantes, sont adjugés en faveur de la demanderesse.

« Richard F. Southcott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1397-16

INTITULÉ :

DUNNS FAMOUS INTERNATIONAL HOLDINGS INC. c INA DEVINE et autres

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 juin 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

Le 28 juin 2023

COMPARUTIONS :

Michael Chevalier

POUR LA DEMANDERESSE

Stephen Victor

Ashley Burk

POUR LES DÉFENDERESSES 2474234 ONTARIO INC. ET LA SUCCESSION DE FEU MOISHE SMITH

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Pinto Legal

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

Victor Vallance Blais LLP

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES 2474234 ONTARIO INC. ET LA SUCCESSION DE FEU MOISHE SMITH

Burk Law

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDERESSES 2474234 ONTARIO INC. ET LA SUCCESSION DE FEU MOISHE SMITH

 

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