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Date : 20230606


Dossier : T-608-18

Référence : 2023 CF 796

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario) , le 6 juin 2023

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

CONFÉRENCE FERROVIAIRE

DE TEAMSTERS CANADA

demanderesse

et

COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER

CANADIEN PACIFIQUE

défenderesse

ORDONNANCE ET MOTIFS :

I. Aperçu

[1] La Conférence ferroviaire de Teamsters Canada [la CFTC, ou le syndicat] est un syndicat, tel que ce terme est défini dans le Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2, qui représente les employés du secteur ferroviaire. Dans la présente requête en outrage au tribunal, la CFTC allègue que la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique [le CP] a agi en violation de la décision rendue le 23 mars 2018 par l’arbitre du travail Graham Clarke [la décision Clarke]. Dans sa décision, l’arbitre Clarke a conclu que le CP avait violé les « dispositions relatives au repos » de deux conventions collectives et lui a ordonné de cesser cette pratique.

[2] La décision Clarke a été déposée auprès de la Cour fédérale le 28 mars 2018, ce qui lui a conféré la valeur d’une ordonnance de la Cour.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que le CP est coupable d’outrage au tribunal au regard de certains incidents. Pour ce qui concerne ces cas particuliers, je suis convaincue que la preuve établit hors de tout doute raisonnable que le CP ne s’est pas conformé aux dispositions de cessation de la décision Clarke. Le CP est coupable d’outrage au tribunal pour les incidents suivants :

  • Incident 9, le 21 février 2019;

  • Incident 12, le 18 avril 2019;

  • Incident 15, le 21 janvier 2019;

  • Incident 16, le 23 janvier 2019;

  • Incident 18, le 6 avril 2019;

  • Incident 20, le 14 juin 2018;

  • Incident 22, le 15 février 2019;

  • Incident 23, le 26 janvier 2019;

  • Incident 24, le 17 mars 2019;

  • Incident 25, le 19 février 2019;

  • Incident 26, le 28 février 2019;

  • Incidents 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36 et 38, qui se sont tous produits le 1er septembre 2018.

II. Le contexte

[4] Le réseau ferroviaire du CP s’étend de Montréal à Vancouver. Selon la preuve, le CP compte environ 250 000 départs d’équipes de train chaque année. Les équipes de train sont généralement composées d’un mécanicien et d’un chef de train, qui sont tous deux membres du syndicat.

[5] Les relations entre le CP et les équipes de train membres de la CFTC sont régies par plusieurs conventions collectives. Les dispositions pertinentes, qui sont décrites ci-dessous, traitent des circonstances spécifiques qui obligent le CP à relever une équipe de train de ses fonctions. Les conventions collectives prévoient quelques exceptions à l’obligation de relever une équipe dans un délai de dix heures.

[6] En général, lorsqu’une équipe de train avise au cours des cinq premières heures de son service (appelé « tour de service ») qu’elle souhaite quitter le service dans les dix heures, le CP doit prendre les dispositions nécessaires pour que l’équipe quitte son service dans les délais. Pour les besoins des présents motifs, les situations dans lesquelles une équipe de train qui a demandé une période de repos n’a pas pu obtenir son congé dans les 10 heures sont appelées des incidents de « dépassement des 10 heures ».

[7] Si le train atteint la limite de l’« aiguillage extrême de voie principale » [l’AEVP] au terminal de destination dans les 10 heures, le CP peut demander à l’équipe de train de « garer en triage » son propre train, même si cela signifie que l’équipe dépassera les 10 heures de service. Le fait de garer un train en triage est le processus de stationnement et de sécurisation du train, ce qui peut nécessiter de multiples étapes, en fonction de son emplacement au terminal.

[8] Si le train n’atteint pas l’AEVP dans les 10 heures, le CP est tenu de prendre des mesures pour que l’équipe du train soit relevée de ses fonctions en cours de route. Une équipe est toujours considérée comme « en service » lorsqu’elle se trouve dans un taxi, après avoir été relevée de ses fonctions dans le train même.

[9] Lorsque l’équipe de train ne donne pas un préavis de repos, elle peut travailler jusqu’à un maximum de douze heures au cours d’un tour de service. Cette limite de 12 heures est fixée par Transports Canada, et non par les conventions collectives conclues entre les parties. Les situations dans lesquelles une équipe a dépassé les 12 heures de service sont appelées des incidents de « dépassement des 12 heures ».

[10] Le mouvement des trains qui sont « sur la route », ou entre des terminaux, est géré par le CP, par l’intermédiaire de son Centre de gestion des équipes, situé à Calgary, en Alberta. Ce centre se compose du Centre de contrôle du trafic ferroviaire [le CCTF] et du Département de planification des équipes [le DPE]. Une fois qu’un train quitte un terminal, le CCTF est responsable de la gestion et de la direction du train, notamment de l’ajustement de l’itinéraire de voyage, pour tenir compte des retards ou des problèmes imprévus. Les répartiteurs du CCTF sont chargés de veiller à ce que tous les protocoles et règlements de sécurité soient respectés au cours d’un tour de service.

[11] Lorsqu’un répartiteur du CCTF détermine qu’une équipe de train n’atteindra pas son terminal de destination en moins de 10 heures, il contacte son directeur. Le CCTF assure ensuite la coordination avec le DPE, qui est chargé de mandater les équipes de relève et d’organiser le transport des équipes, comme des services de taxi.

[12] En plus du Centre de gestion des équipes, chaque terminal ferroviaire dispose d’une équipe de gestion locale qui supervise les mouvements des trains à l’intérieur du terminal, ce qui inclut la gestion des équipes à l’arrivée une fois que le train entre dans la limite extérieure du terminal. L’équipe de gestion locale est chargée de déterminer si un train doit être garé en triage et, dans l’affirmative, de quelle façon, ainsi que d’accélérer le triage pour permettre à une équipe arrivant au terminal de quitter son poste si elle a déjà dépassé ses 10 heures de service. Cette équipe de gestion locale est composée, par ordre d’ancienneté, de coordonnateurs adjoints de trains, de coordonnateurs de trains, de surintendants adjoints et d’un surintendant. Le surintendant a la responsabilité générale et globale des opérations au sein d’un terminal, tandis que les coordonnateurs adjoints de trains et les coordonnateurs de trains sont en contact direct avec les équipes à leur arrivée et leur donnent des instructions.

A. Les conventions collectives

[13] Les conventions collectives applicables entre la CFTC et le CP sont la Convention des chefs de train, des agents de train et des agents de triage [la Convention CAA] ainsi que la Convention des mécaniciens de locomotive [la Convention ML].

[14] Après la décision Clarke, la CFTC et le CP ont consolidé ces deux conventions collectives en un seul document appelé la [traduction] « Convention collective consolidée ». Le libellé des « dispositions relatives au repos » contenues dans la Convention collective consolidée qui s’appliquent aux questions en litige dans la présente procédure d’outrage au tribunal n’a pas changé.

[15] Transports Canada réglemente les heures de travail des équipes de train, et l’article 18 de la Convention collective consolidée traite des « dispositions relatives au repos ». L’article 27 de la Convention ML et l’article 29 de la Convention CAA contiennent pratiquement le même libellé en ce qui concerne le droit de planifier une période de repos. Je me contenterai donc de reproduire les dispositions de la Convention ML.

[16] L’article 27 de la Convention ML est ainsi libellé :

[traduction]

27.03 Les employés, qui sont juges de leur propre état, peuvent planifier une période de repos après avoir été en service pendant dix heures, ou onze heures lorsque deux serre-freins ou plus sont employés dans une équipe en plus du chef de train.

27.04 Les employés souhaitant se reposer en cours de route doivent en aviser le contrôleur de la circulation ferroviaire ou un autre employé désigné de l’entreprise, et ce, dans les cinq (5) premières heures de service. L’avis indiquera la durée du repos nécessaire, une période de huit (8) heures étant considérée comme maximale à un terminal autre que le gare d’attache, sauf dans des cas exceptionnels.

[…]

27.05 (4) Les employés qui n’envoient pas d’avis préalable à leur période de repos dans les cinq (5) premières heures sont tenus de travailler jusqu’à douze heures. Ces employés auront la possibilité de planifier leur période de repos à la gare de destination.

[17] Ces « dispositions relatives au repos » ont fait l’objet de nombreux griefs. En janvier 2012, l’arbitre Michel Picher a conclu que le CP n’avait pas respecté les exigences des conventions collectives et a ordonné aux parties de se rencontrer pour tenter de résoudre les questions en litige. Les parties n’ayant pas réussi à les résoudre, l’arbitre Picher a rendu une décision supplémentaire le 14 avril 2014.

[18] En 2017, le CP et la CFTC ont convenu de procéder à un arbitrage devant l’arbitre Clarke à propos d’un certain nombre de questions identifiées dans un exposé conjoint des questions en litige.

B. La décision Clarke

[19] Le 23 mars 2018, l’arbitre Clarke a rendu une décision de 57 pages. La partie de la décision Clarke relative au droit des employés qui donnent un préavis d’être [traduction] « au travail pendant 10 heures et de quitter le travail dans les 10 heures » [la règle des 10] est pertinente pour la présente procédure d’outrage au tribunal.

[20] L’arbitre Clarke a expliqué ainsi l’application de la règle des 10 :

[traduction]

104. Par exemple, l’article 27.08 fait référence à des « circonstances indépendantes de la volonté de la Compagnie » qui peuvent nécessiter une période de repos en cours de route. L’article 27.10 traite des situations anormales durant lesquelles une équipe doit « libérer les trains ». L’article 27.14 fait référence aux conditions dans lesquelles une équipe peut être amenée à garer son train en triage.

105. Mais, au-delà de ces situations négociées, et peut-être sous réserve d’arguments de force majeure, le CP et la CFTC ont convenu que les employés pouvaient exercer un droit de repos dans un délai de 10 heures. Il est certainement prévisible que les choses ne se déroulent pas toujours exactement comme prévu sur un chemin de fer. Outre les exemples ci-dessus, les parties n’ont pas inclus dans la convention collective de disposition prévoyant que les employés perdent leur droit à un repos dans les 10 heures si un imprévu se produit au cours de leur tour de service.

[21] L’arbitre Clarke a rejeté la position du CP, selon laquelle le défaut de permettre aux équipes de se prévaloir de leur droit d’être au travail pendant 10 heures et de quitter le travail dans les 10 heures pouvait être du à de nombreux facteurs, notamment [traduction] « un “train manquant de puissance”, “un tonnage excessif du train” et “une variation de l’itinéraire” ». L’arbitre Clarke a noté qu’il [traduction] « sembl[ait] s’agir de situations prévisibles survenant au cours des opérations normales d’un chemin de fer ».

[22] L’arbitre Clarke a également fait remarquer ce qui suit :

[traduction]

217. Le CP a négocié pour obtenir une certaine flexibilité, par exemple en ce qui concerne le triage d’un train, de sorte que même si les employés donnent un préavis, ils peuvent tout de même avoir à travailler au-delà de 10 heures […]

218. Toutefois, la CFTC a convaincu l’arbitre que le CP considérait que la règle des 10 ne s’appliquait que lorsque tout se déroulait comme prévu au cours d’un tour de service. Aucun libellé de la convention collective ne constitue une exception aussi importante à la règle des 10. Le préavis fait par les employés donne plutôt cinq heures au CP pour trouver des solutions leur permettant d’être relevés, surtout si les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. Il est clair que la convention collective ne répond pas à tous les défis posés par l’article 27 et par l’annexe 9. Les parties doivent remédier à ce manque de clarté.

[23] En ce qui concerne le triage d’un train, l’arbitre Clarke a énoncé une série de questions à poser pour déterminer si le fait de demander aux employés de garer un train en triage après leur arrivée au terminal — c’est-à-dire lorsque les employés sont arrivés à l’AEVP dans les 10 heures, mais qu’ils sont en service depuis plus de 10 heures une fois dans le terminal — constituait une violation des conventions collectives. Ces questions sont les suivantes :

A) L’équipe est-elle arrivée à l’AEVP ou au point désigné dans les 10 heures?

B) L’équipe a-t-elle par la suite atteint 10 heures de service consécutif une fois dans le terminal, auquel cas il n’y a pas lieu de procéder à un changement?

C) Si les conditions A et B étaient remplies, le CP a-t-il pris des dispositions pour accélérer le triage du train?

D) D’autres équipes étaient-elles à la fois en service et disponibles, auquel cas elles auraient pu garer le train de l’équipe en triage?

[24] En ce qui concerne la nécessité pour les employés qui ne donnent pas de préavis de bénéficier d’une période de repos après 12 heures, l’arbitre Clarke a noté que [traduction] « [c]ette obligation ne comport[ait] pas le même type d’exceptions (comme celle du triage) que celles qui s’appliqu[aient] aux employés qui [donnaient] un préavis afin de se prévaloir de leur droit d’être au travail pendant 10 heures et de quitter le travail dans les 10 heures ». Les cas de « force majeure » et les circonstances extraordinaires totalement indépendantes de la volonté du CP sont les seules exceptions qui s’appliquent à la limite des 12 heures.

[25] L’arbitre Clarke a poursuivi en faisant remarquer, au paragraphe 219, que la preuve présentée par le CP lui‑même démontrait que [traduction] « des milliers de situations où des employés ne [pouvaient] se prévaloir de leur période de repos dans les 10 heures continu[aient] de se produire chaque année », et que « [l]e CP n’a[vait] pas fait valoir que toutes ces situations relev[aient] des exceptions prévues par la convention collective ».

[26] L’arbitre Clarke a conclu ainsi :

[traduction]

221. L’arbitre déclare donc que le CP n’a pas respecté la convention collective.

222. La CFTC a également convaincu l’arbitre de rendre une ordonnance de cessation, étant donné le grand nombre d’exemples de situations où le droit des employés à bénéficier d’une période de repos dans les 10 heures n’a pas été respecté, utilisant même les propres chiffres et explications fournis par le CP. La présente ordonnance de cessation s’applique également aux employés qui ont le droit d’être au travail pendant 12 heures et de quitter le travail dans les 12 heures.

[27] Le CP n’a pas demandé de contrôle judiciaire de la décision Clarke.

C. L’ordonnance de justification

[28] Le 28 mars 2018, la CFTC a déposé la décision Clarke à la Cour fédérale. Conformément au paragraphe 66(2) du Code canadien du travail, la décision Clarke s’est vu conférer la valeur d’un jugement de la Cour.

[29] Le 9 août 2018, la CFTC a informé le CP que, si le non-respect de la décision Clarke se poursuivait, le syndicat engagerait des recours, y compris une procédure pour outrage au tribunal.

[30] Le 25 juin 2019, la CFTC a déposé une requête en justification, conformément à l’article 467 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles].

[31] Le 26 juin 2019, la protonotaire Milczynski (maintenant juge adjointe) a rendu une ordonnance de justification ex parte portant ce qui suit :

[traduction]

1. La défenderesse, soit la Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, devra :

i. comparaître devant un juge de la Cour fédérale à Calgary, en Alberta, à 9 h 30 le 19 août 2019;

ii. être prête à entendre la preuve des allégations de la demanderesse selon lesquelles la défenderesse est coupable d’outrage au tribunal, comme il est énoncé dans l’avis de requête joint à l’annexe A de la présente ordonnance;

iii. se préparer à présenter toute défense que la défenderesse pourrait avoir à l’égard des allégations.

[32] La date d’audience mentionnée dans l’ordonnance de justification, fixée au mois d’août 2019, a été ajournée sur consentement. La nouvelle date d’audience, qui avait été prévue en février 2021, a aussi été ajournée en raison de la pandémie de COVID-19.

[33] L’audience tenue dans le cadre de la présente requête en outrage au tribunal s’est donc déroulée en personne aux dates suivantes : les 8, 9, 10 et 12 novembre 2021, les 25 et 26 avril 2022, les 21, 22 et 23 juin 2022, les 23 et 24 août 2022 ainsi que les 16 et 17 janvier 2023.

III. La preuve

[34] Dans le cadre de mon appréciation de la preuve, je fais les observations générales qui suivent. Bien que les parties aient accepté de procéder sur 38 violations de la décision Clarke recensées, les documents reçus en preuve ont fait l’objet d’objections sérieuses de part et d’autre. Les deux parties se sont accusées mutuellement de ne pas avoir divulgué certains documents potentiellement pertinents.

[35] Les témoins des deux parties ont témoigné en qualité de représentants, mais aucun d’entre eux n’avait participé « directement » à l’un des 38 incidents en cause, ce qui constituait une grande lacune. Toute question relative à la fiabilité des témoignages oraux s’applique de la même manière aux deux parties. Par conséquent, en cas de divergence entre le témoignage oral et la preuve documentaire, celle‑ci a ma préférence.

A. L’exposé conjoint des faits

[36] Bien que la CFTC soutienne que les violations à la convention se comptent par milliers, pour les besoins de l’audience tenue dans le cadre de la requête en outrage, les parties ont convenu de procéder sur 38 violations de la décision Clarke recensées entre juin 2018 et avril 2019, et les seuls éléments de preuve pris en compte se rapportent à ces incidents.

[37] Les parties ont déposé un exposé conjoint des faits concernant les 38 incidents. Les détails concernant ces 38 incidents, y compris la date et le lieu où s’est produit chacun d’entre eux, sont inclus dans le document qui a été désigné comme étant la pièce no 2.

B. Les témoins — la CFTC

[38] M. Dave Fulton est un cadre supérieur de la CFTC et le président général de l’unité de négociation des chefs de train, agents de train et des agents de triage — Ouest, au sein du CP. Il accumule de nombreuses années d’expérience dans le secteur ferroviaire. En tant que cadre supérieur du syndicat, il signe les conventions collectives au nom des membres.

[39] L’affidavit de M. Fulton, souscrit le 5 juin 2019, à l’appui de la requête en justification, a été accepté en preuve en tant que pièce no 3. Les pièces jointes à l’affidavit ont été exclues et n’ont pas été produites en preuve.

[40] M. Fulton a expliqué ce qui s’était passé à la suite de la décision Clarke et les mesures qui avaient été prises par le CP. Ces mesures incluaient des rapports quotidiens, puis aux deux semaines, sur les [traduction] « heures en trop », ainsi que des appels aux deux semaines entre les représentants syndicaux et la direction du CP pour discuter des incidents liés aux heures en trop. L’expression [traduction] « heures en trop » est utilisée par les parties pour désigner toutes les situations où une équipe de train dépasse ses heures de travail prévues, qu’il s’agisse d’une période de 10 heures ou de 12 heures, selon que le repos ait été demandé ou non, et cela ne se limite pas aux 38 incidents recensés qui font l’objet de la présente requête en outrage.

[41] M. Fulton a pris connaissance de la preuve documentaire relative aux rapports sur les heures en trop. Ces rapports ont été préparés à partir des informations saisies dans l’application de gestion des équipes du CP, qui est un programme utilisé pour suivre le tour de service d’une équipe de train.

[42] Bien que beaucoup d’incidents parmi les 38 ayant été recensés soient liés au triage, M. Fulton a confirmé qu’il n’y avait pas de définition du terme [traduction] « triage » dans la Convention collective consolidée.

[43] M. Fulton a fourni des éléments de preuve utiles, bien qu’il l’ait fait en grande partie à titre de représentant, ce qui n’est pas rare dans un processus de négociation collective. Je remarque qu’une grande partie des informations et des documents sur lesquels s’appuie la CFTC n’ont pas été préparés par M. Fulton, et qu’il n’a pas lui-même été impliqué dans l’un ou l’autre des incidents. Je ne dis pas cela pour discréditer son témoignage, mais bien pour constater qu’il n’a pas eu de connaissance directe de bon nombre des incidents invoqués pour étayer les allégations d’outrage au tribunal.

[44] La CFTC a également appelé à témoigner M. Greg Edwards, président général du l’unité de négociation des mécaniciens de locomotive (ML) — Ouest, à Vancouver. Il a commencé à travailler au CP en tant que serre-frein en 1981 et a travaillé à divers endroits en Colombie-Britannique. M. Edwards a accédé à un poste au sein du syndicat en 1992 et il occupe ses fonctions actuelles depuis 2014.

[45] L’affidavit de M. Edwards, souscrit le 12 juin 2019, à l’appui de la requête en justification, a été déposé en preuve en tant que pièce no 41. Les pièces jointes à l’affidavit ont été exclues et n’ont pas été produites en preuve.

[46] La preuve de M. Edwards a permis de mettre en contexte les questions relatives aux heures en trop ainsi que les négociations collectives ayant eu lieu, y compris la consolidation des différentes conventions collectives et les ajustements apportés au libellé de la Convention collective consolidée concernant le temps nécessaire au transit des équipes.

[47] M. Edwards a également témoigné au sujet des conversations téléphoniques qu’il avait eues avec des représentants du CP au sujet des problèmes liés aux heures en trop. M. Edwards a abordé la question de la pénurie de taxis dans certaines villes, qui a souvent pour conséquence que les équipes dépassent les 10 heures de service. Il a expliqué que les services de taxis étaient fournis par Halcon, une société avec laquelle le CP a passé un contrat pour en assurer la prestation dans tout le Canada.

[48] M. Edwards a également témoigné de problèmes relatifs à 1) la congestion due au fait que plusieurs compagnies ferroviaires partagent les mêmes voies et à 2) une planification déficiente. Par exemple, M. Edwards a parlé d’un incident au cours duquel une équipe n’avait pas pu effectuer le travail requis en moins de 10 heures, en raison de la distance que le train devait parcourir entre les terminaux, bien que le CP ait disposé d’autres options. M. Edwards a également fait remarquer qu’il y avait une tendance aux améliorations saisonnières pendant les mois d’été, quant au respect de la décision Clarke. Cependant, M. Edwards a également déclaré que les conditions météorologiques hivernales peuvent être planifiées et qu’elles ne devraient pas servir d’excuse pour ne pas se conformer à la décision Clarke.

[49] M. Edwards a ciblé deux documents indiquant les délais nécessaires au transit des équipes en Alberta et en Saskatchewan (pièces nos 42 et 43, respectivement), qui ont été préparés par des représentants syndicaux locaux et les gestionnaires de certains terminaux. Ces délais requis pour le transit permettent de savoir à quel moment une équipe devrait être relevée afin d’être au travail pendant 10 heures et de quitter le travail dans les 10 heures, en tenant compte du temps requis pour le trajet en taxi et du temps nécessaire pour immobiliser le train.

[50] Dans les rapports d’heures en trop fournis par le CP, M. Edwards a ciblé des incidents pour lesquels le CP avait assumé la responsabilité des incidents de dépassement des 10 heures. Toutefois, lors du contre-interrogatoire, M. Edwards a confirmé qu’il n’avait eu aucune connaissance directe des incidents dont il était question dans les rapports sur les heures en trop.

C. Les témoins — le CP

[51] M. David Guerin est actuellement le directeur général des relations du travail au CP. Il travaille pour le CP depuis 42 ans et y a occupé diverses fonctions. Après la réception de la décision Clarke, le 28 mars 2018, M. Guerin a préparé un résumé de la décision (la pièce no 53), lequel a été distribué au sein du CP. Il a expliqué que des réunions avaient été organisées avec les gestionnaires du CP, pour discuter de la décision Clarke et pour répondre à toutes les questions que pouvait soulever ce résumé.

[52] M. John Bell est le directeur général des opérations de la région Pacifique du CP. Il a identifié la pièce no 53 et a témoigné du message fort que la direction du CP avait envoyé sur la nécessité de se conformer à la décision Clarke. Il a expliqué que le résumé avait été fourni à tous les gestionnaires et qu’il avait organisé des réunions pour expliquer l’importance de se conformer à la décision Clarke.

[53] M. Bell a expliqué certains des défis posés par les différentes gares de triage et le fait de pouvoir garder les équipes sous les 10 heures. Il a également évoqué les mesures prises par le CP pour se conformer à la décision Clarke, tout en soulignant que les êtres humains commettaient des erreurs. M. Bell a également parlé des appels quotidiens du réseau, ayant lieu pour chaque région du CP. Ces appels regroupent toutes les personnes impliquées dans la circulation des trains, depuis les coordonnateurs adjoints de trains jusqu’au vice-président responsable de la région, et sont l’occasion de discuter des questions ou des problèmes se posant dans la région. Ces appels quotidiens du réseau constituaient une tentative de se conformer à la décision Clarke, tout comme les réunions et les appels aux deux semaines avec les représentants du syndicat.

[54] M. Bell s’est vu présenter les différents incidents et il s’est fait demander si, selon sa compréhension des circonstances, il souscrivait aux motifs énumérés pour justifier les incidents liés aux heures en trop.

[55] M. Bell a une connaissance approfondie du secteur ferroviaire et des différents facteurs qui peuvent entraîner des retards. Il a été franc et honnête lors de son témoignage et a ouvertement désapprouvé certaines des mesures prises par le CP. Toutefois, son témoignage sur les questions centrales faisant l’objet de la présente requête en outrage était limité, puisqu’il n’avait pas eu une connaissance directe des 38 incidents. Quoi qu’il en soit, il a reconnu que le CP connaissait les facteurs à l’origine des retards, même si ces facteurs n’étaient pas entièrement contrôlables.

[56] M. Gurprit Parmar est le directeur général adjoint du Centre de gestion des équipes et de planification des effectifs au CP. Le Centre de gestion des équipes est l’endroit où les itinéraires des équipes sont établis. M. Parmar a expliqué les deux principaux organes du Centre : le DPE et le CCTF. Il possède une connaissance approfondie du Centre et des défis liés à la gestion des équipes.

[57] Dans son témoignage, M. Parmar a déclaré avoir pris connaissance de la décision Clarke quelques heures après sa publication. Il a également déclaré qu’il avait reçu une copie du résumé, mais qu’il n’avait pas participé à la préparation du document. Il a examiné le résumé et a compris qu’il devait se charger de fournir ces informations aux membres de son service.

[58] Il ressort clairement du témoignage de M. Parmar que le CP a pris des mesures importantes et significatives pour se conformer à la décision Clarke. Il a décrit l’évolution des rapports quotidiens, puis aux deux semaines, générés par le CP pour suivre la prestation de son équipe. La production de ces rapports a débuté en décembre 2018 et a toujours cours. M. Parmar a déclaré que le contenu de ces rapports avait évolué et avait été amélioré. Il a également témoigné au sujet des appels qu’il présidait aux deux semaines avec le syndicat et qui avaient pour but de discuter des questions relatives aux heures en trop.

IV. Les questions en litige

[59] Dans le cadre de la présente requête en outrage, les questions à trancher sont les suivantes :

  1. Quel est le critère applicable à un outrage au tribunal?

  2. B.Le CP a-t-il intentionnellement commis des actes interdits par la décision Clarke?

  3. C.Existe-t-il des éléments de preuve, hors de tout doute raisonnable, que le CP a commis un outrage au tribunal relativement à la décision Clarke?

V. Analyse

A. Quel est le critère applicable à un outrage au tribunal?

[60] Dans l’arrêt Carey c Laiken, 2015 CSC 17 [Carey], la Cour suprême du Canada a confirmé que, pour démontrer un outrage civil, il incombait à la partie alléguant l’outrage d’établir trois éléments hors de tout doute raisonnable : 1) l’ordonnance ou le jugement dont on allègue la violation formule de manière claire et non équivoque ce qui doit et ne doit pas être fait; 2) la partie à qui on reproche d’avoir violé l’ordonnance ou le jugement doit avoir été réellement au courant de son existence; 3) la personne qui aurait commis la violation doit avoir intentionnellement commis un acte interdit par l’ordonnance ou le jugement, ou intentionnellement omis de commettre un acte comme il y est exigé (Carey, aux para 32-35; art 469 des Règles).

[61] Dans l’arrêt Carey, il est également souligné que « [l]e pouvoir en matière d’outrage est discrétionnaire et les tribunaux ont toujours refusé de l’exercer de façon routinière pour faire respecter des ordonnances judiciaires » (au para 36).

[62] Le CP admet que les deux premiers éléments du critère sont satisfaits en l’espèce. En d’autres termes, il n’est pas contesté que le CP avait pris connaissance de la décision Clarke et en comprenait la teneur. En fait, la preuve de M. Guerin démontre qu’il a passé beaucoup de temps à étudier la décision Clarke et à préparer pour le CP un résumé des principales conclusions auxquelles il fallait se conformer. Les communications internes qu’il a préparées pour le CP étaient claires et précises. Le CP connaissait les termes de la décision Clarke et comprenait son obligation de s’y conformer. En fait, la preuve établit que le CP a pris des mesures actives pour s’assurer de sa propre conformité par la production des rapports sur les heures en trop.

[63] En me fondant sur la preuve, je suis convaincue hors de tout doute raisonnable que les termes de la décision Clarke étaient clairs et que le CP avait la connaissance requise de la décision Clarke.

B. Le CP a-t-il intentionnellement commis des actes interdits par la décision Clarke?

[64] Bien que les parties conviennent que le critère en trois volets établi dans l’arrêt Carey s’applique à la présente procédure pour outrage au tribunal, elles ne s’entendent pas à propos du troisième volet du critère, à savoir le caractère « intentionnel » qui doit être établi.

(1) Les mesures raisonnables

[65] Le CP fait valoir que, lors de son appréciation du caractère intentionnel à l’encontre d’une société défenderesse, la Cour doit considérer les efforts raisonnables que cette société a déployés pour se conformer à la décision Clarke. Le CP fait valoir qu’il lui est impossible de se conformer à 100 p. 100 aux exigences de la décision Clarke, en raison des réalités factuelles liées à la circulation des trains et de circonstances indépendantes de sa volonté. La défenderesse fait valoir que le secteur ferroviaire présente un [traduction] « environnement opérationnel très complexe » et que l’ampleur des activités du CP doit être prise en compte dans l’analyse. Elle invoque des défaillances mécaniques, des voies étrangères, des encombrements et des erreurs humaines comme autant de facteurs échappant à son contrôle.

[66] Le CP s’appuie sur l’arrêt Envacon Inc v 829693 Alberta Ltd, 2018 ABCA 313 [Envacon Inc] au para 19, pour appuyer la proposition :

[traduction]

Quand « une cour ordonne à une personne de faire quelque chose, celle‑ci doit faire preuve d’un degré de diligence suffisant pour accomplir ou faire accomplir l’acte en question » : Michel v Lafrentz, 1998 ABCA 231 au para 21, 219 AR 192. Dans la décision Free (Estate) v Jones, 2004 ABQB 486, 364 AR 384, la Cour [du banc de la Reine] a décrit la diligence raisonnable comme exigeant d’un défendeur « qu’il fasse tout ce qui est en son pouvoir pour se conformer à une ordonnance judiciaire » (au para 28).

[67] Le CP soutient que la décision Clarke s’apparente en l’espèce à une ordonnance de faire. Il fait valoir que, dans le cadre de l’appréciation du respect d’une ordonnance de faire, la question pertinente serait de savoir si le CP a pris toutes les mesures raisonnables pour se conformer à la décision Clarke. Le CP invoque la décision Doucette v Morin, 2015 SKQB 259 [Doucette], dans laquelle la Cour du banc de la Reine de la Saskatchewan a statué ainsi :

[traduction]

[37] Lorsque l’outrage allégué est le défaut d’exécution d’une ordonnance judiciaire, il ne suffit pas de prouver que les défendeurs avaient connaissance d’une ordonnance et qu’ils ne l’ont pas respectée. Il est clair en droit que, lorsque le plaignant n’est pas en mesure de prouver le caractère intentionnel tel que requis, et ce, hors de tout doute raisonnable, l’infraction n’est pas constituée. Lorsque l’outrage en question concerne une ordonnance d’interdiction, plus courante, la preuve de la connaissance et de la violation de l’ordonnance peut bien être suffisante pour permettre à la Cour de déduire ou de conclure que la violation a été faite de façon délibérée ou imprudente. Cette même conclusion n’est pas aussi facile à tirer lorsque l’outrage allégué porte sur une ordonnance de faire. Lorsqu’une personne ou une organisation reçoit l’ordre d’accomplir un devoir ou un acte spécifique, une myriade de circonstances peut l’empêcher de faire ce qui lui a été ordonné. J’ai conclu ci-dessus qu’il était justifié de considérer la preuve que des efforts avaient été déployés en vain dans le but de se conformer à l’ordonnance, ou qu’il était impossible de s’y conformer, pour décider si le ou les auteurs prétendus de l’infraction avaient intentionnellement ou délibérément omis de se conformer à l’ordonnance.

[38] Les défendeurs ne sont pas soumis à un fardeau de la preuve. Le fardeau de la preuve incombe au demandeur, qui doit démontrer les éléments de l’outrage hors de tout doute raisonnable. Il s’ensuit nécessairement que je dois prendre en considération toutes les circonstances pertinentes afin de décider si les défendeurs ont agi délibérément ou imprudemment en ne se conformant pas à mon ordonnance. Adopter le point de vue du demandeur, selon lequel la seule conclusion raisonnable à tirer du fait que les défendeurs, en tant que faction majoritaire du [Conseil métis provincial], en pleine connaissance des obligations qui leur incombaient aux termes de l’ordonnance du 6 avril, ont omis de planifier une réunion du conseil avant le 19 juin 2015, serait de considérer ce défaut de se conformer comme une infraction de responsabilité stricte. Il est clair en droit que ce n’est pas le cas. Je dois être convaincu hors de tout doute raisonnable de l’existence d’une intention spécifique de ne pas se conformer, délibérément ou par imprudence.

[68] Le CP allègue que la question des mesures raisonnables est particulièrement pertinente lorsque l’ordonnance judiciaire exige que l’auteur prétendu d’une infraction contrôle les actions d’une autre personne. Le CP invoque les jugements Morrow, Power v Newfoundland Telephone Co, (1994), 121 Nfld & PEIR 334 (CA T-N) [Morrow]; N-Krypt International Corp v Zillacomm Canada Inc et al, 2016 ONSC 3317 [N-Krypt]; Godard v Godard, 2015 ONCA 568 [Godard]; Godin v Godin, 2012 NSCA 54 [Godin], comme des exemples où des mesures raisonnables prises pour contrôler le comportement d’une autre personne ont été acceptées comme justification de l’inobservation d’une ordonnance judiciaire.

[69] En se basant sur les jugements mentionnés ci‑dessus, le CP fait valoir que la Cour doit tenir compte des [traduction] « mesures raisonnables » (Envacon Inc) qu’il a prises, et du fait qu’il a agi avec un degré suffisant de [traduction] « diligence raisonnable » (Morrow) pour se conformer à la décision Clarke. Le CP fait en outre valoir qu’il n’a pas agi [traduction] « de manière délibérée ou imprudente » (Doucette).

[70] J’accepte la proposition selon laquelle il ne suffit pas à la CFTC d’établir simplement que des incidents de type « heures en trop » se sont produits pour prouver, hors de tout doute raisonnable, que le CP a commis un outrage au tribunal relativement à la décision Clarke. L’outrage au tribunal ne peut pas constituer une infraction de responsabilité stricte (La Société canadienne de perception de la copie privée c Fuzion Technology Corp, 2009 CF 800 au para 57).

[71] Toutefois, je ne souscris pas aux nuances avancées par le CP au sujet du critère de l’arrêt Carey. Je n’interprète pas non plus les jugements invoqués par le CP comme instituant, d’une manière ou d’une autre, une catégorie à part donnant lieu à des considérations distinctes pour une société qui serait défenderesse dans une procédure d’outrage au tribunal. Les affaires invoquées par le CP à l’appui de cet argument peuvent être distinguées de la présente.

[72] L’arrêt Envacon Inc a été rendu au titre du paragraphe 10.52(3) des Alberta Rules of Court, Alta Reg 124/2010, qui dispose que le tribunal peut déclarer une personne coupable d’outrage si elle n’a pas respecté une ordonnance [traduction] « sans excuse raisonnable ». L’analyse de la Cour d’appel de l’Alberta sur la question de savoir si l’arrêt Carey avait eu un impact en droit concernant l’« excuse raisonnable » se pose dans le contexte du paragraphe 10.52(3), qui avait été précédemment interprété en Alberta comme un élément additionnel du critère applicable à un outrage. Les dispositions applicables des Règles ne contiennent pas un tel libellé.

[73] On doit également distinguer l’affaire Doucette. Dans cette affaire, le demandeur et les défendeurs étaient tous membres du Conseil métis provincial (le Conseil). Il a été ordonné au Conseil de prévoir une réunion de l’Assemblée législative de la Nation métisse au plus tard le 19 juin 2015. La Cour du banc de la Reine de la Saskatchewan a conclu que M. Doucette, en sa qualité de président de la Nation métisse de la Saskatchewan, avait contrarié les efforts déployés par les défendeurs pour organiser la réunion requise.

[74] En outre, les affaires Godard et Godin traitent d’ordonnances de garde et d’accès dans le contexte du droit de la famille. Dans l’affaire Godin, l’enfant a refusé de participer à l’accès ordonné par le tribunal et dans l’affaire Godard, les enfants ont refusé de vivre avec le parent en ayant obtenu la garde. Dans les deux cas, la question que devait trancher le tribunal était de savoir si le parent qui serait l’auteur de l’infraction avait pris des mesures raisonnables pour que ses enfants se conforment à l’ordonnance judiciaire.

[75] Dans l’affaire Morrow, l’ordonnance en cause interdisait la distribution de certains annuaires téléphoniques publiés par la Newfoundland Telephone Company. Un certain nombre de ces annuaires avaient été livrés à des résidences privées par un messager après la délivrance de l’ordonnance. Les annuaires avaient été remis à un messager avant que le tribunal rende l’ordonnance de cessation. Étant donné que les annuaires n’étaient déjà plus soumis au contrôle de la Newfoundland Telephone Company lorsque l’ordonnance a été rendue, la société n’a pas été déclarée coupable d’outrage au tribunal.

[76] Enfin, dans l’affaire N-Krypt, l’auteur prétendu de l’outrage a invoqué le pouvoir discrétionnaire du tribunal de refuser de conclure à un outrage lorsque des efforts de bonne foi avaient été déployés. L’auteur de l’outrage n’a pas contesté le fait qu’il n’avait pas respecté l’ordonnance, mais a fait valoir qu’il ne pouvait pas contrôler l’horaire du vérificateur tiers. La Cour a appliqué le critère de l’arrêt Carey dans la décision N-Krypt, et a conclu que, dans les circonstances, l’auteur prétendu de l’outrage avait agi de bonne foi.

[77] Chacune de ces affaires concernait une véritable tierce partie, qui n’était pas contrainte par l’ordonnance en question. Les relations en jeu, qu’elles soient de nature parent-enfant comme dans les affaires Godard et Godin, ou de nature contractuelle comme dans l’affaire Morrow, sont fondamentalement différentes d’une relation employeur-employé dans laquelle l’employeur est une partie contrainte par l’ordonnance.

(2) L’âme dirigeante

[78] Ceci nous amène au deuxième argument présenté par le CP à propos du volet relatif à l’intention du critère applicable à l’outrage. Dans ses observations finales, le CP demande instamment à la Cour d’envisager une exception au critère applicable à l’outrage dans le contexte d’une société, à savoir [traduction] l’« âme dirigeante ». En d’autres termes, le CP fait valoir que, lorsqu’il existe une preuve d’un incident de type « heures en trop », un constat d’outrage ne peut s’ensuivre si l’« âme dirigeante » du CP n’avait pas l’intention d’enfreindre la décision Clarke à ce moment-là.

[79] La position adoptée par le CP veut que les cadres supérieurs ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour assurer le respect de la décision Clarke, mais que, dans certains cas, des membres du personnel de première ligne ont commis des erreurs. Le CP fait valoir que ces erreurs ne devraient pas être invoquées pour conclure à un outrage au tribunal.

[80] Le problème avec la position avancée par le CP est qu’il n’existe pas d’« exemption » de ce type dans la jurisprudence applicable. Dans la décision Télé-Direct (Publications) Inc c Canadian Business Online Inc, [1998] ACF No 1306 (QL) (CF 1re inst) [Télé-Direct], le juge Teitelbaum a énoncé ce qui suit :

[traduction]

81. Souvent, l’injonction lie non seulement les parties nommées à l’action, mais également leurs employés, préposés, courtiers, mandataires et ayants droit ainsi que toutes les personnes placées sous leur autorité. Il s’ensuit qu’il est interdit au défendeur contre qui une injonction est prononcée d’accomplir les actes mentionnés à l’injonction, quelle que soit la modalité qu’il pourrait employer pour le faire. Le défendeur désobéira à l’injonction non seulement s’il déroge lui-même à l’ordonnance, mais également si son mandataire, son employé, son préposé ou toute autre personne agissant pour son compte y contrevient.

Valmet Oy c. Beloit Canada Ltd. (1988), 20 C.P.R. (3d) 1, à la p. 11 (C.A.F.).

La décision Télé-Direct a été citée avec approbation dans la décision 1395047 Ontario Inc c 1548951 Ontario Ltd, 2006 CF 855, au para 7. Voir également Baster Travenol, Ltd c Cutter (Canada), Ltd, [1986] 1 CF 497 (CF 1re inst), à la p 509 :

[…] Dans les affaires civiles d’outrage au tribunal, la responsabilité des personnes morales repose sur le principe de la responsabilité du fait d’autrui. Les personnes morales sont responsables des actes de leurs préposés lorsque ceux-ci enfreignent, dans l’exécution de leurs fonctions, une ordonnance judiciaire. Il a été jugé qu’une compagnie ne peut opposer comme moyen de défense que ses représentants ignoraient les modalités d’une ordonnance judiciaire ou qu’ils ne se sont pas rendu compte qu’ils violaient l’ordonnance.

[Notes de bas de page omises.]

(3) Conclusion : le critère applicable

[81] À mon avis, l’arrêt Carey fournit à la Cour des indications suffisantes pour l’appréciation du volet relatif au caractère « intentionnel » du critère établissant l’outrage. Comme il a été souligné dans l’arrêt Carey, « lorsque l’auteur présumé de l’outrage a agi de bonne foi et pris des mesures raisonnables pour se conformer à l’ordonnance, le juge saisi de la motion conserve généralement un certain pouvoir discrétionnaire pour refuser de tirer une conclusion d’outrage » et peut « refuser de conclure à l’outrage lorsqu’une telle conclusion entraînerait une injustice dans les circonstances de l’affaire » (au para 37).

[82] En fin de compte, l’analyse se résume à l’examen de la preuve. Je dis cela tout en faisant remarquer que le fardeau de la preuve est élevé et qu’il incombe à la partie qui allègue un outrage au tribunal. L’auteur prétendu de l’outrage se voit accorder le bénéfice de tout doute qui peut découler de la preuve. De plus, la Cour dispose toujours de son pouvoir discrétionnaire lui permettant de refuser de tirer une conclusion d’outrage.

C. Existe-t-il des éléments de preuve, hors de tout doute raisonnable, que le CP a commis un outrage au tribunal relativement à la décision Clarke?

[83] En me basant sur ce qui précède et après avoir examiné la preuve relative aux incidents mentionnés dans la pièce no 2, mes conclusions pour chacun des 38 incidents sont les suivantes :

Numéro d’incident

Date

Emplacement du terminal

Conclusion d’outrage

1

Le 24 février 2019

Sutherland, Sask.

Non

2

Le 8 octobre 2018

Sutherland, Sask.

Non

3

Le 20 février 2019

Regina, Sask.

Non

4

LE 3 octobre 2018

Sutherland, Sask.

Non

5

Le 8 octobre 2018

Wilkie, Sask.

Non

6

Le 10 décembre 2018

Sutherland, Sask.

Non

7

Le 20 janvier 2019

Sutherland, Sask.

Non

8

Le 1er février 2019

Regina, Sask.

Non

9

Le 21 février 2019

Regina, Sask.

Oui

10

Le 1er janvier 2019

Port Coquitlam, C.-B.

Non

11

Le 12 mars 2019

Vancouver, C.-B.

Non

12

Le 18 avril 2019

Vancouver, C.-B.

Oui

13

Le 16 janvier 2019

Roberts Bank, C.-B.

Non

14

Le 17 janvier 2019

Port Coquitlam, C.-B.

Non

15

Le 21 janvier 2019

Port Coquitlam, C.-B.

Oui

16

Le 23 janvier 2019

Port Coquitlam, C.-B.

Oui

17

Le 7 avril 2019

Roberts Bank, C.-B.

Non

18

Le 6 avril 2019

North Bend, C.-B.

Oui

19

Le 21 mars 2019

Roberts Bank, C.-B.

Non

20

Le 14 juin 2018

Lethbridge, Alb.

Oui

21

Le 30 juillet 2018

Lethbridge, Alb.

Non

22

Le 15 février 2019

Calgary, Alb.

Oui

23

Le 26 janvier 2019

Calgary, Alb.

Oui

24

Le 17 mars 2019

Calgary, Alb.

Oui

25

Le 19 février 2019

Swift Current, Sask.

Oui

26

Le 28 février 2019

Inconnu

Oui

27

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

28

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

29

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

30

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

31

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

32

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

33

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

34

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

35

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

36

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

37

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Non

38

Le 1er septembre 2018

Gare de triage Alyth, Calgary, Alb.

Oui

Parmi les 38 incidents recensés, 22 constituent de l’outrage au tribunal.

(1) Il n’y a pas d’outrage au tribunal

[84] En ce qui concerne les incidents décrits ci-dessous, je conclus que la CFTC n’a pas fourni la preuve hors de tout doute raisonnable pour étayer une conclusion d’outrage au tribunal.

[85] Pour ce qui est des incidents 5, 6, 7, 10 et 21, la preuve est insuffisante pour tirer des conclusions définitives.

[86] Quant aux situations où des facteurs externes ont causé une violation des dispositions de la décision Clarke, je ne peux conclure qu’il s’agit d’un outrage au tribunal. En particulier, dans le cas des incidents 3 (le trajet en taxi a duré plus longtemps que prévu) et 37 (le taxi a eu une crevaison), la problématique des services de taxi a contribué de manière significative à la commission de l’infraction. Bien que je comprenne la position de la CFTC selon laquelle le CP a le contrôle sur les parties avec lesquelles il conclut des contrats, je ne crois pas que la relation que le CP entretient avec ces tierces parties lui permette de contrôler les actions de ces dernières.

[87] En outre, dans le cas des incidents 13 et 14, l’absence de contrôle du CP en territoire étranger m’empêche de conclure à un outrage au tribunal.

[88] Les défaillances mécaniques inattendues, telles que celles survenues lors de l’incident 8 (un train en panne a bloqué l’unique entrée de la gare de triage), de l’incident 17 (bris de la benne à charbon) et de l’incident 19 (deux défaillances mécaniques majeures imprévisibles), sont également des facteurs qui excluent une conclusion d’outrage au tribunal.

[89] Les parties ne s’entendent pas sur la question du « triage ». En outre, je note que la décision Clarke pose une série de questions auxquelles il faut répondre pour déterminer s’il y a eu violation de l’ordonnance en raison d’un « triage ». La preuve est insuffisante pour déterminer si la directive relative au triage exposée dans la décision Clarke a été respectée et, par conséquent, s’il y a eu violation de la décision. Dans les circonstances, la preuve dont je dispose ne me convainc pas, hors de tout doute raisonnable, que les incidents 1, 2, 4 et 11, liés au triage, justifient une conclusion d’outrage au tribunal.

(2) L’outrage au tribunal

[90] Je conclus que le CP avait le pouvoir d’exercer un contrôle sur les incidents suivants et qu’ils constituent donc un outrage au tribunal : 9, 12, 15, 16, 18, 20, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36 et 38.

[91] Les incidents 27 à 38 inclusivement se sont déroulés dans la gare de triage Alyth, à Calgary, ou autour de cette gare, dans la nuit du 31 août au 1er septembre 2018. À l’exception de l’incident 37, comme il a été mentionné ci-dessus, je suis convaincue que le CP a violé les dispositions de la décision Clarke et que l’outrage au tribunal a été établi hors de tout doute raisonnable pour les incidents du 1er septembre 2018 (incidents 27 à 36 et 38).

[92] Les incidents du 1er septembre sont dus à une série de mauvaises décisions prises par des gestionnaires inexpérimentés, lesquelles ont eu pour effet de submerger la gare de triage de Calgary. Le coordonnateur adjoint de trains, soit la personne responsable de la circulation des trains à l’entrée et à la sortie de la gare de triage, a donné avis avant le début de son quart de travail qu’il ne pourrait s’y présenter pour cause de maladie. Le surintendant adjoint a désigné, pour le remplacer durant la soirée, une personne qui n’avait jamais travaillé comme coordonnateur adjoint de trains. Cette personne avait reçu une certaine formation, mais n’avait aucune expérience concernant les fonctions de coordonnateur adjoint de trains. M. Guerin a confirmé que le surintendant adjoint avait permis à une personne qui n’était pas correctement formée d’agir en tant que directeur de la gare de triage ce soir-là.

[93] Au cours de la soirée, la gare de triage de Calgary est devenue très encombrée, car de nombreux trains y sont arrivés en même temps. Lorsque les trains ont commencé à prendre du retard, les lignes ont été bloquées, d’autres trains sont arrivés à la gare de triage et l’horaire planifié qui devait permettre aux équipes d’accomplir et de quitter le travail dans les 10 heures n’a pas pu être respecté. Le vice-président adjoint des opérations du CP, région de l’Ouest, a conclu qu’une [traduction] « planification déficiente était en cause ». M. Guerin a également déclaré dans son témoignage que les [traduction] « processus de recours hiérarchiques », mis en place par le CP pour prévenir les situations susceptibles d’avoir une incidence sur les opérations et sur les obligations relatives au service à la clientèle, n’avaient pas été suivis. De même, le surintendant de la gare de triage de Calgary a fait remarquer ceci, lors de son examen des incidents de type « heures en trop » : « Nous n’aurions jamais dû avoir autant de testeurs ou de trains convergeant vers la gare de triage Alyth; le problème aurait dû être signalé aux supérieurs immédiatement, ce qui n’a pas été fait. »

[94] La personne affectée au poste de coordonnateur adjoint de trains à la gare de triage de Calgary la nuit du 1er septembre n’était pas un employé de première ligne, mais un gestionnaire du programme de formation à la gestion des opérations. En outre, le surintendant adjoint, qui a pris la décision de remplacer le coordonnateur adjoint de trains par un employé non formé ce soir-là, n’était pas non plus un employé de première ligne. Le surintendant adjoint était le gestionnaire en service la nuit du 1er septembre 2018. Il était chargé de superviser le coordonnateur adjoint de trains ce soir-là.

[95] Bien que l’événement du 1er septembre ait pu bien être un [traduction] « parfait désastre », ces circonstances n’échappaient pas au contrôle du CP. La preuve documentaire et les témoignages confirment que les protocoles et les processus visant à éviter ces problèmes prévisibles et routiniers n’ont pas été suivis par les membres d’au moins deux paliers de direction. En outre, la décision de donner à une personne non formée le rôle de coordonnateur adjoint de trains — essentiel pour garantir la conformité avec la décision Clarke — a été prise par le chef de la gare de triage de Calgary ce soir-là, lequel n’était pas un travailleur de première ligne.

[96] Je voudrais également faire remarquer que les incidents 27 et 28 étaient tous deux des incidents de dépassement des 10 heures et de dépassement des 12 heures. Dans les deux cas, les équipes en cause ont été en service pendant beaucoup plus de 12 heures. Dans le cas de l’incident 27, l’équipe a été en service pendant 12 heures et 50 minutes, et dans le cas de l’incident 28, l’équipe a été en service pendant 13 heures et 10 minutes. De plus, il est indiqué pour les incidents 29 et 34 que les équipes ont été en service pendant exactement 12 heures. Dans le cas de l’incident 38, l’équipe a été en service pendant 11 heures et 45 minutes.

[97] Je fais remarquer que le CP lui-même [traduction] « accepte la responsabilité » d’un certain nombre de cas, notamment les incidents 9, 12, 15, 16, 18, 20, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 32, 34 et 36, mais qu’il fait valoir qu’il s’agit de [traduction] « contraventions techniques et involontaires » à la décision Clarke. Les incidents 27 à 30, 32, 34 et 36 ont été analysés ci-dessus; les autres sont traités ci-dessous.

[98] Dans le cas des incidents 9, 12, 18, 22, 23, 24 et 25, le CP a expressément accepté la responsabilité des infractions et a reconnu que ces tours de service n’avaient pas été gérés adéquatement. Voici les détails de ces incidents :

  • Incident 9 : l’équipe du train a été retenue en dehors de la limite extérieure du terminal de Regina pendant cinq heures, en raison de l’encombrement de la gare de triage. Aucune disposition n’a été prise par le CP pour relever cette équipe.

  • Incident 12 : il s’agit d’un incident de dépassement des 10 heures et de dépassement des 12 heures. L’équipe du train a atteint l’AEVP 9 heures et 26 minutes après le début de son tour de service. Le train a été envoyé au terminal céréalier de Vancouver, puis est retourné à Port Coquitlam avec la locomotive. Il s’agit d’un trajet aller-retour d’une durée d’environ deux heures.

  • Incident 18 : il s’agit d’un incident de dépassement des 10 heures et de dépassement des 12 heures. Le train a été retardé de près de sept heures avant de partir de la gare de triage de Port Coquitlam, en raison d’une congestion importante. M. Bell a décrit ce tour de service comme ayant été [traduction] « un échec dès le départ ».

  • Incident 22 : le train a été retenu dans l’AEVP de la gare de triage de Calgary pendant environ six heures avant que l’équipe ne puisse terminer son tour de service. Le retard a été causé par l’encombrement de la gare de triage de Calgary.

  • Incident 23 : le train a été retenu dans l’AEVP de la gare de triage de Calgary pendant environ quatre heures et 46 minutes avant que le train ne puisse être garé en triage et que l’équipe ne puisse terminer son tour de service. Le retard a été causé par l’encombrement de la gare de triage de Calgary.

  • Incident 24 : il s’agit d’un incident de dépassement des 10 heures et de dépassement des 12 heures. L’équipe en cause a dû aider à faire de la place pour d’autres trains, afin d’éviter que d’autres équipes ne dépassent le nombre d’heures de travail prescrit.

  • Incident 25 : le train a été retardé en raison de l’encombrement du terminal de Moose Jaw, et les conditions météorologiques ont causé des problèmes pour l’aiguillage des rails. L’équipe a quitté Moose Jaw alors qu’il lui restait moins de trois heures à faire pour atteindre leurs 10 heures de service. L’équipe a été relevée en cours de route à Boharm et s’est ensuite rendue à Swift Current en taxi. Le CP a reconnu qu’il aurait été beaucoup plus rapide de renvoyer l’équipe à Moose Jaw plutôt que de l’envoyer à Swift Current, compte tenu des délais convenus pour le transit en taxi (voir pièce no 43). Le trajet en taxi jusqu’à Moose Jaw aurait pris environ 35 minutes, tandis que le trajet en voiture jusqu’à Swift Current avait duré environ 2 heures et 15 minutes.

[99] Pour les incidents 15 et 16, le CP a admis qu’une erreur de jugement avait été à la source des incidents, car le CCTF avait pensé que l’équipe arriverait à l’AEVP en moins de 10 heures, alors que l’équipe est arrivée tout juste après la marque des 10 heures. Dans le cas de l’incident 15, l’équipe est arrivée à l’AEVP après 10 heures et 5 minutes de service, mais elle a dû garer son train en triage. Dans le cas de l’incident 16, l’équipe est arrivée à l’AEVP après 10 heures et 8 minutes de service, et elle a dû aussi garer son train en triage.

[100] En outre, en ce qui concerne les incidents 20 et 26, le CP a reconnu qu’il aurait fallu appeler une équipe de relève ou prendre d’autres dispositions en matière de transport. Pour ce qui est de l’incident 20, un autobus a été mandaté pour récupérer deux équipes à Coutts, alors que les deux équipes devaient retourner à Lethbridge. La seconde équipe a été retardée, et l’autobus est resté pour l’attendre pendant près de 2 heures, plutôt que de ramener la première équipe à Lethbridge. Le CP avait commandé un taxi pour ramener la deuxième équipe à Lethbridge. La compagnie d’autobus n’a pas été informée de la présence du taxi, et le conducteur attendait l’arrivée de la deuxième équipe avant de partir pour Lethbridge. La première équipe a dépassé les 10 heures de service pendant le trajet de retour vers Lethbridge. Pour l’incident 26, le CP a reconnu qu’une équipe de relève aurait dû être envoyée, mais que cela n’a pas été fait. Lors de cet incident, l’équipe a été en service pendant 11 heures et 50 minutes.

[101] Je prends acte du fait que la conformité avec la décision Clarke dans son intégralité est une entreprise complexe. L’arbitre Clarke a reconnu qu’il n’était pas toujours possible de respecter à 100 p 100 les « dispositions relatives au repos » des conventions collectives. Au paragraphe 103, l’arbitre Clarke a conclu que [traduction] « [l]a règle des 10, bien qu’elle constitue le principe primordial auquel les parties ont souscrit, n’est pas absolue » et il a ensuite exposé les exemptions prévues dans les conventions collectives. En ce qui concerne les circonstances incontrôlables, l’arbitre Clarke a conclu ce qui suit :

[traduction]

220. Les arbitres peuvent également appliquer le concept de force majeure dans certaines situations limitées. La CFTC a convenu que des « cas de force majeure » et certaines circonstances inattendues et exceptionnelles, échappant totalement au contrôle du CP, peuvent avoir une incidence sur la règle des 10 (U-6, mémoire de la CFTC, au para 232). Cependant, des « circonstances inattendues » survenant au cours d’un tour de service diffèrent des cas de force majeure, surtout si l’on considère le contexte dans lequel opère une compagnie de chemin de fer.

[102] La toile de fond du présent litige est constituée des conventions collectives conclues entre le CP et la CFTC, dont les termes sont négociés entre les parties dans le cadre d’un processus de négociation collective. En acceptant la règle des 10, le CP a accepté l’obligation contractuelle de se conformer aux termes de la Convention collective consolidée, ou de faire face aux conséquences découlant d’un non-respect de cette règle. Le fait que le CP, par sa propre attitude, reconnaisse en substance ne pas s’être conformé de manière stricte à la décision Clarke ne constitue pas une défense convaincante contre des allégations d’outrage au tribunal.

[103] La question soumise à la Cour n’est pas de savoir s’il est impossible pour le CP de se conformer à la décision Clarke : il s’agit là d’un argument qui aurait pu et aurait dû être présenté dans un autre lieu de discussion, tel que le processus de négociation collective. Dans la mesure où le CP fait valoir qu’il est impossible de se conformer à la décision Clarke, je suis d’accord avec la CFTC pour dire qu’il s’agit d’une contestation parallèle de la décision Clarke et que le traitement de la présente requête ne constitue pas une tribune appropriée pour y répondre.

[104] En outre, la preuve démontre qu’il est possible de se conformer aux exigences de la décision Clarke. La pièce no 38 est une lettre de M. Guerin à MM. Edwards et Fulton, datée du 20 août 2018. Dans la lettre, il déclare que [traduction] « le CP a atteint un taux moyen de conformité [à la décision Clarke] de 99,4 p. 100 depuis le 9 avril 2018 ». Le tableau joint à sa lettre montre que le CP a très bien réussi à se conformer à la règle des 10 dans les semaines qui ont immédiatement suivi la délivrance de la décision Clarke, notamment lors d’une semaine en mai 2018, où le niveau de conformité fut de 99,7 p. 100.

[105] La pièce no 82, qui présente une comparaison mensuelle d’une année à l’autre pour les départs de train durant lesquels des incidents de type « heures en trop » se sont produits entre janvier 2017 et juillet 2019, démontre de manière similaire que la conformité du CP à la décision Clarke a été la plus élevée en mai et en juin 2018, avec plus de 99 p. 100 de conformité. Toutefois, la pièce no 82 montre également qu’après juin 2018, le taux de conformité a recommencé à baisser, atteignant un niveau de 94,91 p. 100 à son plus bas, en février 2019.

[106] La preuve démontre que le CP est en mesure d’atteindre un taux de conformité à la décision Clark de 99 p. 100. Bien que je sois conscient de la complexité de l’environnement opérationnel du CP, son obligation n’était pas seulement de communiquer la décision Clarke à l’interne; elle nécessitait également que le CP s’assure de sa conformité de manière continue.

VI. Conclusion

[107] Pour les raisons qui précèdent, je suis convaincue que la CFTC a démontré grâce à la preuve, et ce, hors de tout doute raisonnable, que le CP est coupable d’outrage au tribunal pour avoir omis de se conformer à la décision Clarke rendue le 23 mars 2018, en ce qui concerne les incidents 9, 12, 15, 16, 18, 20, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36 et 38.

[108] La Cour tiendra une audience sur la détermination de la sanction appropriée pour les cas établis d’outrage au tribunal, ainsi que sur la disposition appropriée des dépens résultant de la présente procédure.


ORDONNANCE dans le dossier T-608-18

LA COUR ORDONNE :

  1. La Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique est coupable d’outrage au tribunal relativement aux incidents 9, 12, 15, 16, 18, 20, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36 et 38, parce qu’il a été établi hors de tout doute raisonnable qu’elle avait manqué à son obligation de cesser de violer les « dispositions relatives au repos » de deux conventions collectives, et qu’il avait une connaissance et une compréhension réelles de la décision de l’arbitre Clarke datée du 23 mars 2018, déposée et enregistrée à la Cour fédérale conformément à l’article 66 du Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2.

  2. Les parties devront communiquer avec l’administrateur judiciaire de la Cour fédérale pour fixer une date d’audience sur sanction. Ce faisant, les parties proposeront un calendrier pour la signification et le dépôt des observations écrites.

  3. La question des dépens sera abordée lors de l’audience sur sanction.

[EN BLANC]

« Ann Marie McDonald »

[EN BLANC]

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-608-18

 

INTITULÉ :

CONFÉRENCE FERROVIAIRE DE TEAMSTERS CANADA c COMPAGNIE DE CHEMIN DE FER CANADIEN PACIFIQUE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Les 8, 9, 10 et 12 novembre 2021

Les 25 et 26 avril 2022

Les 21, 22 et 23 juin 2022

Les 23 et 24 août 2022

Les 16 et 17 janvier 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

La juge MCDONALD

 

DATE DE L’ORDONNANCE

ET DES MOTIFS :

juin 6, 2023

 

COMPARUTIONS :

Robert M. Church

POUR LA DEMANDERESSE

 

Timothy Law

Christopher J. Rae

Ian Campbell

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CaleyWray

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Fasken Martineau DuMoulin LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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